1 janvier 2012

Free - Folk, folklore imaginaire authentique

 Vous me direz que le jazz ou les jazz sont/proviennent d'une musique "folk - traditionnelle". Ici, quelques albums curieux et inspirés à la croisée des chemins et pour lesquels le terme "folklore imaginaire" chers aux improvisateurs français des années septante et quatre-vingt convient comme un gant. Manquent provisoirement à l'appel l'extraordinaire Bagpipes de Paul Dunmall (FMRCD 118-0603) ou le duo de Trevor Watts et du violoniste Peter Knight (Reunion : Live in London/ Hi 4Head 007). Sans parler de The Geographers de Clive Bell et Sylvia Hallett (Emanem) que j'ai chroniqué en son temps et qu'il me faut encore "taper", le fichier ayant disparu suite au vol de mon précédent portable.

Yellow Bell Raymond Strid & Roland Keijser  Live Sessions at the Glenn Miller Café 3CD Umlaut UMLADA 2 UMCD 0016 -0017 -0018   http://www.umlautrecords.com/album/yellowbell 

Les voies de la créativité sont très souvent impénétrables et résistent aux préjugés. Raymond Strid, percussionniste suédois connu pour son travail aux côtés de Mats Gustafsson, Sten Sandell, Marylin Crispell et Barry Guy retrouve ici un des inspirateurs « locaux » de la scène suédoise, le saxophoniste et clarinettiste Roland Keijser. A l’époque où Raymond découvrait la musique vivante à la croisée du jazz, du rock et du folk, Roland Keijser est devenu un de ses héros. Saxophoniste dans le légendaire groupe Blå Tåget connu pour leur engagement politique radical, Keijser avait une solide expérience jazz dès le début des années soixante. Les trois cédés de Yellow Bell nous font découvrir un souffleur unique et original pour les nuances et les inflexions qu’il imprime à un répertoire de mélodies et de thèmes d’origine folklorique aussi bien suédois, que moyen-oriental (turc principalement) en passant par la polka et la musique indonésienne. Pas d’exotisme de bazar, mais un travail en profondeur sur les intervalles, le timbre, les microtons, la métrique et le rythme digne d’un véritable musicien traditionnel. Un folklore imaginaire au plus près d’une tradition « inventée » avec une réelle capacité à improviser issue du jazz coltranien. Une bonne partie des pièces sont de sa plume et quelques-unes ont été enregistrées deux fois, les trois cédés s’écoutant quasiment d’une traite. Le percussionniste emmène le souffle de son camarade sur un véritable coussin d’air et celui-ci a une inspiration d’une fraîcheur renouvelée. Une superbe découverte pour les amateurs de musique qui savent prendre du plaisir là où il se trouve. Rafraîchissant. Le contrebassiste Joël Grip qui travaille pour Umlaut réside à Paris et y joue assez fréquemment, ce qui devrait faciliter vos recherches.

Elliott Sharp The Velocity of Hue Emanem 4098   http://www.emanemdisc.com/E4098.html 

 Membre influent de la scène downtown (Knitting Factory, Tonic, John Zorn), guitariste et compositeur, Elliott Sharp a un penchant électrique exacerbé et un penchant pour le blues du Delta du Mississipi. Un de ses groupes s'appellent Terraplane, en hommage à un blues fameux de Robert Johnson. The Velocity of Hue est un superbe disque de guitare solo acoustique et une très agréable surprise. D'inspiration modale avec des lueurs bleues, les quatorze pièces, enregistrées, mixées et masterisées par Sharp lui-même, dévoilent toute sa maîtrise et son intelligente sensibilité. Toute la musique est conçue et jouée dans le même esprit, la même ferveur et en maintenant le même cap esthétique. Pas d'éclectisme et d'influences diverses, Elliott Sharp a quelque chose à dire et joue ici une musique d'un seul tenant jusqu'au bout. C'est la somme de trente années de travail à triturer le picking des anciens (Gary Davis, Skip James, Blind Willie Johnson) et à lui donner une vision de contemporaine et tout-à-fait vivante. Il utilise un modified Godin Duel Multiarc dont j'ignore tout mais qui lui permet de produire aussi des sons inhabituels (les photos du livret ne sont d'aucun secours pour élucider ce mystère). L'usage qu'il en fait enrichit considérablement la musique et lui donne parfois une allure fantomatique. En résumé , 68 minutes de blues intersidéral servi par un doigté infernal et durant l'écoute desquelles j'ai pris beaucoup de plaisir. A ranger aux côtés d'Hans Reichel, John Fahey ou Gilbert Isbin. Un chef d'oeuvre. 
Paul Dunmall Philip Gibbs Paul Rogers
All Sorts of Rituals Duns 020 Gwinks Duns 009  The State of Moksha Duns 022 Live at The Quaker Center Duns 023 The State of Moksha Live Duns 024 Log Cabins Duns 033 http://www.mindyourownmusic.co.uk/paul-dunmall.htm 

