20 février 2015

RPR : Birgit Uhler Leonel Kaplan BPA : Henry Kaiser Damon Smith Jaap Blonk Sandy Even Chris Cogburn Alvin Fielder David Dove Jason Jackson and Clocks and Clouds on FMR

Birgit Uhler & Leonel Kaplan Stereo Trumpet Relative Pitch Records RPR 1030

Relative Pitch est en train de construire un catalogue qui fédère les initiatives musicales les plus contrastées que d’aucuns auraient voulu diviser dans des courants contradictoires. Alors quand le même label US aligne des artistes aussi radicaux que Birgit Uhler, Michel Doneda (en solo) ou Roger Turner, des pointures New Yorkaises comme Joey Baron et Bill Frisell et réunit dans le même enregistrement la dépositaire en chef du piano tristanien, Connie Crothers, et un soul brother de la Great Black Music tel que Jemeel Moondoc, on se dit que vraiment la musique est un langage universel pour le bonheur d’une bonne partie des auditeurs qui aiment à écouter et à découvrir tout le spectre de la musique improvisée qu’elle soit d’obédience afro-américaine ou européenne, jazz libre ou improvisation libre peu ou prou détachée du jazz au point de s’évaporer dans un minimalisme bruitiste « soft noise ». C’est bien cette dernière option qui prévaut ici. Leonel Kaplan joue exclusivement de la trompette en focalisant son approche sur le bruissement de la colonne d’air, la métaphysique des tubes en quelque sorte (pour paraphraser Amélie Nothomb) : en jouant avec de multiples niveaux de pression des lèvres et l’obturation minutieuse des orifices avec les pistons, il obtient un éventail de nuances, de dynamiques, de bruits parasites, des timbres plutôt plombés que cuivrés, tant il évoquent la tuyauterie. Birgit Uhler, lui répond en ajoutant à son remarquable travail à la trompette, l’utilisation d’une radio, d’un haut-parleur et d’objets comme générateurs de sons. L’un dans le canal droit et l’autre dans le canal gauche, d’où le titre Stereo Trumpet. Ce qui m’a toujours fasciné chez Uhler, c’est cette remarquable articulation rythmique avec laquelle elle fait vivre cette expression sonore introspective et presque désincarnée. Avec Heddy Boubaker, Gregory Büttner, Gino Robair, etc via des micro labels. Leonel Kaplan avait gravé, il y a exactement dix ans, un beau manifeste avec Axel Dörner et Diego Chamy, Absence où les scories étaient filigranées au plus près du micro d'Olivier Boulant. Stereo Trumpet établit plutôt des drones statiques où s’inscrivent de lancinants changements de tons, des vibrations cotonneuses, un souffle livide. La juxtaposition des timbres individuels crée un courant sonore où disparaît la marque de l’acte personnel et celle de la virtuosité. Parce que cette virtuosité n’apparaît qu’aux praticiens qui connaissent la difficulté du crescendo parfait sans bavure. Au lieu que chaque duettiste reste sur ses gardes en se distinguant de son partenaire avec sa personnalité musicale propre dans un give and take bien délimité, on plonge ici dans un tout fusionnel dans lequel l’auditeur distingue clairement les sons sans pouvoir en attribuer l’origine à l’un plus qu’à l’autre. Une musique qui évoque une électronique austère, une grisaille bleutée à travers laquelle il faut tendre l’oreille pour saisir le cheminement des lents changements de densité, de couleurs, de vitesse, et l’irruption d’un gargouillis imprévisible. Tout comme un Rhodri Davies, un Jim Denley, un Ernesto Rodrigues ou un Axel Dörner, Birgit Uhler et Leonel Kaplan créent avec talent les conditions d’une autre écoute dans une dimension temporelle et auditive renouvelée. Vraiment remarquable.

