30 novembre 2013

Hidden Forces : the untrammeled traveller





Lol Coxhill last French concert :
sitting on your stairs Lol Coxhill & Michel Doneda Emanem 5028


Une paire de saxophones soprano, un duo rare et un instrument rare et difficile. Steve Lacy, Lol Coxhill et Evan Parker en ont jeté les bases exploratives, Lacy avec son Solo au Théâtre du Chêne Noir en 1973 (Emanem), Parker avec ses Saxophones Solos en 1975 (Incus rééd Psi) et Coxhill avec ses Dunois Solos (nato).  Parker et Lacy ont aussi enregistré en duo et en trio avec Lol Coxhill, comme le rappele Gérard Rouy dans les notes de pochette de ce beau CD. Récemment, Parker a gravé un excellent duo avec un autre sopraniste, Urs Leimgruber (Twine Clean Feed). C’est donc en toute logique (et amitié) que Lol Coxhill et Michel Doneda nous livrent ce beau témoignage de leurs dialogues un peu après la disparition de Lol. Si la musique de Twine est brillante et fascinante, je dirais que celle de sitting on your stairs traverse toutes les humeurs de la mélancolie au rêve, entre la recherche éperdue du son élémentaire et l’éclatement du temps. Les deux souffleurs se rejoignent sans se confondre ou se rejouer (Last Duet 1). Leurs parti-pris individuels se marient et composent un dialogue miraculé et imprévu.  Le solo de Michel Doneda (5 minutes) est un beau concentré des vibrations irréelles qu’il insuffle par le truchement d’harmoniques rares et de multiphoniques furieusement mobiles. Après le court solo enjoué de Coxhill, les deux souffleurs se rejoignent pour un duo bref (2 minutes) où ils semblent résumer toute l’histoire de leur amitié. Le tour de force vient ensuite durant deux longues suites qui s’échappent sans durer. Les duettistes étalent leur énorme savoir-faire (des titans de l’instrument, il faut l’avouer) dans l’esprit du jeu, leur soif de découverte et une connivence indicible. Plutôt qu’une musique où les musiciens communient dans une intention esthétique avec un accord quasi-total, on a affaire ici à un partage de l’instant où chacun est à l’écoute de l’autre et le fait entendre de manière allusive, tangentielle à travers le prisme de sa personnalité. Evan Parker, Steve Lacy et Lol Coxhill avaient été réunis pour la première fois sur scène par Derek Bailey lors de la première semaine Company de mai 1977. Le but du jeu était de créer de nouvelles passerelles dans le développement de l’improvisation libre en mettant en présence, entre autres, des improvisateurs qui ne travaillent pas ensemble pour des raisons esthétiques. Que peut-il se passer ? Ce duo merveilleux entre deux personnalités que tout semblerait opposer (Coxhill travaille la mélodie avec des intervalles microtonaux et Doneda est un sculpteur du son intégral, sans parler des traits de caractère) est sans doute une excellente réponse et a le mérite de poser beaucoup de questions. Malgré et grâce à cela, sitting on the stairs est un des albums les plus profondément touchants des Emanem, Incus, FMP, ICP, Intakt, Maya, Leo et compagnie. Une force cachée.

