21 mars 2012

Paul Dunmall un improvisateur au long cours

Paul Dunmall



Des extraits du texte ci -dessous ont été traduits en anglais et figurent dans le livre consacré à Paul Dunmall : The Entire 50 CD Collection on FMR Records, coffret enfin publié en édition limitée à 100 copies et qui est accompagné par ce livre très intéressant dans lequel le concept The Big Key de ce  saxophoniste exceptionnel est expliqué en profondeur par un musicologue remarquable, Beni Williams. Un livre à lire absolument pour qui s'intéresse de près à l'improvisation libre toutes catégories. J-M VS 04/2013.
Je venais de recevoir « Kithara », le dernier cédé de Paul Dunmall pour le label FMR. A ses côtés, de fidèles complices du saxophoniste : son « alter-ego » et vieux compagnon de route, Paul Rogers, le contrebassiste à 7 cordes (et cordes sympathiques), Phil Gibbs un guitariste de Bristol qu’on n’entend jamais qu’avec Dunmall et Mark Sanders, le batteur polyrythmicien par excellence.  Alors que j’ai déjà des dizaines d’albums avec Dunmall, je n’ai pu m’empêcher de l’écouter à plusieurs reprises. Les volutes du sax ténor qu’autorise une articulation démentielle surfe littéralement sur les rythmes croisés et mouvants du batteur, un équilibriste sur le fil du rasoir. Je pensai tout de suite au premier album pour FMR, North South West East, avec les mêmes Sanders et Gibbs et un autre guitariste, John Adams. On y retrouve bien sûr les accents rythmiques particuliers issus du rock hard-core des années 80’s dans lequel a baigné le batteur et le son des guitares speedées et agressives, mais avare d’effets et de coups de pédales. La rythmique est endiablée et la frappe de Sanders fourmille de mille détails dont font écho les chassé – croisés des deux six-cordes. Au sommet de la crête et dans les tourbillons écumants, le souffle ultra tendu et sans effort apparent du ténor, un géant de l’instrument. Une écoute rapide a fait dire à un batteur de mes connaissances « C’est pas intéressant, il joue comme Coltrane ». Il ne sait pas quel bonheur nous avons !
Soyons sérieux ! Lorsque John Coltrane s’est complètement lâché vers la fin de son Quartet avec Elvin Jones, Mc Coy et Garrison (1965 First Meditations, Transition, Sun Ship), il a encore vécu à peine deux ans pour nous léguer ses Interstellar Space en duo avec Rashied Ali. Depuis lors, on se contente d’écouter ses disques et de regretter que certains de ses héritiers immédiats ont bifurqué vers des rivages plus « consensuels ». Son œuvre ambitieuse et inégalée sollicitait des cycles harmoniques complexes qu’il triturait et faisait exploser avec un son démentiel en utilisant les ressources insoupçonnées de son instrument. Un cri aussi sauvage que sophistiqué lui faisait atteindre les overtones aigus du ténor dans des hymnes extatiques. Cette capacité à jongler avec les entrelacs des intervalles les plus curieux (« weird ! ») rend encore aujourd’hui notre écoute inlassable. Derrière cette sauvagerie fascinante, une maîtrise absolue de l’instrument et des interrelations précises des hauteurs et des sons définies par une mathématique de l’extravagance.  Comment jouer aussi fort avec une telle expressivité humaine, une démesure qui confine à la folie céleste ? Il n’y en a qu’un, c’est Coltrane ! Il y a eu des artistes aussi allumés, mais le plus souvent aux moyens sérieusement plus limités. Ornette Coleman et Albert Ayler ont ouvert des portes et imposé chacun une expression vocalisée unique, elles furent une révolution dans le jazz et la musique afro-américaine. Ces deux artistes, dont je suis un fan absolu, n’ont jamais jeté leur carlingue à l’eau par pareils mauvais temps sur d’aussi longues distances avec une telle obstination dans l’instant. De nombreux « petits maîtres » (comme les appellent les critiques) réputés, et excellents musiciens au demeurant, qui firent parler d’eux à l’époque explosive du free – jazz des années soixante font figure d’amateurs en comparaison. Coltrane permettait à « ses » batteurs, Elvin Jones et ensuite Rashied