17 mars 2013

Rééditez Nous !! Brötzmann, Van Hove, Wachsmann, Stabbins, Kowald et cie ...


Rééditez Nous !
Brötzmann / Van Hove / Bennink - Outspan No 2
Plusieurs artistes incontournables de la free – music européenne ont veillé à ce que leurs enregistrements les plus mémorables soient réédités pour que les jeunes générations et tous ceux qui n’avaient pu mettre la main sur ces pépites puissent en profiter trois décades après que leurs forfaits se soient évanouis. Méthodiquement, Peter Brötzmann et Evan Parker ont vu l’essentiel de leur fonds se reconstituer. Evan Parker a réédité ses plaques historiques d' Incus sur son label CD Psi. Le label Atavistic  a réédité, dans ses Unheard Music Series, certains albums historiques de Brötzmann (For Adolphe Sax, l’intégrale de Machine Gun, Nipples, Balls et FMP 0130, un des albums les plus curieux et provocants qui n’ait jamais été enregistré) sous la houlette du producteur – journaliste – musicien John Corbett. Le label vynile Cien Fuegos a suivi le mouvement avec les albums mythiques de l’ almighty trio B-VH-B. Pour finir l’aventure FMP en beauté, Jost Gebers publie un coffret avec des perles introuvables, comme le solo de Brötzmann / FMP 0360, le Messer du trio Carl/Moholo/Schweizer et  The Hidden Peak du Schlippenbach Quartet et des inédits. Comme je l’avais signalé dans un article précédent paru dans Improjazz, deux perles exceptionnelles du Brötzmann des seventies manquent encore à l’appel.

Outspan ein und zwei
Outspan 1 (FMP 0180) et Outspan 2 (FMP 0220) sont des enregistrements réalisés en 1974 au festival de Nüremberg et au Workshop Freie Musik de Berlin. On frôle la musique de cirque, le burlesque, les citations (Rolling Stones et un air doo-wop célèbre), un solo de batterie évoque la révolution bebop de 1945 (Salt Peanuts) avant que le percussionniste évolue sur la surface de la scène jusqu’à ce que les auditeurs se mettent à applaudir les uns après les autres en suivant le rythme des frappes au sol. Il y a aussi le grand Albert Mangelsdorff bien présent sur le Ein. Aussi, ces deux enregistrements mettent en évidence les étoiles filantes de Fred Van Hove, un pianiste exceptionnel. Nous sommes nombreux à penser que Brötzmann n’a jamais mieux été entouré dans toute sa carrière. Vous trouverez un peu plus loin un aperçu des galettes historiques de Van Hove, un musicien mal documenté par rapport à ses « pairs ». J’en profite une fois pour toutes pour informer que l’orthographe de son nom de famille exige un V en lettres capitales. Comme pour des centaines de milliers de sujets belges ou hollandais, l’existence d’une particule dans un patronyme n’a aucune origine aristocratique. Que du contraire ! Il indique souvent la localité d’origine ou la profession  d’un ancêtre, souvent un paysan déraciné qui tente sa chance loin de son terroir. Durant plus d’une décennie, Jost Gebers  a persisté à lui donner du « petit » van sur toutes les pochettes de disques et documents de la coopérative FMP, comme pour  son collègue Alexander von Schlippenbach, un authentique sang bleu.
Je voudrais attirer l’attention des auditeurs au fait des grands moments  de la discographie brötzmannienne que le piano du double cd Live in Berlin 1971 (FMP réédition des vinyles FMP 0020/ 0030/ 0040) n’est qu’un piano droit et que pour cette raison, Fred  ne semble pas tout à fait à son avantage dans cet enregistrement. C’est pourquoi les deux Outspan sont irremplaçables tout comme Balls, un enregistrement studio de 1970. Les autres caractéristiques avantageuses du trio illustrées par ces deux disques Outspan sont que les élucubrations de Bennink l’éloignent de sa batterie vers différents instruments / objets percussifs à même le sol et que le batteur a épuré / sélectionné son matériel. Il en ressort que l’expression unique d’un des plus grands « peintres » soniques de l’histoire du jazz se fait entendre SANS le volume sonore de la batterie avec tous ses accessoires. Les cymbales chinoises et turques fracassées par le géant batave durant les concerts de 71 sont très épaisses et la violence de la frappe les rend inaudibles et extrêmement saturées au creux des sillons des vinyles de l’officine de la Mierendorfstrasse *. Non seulement l’énergie explosive du teuton se suffit à elle-même (il dégage tellement que la propulsion du batteur semble parfois devenue sans objet), mais ses deux acolytes créent une grande variété de situations et d’interactions qu’on peine à trouver ailleurs. Ces suites d’événements sonores baignent dans un humour corrosif qui donne tout leur piment aux interventions éclair d’un pianiste surdoué et d’un batteur fou au paroxysme de sa démesure.  Brötzmann est un artiste à la fois abstrait et expressionniste qui a une personnalité absolument unique, une couleur éminemment personnelle, un son à la fois brut et coupant caractéristique qui n’appartient qu’à lui. Il n’y a qu’un Lol Coxhill ou un Evan Parker pour être aussi original. C’est à la fois un cri de rage et de désespoir face aux adversités : on croit lire le regard fou des réprouvés et des incompris. L’allégresse des SDF qui s’oublient dans l’alcool et leur tristesse hagarde. Quelque soit l’instrument, sax ténor, alto ou baryton, clarinettes ou taragot, son souffle exprime une morsure de la vie la plus intense et résume l’inexprimable. Les aventures imprévisibles du trio PB/FVH/HB mettent en lumière la singularité du Loup de Wuppertal comme jamais ensuite. Ces deux acolytes prennent régulièrement le devant de la scène, calibrant ainsi les interventions du souffleur dans des proposrtions idéales qui ne font que renforcer sa puissance expressive. Le contraste entre le souffle brut et les touches du clavier, instrument chargé de toute la culture musicale occidentale agit comme un révélateur sur cette sonorité primale. Cette impression est renforcée par les réactions instantanées et très précises des trois acolytes et un esprit d’à propos qui font songer aux enchaînements loufoques des séquences des meilleurs films muets. Les œuvres graphiques et picturales de PB s’approchent fort de la sensation que ses sonorités nous donnent. Ses habituels trios sax / basse / batterie ont fait florès, mais on aimerait l’entendre dans un autre cadre, comme le trio Sonore avec Gustafsson et Vandermark ou avec un pianiste. En outre, la musique a ici une évidence mélodique propre aux groupes réguliers qui jouent fréquemment. A cet égard, nos trois compères se hissent au meilleur niveau de l'Art Ensemble of Chicago dans son époque parisienne ou de la deuxième partie des années 70's. Les fans de Willem Breuker ou de Carlo Actis Dato se doivent de découvrir ces deux albums : Plus que çà tu meurs !! Cerise sur le gâteau : Albert Mangelsdorff , invité régulier du trio donne toute sa mesure dans Outspan 1 !