Hidden Forces Trio topus Bruce’s Fingers 118
Topus cover art
Hidden Forces ! Des forces cachées ! Voilà bien une idée, un mot qui s’applique à merveille au propriétaire de Bruce’s Fingers, le brillant contrebassiste et compositeur (etc...) Simon H Fell. Un musicien extraordinaire dont bien des amateurs, critiques, organisateurs, praticiens et groupies de l’univers des musiques improvisées ignorent les capacités. Son label Bruce’s Fingers a largement publié ses projets dans des registres les plus divers du duo elliptique avec le saxophoniste Graham Halliwell à des Compilations géantes regroupant trois ou quatre orchestres, sans doute parmi les réalisations les plus ambitieuses jamais abouties par un impro-compositeur  de la scène improvisée. SH Fell se distingue par le fait qu’il ne recherche pas la compagnie  des « pointures »  de la scène internationale pour évoluer vers la notoriété alors que son jeu de contrebasse en fait un alter-ego des Barry Guy, John Edwards, et autres Mark Dresser. Rien d’étonnant que son label publie l’excellent album du trio Hidden Forces, topus, complètement inconnu entre Londres, Paris et Berlin. Gustavo Dominguez, clarinette basse et clarinette, Marco Serrato, contrebasse et Borja Diaz, batterie nous font entendre une musique enlevée, rythmée et dynamique autour de thèmes rebondissants et de dérapages contrôlés. Fruit de pratiques musicales multiples, ce trio exprime une entente profonde à travers une énergie assumée. Topus, le morceau éponyme, développe un thème lyrique à la clarinette en mi-bémol sur un rythme de marche et une pulsation chaloupée dans de belles variations. Ce trio aurait pu être un groupe de SH Fell, lui-même, celui-ci participant à des trios souffleur – basse - batterie en compagnie de ses potes Alan Wilkinson et Paul Hession ou Simon Rose et Steve Noble.  Dans le troisième morceau El Hijo secreto, la clarinette s’envole au-dessus des pizz effrénés du bassiste et se déchiquette, s’époumonne…. Bruce’s Fingers nous présente ici du jazz libre attachant, vivant et chaleureux, ce que ne laisse pas supposer la peinture trash et vivement colorée des mâchoires ouvertes sur la pochette.

Parmi les forces cachées de la scène de l’improvisation libre etc… , il faut citer le pianiste Nicolà Guazzaloca.

Tecniche Arcaiche Nicolà Guazzaloca, piano solo Amirani Records AMRN 035

Pianiste émérite et animateur d’ateliers, de concerts et d’orchestres à Bologne, Nicolà Guazzaloca est devenu au fil des ans un improvisateur incontournable. Tecniche Arcaiche fait le point sur la pratique et l’expérience acquise par ce pianiste original dans 18 pièces très courtes entre 1’10’’ et 2’30’’, deux d’entre elles faisant 4’41’’ et 5’25’’. Une première partie de 9 pièces tournées vers les sortilèges de la table d’harmonie et une deuxième partie des 9 pièces suivantes au clavier proprement dit. En guise de conclusion, une improvisation de concert  de 9’ résume à merveille la démarche exploratoire et jubilatoire de ce très bel album. L’intérieur du piano est sollicité dès les premiers morceaux par frottements et grattages alors qu’il égrène quelques notes… . Une fois installée une ambiance pleine de mystère, il aborde les touches tout en effectuant des pressions sur les cordes. La variété des timbres et des résonnances, l’enchaînement des affects, l’esprit de suite entre chaque pièce qui se répondent de l’une à l’autre jusqu’au n° 9 (alcuni modi), les hésitations,  tout contribue à créer une œuvre de longue haleine qui tient les sens en éveil.
La pièce éponyme, tecniche arcaiche, est une subtile variation sur des intervalles et des doigtés étranges qui allie l’introspection avec une forme d’expressionnisme ironique. On retrouve cet état d’esprit dans les pièces suivantes où le renouvellement des idées, l’énergie aiguisée par un magistral sens de la forme allient l’épure stylée au mouvement constant.
On peut parcourir cette collection de solos d’un bout à l’autre ou en sens inverse, sautant l’une ou l’autre sans se lasser. De la free music contemporaine assumée à l’état pur, faite d’engagement, de spontanéité et de réflexion. Son travail au clavier, un chatoiement original dans les dissonnances, prend le temps de développer ses idées avant de conclure par un tour de force. Un pianiste qu’il faut découvrir et écouter d’urgence. S’il vous faut des points de références, on citera Fred Van Hove et Veryan Weston. 
C'est aussi le trente cinquième numéro du label Amirani de Gianni Mimmo, saxophoniste avec qui Guazzaloca a enregistré au sein d'un Shoreditch trio mémorable (Again). Félicitations à Amirani pour ce remarquable travail continu.