Ali, de le secouer autant qu’une mer démontée le ferait d’un frêle esquif. Mais son sens inné du rythme et son assurance toute puissante lui permettaient de faire face à tous les défis. Son énergie incandescente entraînait ses partenaires dans l’au-delà de la conscience en soufflant sans répit (les morceaux de la tournée japonaise de 66 durent quarante, voire cinquante minutes cfr Live In Japan). Son utilisation à la fois systématique et aléatoire d’intervalles choisis, et certains parmi les plus étranges, dans des centaines de possibilités harmoniques faisait imprimer au flux des notes des mouvements gravitationnels imprévisibles qui recréaient constamment des équilibres instables et volatiles. Cet équilibre rompu en perpétuel rétablissement créait inconsciemment une fascination chez les auditeurs, véritablement hypnotisés, et cette hypnose était doublement renforcée par les sonorités déchirantes qui émanaient de son saxophone ténor. Derrière le cri, une connaissance magistrale de la colonne d’air et de ses vibrations les plus extrêmes. Les spirales du soprano faisaient ensuite s’envoler l’imagination du public vers une sensation d’apaisement élégiaque. A la base de son esthétique, une foi inébranlable dans les vertus de l’improvisation.  C’est d’ailleurs cette qualité fondamentale que nous trouvons chez Paul Dunmall.
Donc, en conclusion, les quelques années de notre John Coltrane en roue libre, c’était beaucoup trop court !! En outre, Dolphy et Ayler, eux aussi, nous avaient quittés trop vite  !! Ces disparitions ont laissé un vide dans lequel se sont engouffrés ses « petits frères » et les plus brillants d’entre eux se sont orientés vers des musiques plus programmatiques (Art Ensemble, Steve Lacy, Braxton) ou plus « expérimentales » (Braxton encore). On aurait aimé pouvoir continuer à écouter une telle musique « à la Coltrane » in vivo une décennie ou deux de plus. Et ne pas devoir se contenter d’écouter ses albums et les concerts piratés. De la musique en boîte ! La musique est faite pour être entendue, en chair et en os, n’est-ce pas ? C’est ce qu’on entend qui compte, peu importe qui joue, le reste appartient à la vanité humaine et au fétichisme !
Je vous demande sérieusement de nous dire quel musicien a pris la relève de Coltrane en étant animé par un feu intérieur  digne de lui dans une aventure dont l’audace, l’intensité et la déraison s’en rapprochent. Après Coltrane, nous avons découvert un très grand musicien saxophoniste, Anthony Braxton : il situa son esthétique dans d’autres perspectives et donc la comparaison est impossible. David Murray est devenu un excellent arpenteur de « projets » cultivant un héritage. Evan Parker transgressa le style coltranien avec des techniques hallucinantes tant au soprano qu’au ténor tout en devenant le héraut de l’improvisation totale. David S Ware fut reconnu à juste titre par Sonny Rollins (dont Coltrane était le meilleur ami) comme étant le challenger afro-américain de l’après-Coltrane / Rollins. Brötzmann a un son énorme, bien sûr et son esthétique art brut le place sur autre orbite, plutôt post-Ayler. Aujourd’hui, de nombreuses voix se lèvent pour reconnaître le rare talent de Paul Dunmall : adopter le sillon coltranien sans avoir l’air d’un copiste. Ecoutez  avec attention ses improvisations note à note : la musique de Dunmall n’appartient qu’à lui. Ses qualités musicales et sa lucidité lui font éviter les tics, poncifs et plans à la traine du Trane. Dunmall, c’est  le moule coltranien investi par les improvisations libres d’un saxophoniste britannique lucide qui assume son background de jazzman. Pas de compositions de thèmes, de schémas préétablis ou de cheminement : il réunit des potes dans un club ou autour des micros et tous se jettent à l’eau sans arrière-pensée et une écoute mutuelle. Britannique menant une vie paisible dans la campagne du Gloucestershire, sa voix a un autre accent que celles de la Nouvelle Orléans (Kidd Jordan), de Chicago (Fred Anderson) ou NYC (D.S. Ware). Les britanniques sont