Incus’ Catalogue

A travers son label Psi et avec l’aide de Martin Davidson d’Emanem, les galettes historiques d’Evan Parker pour le label Incus ont été largement rééditées. Principalement le London Concert de 1975 en duo avec Derek Bailey, les deux albums en duo avec Paul Lytton, Collective Calls et Live at Unity Theatre et les albums solos (Saxophone Solos, Six Of One et The Snake Decides). Je vous en avais entretenu lors d’un article précédent relatif au trio d’Evan Parker auquel je vous renvoie.  Le catalogue Incus en vinyle contient aussi quelques documents  de musiciens nettement moins notoires à l’époque. Certains d’entre eux sont devenus des incontournables au fil des décennies. Les disques Balance (Incus 11), Teatime (Incus 15), Statements V XI for double bass & violone  (Incus 22), Homecooking (Incus 31) et Sunday Best (Incus 32) et Biosystem sont passés inaperçus lors de leur parution dans les années ‘70 et mal distribués. Ces plaques rassemblent du beau monde. On y trouve pêle-mêle Radu Malfatti, Phil Wachsmann, Steve Beresford, John Russell, Roger Turner et Barry Guy, ainsi que Frank Perry, John Stevens, Nigel Coombes, Roger Smith, Garry Todd, Dave Solomon, Colin Wood. Certains de ces jeunes artistes d’alors se sont fait une solide réputation dans la scène internationale après avoir mis du temps à devenir visibles et à gagner l’estime des amateurs. Le catalogue Incus recèle des musiciens rares et précieux comme le guitariste Roger Smith, le violoniste Nigel Coombes et le saxophoniste ténor Garry Todd, sans nul doute le plus sous-estimé parmi la fratrie des saxophonistes londoniens. Si Evan Parker et Derek Bailey ont produit leurs enregistrements à leurs frais, c’est simplement parce que Todd, Turner, Russell et consorts avaient déjà beaucoup de talent qui ne demandait qu’à se développer. Un certain nombre de journalistes et d’organisateurs spécialisés euphorisés par l’émergence d’une nouvelle scène européenne au milieu des années 70’ et fortement admiratifs des « chefs de file » (Bailey, Bennink, Breuker, Portal, Parker, Rutherford, Lovens, Schlippenbach, Brötzmann, Van Hove, Mengelberg, Schweizer, Coxhill, Fred Frith, Hans Reichel etc…) ont fait l’impasse sur certains artistes. Emanem a publié l’excellent Teatime Incus 15  au moment où le batteur Dave Solomon est réapparu sur scène avec Garry Todd et John Russell à la guitare électrique.


