1 juillet 2016

They Begin To Speak : Linda Sharrock Mario Rechtern / Blazing Flame : Steve Day Julie Tippetts Keith Tippett / Leos Janacek untuned by Alvin Curran & Gordon Monahan / Spiderwebs of Sandy Ewen Tom Carter & Ryan Edwards


They begin to speak Linda Sharrock Network Linda Sharrock, Mario Rechtern with : CD1 France : Itaru Oki Eric Zinman Makoto Sato Yoram Rosilio Claude Parle Cyprien Busolini. CD2 UK : Derek Saw John Jasnoch Charlie Collins Improvising beings ib46

L’irréductible label Improvising beings présente le plus large éventail qu’il est possible dans les musiques improvisées, que ses musiciens soient très jeunes ou vieux et cela sans concession ni considération de "ligne éditoriale"  quant au style. Quel autre producteur aurait donné sa chance à François Tusquès, Alan Silva, Itaru Oki, Burton Greene, Giuseppi Logan ou le bassiste électrique milanais Roberto Del Piano ou encore publié un projet loufdingue de 8 cd’s avec Sonny Simmons et des zèbres comme Anton Mobin, aka _bondage, Michel Kristof et lui-même (leaving knowledge, wisdom and brilliance / chasing the bird) ?? Non content de publier un compact  de Tusquès, ce n’est pas moins de six albums que Julien Palomo, le responsable d’IB, a consacrés au pianiste vétéran, montrant ainsi l’étendue de sa palette. Il lui faut un culot extraordinaire vu les conditions actuelles (vente de cd’s en berne), car malgré une carrière bien remplie et son implication totale dans l’avènement du free-jazz en France (il fut le compagnon de la première heure des Jenny Clark, Portal, Romano, Thollot, Barney Wilen, Beb Guérin, Vitet, Jeanneau, Don Cherry et de tous les combats), François Tusquès ne jouait quasi nulle part et n’intéressait plus un seul organisateur ou journaliste. Pour un tel label, c’est presque suicidaire. Palomo et Improvising Beings préfèrent s’intéresser à des artistes négligés par les médias jazz/improvisés ou des inconnus comme Jean-Luc Petit, Henry Herteman, Hugues Vincent, que  de mettre son énergie dans des artistes omniprésents dans les festivals et une kyrielle de labels (Brötzmann, Gustafsson, Léandre etc..). Bref, Julien Palomo a la foi qui soulève les montagnes, et si cette musique improvisée se vit comme une utopie, on peut dire qu’Improvising Beings est bien le label utopiste par excellence. Pour preuve, ce double cd de la chanteuse Linda Sharrock, autrefois diva de la scène avec Sonny Sharrock, puis avec Wolfgang Puschnig et Eric Watson. Malheureusement  pour elle, elle fut victime d’une attaque cérébrale et en resta aphasique, perdant l’usage de la parole et de la motricité. Son compère saxophoniste Wolfgang Puschnig, avec qui elle fit les beaux jours des festivals durant deux décennies, continua son chemin et c’est avec un autre saxophoniste, Mario Rechtern qu’on la retrouve, celui-ci l’assistant dans sa vie de tous les jours et dans sa volonté inébranlable de continuer à s’exprimer à travers sa musique.  On se souvient des vocalises démentielles de Linda Sharrock dans les albums légendaires de Sonny Sharrock (Monkey Pookie Boo / Byg et Black Woman / Vortex avec Milford Graves). La voilà qui remet çà avec des despérados comme Mario Rechtern au sax alto et baryton, le pianiste Eric Zinman, le trompettiste Itaru Oki, le batteur Makoto Sato et le bassiste Yoram Rosilio. Improvising beings avait déjà publié  no is no (don't fuck around with your women) / ib-30 et un 45 tours en édition limitée : don’t fuck around with your women / ib30ltd avec les précités. Bien que son registre et ses moyens vocaux sont restreints par son handicap et son articulation est devenue quasi inexistante, Linda Sharrock a conservé toute sa lucidité et mène un combat contre le sort pour crier sa rage de vivre. Avec sa voix, son regard et sa présence, elle conduit son orchestre depuis son fauteuil roulant, le son de sa voix chaude et hantée agissant comme la baguette d’un conductor, un peu comme le faisaient Alan Silva ou Butch Morris pour diriger des orchestres d’improvisateurs. Le premier cédé (They Begin to Speak studiocontient un enregistrement studio réalisé en mai 2015  avec Rechtern, Oki, Zinman, Sato, Yoram Rosilio auxquels se sont ajoutés l’accordéoniste Claude Parle et le violoniste Cyprien Busolini dans trois improvisations intitulées par leur durée (20 : 24 / 20 : 27 / 12 : 58). Le deuxième cd (They Begin to Speak live) propose aussi trois improvisations, celles-ci enregistrées en concert à Sheffield (22 : 54 / 12 : 33 / 16 :19), réunissant Sharrock, Rechtern, le trompettiste Derek Saw, le guitariste John Jasnoch et le percussionniste Charlie Collins, des allumés de la très active scène improvisée du Yorkshire. En studio (Studio Septième Ciel à Issy les Moulineaux), l’affaire est chargée, compacte, intense, les huit musiciens remplissant le spectre sonore : voix, trompette, sax, violon, accordéon piano, contrebasse et batterie. Le quintet avec les musiciens anglais est plus aéré, fluide, mais néanmoins tout aussi décoiffant comme dans le final des 12 :33 sous les coups de boutoir du baryton de Rechtern. L’introduction des 16 : 19 semble irrésolue, mais on remet ses esprits en place pour clouer un sort à la raison des fades à la fin du concert. Je pense que c’est plus réussi que le disque précédent, le projet et la pratique de Linda Sharrock , Rechtern et cie ayant eu le temps de mûrir. Ces enregistrements sont le marqueur de l’irrépressible révolte qui sourd toujours, presque cinquante ans après mai 68, dans une réalité quotidienne de plus en plus inquiétante : les attentats à Paris, Bruxelles et Istanbul, les centaines de milliers de réfugiés, la précarité galopante, la Loi-Travail et Nuit Debout, le FN, le glyphosate toujours prolongé, Donald Trump, Daech, Al Qaida, Boko Haram, la fusillade à Orlando, le racisme, la Crimée, le Somalie, Fukushima, l’UE et le Brexit, des dirigeants irresponsables, les fermetures d’entreprises, l’environnement, le réchauffement climatique et la fonte de la banquise, le fracking et les incendies de Fort Mc Murray, l’arrogance des hyper riches, les paradis fiscaux, les guerres interminables. On a reproché au free-jazz de crier et de gueuler au lieu de faire de la musique, mais il semble qu’aujourd‘hui personne ne contredira que, tout comme l’utopie, mais aussi l’écoute, la confiance, la générosité, etc…, c’est devenu une nécessité.