flegmatiques, pudiques et réservés, ils ne parlent pas l’anglais comme les américains et cela nous l’entendons clairement dans le son du ténor de Paul. Il n’y a aucun calcul dans ses improvisations, il se lance instinctivement dans la bourrasque et ne craint pas de s’égarer, de tenter l’impossible. Il fait, comme il dit très simplement, de la musique improvisée libre « honnête » sans craindre les conséquences des risques encourus. Il ajoute : «  Je suis un peu « conservative » (par rapport à ses collègues de l’impro libre londonienne tels Bailey, Butcher, Russell, Prévost, Turner , Wachsmann etc..) ». Dunmall, improvisateur libre, revendique son attachement à la tradition du jazz, tout comme Derek Bailey entendait évoluer hors de celle-ci. A ses débuts, ses saxophonistes favoris furent Coltrane, Rollins, Dexter Gordon, Johnny Griffin, Wayne Shorter et Ornette Coleman. On entend clairement cet héritage dans sa musique, mais d’un peu loin, car l’univers dans lequel il évolue est libre des barres de mesure, des chorus, des mélodies etc… et aussi des convenances du jazz libre tel qu’on le joue encore aujourd’hui. Sam Rivers a eu une démarche similaire dans les années 70’s, bien qu’il jouât aussi de la flûte et du piano. Sam, un musicien plus âgé, aurait joué d’ailleurs ainsi quoiqu’il advienne, même si Coltrane n’avait pas existé.



Né en 1954 dans une famille de la working class du sud-est londonien, Paul Dunmall fut introduit à la musique par un paternel batteur. Après avoir tâté de la batterie, il suivit un cours de clarinette dès l’âge de douze ans. Il devient assez vite un professionnel après avoir commencé au sax alto à l’âge de quinze ans. Son premier job fut un groupe de soul music pour lequel il adopta le ténor et on le retrouva dans le groupe prog-rock Marsupilami qui tourna en Europe après avoir bossé dans le légendaire magasin d’instruments à vent Bill Lewington’s vers 1969. Travaillant son saxophone sans relâche, il développe une concentration extrême, proche de l’extase, celle que connaissent les souffleurs d’anches au point culminant de leur quête pour le contrôle du son, mais aussi les pianistes, violonistes, chanteurs dans leurs recherches. Cet état second qui point lorsque l’apprenti musicien atteint un niveau supérieur dans la maîtrise de l’instrument, peut déboucher sur une extension de la conscience qui peut friser une expérience mystique. Cela mène Paul vers la méditation : il quitte tout pour un ashram de musiciens aux Etats-Unis. Il participe à un grand orchestre, the Divine Light Mission, qui collabore avec Alice Coltrane. Musique et saxophone du matin au soir, sept jours sur sept. Engagé par Johny « Guitar » Watson en 1976, il l’accompagne dans une longue tournée mondiale, jusqu’à ce qu’il rencontre la femme de sa vie, Linda. Celle-ci a un job intéressant et embrasse avec enthousiasme la vocation de Paul : musicien professionnel dans le jazz créatif avec tous les aléas du métier. Le couple décide de s’établir à la campagne, Paul fait un trait sur la vie itinérante du show Guitar Watson et s’engage dans la communauté jazz – improvisée britannique. Les musiciens de classe internationale y sont légion et les moyens mis en œuvre nettement moins considérables que sur le continent. Très vite, il fait connaissance avec ses futurs compagnons d’éternité : le contrebassiste Paul Rogers, le tromboniste Paul Rutherford, les saxophonistes Simon Picard et Andy Sheppard, le contrebassiste Peter Brandt de Bristol etc… Recruté dans le groupe Spirit Level par le pianiste Tim Richards, son style fait merveille dans les clubs et festivals. Il joue régulièrement dans les groupes folk/jazz du bassiste Danny Thompson. Toutes ces expériences le mènent à rechercher plus de libertés en musique tout en faisant de lui un musicien de haut vol. Un album « plus free » le touche particulièrement : Spirit Rejoice du Louis Moholo Octet avec Evan Parker, Johny Dyani, Kenny Wheeler, Radu Malfatti et Nick Evans aux trombones et le légendaire pianiste Keith Tippett (Ogun).