Balance
Dans le groupe Balance en 1972, on découvre Radu Malfatti et Philipp Wachsmann, à la fois référence en matière de trombone et de violon et culture musicale avant-gardiste. L’autrichien Mafatti séjournait à Londres et jouait fréquemment avec Chris Mc Gregor, Louis Moholo et Harry Miller. Mais Balance est avant tout l’initiative du guitariste Ian Brighton et du percussionniste Frank Perry qui avaient pris l’habitude d’improviser à deux en privé en invitant leurs amis. Sur la pochette, les logos d’un œil et d’une oreille indiquent que cette musique est basée sur l’écoute mutuelle et qu’elle doit être appréciée de visu. Sur la photo au verso, une danseuse évolue devant le groupe. Perry fut le batteur du groupe de blues rock Blossom Toes avec le guitar-hero Paul Kossof (Free). Il collabora plusieurs années avec Keith Tippett dans le groupe Ovary Lodge (OGCD 021) avec un imposant kit « classique » proche de celui de Pierre Favre. Depuis la fin des années 70, sa pratique musicale a surtout lieu dans des temples dédiés à des croyances religieuses ésotériques. On entend un écho des découvertes de Derek Bailey dans les inventions de Brighton, mais on évitera le mot « influence » qui rabaisse un artiste créateur au rang de « copiste ». Comme le prouve son album Marsh Gas (Bead 3), Ian Brighton est un incontournable de la guitare radicale des années 70 et un artiste original tout comme John Russell et Roger Smith. La première face du disque nous fait entendre Brighton en solo et en duo avec chaque individualité du « clan Wachsmann » de l’époque : Phil Wachsmann, Marcio Mattos, Radu Malfatti et Roger Smith. Ce dernier, un pilier du premier cercle de John Stevens fréquenta un moment l’atelier d’impro de Phil Wachsmann à Lambeth, atelier « rival » de celui de John Stevens et qui proposait une approche influencée par la musique sérielle et une pratique de la musique contemporaine. Wachsmann a développé un travail avec la danse et son enseignement a ouvert des pistes vers les possibilités électro-acoustiques. John Butcher, Chris Burn, Jim Denley et Adam Bohman le fréquentèrent au début des années 80. Balance et Marsh Gas illustrent à merveille une facette spécifique de l’improvisation londonienne autour des instruments à cordes et du trombone. Malfatti s’impose déjà comme une voix majeure du trombone radical aux côtés de Paul Rutherford et de Gunther Christmann. Si Marsh Gas privilégie l’expérience soliste sous forme de vignettes - cartes de visite et nous fait découvrir une expérience curieuse avec le Sound Bells in Brass Ensemble, Balance est un des rares documents d’un groupe pratiquant l’improvisation libre radicale « chambriste » d’inspiration contemporaine avec une créativité et une écoute mutuelle stupéfiantes. Philipp Wachsmann, un virtuose exceptionnel du violon, s’était tourné vers l’improvisation vers 1969 après avoir été confronté à des partitions qui requéraient des dons d’improvisateurs et faisaient appel aux capacités  d’exploration sonore. Balance est une aventure aussi innovante et réussie que celle du trio Iskra 1903 (Rutherford/ Bailey /Guy).  D’un point de vue orchestral, il y a une telle richesse dans les échanges entre chaque instrument de Balance qu'elle se hisse au niveau de l’invention étincelante du légendaire trio.Tout d’abord, le groupe est un quintet : Brighton, Malfatti, Wachsmann,  Frank Perry et Colin Wood au violoncelle,  alors que la grande majorité des groupes d’impro documentés qui font référence sont des duos ou des trios. Plus on est sur scène à improviser librement, plus les problèmes en tous genres s’accumulent. Il y a moins de possibilités de déployer sa virtuosité instrumentale « soliste »  et de marquer le territoire sans mettre en péril la logique et l’équilibre du groupe. Sans parler des problèmes d’agenda, de logistique et de finances. Balance offre une exceptionnelle fluidité et des alliages sonores stupéfiants pour l'époque ; cela fait de ce disque un document rare et l'album par excellence à rééditer.

