12 mai 2013

Aerobatically Yours


Black Sky K-Space : Gendos Chamzyrin Tim Hodgkinson Ken Hyder Setola di Maiale SL2410
BLACK SKY
Ce concert avait été organisé et enregistré à Catania en Sicile par le centre Alan Lomax le 18 avril 2009 par Luca Recupero. Alan Lomax est une personnalité enngagée et incontournable dans le domaine des musiques populaires traditionnelles. Le travail qu’il a effectué dans le domaine des racines du blues et de la condition sociale et humaine des Afro – Américains du Delta du Mississipi dans les années quarante et cinquante est une contribution essentielle. Rien d’étonnnant que le centre qui porte son nom ait invité K –Space : Gendos Chamzyrin est un authentique chanteur, lutiste et artiste chaman de Tuva. Le trio qu’il partage avec Tim Hodgkinson et Ken Hyder situe sa pratique musicale aux confluents de la musique traditionnelle de Touva, du post-rock électrique, de la free-music, des modes et des rythmes en phase avec la pratique de la musique traditionnelle. A l’heure où les musiciens classiques Turcs, Iraniens, Kurdes et Indiens développent des formules plus « accessibles » de « cross-over » en simplifiant / standardisant leur héritage multi centenaire au détriment de la finesse inhérente et du sens profond des musiques traditionnelles, Gendos Chamzyrin nous prend à rebrousse poil sans concession. Sous des dehors débonnaires, plaintifs et machos, le blues afro-américain cache bien le jeu de la subversion et sa critique sociale voilée. Je ne comprends pas le sens des paroles de Chamzyrin, mais le timbre unique de sa voix (de « gorge ») a une profondeur, un vécu, exprime une rage de vivre et une détermination. Ken Hyder bruite ou percute ses peaux dans des cycles rythmiques adaptés à la métrique du chant Touvin de Gendos, caractérisé par cette voix de gorge grave d’une épaisseur gutturale irréelle. On découvre ces harmoniques affûtées par une technique « pointe de la langue contre les gencives intérieures » maîtrisée. Interviennent aussi deux cymbales épaisses et bulbées, semblables à celles utilisées dans les rites tibéthains et le luth dombra qui ponctue le chant. Tim Hodgkinson joue en loops ou en direct de sa steel guitar trafiquée ou souffle superbement dans sa clarinette avec les modes requis. Le groupe joue « ensemble » ou « séparement », comme si leurs univers respectifs se côtoyaient sans se croiser ou se toucher  et /ou, soudainement, s’interpénêtrent. Ces deux démarches sont inspirées par les croyances chamaniques. Un groupe parfaitement soudé qui joue une musique engagée et spirituelle, à la fois terrienne et céleste sans le moindre apprêt ni faux-semblant. Leur démarche radicale, l’urgence du chant et du cri sont en phase avec l’improvisation collective la plus sincère et engagée.

Vaincu ! Va Evan Parker Live at Western Front1978.
Vaincu.Va!
L’association Western Front a effectué un travail de présentation des musiques contemporaines, expérimentales et improvisées à Vancouver. En 1978, ils avaient accueilli le dernier concert de la première tournée d’Evan Parker en Amérique du Nord et réalisé l’enregistrement de manière acceptable. Voici que Western Front publie le concert en album vynile ! Au milieu d’une production pléthorique d’albums et de rééditions des « pionniers » , au premier chef, Brötzmann et Parker, qui viennent gonfler leur documentation exponentielle, l’amateur éclairé pourrait se dire : cette fois – ci, je passe ! Et bien, si vous n’avez pas sous la main les quelques albums parus sur musique d’Evan Parker des années 70, certains sold-out, précipitez-vous ! La musique enregistrée est dans la ligne des Saxophone Solos de 1975, par exemple (Psi), de Monoceros de 1977 (non réédité) et du duo avec Paul Lytton (Collective Calls 1972 et Live at Unity Theatre 1975/ Incus réédition Psi). Je me souviens très bien de l’interview où Parker soulignait que l’aspect intéressant de son travail résidait dans la « physicalité » du son. Les harmoniques puissantes et les glissandi furieux s’affirmaient comme un cri de guerre contre la bienséance tonale ou sérielle. Cette démarche est précisément documentée dans les aerobatics des Saxophone Solos, dans Monoceros, Unity Theatre ou dans Three Nails Left du quartet d’Alex Schlippenbach avec Lovens et Kowald (FMP). Une  radicalité novatrice indiquait une voie nouvelle qui fascina Daunik Lazro, Urs Leimgruber, Wolfgang Fuchs, Michel Doneda et beaucoup d’autres. Pour reprendre les mots d’un chroniqueur français de l’époque, « une violence inouïe ». Qui dépasse l’imagination ou l’entendement. Ses doigtés croisés font alterner / juxtaposer des sons inouïs, harmoniques suraiguës et résonances fantômes, glissandi et multiphoniques irréelles. Deux années plus tard, en améliorant sa technique, déjà hallucinante à l’époque, et en raffinant sa démarche vers une «  illusion de polyphonie », Evan Parker créait une contrepartie aérienne et extraordinairement physique aux démarches « minimalistes » d’un Steve Reich ou d’un La Monte Young. Ici, Evan Parker est sauvage et insaisissable. Par bonheur, son concert et sa durée semblent avoir été conçu pour deux faces de 33t. A recommander  absolument.