 Keith Tippett joue régulièrement avec le contrebassiste Paul Rogers et le batteur Tony Levin, un pilier incontournable de la scène jazz et qu’on a entendu très longtemps avec Tubby Hayes. Le saxophoniste du groupe, Larry Stabbins, obtient un gros succès avec le groupe Working Week au milieu des années 80 et s’y consacre à plein temps. C’est vers cette époque que  Paul Dunmall se joint à eux pour former le groupe coopératif Mujician en 1988. Leur musique est complètement improvisée. Le nom du groupe Mujician se réfère aux solos de Keith Tippett enregistrés pour le label FMP et dans le quel il utilise brillamment les possibilités de la table d’harmonie. Pour Keith, ce groupe est au cœur de sa musique.  Keith fut un des pionniers de l’impro libre tout en s’étant fait un nom en jouant et enregistrant avec King Crimson, le groupe prog rock aventureux du guitariste Robert Fripp. Il a d’ailleurs décliné l’invitation de Fripp à devenir un membre permanent du Roi Pourpre. Keith a fait évoluer sa musique dans le groupe Ovary Lodge avec la chanteuse Julie Tippetts (son épouse, ex-Driscoll), le bassiste Sud - Africain Harry Miller et le percussionniste mystique Frank Perry , transitant insensiblement de l’univers énergétique du jazz libre (Ovary Lodge / RCA) vers le jeu intuitif des correspondances sonores insoupçonnées du quartet de l’album Ovary Lodge publié par le label Ogun. On notera que Frank Perry et Harry Miller deviendront à l’époque des collaborateurs du tromboniste radical Radu Malfatti. Balance avec Perry, Malfatti, Colin Wood, Phil Wachsmann et Ian Brighton, le duo Miller - Malfatti, le Spontaneous Music Ensemble de John Stevens dans le quel Julie Tippetts chantera en 70/71 créent alors un univers esthétique qui se situe “hors du jazz”. Derek Bailey a inventé le terme “improvisation non-idiomatique” pour faire comprendre aux lecteurs de son livre le rejet de toute forme de règles « conventionnelles » inhérentes aux musiques basées sur une tradition, comme le jazz ou les musiques traditionnelles d’Orient etc… dans lesquels l’improvisation est prépondérante. Je pense que ce terme didactique est impropre, non scientifique et est récusé par nombre d’improvisateurs importants (je publierai un texte à cet égard dans mon blog Orynx-Improvandsounds).  