Musica Libera Antverpiae

A l’époque, celle du prétendu Golden Age de l’impro libre, je n’ai jamais lu ou entendu quelque chose au sujet de Balance. Pour trouver une audience sur le continent, curieusement, certains de ces musiciens croisèrent la route de Fred Van Hove, lui-même fatigué de la Panzer Musik teutonne et du volume sonore du trio Brötzm/VHove/Bennink. Fin 1976, Fred annonce qu’il cesse sa participation au légendaire trio et on découvre les deux B avec le violoncelliste Tristan Honsinger, ses grognements baveux et ses piétinements frénétiques coiffés d’un couvre-chef improbable (sans parler de sa chemise déchirée à l'épaule). Pour la petite histoire, Honsinger fut remarqué par Derek Bailey lorsqu’il faisait la manche à proximité du festival de Massy. Le guitariste l’invita sur le champ pour improviser en duo sur la scène du festival. Alors que l’(alors) austère Bailey s’associe à des musiciens plus expressionnistes au sein de Company vers 76/77 (Bennink, Honsinger, Altena, Leo Smith, Lol Coxhill), Fred Van Hove réoriente complètement sa direction musicale en sens opposé. Après quelques concerts solos et des rencontres en duo avec Braxton, Mangelsdorff, Rutherford, Lol Coxhill etc.. , Van Hove s’associe avec les radicaux british « austères » des groupes Iskra et Balance dans une série de groupes dont le nom commence invariablement par l’abréviation ML pour Musica Libera. Il en résultera quelques enregistrements jamais réédités et l’une des aventures improvisées les plus réussies du continent.
Basées autour d’un duo avec Philipp Wachsmann, lequel fut immortalisé par un concert surprise au festival Free Music 79 d’Anvers et une cassette « Live In Ghent and London, Ontario » (Fred 'n Phil Kubu Cassette 001),  les associations modulables de Van Hove rassemblent le trompettiste Marc Charig, les trombonistes Radu Malfatti et Paul Rutherford, Wachsmann, les bassistes Maarten Altena, Barry Guy et Peter Kowald, le violoniste alto Maurice Horsthuys et le violoncelliste Ernt Reijseger. Exclus, durant un temps, la percussion maudite et les saxophones trop connotés. En matière d’impro libre en groupe, Fred Van Hove est un grand maître, l’alter ego du Godfather de Company sur son instrument. Alors que la galaxie Bailey devient de plus en plus contrastée au fil des ans - certains musiciens vont jusqu’à se chamailler sur scène - , Van Hove se concentre dans un travail en profondeur avec une équipe de fidèles. Bailey se veut improvisateur total, il exclut dans sa démarche un travail qui puisse ressembler même fortuitement à celui d’un compositeur. Le seul album solo où le guitariste de Sheffield se rapproche de cette définition est le disque Notes (Incus 48 1985/86) non réédité à ce jour. Est-ce pour cette raison ? Le pianiste anversois assume lui la composition dans sa démarche. Il craint d’ailleurs l’excès sémantique dans le débat improvisation vs composition, préférant évaluer, comprendre et être compris via la musique telle qu’elle est vécue et appréciée.

Un pianiste génial et un compositeur de l’improvisation.

Comme instrumentiste improvisateur, les collègues de « haut niveau » sont formels : dans l’intensité de l’improvisation sans filet, Fred Van Hove frise « l’injouable » voire l’impossible. Il agite ses mains sur les touches comme si les doigts frôlaient nonchalamment l’ivoire, obtenant ainsi une étonnante variété de timbres simultanément. Cette manière au départ aléatoire fait songer aux gestes qu’un enfant ferait sur le clavier comme pour créer une peinture abstraite. Ce qui semble complètement je m’en foutiste au premier abord dans son jeu a été transformé au fil des ans en une technique tout à fait personnelle d’une grande précision, vecteur d’une sensibilité indicible. Plusieurs de ses brillants collègues semblent être victimes de leur savoir-faire pianistique. Van Hove sublime la technique :  l’académisme et les tics post-jazziques sont inexorablement évacués. Une véritable élégance, même dans la brutalité. Un de ses albums solos, Verloren Maandag (SAJ-11 1976), enregistré lors de cette période transitoire, est constitué de pièces très courtes, narratives et imagées qui clôturent magistralement l’aventure du trio, lequel nous avait proposé des pièces courtes dans Tschüss (FMP 0250), autre album oublié après avoir noyé notre imagination dans des improvisations fleuves. Prosper (SAJ-39) nous convie à une exploration du clavier et des cordes plus introvertie que dans les albums suivants. On y entend Fred vocaliser au-dessus des cordes. Parmi ces disques, Die Letzte  (Saj-58) est particulièrement énergétique et dense. Avec cette trilogie solitaire vous découvrirez trois facettes d’un artiste au sommet de son art sans devoir s’imposer avec sa technique hallucinante. C’est l’émotion qui transparaît d’abord dans sa musique et pour Fred Van Hove, il y a là toute sa pensée et son rapport avec l’instrument.
Pour beaucoup d’improvisateurs libres qui ont vécu cette époque et qui se méfient du piano en raison du poids culturel de l’instrument, Fred Van Hove incarne au plus au point l’anti-académisme. Le deuxième morceau de Die Letzte exprime on ne peut mieux cet aspect de sa personnalité : difficile de faire coexister autant de dissonances sous la pression des dix doigts. En slang jazz : Weird ! Comparativement, les incartades d’Irène Schweizer, Howard Riley, Alex Schlippenbach et cie hument ci et là des zestes appliqués de la tradition du conservatoire. Que voulez-vous, c’est le poids de la culture occidentale et la configuration du piano ! 


