21 décembre 2012

Creative Sources : suite infinie

Soyons francs : le label Creative Sources est un label ouvert et novateur et il présente des co-productions d'artistes d'horizons très variés après avoir été le réceptacle de démarches innovantes dans l'improvisation radicale. C'est à la fois une mine de trésors, une collection intéressante de projets mûrement réfléchis, un portefeuille de cartes de visites, les témoignages d'associations momentanées et d'instants fugitifs. J'ai essayé de retracer des albums qui me semblent mériter le détour parmi les dizaines de productions récentes ou plus anciennes (230 numéros au catalogue). Plus anciennes, car il y a sûrement des choses qui nous échappent. 

Touching Down Lightly Sylvain Chauveau Creative Sources cs cd 152
Une singulière musique pour le clavier du piano en solitaire dans l’espace du silence dont Sylvain Chauveau semble examiner la profondeur et la durée en y laissant mourir le son des notes touchées, chacune avec une intention particulière. L’auditeur se concentre alors sur la qualité de l’intervalle entre les quelques notes choisies et leurs dynamiques respectives. Isolé dans le silence, un arpège égrené confère alors tout son pouvoir à l’intention de l’artiste.  Cela pourrait sembler austère, minimal et contemplatif, mais l’oreille exercée se laissera emmener par la pensée du compositeur (?)  et les balancements sur trois notes prendront un sens mystérieux. La moindre hésitation est perçue et change la perspective de l’ensemble. Les durées des silences et les notes isolées (vers la 16’) acquièrent une dimension de plénitude. 
Une répétition de notes s’éteint et revit instantanément et alors le sentiment du silence disparaît. Chaque élément ou idée prend tout son sens et leur succession renouvelle les couleurs des sons qui flottent dans le vide. Touching Down Lightly, qui porte bien son titre, s’étend sur 47 minutes avec une belle grâce et se termine par surprise. Cet art difficile où le moindre son et chaque moment pèsent de toute leur légèreté relative ou de tout leur poids, trouve ici un bel achèvement. Enregistré en 2008. Sincères félicitations. 

Oort Jean Sébastien Mariage et David Chiesa Creative Sources cs cd 185
Cela commence de façon assez commune pour qui connaît ou veut ignorer les dérives minimalistes et sonores radicales documentées par Creative Sources et ces micro-labels dont l’un a même été intitulé Absurd. Deux notes égrenées avec distance à la guitare et un ou deux baaoouum graves entre deux respirations. Quelques sons presque seuls, répétés ou alternés, dont des frappes sur la touche de la contrebasse, qui font survivre le silence durant une douzaine de minutes. Et pourtant dès le deuxième morceau, sarabat’s comet, le bourdonnement en grattouillis d’une corde de la guitare soutient des sons d’archet qui dégagent un beau parfum microtonal, une sonorité singulière que je n’avais pas encore expérimentée. Des paires de glissandi descendants ou montants s’élèvent avec mystère et s’animent soudainement sans interrompre le flux d’un lyrisme secret. Au moment où la guitare est jouée à l’archet, une douzaine de minutes se sont écoulées comme dans un conte. Il est question de comètes dans les titres et les ellipses croisées du dessin de la pochette en évoquent les trajectoires. Comète : enn anglais to commit, se commettre signifie s’engager. S’engager, c’est entrer, proposer et s’y tenir. Une expérimentation intentionnalisée sur les vertus du silence et du temps contenus dans les gestes des musiciens. Une réflexion sur la vie des sons et leurs trajectoires vécues ou supposées. Une influence de l’art conceptuel abstrait dans l'univers de la musique instantanée par des improvisateurs expérimentés.