Relations Henry Kaiser & Damon Smith Balance Point Acoustics BPALDT505



Duo acoustique entre (ou avec) la contrebasse de Damon Smith et la guitare (1998 Monteleone Radio Flyer 7-String Guitar) d’Henry Kaiser. Smith est aussi le responsable du label BPA et celui-ci retrace ses aventures musicales dans différents contextes improvisationnels avec des improvisateurs incontournablescomme Phil Wachsmann, John Butcher, Frank Gratkowski, Wolfgang Fuchs, Birgit Uhler, la superbe chanteuse Aurora Josephson. A travers les disques BPA on aborde avec bonheur Il y a une dizaine d’années BPA avait publié un hommage d’Henry Kaiser à Derek Bailey (Domo Arigato Derek Sensei) suite à sa disparition et avec de multiples invités dont un intéressant duo Kaiser-Smith qui appelait un prolongement, voire un document. Kaiser est connu pour ses multiples appétits musicaux qui naviguent entre des croisements « musique du monde », le projet YoYo Miles avec Leo Smith  (sorte de re-make des Bitches Brew et Agartha du Miles Davis électrique), un Wonderful World en solo quasi New Age,  de l’improvisation radicale (l’excellent Acoustics avec Mari Kimura, Jim O’Rourke et Jim Oswald chez Victo). Dead Head assumé, il a joué des covers alternatives du Grateful Dead, mais aussi pastiché le Magic Band de Captain Beefheart. Son Wireforks en duo avec Derek Bailey m’est resté en travers de la gorge, alors que c’est un excellent guitariste et musicien engagé dans l’improvisation depuis des décennies. Bref, il a autant de cordes à son arc que sa collection de guitares est vaste. Dès la fin des années 70’s , il avait fait fort avec son album Protocol en duo avec le percussionniste Andrea Centazzo et le trompettiste Toshinori Kondo, deux artistes superlatifs qui avaient quitté la scène improvisée quelques années plus tard. Donc, pour moi, Kaiser est un musicien que j’apprécie et pour lequel je n’hésite pas à chroniquer avec plaisir un opus qui me touche comme son solo Requia dont vous trouverez une chronique dans une page de ce blog (août 2014). Mais ce n’est pas un artiste que je suis à la trace comme Veryan Weston, Paul Hubweber, Roger Turner, Charlotte Hug, Gunther Christmann etc... Alors bien sûr, avec cette approche spécifique à la guitare acoustique, plane ici l’ombre du grand Derek Bailey, celui des Domestic Pieces (Emanem 4001), d’Aida (Incus 40) et de Lace (Emanem), acoustique. Ou l’opiniâtreté radicale de John Russell, un de ses bons copains. Car dans cet enregistrement, Henry Kaiser joue avec les harmoniques, technique par excellence de Bailey et Russell. Il y a donc heureusement des moments superbes, sauvages, des trouvailles au niveau guitare et le duo fonctionne comme dans ce Garden Not A Garden où le contrebassiste frotte le plus lentement possible l’archet sur la corde grave en bloquant la vibration. Recherches, écarts, évidences, congruences, échappées, flottements. Au niveau guitare proprement dit, il faut vraiment écouter dans une excellente hi-fi, pour apprécier ce que Kaiser apporte de particulier à la lingua franca post-Bailey. Cette guitare convient-elle à cette technique qui utilise les harmoniques produites en bloquant subrepticement la vibration de la corde un bref instant au moment précis où le plectre tire la corde ?? Cela nécessite des cordes particulièrement tendues, accordées au plus juste à toutes les hauteurs et un instrument à la projection exceptionnelle. Comme on l’entend à merveille dans Annoyance is the Joke That Drives the Music, Kaiser dégringole des cascades d’accords abrupts et dissonants quand son acolyte fait grincer sa basse. Damon Smith a une tendance à se tenir légèrement en retrait comme s’il se mettait au service de la guitare. Parfois, j’ai le sentiment que la logique ou le charme fantaisiste de l’improvisation en cours se dissipe. Un peu trop posé. Ceux qui ont jamais écouté la demi-face de vinyle complètement folle de Derek Bailey et Maarten Altena dans Improvisors Symposium Pisa 80, tiendront là matière à disserter. Malgré ces remarques, Relations contient d’excellents moments et est un témoignage vivant de ce penchant qu’ont les improvisateurs d’essayer des choses dans l’espoir de créer un momentum qui captive l’attention. Et cela passe plutôt bien. Il y a des albums de Damon Smith qui sont quasiment parfaits, au sens improvisation, s’entend.

