7 juin 2015

Moon in June : Ivo Perelman - Matt Shipp - Mat Maneri - Joe Morris - Stefan Keune - Guylaine Cosseron - Xavier Charles - Fred Blondy

Fractions Stefan Keune Dominic Lash Steve Noble No Business NBLP 83 

Une belle pochette blanc minimal parsemée de points en forme de constellation papillonnante et le titre Fractions pour une musique endiablée, arcboutée contre les éléments déchaînés, menée par un saxophoniste incendiaire, Stefan Keune. Personnalité réservée, improvisateur libre archétypal pour qui a écouté le superbe duo pointilliste avec le guitariste John Russell (Frequency of Use / Nur Nicht Nur & Excerpts and Offerings / Acta), articulant d’une précision ébouriffante des sonorités multiples et des harmoniques aiguisées à la vitesse de l’éclair, le voici qui s’époumone avec une énergie et un mordant rares. Un autre trio de Keune avec  le contrebassiste Hans Schneider et le batteur Achim Krämer, No Comment, est le dernier grand album du label FMP et  lorgnait vers une veine plus expressionniste tout intégrant le silence et la lisibilité des moindres détails. Steve Noble est un des percussionnistes phares de la scène londonienne, virevoltant sur ses fûts, tam-tam et cymbale retournés dans la lignée Han Bennink. Dominic Lash, un contrebassiste en vue, apporte une assise musicienne et un vrai savoir faire. Pris entre le marteau et l’enclume dans un Vortex extasié (Dalston, Hackney), il ne se contente pas de faire figure de tranche de gouda dans un sandwich. Par tous les moyens, ses doigtés font palpiter le gros violon sous les assauts du batteur et sous le cri et la fureur du cracheur de feu. Si voir et écouter Mats Gustafsson  et Peter Brötzmann qui se lâchent est votre tasse de thé ou … votre coupe de Chimay Bleue (souvenirs de Peter B avec une pinte teutonne pleine à ras-bord de Chimay à Anvers), il faut absolument que vous preniez Stefan Keune sur le coin de la figure. Ne vous fiez pas à son allure d’homme rangé bon enfant, notre soufflant en connaît un rayon pour chauffer à blanc l’anche et faire hurler la colonne d’air qui contraste avec son air de sainte nitouche. C’est d’ailleurs ce qui fait toute le sel de ses performances… Véritable autodidacte 100%, il s’est créé un univers original, un son et une attaque de l’instrument immédiatement reconnaissable, quelque soit son humeur ou l’instrument, alto, baryton, ténor ou sopranino. Ce sont ces deux derniers instruments avec lesquels il œuvre ici. Venu au saxophone par la pratique sur le tas, il se distingue par une complexité dans le jeu et une énergie atavique car il a travaillé son instrument de la manière la plus exigeante qui soit en suivant une approche très peu orthodoxe. Un très original dans la mouvance Evan Parker et c’est dans la Longest Night de 1976 (Ogun) qu’il faille chercher la connection  ! On apprécie son registre pointu au petit saxophone dans le premier morceau de la seconde face, celle-ci étant plus orientée vers une dynamique sonore interactive à laquellle se prête mieux la volatilité du sopranino, explosant ici par le souffle véhément  et abrasif de Keune. Sorry, si j’ai l’air d’insister sur notre soufflant par rapport à ses deux camarades, on a entendu  ces derniers temps Steve Noble avec Brötzmann, Mc Phee, Simon Fell, John Edwards etc… , - pas mal de festivaliers étaient éberlués de n’avoir jamais encore ouï dire de cet enthousiasmant percussionniste -, Stefan Keune est un des plus sérieux clients qu’il faille faire connaître pour remettre les choses à leur place : un immense plaisir d’écoute, la free-music à l’état pur. Dans la foulée, recherchez Frequency of Use (Nur Nicht Nur) et Excerpts and Offerings (Acta) avant qu’il ne soit trop tard ou The Short and the Long of It (Creative Sources) !