Excerpts from anything  Matthias Muche Philip Zoubek Achim Tang Creative Sources cs cd 192
Ces trois inséparables sont parmi les musiciens les plus prometteurs établis dans la région de Cologne. L’espèce curieuse de drone – agrégat de sons tenus et flottants qui ouvre ces extraits de rien nous fait oublier qu’il s’agit du trombone de Matthias Muche, le piano de Philip Zoubek et la contrebasse d’Achim Tang. Ce premier son d’ensemble de m / z / t évolue avec intérêt car ces musiciens sont très inventifs même dans ce statisme qu’on jurerait être de nature électronique. Cinq points digitaux séparent 47 minutes de musique et sont placés au moment même où celle-ci change de nature. Des saccades violemment bruitistes et répétées surgissent et se renouvellent sans interruption avec à leur centre le piano. On finit par en ressentir les nuances intentionnelles des bruiteurs et un dialogue de battements assourdis et étouffés s’ébauche et se transforme dans l’atmosphère silencieuse des sons épars d’une étonnante troisième séquence centrale. Le tromboniste frappe le bord du pavillon de son instrument et les remarquables préparations du piano tremblent et ouvrent un espace mystérieux d’une richesse sonore insoupçonnée. Les timbres du piano trafiqué se laissent mourir entourés des sussurements et coups de lèvres  du tromboniste et des astuces du contrebassiste. On reconnaît le pianiste de Nobody’s Matter But Our Own avec Paul Hubweber. L’évolution de la pièce centrale vers un jeu très subtil de questions et réponses et une dimension rythmique assumée avec un tel matériel sonore est l’oeuvre d’improvisateurs de haut vol. Pour moi, il se passe vraiment quelque chose de fort. Cette suite juxtapose différentes approches de la matière sonore et de l’improvisation radicale avec une réussite flagrante. La quatrième séquence plonge dans le minimalisme bruitiste soft « eai » mis en valeur par une excellente technique d’enregistrement. Les superpositions des sons filés de la finale acquièrent une dimension vocale irréelle. Plus qu’une recherche intuitive sur le son, nos trois compères ont l’intuition de formes articulées, une espèce de géométrie spatiale dans l’instant hautement interactive tout en adhérant à la grammaire sonique des nouveaux improvisateurs. Si certains artistes réalisent une forme de sculpture sonore proche de l’installation avec les drones, flottements et autres laminations, le trio m / z / t construit des mobiles évolutifs et multi-dimensionnels avec ces texturisations dans lesquelles sont imbriquées les couleurs et les battements du piano préparé. Au niveau du son enregistré, il y a sans doute un travail de mixage adapté à chaque partie, mais curieusement, l’ensemble est homogène. Une aventure radicale qui fait coexister et prolonge plusieurs démarches actuelles de la musique improvisée en les sublimant. Rien d’étonnant si, un jour, vous découvrirez un de ces trois artistes dans un groupe ou un projet incontournable. Des improvisateurs à suivre à tout prix. 

Sator Rotas Mathias Muche Philip Zoubek Achim Tang creative sources cs cd 109
2007 : cette année-là j’avais contribué à organiser et à enregistrer le concert de Philip Zoubek en duo avec le tromboniste Paul Hubweber (Archiduc Concert / Emanem). Philip Zoubek, un improvisateur accompli et pianiste hors-pair a développé une pratique au carrefour des tendances actuelles de l’improvisation et de l’extrême évolution du jazz. Ces deux camarades impliqués dans ce trio et lui travaillent ensemble depuis plusieurs années et dès le départ, cette séance de 2007, donnent le ton avec une maturité confondante. Creative Sources s’est fait le réceptacle prolifique de nombreuses initiatives de renouvellement / dépassement des musiques improvisées et du sound-art aux quelles le responsable du label, Ernesto Rodrigues n’est pas étranger. Le catalogue contient des moments forts et aussi des tentatives honorables, certaines plus réussies que d’autres. Parmi les jeunes musiciens au catalogue qui veulent faire évoluer la pratique musicale de l’improvisation vers des formes nouvelles, voisines d’un travail compositionnel, le trio m / z / t est sans contestation un des projets les plus aboutis. Sator Rotas est une composition de Marcus Schmickler pour l’électronique que Zoubek, le tromboniste Mathias Muche et le contrebassiste Achim Tang ont arrangé pour leur trio en fonction de l’instrumentation piano trombone et contrebasse. Leur utilisation des techniques étendues les conduisent à sortir complètement l’instrument de ses références et de ses fonctionnalités de manière à ce qu’il devienne méconnaissable sans que leur musique soit désincarnée ou anémique. On a presque l’illusion que la musique est créée par des moyens électro-acoustiques ou carrément extra-galactiques comme ces glissandi hallucinants. Là où nombre de praticiens s’agrègent dans un flux organique semi-aléatoire, ces trois intrépides donnent à ces pratiques une expressivité intentionnelle, suggérant le mouvement dans la stase, le rythme au travers des effets sonores. C’est donc un moment rare qu’ils rééditeront avec leurs excerpts from anything paru récemment sur le même label. Recherchez ce cédé, car il risque bien de devenir un collector.

