7 février 2014

Entre deux JOHN, souffles, guitares et pianos.

No Step  John Russell - Ståle Liavik Stolberg WWW.HISPID.NO
33’05’’ enregistrées au club Blow Out à Stavanger en mai 2013. Une rencontre entre deux activistes de l’improvisation qui jouent ensemble comme les quatre doigts de la main et le pouce unis dans le même gant, même s’il semble que chaque doigt soit revêtu d’une marionnette, de celles qui amusent les enfants. Car c’est de jeux qu’il s’agit, et le guitariste vétéran a gardé toute la fraîcheur et le plaisir ludique de ceux qui découvrent comment s’amuser en improvisant. Le jeune percussionniste norvégien, Stale Liavik Solberg, jubile derrière sa caisse claire et ses cymbales, et se glisse dans les zébrures des lignes, les tourbillons du plectre, les alternances d’harmoniques des cordes et les accords distendus.

Trio Blurb Maggie Nicols John Russell Mia Zabelka Extraplatte EX 821-2
Ce n’est plus si souvent qu’on entend parler de Maggie Nicols, la fée de la voix humaine. Depuis le dernier album des Diaboliques avec Joëlle Léandre et Irene Schweizer et le CD du Gathering chez Emanem, on chercherait en vain un témoignage de la finesse du travail vocal de cette forte personnalité de la communauté improvisée. Ses variations infinies sur les intervalles «dodécaphoniques » semblent aussi naturelles que l’eau des montagnes qui s’écoule dans la nature. Cette pratique lui est venue lors de son passage – baptême du feu dans le Spontaneous Music Ensemble avec John Stevens et Trevor Watts, Arnold Schönberg étant une des marottes du percussionniste disparu. Depuis cette époque (1968/69), Maggie Nicols a intégré à sa musique une multitude de pratiques qu’elles soient issues de son imagination ou de cultures musicales africaines ou asiatiques, faisant d’elle quelque chose d’unique, riche dans la simplicité, profondément émouvant sans pathos. Ce trio tisse une toile, sème un chemin de vent, délire dans l’apesanteur, laissant la voix développer et transformer méticuleusement les sons, en allant jusqu’au bout de chaque couleur, chaque glissandi, chaque intervalle. Il est moins question aussi de virtuosité que de plénitude, d’assumer les choix des sons que de briller dans l’emportement du geste. Un sentiment d’intimité mystérieuse plus que de connivence visuelle. Le violon électrique de Mia Zabelka distille un grain de son caractéristique dans des glissandi hagards et un agrégat subtil de pizz, de col legno et de notes glissées, lesquels se marient le mieux du monde avec la voix qui balbutie, picore, sursaute, interloquée ou pastorale. John Russell égrène placidement des harmoniques et des grattages de cordes, créant la quatrième roue du carrosse, la citrouille des deux fées s’étant évanoui au fil du concert.
On pourrait regretter la qualité relative de l’enregistrement (Vortex juin 2011), mais la richesse de leur musique et sa pertinence fait du Trio Blurb, une belle aventure qu’on a un vrai plaisir à suivre au fil des plages et à imaginer sur scène.