PS : Un autre enregistrement en duo avec avec Paul Lovens serait en attente de publication

Guylaine Cosseron Xavier Charles Frédéric Blondy Rhrr…

Pas de label, une pochette fleurie et colorée, une chanteuse un clarinettiste et un pianiste, une musique de recherche de sons, de mise en commun des bruissements dans l’espace sonore, un concert enregistré au Carré Bleu à Poitiers, dans une structure qui ose toujours (2014) bravant le médiatiquement correct et le culturellement responsable. Dès le départ le souffle dans la gorge, les percutages des cordes du piano, préparées …touches effleurées, marteaux amortis, glissements de la colonne d’air, résonance du tube, harmoniques éthérées. Une quête éperdue de sons, d’élans de la voix, une récolte prodigue, leurs agencements singuliers comme s’ils naissaient d’une nature sauvage, encore jamais profanée. Pas de structure verticale mais un étalement infini. Tous trois sont des maîtres de leur instrument. La performance du clarinettiste, Xavier Charles, est exceptionnelle : en effet, je ne connais quasi aucun clarinettiste, « professionnel de l’impro » qui fait éclater ainsi l’instrument du Concerto de Mozart que Michel Portal a contribué à ressusciter il y plus de quarante ans. La chanteuse Guylaine Cosseron a le chic pour faire varier un cri de désespérée comme si c’était un poème, pressurée par les raclements rageurs du bocal de la clarinette. Une approche extrême, un don de soi sincère. J’ai déjà écrit, dans ces lignes, ô combien essentielle se révèle la contribution organique du pianiste Frédéric Blondy. Mais plus qu’une réunion de fortes personnalités, c’est à un exceptionnel partage de l’improvisation et de la musique collective auquel nous avons droit dans ce Rhrr constitué d’envoûtantes séquences extraites d’un concert qu’on jugerait mémorable.  Il se termine, presque, par un superbe moment de « folklore imaginaire », celui l’imagination au pouvoir. 

Counterpoint Ivo Perelman Mat Maneri Joe Morris Leo Records LR730

Après l’extraordinaire Two Men Walking de Perelman et Maneri qui unissaient le saxophone ténor de l’un avec le violon alto de l’autre dans un miroitement microtonal singulier, une des plus belles choses qui ait pu arriver, inédite, dans l’univers du jazz libre. Et il ne faut pas s’étonner les entendre remettre cela à nouveau avec le guitariste Joe Morris. C’est au début des années nonante et en compagnie du guitariste que feu Joe Maneri et son très jeune fils, Mat Maneri nous étaient apparus comme un miracle : Three Men Walking (ECM), disque manifeste d’un manière contorsionnée de jouer avec décalages, retards, tressautements constants des intervalles dans un univers chambriste. Counterpoint est né de la volonté d’Ivo Perelman de jouer dans toutes les formules possibles avec ses fidèles : Mat Maneri, Matt Shipp, Michael Bisio,  William Parker, Joe Morris, avec ou sans batteur, Whit Dickey ou Gerard Cleaver. L’ayant entendu récemment dans un enregistrement risqué avec le pianiste Agusti Fernandez et le trompettiste Nat Wooley, je suis vraiment heureux qu’on puisse apprécier un guitariste original comme Joe Morris dans un trio aussi bien balancé que ce lui de Counterpoint. Ivo Perelman est un extraordinaire chanteur dans le registre aigu du ténor obtenu avec une qualité de souffle exceptionnelle. Jouer des harmoniques, soit, mais leur imprimer une telle vie, une telle chaleur et mille inflections dans le droit fil du grand Albert, est un véritable tour de force. Un merveilleuse suite d’improvisations libres dans le prolongement du jazz free. Sans thèmes, sans compositions, de la pure improvisation où la mélodie est étirée, et s’échappe dans un jeu inouï avec les intervalles et le son. Le ténor évoque Shepp, Ayler ou un Getz survolté qui dérape. Il y a aussi un feeling mélodique brésilien, Ivo étant Brésilien d’origine et New Yorkais d’adoption. Le jeu inouï de Mat Maneri convoque tous les écarts des intervalles tonaux qu’il soit possible de tirer de son difficile instrument, le violon alto, avec une cohérence digne d’un maître du raga indien. La voix de Maneri est aussi profondément originale que celle du saxophoniste.  Leur correspondance intime dans le miroitement des microtons, de chaque minutieuse altération sur toutes les notes jouées confine au prodige. Le jeu du Joe Morris, anguleux et contrasté,  s’inscrit avec beaucoup de justesse visualisant une géométrie imaginaire dans l’espace. Il les aiguillonne avec le dosage parfait de sel pour rendre l’entreprise aussi aventureuse que merveilleusement équilibrée.  Ce trio écrit une page aussi fascinante que les trios de Jimmy Giuffre, le Tips de Lacy  avec Potts et Aebi, ou le Reunion de Trevor Watts et Steve Knight. Un vrai trésor du jazz entièrement improvisé en toute liberté.