North of Bianco Jaap Blonk Sandy Even Damon Smith Chris Cogburn bpa016

Jaap Blonk est un des rares vocalistes masculins proéminents de la scène improvisée au même titre que notre cher Phil Minton à tous et que le prodigieux Demetrio Stratos, trop tôt disparu (1978). Stratos avait d’ailleurs précédé Minton dans l’ordre d’apparition sur la scène internationale comme chanteur vocaliste expérimentateur de quelques années. Tous deux sont de vrais chanteurs avec des voix aux dimensions et à la texture exceptionnelles et une capacité phénoménale à déguiser leur organe d’attributs multiples et complètement incroyables. J'espère moi-même ne pas perdre mon temps en me produisant ici et là en qualité de chanteur improvisateur. Digne héritier de la tradition « poésie sonore » des Kurt Schwitters et Henri Chopin, Jaap Blonk ne se montre pas tel un chanteur, mais plutôt comme un formidable bruiteur de l’impossible. Un performance solo de Blonk est un pur moment de magie. D’excellents témoignages de ses capacités d’improvisateurs figurent dans les cd’s Improvisors (avec Michael Zerang et Mats Gustafsson/ kontrans) et First Meetings (avec Zerang et Fred Lonberg Holm /Buzz records) enregistrés en 1996, alors que le profil de la musique improvisée libre radicale se redressait à vive allure, vingt ans après l’explosion de 1976 / 77. Et donc vingt ans encore après, quoi de plus naturel de retrouver Jaap Blonk dans l’exercice difficile du quartet avec guitare électrique, contrebasse et percussions. Qu’à cela ne tienne, Sandy Even détient la clé de la réussite de l’entreprise, son approche étant bruitiste à souhait avec le dosage subtil nécessaire. En effet, on n’entend quasiment jamais une inflection issue de la pratique, même subliminale, du chant, dans le babil crypto-langagier, les borborygmes et bruits de bouche du Hollandais et l'option de la guitariste se meut dans une perspective idéale. Même quand sa plainte ondule au-dessus du pandémonium électronique guitare électrocutée et percussion enchevêtrée. La musique est en fait un bel hommage au Keith Rowe d’avant (le minimalisme). BPA avait déjà publié il y a un an un excellent duo « digital » de Sandy Ewen  et Damon Smith, Background Information (BPA-1), un travail sonique qui allie une aspect brut avec la plus grande finesse. Ce North of Bianco en est son prolongement légitime. Toutes les possibilités sonores sont exploitées, le percussionniste Chris Cogburn bruissant à merveille (où est passée la batterie?), utilisant son instrument comme résonateur de manipulations d’objets et d’instruments détournés de leur fonction première et le vocaliste se moule et coule dans les interstices ou quand le silence point ou que le jeu s’aère, prend la relève du bruitage sans qu’on se dise qu’il y a une voix humaine. Une machine, un gros bourdon ou des monologues improbables à la diction infernale. Il y a un texte poétique de PascAli, le tandem de contrebassistes, dans les notes de pochette. J’aurais aimé y voir figurer une notice avec qui et quoi fait quoi, question instrumentation. Mais peut-être ainsi, le mystère est conservé. Les groupes documentés par Damon Smith sur son label BPA se suivent et ne se ressemblent guère. Et c’est une bonne raison de suivre l’évolution de ce label dédié à l’improvisation libre à 100% et sans oreillères.