Triatoma Infestans  Alipio C Neto Thelmo Cristovam Creative Sources cd cd 188

On se souviendra de ceux des jazz-fans et autres mélomanes sectaires qui se sont permis d'écrire des insanités moqueuses et courroucées au sujet du so-called "free-jazz" et surtout, des musiques improvisées libres en arguant - entre autres- qu'il s'agissait d'un truc pour "intellectuels" blancs européo-centrés. La musique de la diaspora africaine est celle du rythme cadencé (qu'a dansé).  La belle affaire ! Voici que depuis plus d'une décennie, une scène d'improvisation radicale s'est développée au Brésil, le pays des rythmes et dont la musique a eu une influence prépondérante sur l'évolution du jazz-rock et des dérivés du jazz qui se veut authentique. Le saxophoniste ténor brésilien Ivo Perelman est aujourd'hui un des musiciens les plus incontournables de la musique free post Ayler Coltrane et vit aux USA. Enregistré dans le Novaes and Carvalho Emergency Stairway in Recife Pernambuco en 2007, ce superbe duo d'anches exploratoires et chercheuses est un exemple révélateur. Alipio C Neto joue du saxophone soprano incurvé et Thelmo Cristovam du C-melody Saxophone dans une longue et belle suite improvisée de 41:45, Escape Apparatus. Pour s'évader, les clés des champs libres des vents des saxophones. Le souffle de chacun est sollicité dans toutes ses infra-dimensions et la technique d'enregistrement rend toutes les nuances timbrales et sonores pour le plus grand plaisir de l'écoute. Effets de souffle conjugués, nuances sub-soniques, mâchouillages de l'anche, vocalisations dans le bocal, faux doigtés, diffractions des harmoniques, boucles en respiration circulaire etc....Il s'agit donc d'une démarche contemporaine et radicale qui rejoint les préoccupations des improvisateurs des années 2000 à Berlin, Londres et Paris comme ceux que l'on a découvert au catalogue de Creative Sources. La nécessité de l'expression sonore libérée devient universelle.

Aico Hans  Koch Thomas Rohrer Antonio Panda Gianfratti Creative Sources cs cd 186