Breaking Stone Jacques Demierre Tzadik 9001
Jacques Demierre est un des plus remarquables pianistes contemporains qui dédient sa musique à l’improvisation radicale. Son trio avec des improvisateurs aussi superlatifs que Barre Phillips et Urs Leimgruber (chroniqué dans des pages antérieures de ce magazine) et ses improvisations / compositions en solo (Island Is Land Creative Sources) font de lui un chef de file de la scène improvisée. Il tire du piano et de sa carcasse les vibrations les plus organiques, les grattages de cordes les plus insensés. Avec Gianni Lenoci, Frédéric Blondy, Philip Zoubek et quelques autres, Demierre prolonge magistralement l’œuvre des compositeurs (Cage, Stockhausen) et des improvisateurs (Cecil Taylor, Fred Van Hove, Irene Schweizer) qui ont transformé le piano, symbole de la culture  occidentale, en machine – champ d’exploration sonore. Tzadik et John Zorn publient ici trois œuvres écrites, chacune très intéressante. La première, Three Pieces for Player Piano : maquinaçao, para bailar et strip de quelques minutes chacune, transforme des formes musicales pianistiques traditionnelles en forçant les possibilités de l’instrument avec l’emploi d'un piano mécanique, comme à l’époque de Scott Joplin ,mais avec une vision contemporaine. Cela intéressera certainement un public curieux et ouvert, les trois pièces sonnent bien et c’est le but de Tzadik. Demierre a un sens rythmique imparable et durant l’enregistrement, il manie la pédale sustain. La deuxième pièce est une composition pour violon et guitare, Sumpatheia interprétée par le Duo Nova. Un travail très fin, entre autres, sur les harmoniques de chaque instrument. Ça me change de John Russell et … de Benedict Taylor, le violoniste alto extraordinaire que j’ai écouté et rencontré il y a peu. Très bien, remarquable.
Le corps de l’album, Breaking Stone, est un long et passionnant dialogue entre Demierre le pianiste et Demierre le linguiste. Celui-ci effectue un travail très pointu sur le langage, la prononciation, les onomatopées, bribes de mots, syllabes arrachées, filet de voix, termes issus de langues oubliées ou imaginaires (poésie sonore pour reprendre le terme consacré). Il articule, éructe ou grommelle tout en jouant du piano à la fois comme s’il luttait avec le cadre du piano ou interrogatif en caressant furtivement les cordes. On entend clairement que sa voix "subit" les mouvements du corps autour du piano. Il multiplie les affects comme si c’était une pièce de théâtre (Beckett, Joyce ??) où l’acteur introspecte un rôle qu’il découvre tout au long de la performance. L’effort humain est-il (dé)raisonnable ? Est-ce écrit, improvisé, les deux à la fois ? C’est très intéressant et surtout profondément sincère. La prise de son de la voix était-elle pensée et voulue telle qu’on l’entend ici ? Certains effets qui évoquent la voix semblent provenir de frottements d’un doigt sur la surface du verni. Etant vocaliste moi-même et ayant travaillé la voix au point de l’avoir complètement transformée (je n’étais pas chanteur et ne pensais pas en devenir un), je ressens que la voix de Jacques Demierre se devrait d’être plus développée et se « centrer ». Cela dit, il y a en amont de ce travail une profonde réflexion, une pratique conséquente et une vraie sensibilité.  Cela me donne l’envie de le rencontrer.

Tribute to John Coltrane et Thank You John Coltrane  Paul Dunmall et  Tony Bianco SLAM 290 et 292

C’est bien les seuls albums de « tribute » que je me farcirai de toute ma vie (avec 123 Albert Ayler du Spontaneous Music Ensemble et Only Monk et  Evidence de Steve Lacy ( labels Soul Note et Horo) jusqu’à plus soif. Coltrane a disparu trop jeune (en 1967 à 40 ans) après avoir transformé son instrument, le saxophone ténor, le jazz moderne et la scène musicale que nous connaissons toujours aujourd’hui. Sans Coltrane, des milliers de musiciens ne seraient pas ce qu’ils sont devenus, d’Albert Ayler à Anthony Braxton et Evan Parker, y compris le batteur de son quartette, le grand Elvin Jones. Plusieurs artistes de très haut niveau ont suivi ses traces comme s’ils jouaient  sa musique. On pense à David Liebman et Stefan Grossmann au Lighthouse il y a quarante ans dans un fantastique quartette d’Elvin Jones paru chez Blue Note. Ou Joe Farrell, Gerd Dudek, Harold Land.
Ce qui est particulier avec ces deux disques c’est que Paul Dunmall, saxophone ténor exceptionnel, reprend 17 compositions de Coltrane en concert ou dans une salle de concert les 26 octobre et 20 novembre 2012 (Tribute to John Coltrane) et le 27 novembre (Thank You John Coltrane) avec comme seul accompagnement, le drumming polyrythmique et passionné de Tony Bianco. Celui-ci n’ a rien à envier à feu Rashied Ali avec qui Coltrane a réalisé ses derniers enregistrements dont le duo magique Interstellar Space. Ce qui est remarquable c’est que Peace on Earth, Naima, Alabama, Giant Steps, Living Space et Thank You John Coltrane de Dunmall, sont concentrés dans des durées autour de cinq ou six minutes  avec une incroyable maestria et une sincérité palpable, le tout dans un seul concert. Nous avons l’impression que le temps se dilate et que chaque morceau vit et se prolonge autant que les 28 minutes finales d’Expression durant lesquelles le souffleur du Gloucestershire s’envole complètement en transformant en volcan cette composition. Expression figure dans le dernier album publié quasi du vivant de Coltrane, Expression et dont nous n’avons pas ou très peu d’autres versions de références dans les archives, me semble-t-il. Je laisse à d’autres le soin de vérifier, il vaut parfois mieux écouter les disques de Trane et … de Dunmall que de vérifier des discographies.
On fera remarquer, que pour clôturer son périple coltranien, Dunmall joue et développe Expression, car après çà, il n'y a plus qu'à découvrir sa propre voie dans "l'au-delà".
Quant à Tribute to John Coltrane, Dunmall interprète de manière absolument créative , recrée donc, des pièces moins connues et rarement jouées en concert par le maitre (absolu) : Ogunde, Offering, Wise One, Vigil, Brazilia, Reverend King, Sun Ship, Ascent, the Drum Thing.  Je vous laisse le soin de rechercher dans quel album de Trane se trouve chaque morceau. C’est bien le moins que chacun lui doit : explorer sa musique tant et plus. L’un ou l’autre reprend volontiers un morceau rare de Coltrane, mais peu se risquerait en se focalisant avec ce répertoire et un batteur aussi énergétique. On sait que Coltrane soufflait 16 heures par jour pour parvenir à maîtriser les sons, les harmoniques, tous les intervalles possibles dans toutes les clés à la fois en superposant les harmonies jusqu’à l’abstraction. Sans rire de nombreux artistes de renom sont des « amateurs » face à un tel prodige. Toute cela pour dire que Paul Dunmall a travaillé son instrument en repoussant les limites humaines.
Sincèrement, on entend poindre la voix de Coltrane au travers de son émule et c’est une véritable merveille. Dunmall a inventé son style de « Coltrane » et ses improvisations font bien plus qu’honorer la musique du géant disparu. Il la recrée de manière aussi vivante et humaine avec des inflexions qui évoquent le Trane dans un vrai vécu, une spontanéité tangible.
À écouter d’urgence, il y a là la plus grande émotion, celle du blues le plus intense.
PS. Passez nous la théorie du copiage …. Paul Dunmall joue sa musique propre dans ses trop rares concerts et ses très nombreux disques. Il nous montre ici comment on joue la musique de Coltrane de manière authentique et rares sont les saxophonistes ténor capables de le suivre sur cette voie aussi bien.
J’aurais pu écrire cette chronique un peu mieux, avec d’autres mots, mais comme disait Coltrane, en publiant des albums sans notes de pochette, la musique doit parler par et pour elle-même.