   C'est dans son cottage du Gloucestershire que Paul Dunmall conçoit et réalise les disques Duns Limited Edition avec l'aide du guitariste Philip Gibbs. Trente six CD-R ont été publiés depuis quatre ans lorsqu'il a mis en vente Bagpipes. Les peintures colorées et les gravures sur bois du saxophoniste ornent les pochettes et la musque excellemment enregistrée offre toutes les combinaisons possibles de Dunmall avec le contrebassiste Paul Rogers, les batteurs Tony Marsh, Mark Sanders et Tony Bianco, le tromboniste Hillary Jeffries, les pianistes Keith Tippett et Andrew Ball, le flûtiste Neil Metcalfe et les guitaristes John Adams et Philip Gibbs qu'on entend qu'en sa compagnie. 
   Souffleur passionné et incendiaire, il cultive son jardin secret. Quasiment aucun des témoignages de cette passion mystérieuse qu'il entretient lors des sessions Duns ne transparaît dans sa discographie officielle chez Slam, FMR, Emanem etc... Depuis Master Musicians of Mu en duo avec Gibbs publié par Slam, Dunmall Rogers et Gibbs ont développé un intrigant free folk de chambre un peu fou dans le quel vient parfois poindre la spiritualité (The State of Moksha). Le saxophone ténor y est proscrit au bénéfice du soprano et des cornemuses et autres woodwinds.Phil Gibbs a trafiqué sa guitare ou son autoharp, allez savoir. Avec la contrebasse à sept cordes et cordes sympathiques de Paul Rogers, ce trio concte une mixture étrange et assez rare. Le gopichand indien, le sitar keyboard, l'ocarina, le vibraphone, la tampura contribuent à créer une ambiance surréelle. Sans parler des bagpipes de Dunmall et des instruments qu'il invente tel le dunclart. Après un texte lu par Dunmall en introduction de The State of Moksha, Rogers développe un extraordinaire solo à l'archet dans l'atmosphère fantomatique créée par ses deux compères avec leurs étranges instruments. Moksha live et Quaker Center présentent chacun un seul très long morceau de concert. La cornemuse intervient de manière dramatique dans le final de Quaker Center, chacun des albums se distinguant par une direction et une interaction spécifiques. Deux voyages à travers une nature d'Arcimboldo.
   All sort of Rituals est une suite de douze duos de Dunmall et Gibbs complètement hors du temps. Il n'y a pas de saxophone , mais on y entend des "guitars - un son unique -, indian banjo, theremin, autoharp, ukele banjo, woodwinds, percussion, harmonica, gopichand, voice, keyboard sitar" , sic ! L'effet en est indescriptible. Dunmall et Gibbs se transforme en Douanier Rousseau de l'impro. La démarche est délibérément ludique, heuristique et insouciante. Un innocente pureté préside à ses escapades. Il s'en dégage un parfum méconnu et mystérieux.
Log Cabins est une étude de soicxante minutes dans les graves des clarinettes et de la contrebasse, tout à fait décomplexée, sorte de clin d'oeil sympathique à la démarche drone minimaliste. Le doigt de certains se dirige vers leur tempe avec un sourire entendu. Sérieux s'abstenir.