Clocks and Clouds Luis Vincente Rodrigo Pinheiro Hernani Faustino Marco Franco FMR CD371-0214

Iridescence, Ophidian Dance, Strangely Addictive, Compression Test, etc… avec des titres pareils, on s‘attend à un jazz intellectuel et imagé, à une démarche subtile. Et à l’écoute, on n’est pas déçu. Il arrive encore souvent qu’on se dise que le groupe enregistré X ou Y est moins réussi que la qualité intrinsèque de ses membres. Ici, c’est tout le contraire et à cet égard c’est une belle réussite collective basée sur la phraséologie de chaque individu, trompette (Vicente), piano (Pinheiro), contrebasse (Faustino), batterie (Franco) et leur capacité à coordonner leurs interventions, à doser la dynamique dans un équilibre instable dans une manière de swing décalé qui fait le grand écart avec les lois du genre. Le bassiste est l’intelligent pivot de l’ensemble, le pianiste crée constamment des espaces dans le flux du clavier afin de permettre la lecture des nuances du percussionniste, lequel a retenu la leçon d’un Paul Lovens (sans pour autant être aussi audacieusement extrême), et de relancer les étoiles filantes du trompettiste. On va au plus loin de la structure du jazz libre sans certains des poncifs du genre avec l’expérience d’une pratique de l’improvisation totale, radicale. C’est un travail absolument remarquable et sa qualité se bonifie au fil des écoutes répétées. Vicente a des lueurs dignes d’un Bill Dixon et Pinheiro est un excellent pianiste jazz contemporain qui a intégré comment diriger ses improvisations au piano avec la structure d’un quartet tel que celui de Clocks, qui porte très bien ce nom vu la cohésion millimétrée. Marco Franco gère très bien la dynamique en alliant retenue et agressivité. Il y a un peu de tout dans le catalogue FMR et il arrive qu’on ait d’excellentes surprises telles que celles-ci. Un excellent album qui a quelque chose de très particulier. A recommander.

From to From Alvin Fielder David Dove Jason Jackson Damon Smith Balance Point Acoustics BPA 015



Souvenez – vous ! Alvin Fielder est un des batteurs qu’on a entendus dans les premiers enregistrements du futur Art Ensemble of Chicago alors qu’ils n’avaient pas encore rejoints Paris en 1969. Il y eut Phil Wilson, Robert Crowder et Alvin Fielder. Et puis seulement Don Moye. Fielder est un Néo Orléanais et c’est à l’aune de cette filiation qu’il faut apprécier le quartet de From-To-From. Il forme le moteur de l’ensemble et lui imprime une couleur et une impulsion rythmique Louisianaise typique même si les deux souffleurs, le tromboniste David Dove et le saxophoniste Jason Jackson s’envolent en toute liberté avec une bel expressionnisme Great Black Music secondé par la walking basse imperturbable de Damon Smith. C’est la belle impression qu’ils donnent dans le premier Ut. Dict., amplifiée par la fausse nonchalance soul funky du trombone, une voix originale et relativement voisine de celle de Roswell Rudd. Mais dès le début des vingt minutes de From To From, le swing du premier morceau se métamorphose dans une belle recherche de sons, d’ébauches, de commentaires, de rubato lyriques ou inquisiteurs où s’entrecroisent des lignes pleines d’une vraie richesse musicale. Le tempo démarre vers la septième minute et se décale pour soutenir le solo chaleureux du trombone. Il y a dans cette équipe un sens collectif, une joie de jouer décontractée dans une forme d’allégresse en mode mineur, une alternance sax/trombone et Jackson tire parti de l’alto, du ténor et du baryton en fonction de l’orientation de la pulsation. C’est avec surprise qu’on voit le temps défiler à l’aune de la rédaction de ce texte et c’est dire que la musique n’est point ennuyeuse. B,B,B x 6/8 est l’occasion d’ouvrir avec la contrebasse improvisant en avant et les souffleurs voletant en suspension dans l’espace. La configuration instrumentale est mouvante et en constante évolution et l’intelligence du jeu collectif fait de ce quartet un groupe gagnant, sans qu’il sacrifie à la démonstration – étalage technique, virtuosité et tempos d’enfer. Quand ils s’envoient en l’air à tout berzingue, c’est l’affaire de trois minutes créant la diversion parfaite. Le jazz, c’est l’art consommé du temps. On pense au New York Art Quartet (album ESP et Mohawk pour Fontana). Lyrisme, cohésion, équilibre, blues authentique. Une musique pareille ne se cote pas : Vous prenez ou vous laissez ! Moi, je prends tout cela à 100% : la musique du cœur et de la sensibilité !!

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