        Cette musique improvisée repose sur l’équilibre entre l’aspect collectif « démocratique – égalitaire » et la liberté artistique individuelle basée sur l’écoute mutuelle. Chaque musicien occupe une part de l’espace et du temps égale à celle de chacun des autres et tous veillent à maintenir une balance, un modus vivendi qui permet à chacun d’improviser sur un même plan en s’échangeant les rôles et les fonctions au sein du groupe : rythmique, textures, mélodique, etc... Il n’y a plus d’accompagnateur, ni soliste, ni leader, ni compositeur, ni exécutant. Mais rien qu’une utopie fraternelle, télépathique, spirituelle.  Cet aspect des choses est aussi important que la recherche sonore et l’invention de nouveaux territoires que ces musiciens découvrent. Les musiciens improvisateurs libres radicaux ont tellement proliféré à Londres et en Grande Bretagne, et cela de manière exponentielle égale aux talents de nombreux artistes,  que leur influence et les valeurs qu’ils défendent deviendront communément adoptées par les jazzmen de ce pays qui ont envie de secouer les chaînes des barres de mesure et des musiques à programme. A tel point qu’Eddie Prévost, musicien radical par excellence, publie un album solo de Dunmall en multi-pistes sur son austère label Matchless. Aussi les Britanniques ont un sens inné du fair-play et les improvisateurs de ce pays ont une ouverture d’esprit vers quiconque essaye de s’exprimer avec originalité.

L’aventure du groupe Mujician traduit et synthétise ces aspirations en assumant l’héritage du jazz afro-américain via Coltrane. Paul Rogers a été illuminé par les enregistrements de John Stevens, Bailey, Parker et consorts à la BBC 3, ce fut un déclic à ses débuts. Voulant commencer par les racines, il se mit à découvrir la tradition du jazz en visant la liberté sur un long terme. Rogers et son pote Simon Picard, un extraordinaire saxophoniste ténor proche de Paul, eurent le trio PRS avec John Stevens. Mujician publie plusieurs albums sur le label US Cuneïform : The Journey, Poem about The Hero, Birdman. Comme les bons pianos sont rares, l’envie de jouer pousse Rogers et Dunmall à travailler en duo dans une veine “folk” (Folks Rare Music) ou en trio avec Tony Levin.  Celui-ci invite Paul à souffler en duo ou dans des groupes sans bassistes avec d’autres souffleurs comme Andy Sheppard et Jerry Underwood qui lui succédera chez Spirit Level. Cet étalement des possibilités au sein du groupe, Paul Dunmall va l’étendre à une véritable famille musicale. Pour le moment, on l’entend au ténor, à l’alto, au baryton et au soprano. Deux premiers albums fondateurs de sa démarche, Babu et Desire and Liberation du Paul Dunmall Octet sont publiés par SLAM. Pour l’Octet , soit Mujician augmenté de Picard,  ….  Paul a composé une suite et d’autres albums de ce groupe paraîtront par la suite. Dans le double album Babu, on l’entend en quartet avec Simon Picard, Rogers et Levin. Simon est tout aussi brillant que Paul et c’est une honte pour la scène du jazz européen que ce musicien soit si peu entendu. Comme me l’a fait remarquer un excellent saxophoniste français qui avait écouté Babu à l’époque et ignorait tout de la carrière de nos deux amis : « Ces deux-là, ce sont deux tueurs ! ». On s’en rend encore mieux compte dans Utoma, un album des deux saxophonistes avec le batteur Tony Bianco (Emanem). Une  surprise au sein du sextet du deuxième cd de l’album Babu : le guitariste John Adams fait son entrée. J’ai été accroché directement par l’équilibre rare de ce groupe et la place que cette guitare nerveuse et sans effet prenait au milieu de l’architecture souffleurs – contrebasse – batterie. On découvre bien vite un trio avec John Adams et Mark Sanders (Ghostly Thoughts Hatology et Totally Fried Up Slam) qui dégage, propulsé par les pirouettes du batteur. Autant Tony Levin tournoie autour des tempi que Mark Sanders les fouette et les précipite, chacun d’eux avec une lisibilité étonnante, marque de fabrique du free anglais : la fameuse consigne fair play de John Stevens : Si tu n’entends plus les autres, arrêtes-toi de jouer (moins fort). La guitare apporte une énergie aérienne, fluide et s’insère entre la batterie et le saxophone de manière à reconsidérer les tensions entre le souffle et la percussion. Le trio a une dimension unique dans l’histoire du free jazz : tournant autour de rythmes binaires croisés avec légèreté, les trois musiciens jouent à armes égales entraînés simultanément dans une course poursuite par leur frénésie individuelle. Le souffle démentiel du saxophoniste ténor avec ses triples détachés hallucinants passe graduellement d’un son presque détimbré avec une puissance contenue jusqu’aux morsures les plus brûlantes du cri, mais toujours lucide. Il semble que si son esprit en éveil plane au-dessus de la mêlée.