The Star Pillow The Beautiful Questions Paolo Monti et Federico Gerini  Setola di Maiale / Taverna records
Le label Setola di Maiale , drivé par l’infatigable Stefano Giust – un excellent percussionniste – ,  nous réserve toujours bien des surprises qui vont de rencontres hasardeuses, mais néanmoins réussies, à de superbes réalisations comme cet excellent the Beautiful Questions. Inconnus à ce jour le pianiste Federico Gerini  et le guitariste Paolo Monti , nous livrent une musique réussie laquelle semble plongée dans l’esthétique « au goût de la décennie passée » faite d’ambiances « répétitives », de minimalisme, de statisme , d’e-bows, etc… mais qui relève le défi  de se laisser écouter avec plaisir et surprise, sans tomber dans la posture avant-chiardiste. Une dimension mélodique s’insinue dans le traitement de la guitare et elle se marie avec  la volonté de traiter le son de manière abstraite. Point de clavier ici, le pianiste joue avec la vibration des cordes et des e-bows réitératifs. On transite, disons, de plus tout à fait ECM à post -AMM / Merz…  de la manière la plus naturelle qui soit. Après un longue séquence élégiaque et des revirements imprévisibles du guitariste, le premier morceau (On, In , Out..) se termine dans un chaos bruitiste en boucles et en crescendo stoppé net sur la résonance des cordes du piano. Une demi-heure bien passée. Le deuxième morceau, The Roots of Amazement, enchaîne sur une variante du procédé, la guitare et la caisse de résonnance du piano ne faisant qu’un. Tout fois Federico joue au clavier les notes essentielles, celles qui soulignent la texture des sons électroniques, laquelle s’efface devant un ostinato de guitare accéléré.  La musique est vivante et la démarche assumée. Sans concession aucune, cette musique qu’on pourrait, par moments, qualifier de planante, aura le chic de convaincre les fans d’Eno ou de Pink Floyd et de les faire entrer dans un autre univers, sonique et enfiévré.  Post Rock, Musique Contemporaine, Ambient etc.. peu importe … ce sont d’excellents musiciens, sensibles, lucides et qui maîtrisent leur sujet. Comme le démontre le jeu de guitare avec pédales super intelligent de Happy to Be Dirty, le troisième morceau , auquel répond la caisse du piano percutée comme il se doit. Effets et loops de la six cordes coordonnés avec maîtrise jusqu’à ce qu’un virage noise du guitariste laisse de l’espace aux commentaires du  pianiste.  The Star Pillow, peut-être, mais la musique nous tient en éveil, s’il est question du mot oreiller (Pillow en anglais), c’est que sans nul doute, cette musique mérite l’écoute. Une bonne découverte.