Murmuration : Blazing Flame Steve Day Julie Tippetts Keith Tippett Aaron Standon Peter Evans Julian Dale Anton Henley Bill Bartlett Leo Records LR 756
Blazing Flame est le projet poétique et musical de Steve Day en bonne compagnie : les deux Tippett(s) excusez du peu surtout qu’on ne les entend guère au fil des années. Peter Evans, un bon violoniste est seulement l’homonyme du trompettiste américain qui défie la chronique. Mais le propos n’est pas là : Blazing Flame est un projet colelctif au service des excellent poèmes de Steve Day qui les chante parle avec une belle assurance. Il n’est peut être pas un « vrai » chanteur et sa voix est inspirée par celle des chanteurs rock  british plutôt que par ceux du jazz ou du contemporain. Julie Tippetts intervient et quand sa voix se laisse aller, on est au paradis. Comme il se doit dans la scène britannique, ces musiciens se plient complètement pour servir le texte et les idées de Steve Day, car chez eux (les free improvisers British), le fair-play egoless, la modestie et l’absence d’idées toutes faites sont de mise sans qu’il soit besoin de s’expliquer. Le saxophoniste alto Aaron Standon, le bassiste Julian Dale et le batteur Anton Henley assurent et Julie et Keith s’insèrent avec goût et originalité sans se mettre en avant. Les poèmes sont heureusement imprimés dans le livret de pochette ce qui me permet d’en apprécier la richesse, la simplicité naturelle, la dimension humaine. Le message passe et on a passé un beau moment avec des paroles, le chant de Julie, les sons et les rythmes, l’effervescence des moments forts et les vibrations de chaque assemblage d’instruments. Steve Day joue aussi des percussions. J’ai toujours trouvé que comme critique, il manquait un tant soit peu de substance mais comme artiste, il a un cœur gros comme çà.  Un bon projet