Paul Dunmall Philip Gibbs Paul Rogers  Nimes Duns 036   http://www.pauldunmall.com/ 

Encore ?! Oui, Oui, trois fois oui ! Je viens de recevoir ces quatre disques rassemblés dans un coffret par Paul Dunmall sous l'étiquette Duns. Remarquable collection d'improvisations allant dans de multiples directions avec beaucoup de cohérence, Nîmes prolonge la musique des précédents albums du trio chroniqués ci-dessus mais en plus folâtre comme si on avait voulu nous égarer encore plus de l'état d'esprit et du cheminement de  ces albums où le trio avance vers un but précis, même s'il est découvert en cours de route. Allez savoir ! 
   Chacun des quatre disques de Nîmes contient quatre improvisations d'environ un quart d'heure. Chaque titre est un nom de personnage imaginaire, réel ou déformé. Dans cette suite de noms à coucher dehors, on retrouve celui de votre serviteur à raison de 24'22". Du jazz libre sans batterie, avec une contrebasse à six cordes et et cordes sympathiques souvent jouée à l'archet et une guitare folle au son étrange et peu amplifié mettant en valeur un des plus authentiques souffleurs de la scène internationale. Habitant Nîmes où il s'est fait faire cette contrebasse peu ordinaire par Alain Leduc (A.L.L.), Paul Rogers apporte la lumière solaire du Midi dans le jeu de guitare unique de ce farfadet excentrique qu'est Phil Gibbs. Refus de la brillance et des effets, accordage mystérieux, harmonies bizarres, jeu mélodique faussement naïf, sonorité étragement acoustique de la guitare (peu) amplifiée, cordes détendues, Gibbs apporte la démesure et un vent de folie dans la relation déjà passionnelle des deux inséparables amis. Ses guitares font très peu appel à l'électricité et à ses artifices. Cela n'affecte nullement la dynamique cinglée qu'il insuffle à la musique.
   Il arrive que ces univers en expansion deviennent imprévisibles, voire délirants. Les vibrations des cordes de la basse, colorées par les cordes sympathiques on un réel effet enivrant sur le timbre de la guitare qui en boudonne d'aise. La richesse inouïe du son est favorisée par l'absence de batterie, les cordes frottées évoquant le sarangi du Rajasthan, le sorud baloutche ou le guitchak ouïghour. Dunmall y joue beaucoup de soprano, du ténor dans le disque B et aussi des corne muses au même niveau d'énergie que ses camarades. Ces interventions à la cornemuse, toujours bienvenues, ajoutent un air de mystère à une musique dont la logique est parfois impénétrable. Le disque D contient des moments loufoques, indescriptibles.. Ces musiciens ne se prenant pas au sérieux, on a plaisir à écouter Nîmes d'une traite. Ceux qui voudraient acquérir ce coffret peu banal doivent faire vite ( 85 exemplaires ).
Note datée de 2012 : c'est épuisé depuis 2004 !
NB : les pochettes sont toutes ornées de dessins, pastels, gravures ou peintures de Paul Dunmall.
World Sonic  Trevor Watts  alto sax solos Hi4Head 004
Live In Sao Paulo  Trevor Watts – Jamie Harris Hi4Head 005
Mutuality   Enjambre Acustico Urukungolo (Watts Harris & Gibran Cervantes FMR CD 0197-0206)