Mais aussi le jeune violoniste alto Benedict Taylor

Check Transit Benedict Taylor CRAM


Emballé dans un pliage de papier fort de couleur mauve foncé, cette auto-production est le premier jet d’un improvisateur de haute volée parvenu à maturité, alors qu’il semble faire ses premiers pas dans les clubs londoniens. Né en 1982, Benedict Taylor a bien sûr un solide parcours dans le domaine de la musique contemporaine après des études musicales approfondies. Quelques soient ses crédits dans le monde académique, il se révèle comme un improvisateur de premier ordre sur son instrument de prédilection, le violon alto. Celui-ci, un peu plus grave que le violon, lui permet de distendre et faire chuinter les intervalles en variant incessamment la dynamique. Il crée ainsi un univers microtonal original et sophistiqué où le sentiment d’abstraction croise étrangement des altérations proches des musiques extra-européennes. Il obtient avec son jeu à l’archet, fait de pressions subtilement variées sollicitant des harmoniques avec une aisance confondante, des sons vocalisés, proches d’un instrument de souffle. Son articulation fulgurante, son sens inouï du glissando et ses portamenti démentiels servent un art ouvert à tous les possibles. Ayant écouté les Wachsmann, Zingaro, Jon Rose, Malcolm Goldstein et autre La Donna Smith et Charlotte Hug à satiété, mes oreiles accueillent ici avec un immense plaisir la découverte d’une personnalité exceptionnelle. Benedict Taylor nous fait entendre le violon comme nous ne l’avions plus entendu depuis Phil Wachsmann et Malcolm Goldstein. Sa musique se métamorphose dans une varitété incessante de figures, de fréquences et de situations sonores qui toutes portent sa marque. Un très grand musicien qui, avec une fratrie d’improvisateurs doués, est en train de renouveler la scène londonienne (Daniel Thompson, Tom Jackson, Lawrence Upton, Guillaume Viltard). A suivre d’urgence…….

The untrammeled traveller Misha Mengelberg Sabu Toyozumi Chap Chap CPCD06 

Alors que Misha Mengelberg connaît de véritables problèmes de santé, voici qu’est publié un superbe concert du maître hollandais avec le légendaire percussionniste Sabu Toyozumi. Deux sets enregistrés lors d’un concert intimiste au club Amores à Tokyo en 1994 nous font découvrir l’art particulier de ce poète improbable du piano. Misha Mengelberg s’était frotté au mouvement Fluxus originel avant de s’élancer dans l’aventure de la free-music européenne. Bien qu’on l’associe avec les pianistes de cette scène tels Fred Van Hove, Alex von Schlippenbach, Irene Schweizer et Keith Tippett, des improvisateurs flamboyants et virtuoses, il se distingue par une réserve faussement hésitante et un sens de l’humour à froid. Mengelberg aime à faire durer toutes les extrapolations d’accords dissonants et ou consonnants jusqu’à l’absurde en rejoignant ensuite malicieusement par la tangente une mélodie perlée et suave. Les idées les plus banales se transforment chez lui dans des perles de culture dadaïstes. On n’est pas loin du théâtre de Beckett transposé en musique. Avec Sabu Toyozumi, il a trouvé un partenaire idéal qui évite les redondances évidentes pour aborder le contrepoint et la relance dans une variété impressionnante de frappes, de roulements, de frottements etc  étonnamment lisibles. Trois ou quatre notes de Mengelberg réitérées et ressassées dans de multiples affects, comme s’il parlait, font naître chez Toyozumi des idées lumineuses. Si vous voulez découvrir une fois pour toutes ce dont Misha Mengelberg est capable de faire sur la distance (Yuku kawa no nagarewa Taezushite fait 34’55’’ et The Laugh Is Important 42’47’’) , ce duo Misha – Sabu est pour vous.  Surtout que, musicien sollicité par les meilleurs pour tourner dans son pays (Derek Bailey, Leo Smith, Brötzmann, Kowald, Mengelberg, Van Hove, John Zorn, Rutherford, John Russell), Sabu Toyozumi est un artiste trop peu documenté. Enregistré avec une qualité certaine et un bel équilibre, ce document est un album quasiment incontournable. La maîtrise de la percussion, l’inventivité exacerbée et l’empathie superbe de Sabu Toyozumi focalisent l’écoute et l’attention sur les mille et une facéties du pianiste batave, tout comme y était parvenu Evan Parker avec le même Misha Mengelberg dans le très beau duo « it won’t be called broken chair » ( 2006 publié en 2011 par Psi). Avec un tel compagnon, on a tout le loisir de se perdre dans les méandres délirants de la poésie mengelbergienne sans jamais s’ennuyer. Un monument dressé à l’improvisation libre.
On peut obtenir ce cd déjà collector car pas distribué via le label 






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