Totally Fried Up marque l’instant où subitement, la personnalité de Dunmall s’affirme irrévocablement. Dès lors, tout se précipite dans sa musique. Il abandonne le baryton et l’alto pour se concentrer sur le ténor et le soprano et adopte les cornemuses sur scène et en studio. Et il initie sa collaboration avec le label FMR de Trevor Taylor. Sur la lancée du trio, FMR publie North South East West avec Sanders, Adams et Phil Gibbs, un nouveau guitariste qui occupera une part aussi importante que Rogers dans l’évolution de leurs groupes. Paul Rogers acquiert une nouvelle contrebasse sept cordes, plus petite et compact pour les voyages, réalisée par le luthier Alain Leduc de Nîmes. Cet instrument aux possibilités et à la tessiture étendue est munie de cordes sympathiques. Dunmall et Rogers s’engagent petit à petit dans une direction plus introspective et mystérieuse sans batterie auquel Phil Gibbs se joindra bien vite : le Moksha trio.  Le batteur Tony Bianco rentre en scène ainsi que le bassiste John Edwards, entendu aux côtés de Veryan Weston et d’Evan Parker avec Mark Sanders, justement. Un autre album FMR, Shooter’s hill, documente une autre version de groupe plus large dans le droit fil de l’Octet avec le trio Adams / Dunmall/ Sanders augmenté de Paul Rutherford, du trompettiste John Corbett et du bassiste Roberto Bellatalla. Mais ce n‘est pas tout : pour pouvoir documenter ses obsessions musicales et ses expériences les plus contrastées, Paul lance son propre label, Duns Limited Edition. Des enregistrements de concerts ou des sessions plus risquées seront publiées sous formes de CDR autoproduits à 80 ou 100 copies avec de superbes dessins, peintures ou gravures sur bois. Jusqu’à présent,  Duns totalise une septantaine d’albums dont trois contiennent chacun quatre CDRs : Nîmes, Deep Joy et Folks History. Cette trilogie synthétise l’évolution de trois facettes de son travail avec Paul Rogers. L’histoire déjà ancienne du duo Folks est documentée dans cette History avec quatre concerts de 1994/95 : on note l’utilisation des bagpipes dérivée de la musique traditionnelle et la magnificence du saxophoniste et du contrebassiste déjà parvenus au sommet de leur art. Des mélodies de type traditionnel sont le point de départ d’improvisations et d’échanges entre la contrebasse et les deux saxophones ténor et soprano dans une dimension lyrique à la fois terrienne et aérienne. La puissance charnue de la contrebasse et le magistral coup d’archet propulsent le souffleur dans les voies multiples des modes. Deep Joy en trio avec Tony Levin navigue avec une énergie incomparable dans les eaux du jazz libre. Les deux Paul s’adjoignent les guitares de Phil Gibbs dans le Moksha trio qu’illustre Nîmes. Le centre d’intérêt de Duns se tournera graduellement vers ce Moksha trio avec l’utilisation exclusive du sax soprano, d’autres instruments à vent et à cordes, de tampuras indiennes, du gopichand en symbiose avec le son particulier de la contrebasse ALL et ses cordes sympathiques.