Alors qu’il peut se révéler un outlaw impitoyable des harmonies, une partie des pièces de Verloren Maandag et de Prosper sont de quasi-compositions, peaufinées par un travail intense. Son Church Organ pour orgue d'église est le comble de l'anti-académisme. Il s'agit d'une démarche unique et révélatrice des moyens musicaux intrinsèques du pianiste anversois, qui n'est pas un spécialiste de l'orgue. Quel déluge chromatique, quel cataclysme des abysses soniques.... cela laisse rêveur !!
 De nombreux musiciens /compositeurs radicaux sont devenus des improvisateurs à temps plein et se sont alliés aux free – jazzers européens qui, eux-mêmes, se sont sentis obligés de se démarquer de la Great Black Music n’étant pas Afro-Américain eux-mêmes, pour plusieurs raisons. Une des plus importantes est le système des droits d’auteurs et la vigilance mercantile des éditeurs de musique contemporaine pour des partitions qui , elles-mêmes, étaient devenues en fait de véritables cache – sexe de l’improvisation (presque) libre requise par les compositeurs de l'époque . Ainsi, Eddie Prévost d’AMM a dû payer fort cher  les droits de Treatise  pour pouvoir enregistrer cette œuvre, dédiée à ses camarades d’AMM par son compositeur, Cornelius Cardew, membre du groupe. Dans le chef de plusieurs créateurs, l’allégeance à l’improvisation totale à l'exclusion de toute musique écrite ou dirigée est aussi une réaction socio-culturelle face à l’arrogance du monde académique. Il ne faut donc pas pour cela conclure, comme le fait Derek Bailey, en traçant des frontières étanches entre les deux activités. La démarche de Fred Van Hove est celle d’un créateur qui engendre « spontanément » une forme musicale dont l’évolution et l’enchaînement des séquences tient la comparaison d’un point de vue logique et formel avec une œuvre écrite, par exemple, d’un Xenakis. Ses réalisations n’ont rien à envier par leur éclat aux "improvisations" intuitives sous la houlette d’un Stockhausen (Aus Dem Sieben Tage, dont les instructions "cache-sexe" tenaient sur un ticket de tram). Il y parviendra avec ses groupes Musica Libera , dont seules trois éditions ont été documentées, sans pour autant révéler la magnificence des concerts. MLA Blek (Saj – 32) avec les cuivres Marc Charig, Paul Rutherford et Radu Malfatti évoque par son instrumentation Eontai de Xenakis, une œuvre pour cuivres et piano du compositeur grec. Ce quartet MLA Blek fit une tournée homérique en Italie et tenait particulièrement au cœur de Fred. MLDD 4 dont l’album Was Macht Ihr Denn (SAJ-42) reflète assez bien la créativité, était initialement un trio avec Phil Wachsmann et Marc Charig auquel s’est joint le percussionniste Gunther Sommer lors d’une longue tournée en Allemagne de l’Est au début des années 80. Les deux faces du trente-trois tours contiennent chacune une mise en péril des équilibres dans la dérive ludique et l’évitement du virtuosisme. Cet aspect virtuose est à l’œuvre dans la cassette de Fred’n Phil, le document cassette le plus convoitable que je n’ai jamais introduit dans mon lecteur. Pour compléter la trilogie, Fred Van Hove s’associa brièvement à Paul Lytton et Wolgang Fuchs, un clarinettiste basse à la projection sonore la plus puissante qu’on puisse rêver, doublé d’un saxophoniste sopranino inimitable. Même quand il ne souffle pas fort, Fuchs envoie tous ses sons distinctement au fond de la salle avec une articulation qui met en relief le moindre effet de timbre, le moindre coup de bec ! Ahurissant !
Un enregistrement inédit d’un concert fleuve bruxellois de 1986 décoifferait complètement l’auditeur, eûsse t-il été publié. Pour l’album Wo Der Kopf Sitszt (SAJ), le trio se concentre dans une musique retenue quasiment en apesanteur. Cet enregistrement fait songer à l’esprit de News From The Shed (1989 LP Acta réédité par Emanem) dans laquelle Butcher, Durrant, Malfatti, Lovens et Russell développaient tout autant une incarnation tangentielle et épurée de l’impro libre. Par contraste, son Church Organ (SAJ) est une oeuvre pantagruélique et explosive : Fred Van Hove aux prises avec des orgues crée une véritable bataille entre ses mains gauche et droite et ses deux pieds. Il signe une carte postale : une plage s’intitule assez modestement : Greetings from the Land of Amateurs. Monumental ! Il est temps qu’un producteur publie des enregistrements inédits des ensembles de Fred Van Hove et réédite tout cela en coffret. (Allez, Jost ! Rempile !) En comparaison,  on a réédité quelques navets sous des signatures prestigeuses.