Schmetterling Simon Rose NotTwo Records MW855-2
Simon Rose (2) - Schmetterling
Un album solo de saxophone baryton qui met en évidence cette physicalité radicale du son dont Evan Parker avait parlé à propos de son travail. Simon Rose qu’on a entendu avec plaisir au saxophone alto avec Simon H Fell et Steve Noble dans le trio Badland (Society of Spectacle / Emanem et Axis of Cavity / Bruce’s Finger), explore le registre graveleux et terrien du sax baryton en exploitant les nuances du cri et des harmoniques, de vibrations timbrales, de glissements microtonaux, de slaps en pointillés, des barissements. Quatorze pièces bien détaillées où Simon Rose travaille distinctement  et en profondeur chaque idée, chaque association de sons en prenant son temps. Sa spontanéité n’empêche aucunement la logique et et la construction intelligente. Un lyrisme sonique, des boucles qui évoquent le meilleur de Joe Mc Phee ou de Daunik Lazro, une approche vocalisée du gros saxophone, qualités qui toucheront nombre d’amateurs de jazz libre et d’improvisation sincère. Les Brötzmanniaques de tout poil trouveront là leur contentement, les autres tout autant et même plus (Panopticon). La respiration circulaire jointe aux staccatos de graves dans South on Squirrel est irrésistible. Il redispose ces éléments avec surprise dans Eel Feeler et ensuite Boxhagener. Chaque plage apporte son bonheur. A la fin, vous vous trouvez comblés et rassasiés. C’est un superbe album que le label polonais NotTwo a eu la témérité et la présence d’esprit d'inclure dans son catalogue. Simon Rose est un de ces représentants inconditionnels de la musique « honnête », comme me l’a si heureusement décrite son ami Paul Dunmall, qu’on soutiendra de manière inconditionnelle tout aussi bien. L’art de l’invention et de la conversation sonores dans ce qu’elle a de plus authentique. On boit du Schmetterling comme du petit lait ou comme un vin de Moselle imaginaire…

Blind Date Quartet Angelika Sheridan Ulrike Stortz Scott Roller John Hollebeck GPE records timezone TZ 794
L’instrumentation. Flûtes (dont une flûte basse) : Angelika Sheridan. Violon : Ulrike Stortz. Violoncelle : Scott Roller. Percussion : John Hollenbeck. Contemporain « classique » : visiblement la pratique de Sheridan, Stortz et Roller. Improvisation : une foi aveugle. Jazz : la batterie d'Hollenbeck Blind Date privilégie le jeu chambriste parce qu’il permet d’entendre chacun dans les moindres détails tous ensemble avec un rare équilibre. Ces quatre musiciens nous font entendre une version superlative de cette musique improvisée libre dont on parle souvent mais qui semble se cacher derrière les concepts, les assemblages de fortune ou la routine. Le souffle d’Angelika Sheridan et les nuances infinies de son jeu donnent le la et ses trois partenaires (deux femmes et deux hommes) réalisent des tours de passe-passe sonores, musicaux, de travail sur les timbres, dynamiques, avec un équilibre supérieur. Ils travaillent une multiplicité d’idées et d’éléments tout au long des superbes quatorze pièces de Blind Date avec un vrai feeling narratif. En plus, il y a l'élan d'un swing naturel, d'un flux rythmique intériorisé qui tire son origine dans l'amour du jazz et de la musique spontanée. Voici un collectif musical basé sur l’écoute mutuelle et le partage intégral du temps, de l’espace et des fréquences ( !) qui ferait sourire un Evan Parker les yeux fermés dans sa barbe. Une véritable vision humaniste de la musique. Enregistré au Loft de Cologne par des musiciens du cru, ce superbe album nous rappelle que cette partie de la Rhénanie est au même titre que Londres ou Berlin, une « capitale » de l’improvisation radicale. On leur décernera le prix John Stevens Serial Idealism, un award imaginaire que je viens d'inventer !