       Alors, la question que le lecteur se posera : « Pourquoi cette boulimie de  publications alors que nous avons déjà dans les mains un coffret FMR de cinquante cédés publiés depuis 2000 ? ». Sans oublier les albums sortis sur le label SLAM, etc… Simplement, parce que la musique de Dunmall ne peut être appréhendée qu’à travers les combinatoires multiples des personnalités avec qui il partage cette communion musicale basée sur l’improvisation collective avec des racines musicales traditionnelles, jazz mais aussi de la musique d’Inde du Nord.  Plus qu’un concept de groupe ou un « projet », Paul Dunmall a développé un esprit de famille en déclinant l’improvisation sous toutes les nuances de l’émotion avec le risque de l’aventure en fonction de différents musiciens – amis associés. Ces essais débouchent régulièrement sur des cédés aboutis. Une période d’investigation est couronnée par un trio exceptionnel, comme ce sublime Deep Whole avec Rogers et Sanders, de retour dans la fratrie. Il convie un nombre grandissant de partenaires complémentaires en enregistrant toutes les formules instrumentales possibles : Tony Marsh, Tony Orrell, Peter Brandt, Neil Metcalfe, Elton Dean, Andrew Ball, Hillary Jefferies, Nick Stephens , Keith et Julie Tippett(s) et des invités comme Markus Stockhausen, jusqu’au trio avec les deux guitaristes Phil Gibbs et John Adams, ou cet album délirant, All Sorts of Rituals. Dans cette session, Gibbs et Dunmall explorent une panoplie d’instruments à cordes trafiqués, d’instruments à vent (anches-double, flutes, cornemuses) et aussi sitar et thérémine, le tout joué de façon improbable, microtonale exacerbée. Les improvisateurs français ont inventé le terme folklore imaginaire. Si vous voulez savoir ce que cela veut dire, écoutez les douces folies excentriques de Dunmall et Gibbs chez Duns, comme Moksha Live ou Live at the Quaker Center. Et sa variante avec le flûtiste Neil Metcalfe ou le harpiste Rhodri Davies. On est bien ici au pays de Lol Coxhill.

Parmi les albums FMR les plus remarquables, il faut noter I You en duo et Out of The Cage en quartet avec le bouillonnant drummer américain Tony Bianco qu’on retrouve quelques années plus tard en trio avec Paul Rogers ou Dave Kane dans Cosmic Craftsmen, Dig Deep et Ritual Beyond. Contre toute attente, cet album crée la surprise car sous la pression infernale du batteur, on entend Paul s’envoler à la clarinette dès le premier morceau au lieu du sax ténor. Live in Dartington nous le fait entendre au soprano avec Keith Tippett et Julie Tippetts dans un merveilleux échange dans lequel notre ami s’insère à la perfection. Il collabore aussi avec Trevor Taylor et ses percussions électroniques et les deux musiciens ont formé un quartette, avec Gibbs et la pianiste Evelyn Chang, pour investir une musique de chambre spatialisée (Athmospheres without Oxygen en trois volumes). Il se met à travailler avec le batteur Miles Levin, le propre fils de Tony Levin, tristement disparu il y a plusieurs mois. La frappe de Tony est sans doute la plus appropriée pour le soprano, il suffit d’entendre Paul se concentrer sur cet instrument avec Tony et Rogers dans Deep Joy Live in Austria ou dans Language of the Spirit en trio avec John Edwards (Rare Music). Duns propose même un superbe album avec le père et le fils en trio (The Golden Lake). Enregistré avec Miles, le bassiste Percy Pursglove et le pianiste Michaël Hurley, le superbe Four Moons le dispute en qualité avec Manu avec Miles, de nouveau, et Phil Gibbs, qu’on n’entend d’ailleurs qu’en compagnie de Paul. Un autre guitariste, Barry Edwards a fait son apparition avec Mark Sanders (Mind Out !). Dans Boundless, ce nouveau trio est augmenté de Phil Gibbs et la musique y est aussi écorchée que celle de Manu est détendue. Il y a tellement de variations d’affects, de timbres, de construction des solos et des structures modales et harmoniques en relation avec ses différents partenaires que sa musique en devient exemplaire par une  grande diversité paradoxalement homogène. C’est l’expression profonde et sincère de la vie.  