Seconde génération.

Revenons à nos garnements du Little Theatre Club. Quand ils sont adoptés par John Stevens, Evan Parker et Terry Day, cette joyeuse bande de pied nickelés de l’improv alors naissante a entre dix-sept ans (John Russell) et vingt-cinq (Steve Beresford). Voici la liste de la fine équipe junior : Roy Ashbury, Dave Solomon et Roger Turner percussions, Phil Wachsmann et Nigel Coombes, violons, Colin Wood, violoncelle, Gary Todd, Herman Hauge et Larry Stabbins, saxophones, Ian BrightonJohn Russell et Roger Smith, guitares, Steve Beresford, piano, Marcio Mattos, Lindsay Cooper et Marc Meggido, contrebasses, la chanteuse Maggie Nicols, David Toop et Paul Burwell et beaucoup d’autres, la liste est en fait infinie.Terriblement sous-estimés à l’époque, ils décoincent complètement l’atmosphère musicale radicale en jouant les uns avec les autres au Little Theatre Club, l’endroit le plus mythique de la planète impro entre 1966 et 1974. C'est leur pratique qui suggère à Derek Bailey l’idée du pool d' improvisateurs de Company que celui-ci créa en 1976. Steve Beresford  en fit d’ailleurs partie en 1977 et ce n’est pas pour rien. C’est par  la fascination du violon de Nigel Coombes que John Stevens créa son String SME qui dura de 1976 à 1992. Biosystem (Incus 1976) fut enregistré à la va-vite par Adam Skeaping mais demeure un objet précieux. Precious stuff , dixit Evan Parker dans les notes de pochette  de la réédition en Cd de Biosystem par Psi. John Russell adopta la guitare acoustique cum plectrum et chevalet en 1975, la même année que Derek Bailey et développa indépendamment du guitariste de Sheffield, un style voisin utilisant à tout va les harmoniques.  D’ailleurs, Russell et David Solomon occupèrent au sein de la Co-Op le siège laissé vacant par le départ de Bailey. Outre Bailey, celle-ci réunissait Evan Parker, Paul Lytton, Tony Oxley, John Stevens, Trevor Watts, Paul Rutherford, Barry Guy, Howard Riley et Eddie Prévost et organisait régulièrement des concerts au Ronnie Scott’s  et à l’Unity Theatre. La Co-Op visait à améliorer la visibilité et les profils individuels de ses membres dans la scène du jazz contemporain et de la musique sérieuse plutôt que définir une direction musicale précise. Parmi les incunables de cette époque, une plaque d’Iskra 1903 (Guy / Bailey / Rutherford) figure dans un coffret Deutsche Gramophon intitulé Free Improvisation où elle cohabite avec le New Phonic Art de Carlos Alsina avec Drouet, Portal et Globokar et Wired, le groupe de Conny Plank, le légendaire ingénieur du son. Un document passionnant et révolutionnaire pour les musiciens free allemands qui se mettent ainsi au diapason du raffinement sonore des anglais, à l’instar de Paul Lovens et de Gunther Christmann. Le grand orchestre de Barry Guy, le London Jazz Composers’ Orchestra  est un projet de longue haleine qui essaie la co-existence de l’écriture et de la discipline avec les libertés toutes nouvellement acquises. Le LJCO est soutenu par les instances du jazz britannique et est largement subventionné pour la réalisation d’un album historique (Incus 6/7) réédité par Intakt. Ils effectuent une tournée légendaire en Allemagne en 1972 et les groupes fétiches du label Incus sont découverts : Parker-Lytton, Iskra 1903, Howard Riley trio. Certains de ces concerts allemands sont documentés par EmanemTout montre que la stratégie de la Co-Op est efficace. Toutefois, cette collusion d’artistes superlatifs est aussi une affaire d’egos et cet aspect des choses rentre en contradiction avec l’esprit collectif de cette musique. Même un John Stevens, un être extrêmement généreux et qui est intraitable sur le sujet, se rend coupable de traiter son alter-ego le plus dévoué, Trevor Watts, comme un factotum. Il y a un schisme esthético-politique dans le camp AMM et une incompatibilité entre les vues d’Oxley et de Guy qui se veulent être des compositeurs et celles des partisans de l’impro radicale comme Bailey et Lytton.  Alors que les membres originels de la Co-Op sont considérés comme les pères fondateurs de cette musique improvisée, elle n’aurait jamais aussi bien survécu jusqu’à nous s’il n’y avait pas eu cette jeune garde militante et enthousiaste qui envisage l’improvisation libre comme un art de vivre et se bat pour maintenir des lieux. John Russell n'a d'ailleurs pas arrêté d'organiser des gigs depuis cette époque. Ces jeunes gens sont, bien sûr, moins expérimentés que leurs aînés, la plupart musiciens extrêmement doués  et innovateurs incontournables (Bailey, Parker, Rutherford, Stevens, Trevor Watts, Barry Guy, Tony Oxley, Eddie Prévost, Keith Rowe). Ils manquent alors à la plupart de ces jeunes ce qu’on appelle le sens de la forme et du développement dans un concert. Moins brillants peut-être, mais tout aussi acharnés.  Et surtout pour la plupart d’entre eux, une absence d’ego, un sentiment communautaire profond et un détachement de tout esprit mercantilo-showbizz.  Pour David Solomon, c‘est d’abord l’amitié et l’admiration mutuelle qui les a poussés à s’essayer dans toutes les combinaisons personnelles et instrumentales possibles. Aussi, ces jeunes eurent l’intelligence de se référer indistinctement à toutes les écoles et les tendances sans faire allégeance à aucune. La plupart d'entre eux participeront à la fondation du London Musicians Collective qui sera basé Gloucester avenue durant un certain nombre d'années (LMC).