Callas Ivo Perelman Matthew Shipp Leo Records LR 728

Après nous avoir gâtés avec une suite quasi ininterrompue d’enregistrements de haute volée, le saxophoniste ténor brésilien Ivo Perelman frappe encore plus fort avec une merveilleuse trilogie : Counterpoint en trio avec Mat Maneri et Joe Morris, Tenorhood en hommage aux saxophonistes de toujours (Trane, Rollins, Mobley, Ayler) en duo avec le batteur Whit Dickey et Callas, un duo au titre étonnant, avec le pianiste Matthew Shipp. Maria Callas ! La diva qui fit autant sensation qu’elle fut vilipendée de son vivant et qui représente dans l’imaginaire collectif la chanteuse d’opéra prodige entre toutes. Cet hommage tire son origine dans la préoccupation d’Ivo Perelman au sujet de maux de gorge constants causés par sa pratique intensive du saxophone. Son médecin lui fit remarquer que cette douleur est identique à celle subie par les chanteurs dans leur manière personnelle de porter la voix. Ils y remédient en rééduquant le processus d’émission vocale avec un professeur spécialisé. Et donc Ivo Perelman s’est mis à suivre un cours de chant curatif et dans la foulée, s’est mis à écouter des chanteuses et est tombé amoureux de la voix nauturelle et enflammée de la Callas. L’écoutant au casque, il s’est mis à jouer en temps réel  toutes ses parties vocales en la suivant note à note, complétement fasciné par la puissance physique de sa voix. Chaque morceau de ce double album se réfère à un rôle chanté et joué par la diva : Norma, Medea, Lucia, Violetta, Aida, Leonora, … Comme il se devrait avec une chanteuse ou un chanteur, le pianiste Matt Shipp, se met entièrement au service du chant singulier du saxophoniste comme si celui-ci était un chanteur. Car c’est vraiment une voix de chanteur qui transparaît dans toutes les inflexions du saxophone ténor qu’il sollicite le registre intime, introspectif ou le plus  expressionniste « aylerien ». Dans aucun des morceaux, Matt Shipp ne prend l’initiative de broder un solo ou de se lancer dans un morceau de bravoure soliste qui pourrait mettre en valeur son immense technique et sa très forte personnalité. Plutôt, il cherche à créer l’écrin idéal pour l’épanchement lyrique (Tosca), les volutes vocalisées dans l’aigu qu’affectionne son ami Ivo et qui font de lui un saxophone ténor aussi unique que le sont Evan Parker et Paul Dunmall, etc…(dont il admire éperdument la musique et la technique supérieure). Ou alors il se lance à un équilatéral chassé-croisé comme dans cette manière de course poursuite dans Rosina. Comme toujours avec Perelman, l’imagination est au rendez-vous car une fois lancé sur un caractère tiré des nombreux rôles de la Callas, il ne peut nous empêcher de nous surprendre, évitant clichés, lieux communs et autres œillades faciles. Le ton est généralement suave passant sans effort du registre médium presque vaporeux à des pointes aiguës qu’il va chercher dans les harmoniques de l’instrument qu’il fait chanter comme personne. Ou alors il tempête avec véhémence l’instant d’un éclat. Matthew Shipp sollicite des rythmes, des couleurs qu’il fait vivre avec un sens aigu des variations  comme si c’étaient des vagues d’une mer infinie. Medea voit se développer un entrelacs d’arpèges poursuivi dans une remise en question permanente de leur cambrure rythmique et sur la quelle notre ténor surfe avec des doubles détachés pointés d’échappées d’une seule overtone…  Le blues et les racines africaines (Leonora) sont sollicités et tout le substrat des ballades nord – américaines transparaît en filigrane. L’écoute sans interruption de cet album vous révèle comment des improvisateurs assument chacune de leurs propositions telles qu’elles qu’énoncées une fois amorcées, chaque fois une chanson en somme (Violetta), en la développant et la transfigurant en tirant pleinement parti de ce que leur construction musicale implique. Une mention au superbe travail du pianiste qui, s’il s’efface devant la voix du saxophone ténor, trace tout du long un chemin toujours mouvant qui entraîne le chant perelmanien vers des sommets de connivence. Ses seize pièces sont chaque fois un modèle du genre et l’art de ces deux improvisateurs réside autant de leur complicité que de tous leurs points forts individuels. A recommander chaleureusement à tous ceux que la chaleur du sax ténor fait vibrer intérieurement et qui veulent s’échapper de la monotonie du jazz corporate.


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