Suite à la publication de ses Six Dialogs (Emanem) avec Veryan Weston, et des rééditions de No Fear (Hi4Head 001) et d’Interaction (Hi4Head 002) ainsique de Prayer For Peace et Innovation de son groupe Amalgam (FMR) avec John Stevens, Trevor Watts repart dans une nouvelle aventure dans la droite ligne de son Moiré Drum Orchestra mais en réduisant la voilure. En solo (World Sonic), en duo (Sao Paulo) et en trio (Mutuality), il poursuit sa démarche syncrétique où rythmes africains et caraïbes côtoient reel écossais, échos de la Méditerranée orientale et mode pelog indonésien. World Sonic fut enregistré à la demande insistante de Nick Dart, le patron de Hi4Head. Musicien « collectif » plutôt que soliste, Watts n’avait jamais envisagé de faire un album solo, même après quasiment un demi-siècle de carrière. Les dix-huit pièces de ce recueil dont certaines en respiration circulaire sont inspirées par de nombreuses musiques du monde. Il est tellement imprégné de ces musiques qu’elles viennent naturellement sous ses doigts sans qu’on devine un procédé ou que cela fasse un effet de citation. Passionato établit une référence subliminale aux gushé de ney persan dans la tradition du génial Hasan Kasaï même si l’auteur songe au Ney de l’Atlas marocain, Sliding Reel est une fausse gigue celtique en 6/8,  Jakarata évoque les lueurs des gong indonésiens , etc… Ce qui passerait pour un exercice de style chez beaucoup est complètement assumé grâce à une des plus belles sonorités de sax alto qui existent et une grande fraîcheur mélodique. Certaines pièces ont été travaillées soigneusement alors que d’autres ont été improvisées sur le champ en studio. Pour les étudiants avancés en saxophone qui veulent s’essayer à autre chose que les plans « jazz » enseignés dans les écoles, World Sonic pourrait être une excellente référence. Dans Live in Sao Paulo, enregistré au pays des rythmes, le duo n’a aucune peine à subjuguer son auditoire brésilien. Le sens mélodique des improvisations de Watts s’articule avec une superbe évidence sur les pulsations multipliées de Jamie Harris, prenant appui avec une précision exemplaire sur les subdivisions des temps du percussionniste. Celui-ci bat ses tambours et congas exclusivement avec ses mains, prolongeant ainsi le travail de Trevor Watts avec les maîtres Mamadi Kamara (Nigéria) et Nana Tsiboe (Ghana) dans le Drum Orchestra vers une sensibilité proche des traditions antillaises et latino. Les différentes influences modales coexistent ici de façon harmonieuse et naturelle. On est frappé d’entendre se mélanger les parfums celtiques et l’ivresse moyenne orientale avec les senteurs africaines dans une  symbiose organique. Les éléments culturellement disparates de la musique du duo Watts - Harris participent d’une totalité homogène. Transparaît l’universalité des traditions musicales dont un Coltrane s’était fait le chantre. En ces temps où pointent de façon inquiétante racisme, « chocs » des civilisations et repli sur soi (sans parler de la haine religieuse), cette démarche a un côté salutaire.  L’Enjambre Acustico Urukungolo du percussionniste et constructeur d’instruments mexicain Gibran Cervantes emploie nos duettistes britanniques pour le plus grand bonheur. Cervantes a réalisé un nouvel instrument en accordant plusieurs berimbau brésiliens disposés sur un cadre et qu’il a baptisé l’Urukungolo. Le résultat sonore de cet instrument de « percussion à cordes » est saisissant. Se rapprochant d’une basse slappée, il s’intègre parfaitement avec le tandem Watts – Harris en élargissant leurs possibilités mélodiques et rythmiques. Alternant alto et soprano, le saxophoniste de Hastings, bientôt septuagénaire, projette son lyrisme chaleureux et sincère dans une manière de blues polymodal qui embrasse les cultures. Avec l’Enjambre Acustico Urukungolo, le cauchemar de la world-music frelatée s’évanouit au bénéfice d’un vrai dialogue nécessaire à la coexistence des populations (« Mutuality ») sur cette bonne vieille croûte terrestre. Exemplaire. Trois excellents compacts.
P.S. J’ajoute que je tiens le Prayer for Peace d’Amalgam (enregistré en 1969 avec Trevor Watts au sax alto, Jeff Clyne à la basse et John Stevens à la batterie) pour  un chef d’œuvre du jazz libre des années 60. Cette suite polymodale écrite par Trevor Watts et son jeu de sax alto dans ce disque placent le saxophoniste pas très loin de Dolphy et Ornette. http://www.myspace.com/trevorwatts2  http://www.jazzcds.co.uk/artist_id_163 

Jean Michel Van Schouwburg   http://soundcloud.com/jean-michelvanschouwburg