Alvin Curran / Gordon Monahan For Leos’s Piano Hermes’ear HE CD 014

Produit par le Pr Jozef Cseres, chercheur en esthétique, cet album en hommage au (piano du) compositeur tchèque Leos Janáček a été enregistré dans la maison du compositeur à Brno, aujourd’hui le Leos Janáček Memorial, avec des œuvres d’Alvin Curran pour piano et électronique et des « altérations » d’œuvres de Leos Janáček et Henry Cowell par Gordon Monahan pour  Piano Digital Performer Software  et « Native Instruments Akoustik Piano Software », toutes réalisées par les deux compositeurs in vivo. Les cinq pièces d’Alvin Curran, jouées sur le piano de Janáček, ont une durée de 5 à 11 minutes et alternent dans l’ordre du CD avec neuf morceaux de Gordon Monahan de durée plus courte (entre 36 secondes et trois minutes). Ces performances ont comme toile de fond la maison du compositeur, l’installation aérienne de Monahan avec des cordes de piano tendues sur le cadre de deux pianos installés au jardin et la rencontre, il y a nonante ans, entre Janáček et Henry Cowell à Brno. Le contexte de cette rencontre est réactualisé dans les performances de Curran et Monahan grâce aux recherches de Jozef Cseres et de Jirí Zahrádka sur les circonstances précises où celle-ci eut lieu. Pour qui connaît le pianiste et compositeurs expérimental Alvin Curran, on ne se trompera pas en affirmant qu’il est un des vrais héritiers d’Henry Cowell tant pour les formes de sa musique que par l’esprit de sa démarche. Les pièces jouées par le compositeur sur le piano non accordé de Janáček  ont été ensuite mixées et transformées électroniquement par lui-même et son assistant Angelo Maria Farro. Quant à Gordon Monahan, il a sélectionné des extraits d’œuvres de Cowell et Janáček exécutées par Curran et les a ensuite éditées et altérées avec le Digital Performer Software (piano électronique, somme toute) dont les sons activent douze cordes de piano tendues entre le sommet de la maison de Janáček et deux pianos droits placés dans le jardin, six pour chaque piano. Le public installé autour de ces deux pianos entend la vibration des cordes de ces pianos amplifiant les sons transmis par les cordes de l’installation, mais aussi en réaction au vent qui se lève. Tout ceci et plus encore est minutieusement détaillé et commenté par les artistes eux-mêmes dans les notes de pochette. L’interprétation de la démarche est magistralement synthétisée en deux pages par Jozef Cseres, un des personnalités les plus lucides de l’art transmédia d’aujourdhui, sous le titre : Janáček Revisited Recomposed and Retuned. Ce texte brillant complète admirablement les enregistrements et donne son sens à la démarche de ce double projet. C’est d’ailleurs Cseres qui a commissionné Curran et Monahan pour ce projet. Ce qui est certain pour moi, c’est que le processus créatif de ce projet complexe aurait pu être décrit ultra-minutieusement et le mieux du monde par Raymond Roussel, l’écrivain le plus curieux de l’époque de Cowell et Janáček.  Toujours est-il que les sons produits par le vent et l’installation semblent être entendues réalistement durant la pièce de Curran The Works, à moins qu’il s’agisse d’électronique insérée par Curran lors du mixage ultérieur. En résumé, dans la vénérable demeure du compositeur Janáček et avec son piano en l’état, soit non accordé, deux musiciens / artistes sonores contemporains, qui ont eux mêmes une histoire, réactualise et transforme le son et la pratique du piano à travers l’œuvre de compositeurs du passé avec des moyens électroniques contemporains inconnus du vivant de ceux-ci, comme si des photos du passé se trouvaient altérées par photoshop sous les doigts experts d’un grand artiste. J’apprécie particulièrement le traitement du son du piano en ralentando de Curran dans Inner Cities et son exécution des pièces de Cowell, elles-mêmes transformées par Monahan. L’écoute de cet album à l’ambiance toute particulière nécessite un travail de l’auditeur pour pénétrer la démarche en s’aidant des notes de pochette et en faisant travailler son imaginaire. For Leos’s est vraiment remarquable et la musique se situe à la hauteur de l’imagination et de tout le mal que ce sont donnés les protagonistes pour le réaliser.
NB : Je ne suis pas parvenu à trouver sur mon clavier la lettre s de Leos surmontée d’un accent en forme de v qui en fait une consonne différente. Donc ce n’est pas une faute de ma part, mais plutôt une contingence technique.