Cette production pléthorique montre que Paul Dunmall est un musicien de plus en plus demandé parmi les amoureux du jazz aventureux et des musiques improvisées, alors que les organisateurs de concerts hésitent souvent à l’engager. Etrangement, il publie plus d’albums en CD qu’il n’a de  concerts payés. Et ses albums se vendent bien, surtout aux USA (les Duns sont sold-out !). Ces dernières années,  il y a collaboré et enregistré avec des légendes historiques du free jazz, comme Henry Grimes, Rashied Ali, Andrew Cyrille et Hamid Drake, et avec le batteur Chris Corsano.   Love Warmth and Compassion est un offshoot du trio Moksha (PD – Gibbs - Rogers) en compagnie du batteur chicagoan Hamid Drake avec une solide dose de pulsations afro-américaines. Toutefois, Paul se risque à jouer de la cornemuse sur un titre de l’album attirant le groupe dans un univers fantômatique. Car sa musique n’est pas la réalisation d’idées figées et toutes faites, mais plutôt une cuisine casalinga toujours renouvelée avec les ingrédients sous la main au moment de la cuisson. Un menu en constante évolution qui nous tient en haleine depuis des années. Dunmall est un musicien - improvisateur très logique avec une pratique des modes quasi-mathématique et la plus grande fantaisie assumée, le propre des vrais improvisateurs. Un bon exemple de cette fantaisie est le fabuleux Solo Bagpipes, où il fait littéralement exploser le son et craquer les intervalles. Un autre exemple est son jeu discret à la clarinette basse dans les deux premiers morceaux du cd Sun Inside avec Phill Gibbs, Rogers et le flûtiste Neil Metcalfe. Ces trois compagnons s'éclatent autour du bourdonnement imperturbable de clarinette basse de Paul, explorant les registres extrêmes de leurs instruments. Son jeu au saxophone ténor est plein de sursauts irréguliers autour d’imaginaires barres de mesure et cette caractéristique était déjà lisible chez Coleman Hawkins et Lester Young, les pères du saxophone ténor en jazz  et musiciens excentriques, s’il en est.  Comme Charlie Parker, John Coltrane, Thelonious Monk et Sonny Rollins, Paul Dunmall est un improvisateur authentiquement WEIRD ! Contrairement aux légendes qui courent sur la vie des jazzmen, Paul Dunmall mène une vie rangée dans son cottage du Gloucestershire, quitte le club après le concert pour rentrer chez lui et ne traîne jamais au bar. Pas d’alcool, pas de drogues, ni de vie de bâton de chaise. Un simple bon sens pragmatique l'a amené à étendre la pratique du souffle, de l'improvisation dans une relative tradition dans une réalité insoupçonnée. Il consacre son temps libre à sa peinture qui retrace ses visions de paix ou des hallucinations expressionnistes évoquant les démons que ses pères spirituels, de Coltrane à Dexter, ont chassés, parfois en pure perte. Toute la folie du monde qui détruisit la vie de tant de musiciens chers à notre cœur, de Lester Young à Billie Holiday, de Bird à Albert Ayler et John Coltrane, Paul Dunmall la projette dans sa musique avec toute la complexité des sentiments humains, la spiritualité qui lui est propre et la plus profonde lucidité. Vous trouverez dans ces cinquante albums qu’il est impossible de décrire tous ici, une bonne partie de l’étonnante saga de cet homme simple  et bon pour qui la musique est le message de l’amitié profonde partagée avec les auditeurs et ses amis musiciens. A vous de lire son message.
J-M VS
(musique improvisée : m.... i.... ce sont aussi les initiales de modestie et imagination et ce sont bien deux choses qui frappent celui qui rencontre Paul et ses acolytes Phil, Paul R, John E... )