Encore un enregistrement réalisé au Brésil en 2008 avec deux des principaux activistes de l'improvisation de Sao Paulo, le percussionniste Antonio "Panda" Gianfratti et le joueur de rebec Thomas Rohrer qu'on entend ici au sax soprano et au c-melody sax. Le troisième homme, le suisse Hans Koch est présent au clarone et au sax soprano. Commentés avec à propos par la percussion discrète de Gianfratti, les deux souffleurs se livrent à un dialogue tangentiel et contrapuntique, fait de rengorgements, de boucles rêveuses, de coups de bec, de variations de motifs qui s'imbriquent avec une belle fluidité sensible. Le percussionniste se révèle plus un coloriste sélectif, utilisant l'archet sur les pièces métalliques et créant l'espace ouvert nécessaire à l'interpénétration des timbres. Entre les trois musiciens, l'écoute est profonde et le terrain commun est investi par de belles constructions dès le premier morceau (track 1) de 10 : 49. La deuxième pièce, plus longue (track 2, 25:07), plonge dans une recherche appliquée semi-silencieuse. On entend la clarinette comme dans un songe et le soprano vente à peine, entourés par les grattements et frottements aigus de la percussion. Les harmoniques de la clarinette (basse ?) tressautent quand les cymbales se froissent et que des sifflets autochtones ventilent des zézaiements ocellaires. Un univers poétique de timbres et de sonorités semble sortir tout droit de la forêt tropicale et transite par un duo de sax sopranos vers de superbes dérives partagées. Le troisième morceau développe son caractère propre et une autre manière de triologue avec l'entrée en scène du rabeca de Thomas Rohrer, un musicien qu'on a entendu à la Fête Quaqua de John Russell. Tout en maintenant leur approche sonore initiale et force frottements de cymbales à l'archet, ils font voyager le son d'ensemble dans un autre univers.  Une musique collective basée sur l'écoute et la recherche de sons sans idée toute faite. J'apprécie beaucoup la sensibilité de ces artistes qui donnent à entendre une version renouvelée de l'improvisation libre "radicale" qui devient ici profondément humaine et poétique.

Bobun Suite pour Machines à Mèches Frantz Loriot et Hugues Vincent Creative Sources cs cd 215

Un curieux et intéressant album réunissant un violoncelliste et un altiste (violon alto) et leurs objets. Que ce soit au bord du silence (Shizuka na Yume), dans un chassé croisé enlevé et tortueux (Un certain agacement se faisait sentir parfois) ou à l'unisson (Immersion), cet excellent duo propose différentes approches musicales qui attirent l'oreille et font sens. Nitescence (1:35) est une piécette minimaliste qui met en valeur de fines harmoniques avec musicalité : un rien crée de la musique. L'album se termine par une balade somptueuse et un jeu subtil avec la pression de l'archet, les harmoniques et des pincées mélodieuses. Rien que pour cette Emersion, je vous recommande Bobun. On s'y rappelle même un peu Music from Two Basses ...


Dark Poetry Bleak House : Dag-Filip Roaldsnes Kim-Erik Pedersen Tore T. Sandbakken Creative Sources cd cd 209
Bleak House est un trio sax alto / piano préparé / percussions original dans cette formule habituelle de la free-music. Plus que les techniques personnelles, c’est surtout l’esprit de groupe et cette manière toute spéciale qu’ont ces trois musiciens à interagir et la qualité particulière du silence intégré à l’improvisation  qui frappe à l’écoute et rend leur musique intéressante. Plus proche de la « nouvelle musique » post-contemporaine que du free-jazz. Lors du premier morceau, chaque intervention de chaque instrumentiste semble inspirée par les sons des deux autres sur le moment même. Les idées fusent avec un réel à-propos comme les commentaires sonores de ce qui vient d’être joué par un des trois musiciens. Le pianiste tire des sons intéressants de la table d’harmonie et des cordes préparées quand le percussionniste fait gémir les cymbales et métaux et que le saxophoniste crachotte et ventile. Chaque pièce improvisée a un caractère bien défini et exprime l’intention des trois improvisateurs : ils apportent des idées nouvelles qui sont développées méthodiquement et distinctement avec concision. Vu que les morceaux sont relativement courts, l’attention de l’auditeur est sans arrêt sollicitée par des événements sonores et la maîtrise du silence entre les trois improvisateurs. Le piano est aussi sollicité via le clavier par un beau toucher avec des accords et des intervalles de notes suspendues en apesanteur. Bleak House a une forte individualité collective et leur collaboration en trio se situe à un niveau supérieur d’écoute, de réflexion et d’originalité sans faire appel à une quelconque virtuosité. Le mérite de leur musique serait de faire découvrir à un public curieux une autre façon de créer et vivre la musique. On entend étrangement dans le dernier morceau que la musique se termine. A écouter avec intérêt.




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