Spiderwebs in between the known and the unknown Chiastic Society >x< 04 / Coincident Sound CS005 /  Wholly Other WO17

Coproduit par trois micro-labels et réunissant les guitaristes Tom Carter, Sandy Ewen et Ryan Edwards  en concert à Houston, Texas le 11 mars 2013, in between the known and the unknown porte bien son titre. Dès le premier des trois morceaux en duo (entre 8 et 12 minutes) qui précèdent le main course de 33 minutes en trio, le ton est donné : Carter et Edwards font chanter une électricité saturée et vocalisée avec des notes tenues en créant un arc d’intensités statiques et en réitérant un motif autour de deux notes de la gamme (Inform the athmosphere). We were isolated musically  d’Ewen et Edwards nous fait entendre deux manipulations parallèles des mécanismes et effets sonores de la guitare avec force de micro-détails et un excellente lisibilité. L’action des doigts et des mains tout azimut sur les parties du manche, des micros et sous le chevalet entraîne un crescendo de l’utilisation des effets. Les guitares devenues objets semblent piétinées, les sons fractionnés, semi-aléatoires, fantômes, s’échappent en lambeaux du subconscient… Toute l’improvisation est menée avec une  vraie suite dans les idées et la séparation de chacun dans le champ sonore nous fait entendre qu’il s’agit d’un dialogue spontanément concerté. Les frottements des cordes et le trafic sonore électrogène de The Most Obvious Choice de Carter et Ewen  prolonge le développement du matériel de la deuxième plage vers des zones spacieuses et éthérées. Le son des guitares électriques traitées par de effets multiples atteint une réelle dimension organique. Le volume n’étant pas saturé, et l’attaque des cordes non violente, c’est l’écoute qui est happée dans le réseau des timbres et des notes tenues, suspendues dans un vol de nuages électriques jusqu’à ce que des dissonances et des frictions  dirigent les deux guitaristes vers un bouillonnement expressionniste. La très bonne qualité de l’enregistrement rend l’affaire lisible et les guitaristes se concentrent sur le déroulement de leurs efforts en construisant un univers sonore cohérent qui évoque souvent des voix humaines transformée en vagues, ressac moussu ou crêtes de lames vers l’infini. Un lyrisme immanent sous tend ces deux pièces où toute référence mélodique est écartée pour le chant d’une ou deux notes en en altérant graduellement la couleur. Dans le long final  A happy conjunctions of conditions and events, les trois guitaristes réunis conjuguent les qualités et les caractéristiques des duos précédents en implémentant encore plus de matériaux sonores dans des congruences inédites. Peu de staccatos fébriles et aucun excès décibélique :  il s’agit d’une version céleste du noise, lequel est à mon goût une veine trop souvent frelatée. Cette musique connaît une relative linéarité, mais celle-ci est transcendée  par la richesse sonore des trois guitares mêlées. A la dixième minute le calme revient et c’est une autre occurrence d’idées, de motifs et d’affects qui s’établit dans un silence de réflexion et d’écoute palpable. Une veine mélodique transparaît bientôt concurrencée par des vibrations inopinées. La qualité de leur écoute croît au fur et mesure que les glissandi deviennent subtils et subtilisent l’attention de l’auditeur et des musiciens. Ceux-ci font corps dans un décor de lueurs de galaxies et d’astéroïdes projetés dans la poussière sidérale.  J’arrête la description en vous jurant que cela vaut le détour même si le climax est un peu long avec le casque aux oreilles. Car cette musique est essentiellement live et doit être vécue comme une expérience cathartique. De tels apôtres du son vont assurément prendre les amateurs de rock aventureux par la main pour les emmener (irrémédiablement ?) vers d'autres cieux plus requérants.
Les amateurs informés connaissent / reconnaissent un certain de guitaristes comme chefs de file de la mouvance alternative / expérimentale / improvisée et ils peuvent inscrire d’ores et déjà Spiderwebs comme leur toile d’araignée préférée. Jimi Hendrix aurait adoré, tout  comme Randy California, John Cipollina et tous ces guitar-héros qui ne craignaient pas de plonger dans les abysses.

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