Sunday Best : Fire Without Bricks


S’il y a un document attachant, c’est Teatime (Incus 15). Cette rareté qui vient d’être rééditée par Emanem est extraite de deux concerts à l’Unity Theatre en 1975 dans un esprit voisin du People Band de Terry Day, avec un vent de folie à la PB/FVH/HB, une qualité d’écoute digne du SME et un sens de l’initiative réactif cher à Bailey. John Russell y joue encore de la guitare électrique et prenait un malin plaisir à capter des émissions radio sur son ampli. Une des plages mentionne humoristiquement l’existence du courant European Improvised Music , vocable inconnu sur le continent en 1975. Le saxophoniste Garry Todd y développe déjà un jeu très personnel au ténor qui fait de lui un musicien à suivre. Sans se tromper, Evan Parker l’invitera, lui et Roger Turner à publier Sunday Best en 1979 sur le label Incus. Todd a une singularité voisine de celle de Parker avec un choix de notes confondant.  Avec Roger Turner, Todd a trouvé un partenaire dynamique qui deviendra un des incontournables de la percussion libérée. Pour un premier enregistrement, ce duo frappe fort : c’est vraiment le meilleur du dimanche. Les nuances infinies du jeu de Turner varient les angles et la puissance d’attaques sur les peaux et métaux en symbiose avec les subtiles volutes micro-tonales du saxophoniste ténor. On pense au lunatisme d’un Lol Coxhill  avec qui le duo fit un concert mémorable au LMC. S’il y a des saxophonistes originaux à la fois inconnus et de premier plan, Garry Todd est un des premiers sur la liste. Tout comme son collègue Larry Stabbins dont le duo Fire Without Bricks (Bead 4) avec le percussionniste Roy Ashbury est un des secrets les mieux gardés de la free-music. Le talent de Stabbins explosera quelques années plus tard avec le trio Moholo – Stabbins – Tippett (Tern SAJ 43-44 réédité par UMS Atavistic) dans une musique intense. Il fut un des premiers saxophonistes à se produire en solo au premier étage du Ronnie Scott's, deux années avant Evan Parker. Fire without Bricks est une rencontre plus intériorisée, immortalisée pour moi dans un concert de 1979 où Ashbury avait empilé des éléments de sa batterie sur le sol – woodblocks, gongs, cymbales, cloches, râcloir, tambours chinois, bongos . Autour de lui évoluait le saxophoniste pointant le pavillon de son soprano vers le sol exécutant une danse aux mouvements imprévisibles. Bien avant que John Butcher et Doneda aient seulement commencé leurs quêtes soniques, j’entendis se déchiqueter en lambeaux le timbre du saxophone, se hérisser les harmoniques, triturer la colonne d’air dans une quête éperdue et radicale. Le titre de l’album se réfère à une immanence de l’expression sonore chez l’être humain d’avant la domestication du feu. Les deux albums The Longest Night de John Stevens / Evan Parker m’avaient laissé une impression inoubliable (réédités par Ogun il y a peu). De même, j’apprécierai par la suite le To Hear and Back Again de AMM avec Lou Gare et Eddie Prévost. N’ayant jamais entendu ces illustres duos de vivo, je fus éblouis par les concerts de ces deux tandems précurseurs de l’après Interstellar Space : Sunday Best & Fire Without Bricks.
Fire Without Bricks Ashbury Stabbins duo

Encore un coup de Brötzmann !

On oublie souvent que les deux natifs de Wuppertal , Peter Brötzmann et Peter Kowald, ont commencé à jouer et à se faire connaître ensemble au milieu des années soixante dans les galeries d’art, les happenings et les arrière-salles de café. Ils incarnent chacun les deux faces de la vie d’un musicien improvisateur. Celui-ci exprime sa personnalité profonde en affirmant son individualité à travers sa musique. Comme cette musique se partage avec des partenaires, il doit apprendre à composer avec un esprit de symbiose et de partage, dans l’écoute mutuelle. Ces artistes essaient de réaliser un équilibre entre ces deux tendances. Brötzmann est l’archétype de l’expression personnelle exacerbée et donne l’impression de s’imposer avec une incroyable énergie. Il trace ses improvisations avec une marque de fabrique aussi personnelle qu’anti-technique. Le Do It Yourself par excellence. Kowald est l’homme du consensus collectif qui a entretenu un réseau de relations profondément sincère avec des centaines de praticiens. Tous les camarades improvisateurs allemands « locaux » que j’ai pu croiser, m’ont tous communiqué leur sympathie personnelle et l’amitié réciproque de musiciens qui les unissaient au grand Peter. Si For Adolphe Sax,l’album du trio de Peter Brötzmann avec Kowald et Sven Ake Johansson est réédité en CD (Atavistic UMS), il existe un vinyle introuvable publié naguère en Finlande suite à une tournée nordique des deux Peter. « Hot Lotta » ! Aujourd’hui, une copie en bon état de ce disque (Blue Master SPEL306) se monnaie aussi cher que les albums introuvables de Tony Oxley : le duo avec Alan Davie (Alan Davie Music Workshop ADMW005 réédité par a/l/l) et le Tony Oxley - Incus 8. Sans parler de Bäbi Music de Milford Graves sur le label IPS. Hot Lotta a été enregistré en quartet en compagnie du saxophoniste Juhani Aaltonen et du batteur Edward Vesala à Helsinki le 19 avril 1973 au milieu de l’époque héroïque.  Il y eut une première vague de reconnaissance du free jazz en Europe, elle fut immortalisée par John Coltrane à Comblain et Antibes, les  tournées d’Ayler avec Don Cherry en 1965 et  1966, le Cecil Taylor Unit en1966,  le quintet de Shepp de 1967 (Live at Donaueschingen) jusqu’au paroxysme parisien BYG de 1969. La deuxième vague du milieu des années septante consacre Steve Lacy, Anthony Braxton et l’AACM et établit Evan Parker, Derek Bailey, Han Bennink, Peter Brötzmann pour la postérité. Il fallait beaucoup d’opiniâtreté pour continuer la route contre vents et marées et avec des cachets minables. C’est bien cette énergie farouche du No compromise qu’exprime cette séance sauvage et endiablée avec ses hurlements de saxophones. La pochette est une illustration de thermomètre de sauna qui évoque un plongeon nu et glaçant dans la Baltique lors d’une séance étouffante d’un bain vapeur scandinave. Il faut un cœur bien accroché pour résister.
Une musique de résistances............... mais il est encore temps de se rattraper à bon compte : il y a moyen de commander des albums vinyles du label Bead Records, neufs et d'époque, via leur website.
http://www.beadrecordssp.com/beadrecordingsLPs.html