11 septembre 2016

Nuova Camerata: Zingaro-Camoes-Mitzlaff-Pereira-Carneiro / Bitten by A Monkey Dylan Bates Roland Bates Steve Myers/ Joe McPhee/ Gianni Mimmo & Yoko Miura


Chant Nuova Camerata : Pedro Carneiro Carlos Zingaro Joao Camoes Ulrich Mitzlaff  Miguel Leiria Pereira improvising beings ib50


Pour ce numéro ib50, Julien Palomo nous a vraiment trouvé un superbe album dans le droit fil de l’improvisation contemporaine et du contemporain libre. Contemporain libre, comme il y a du jazz libre libre. Un quatuor de cordes violon - alto - violoncelle - contrebasse agrémenté d’un marimba, instrument requis par plusieurs compositeurs d’importance comme Boulez dans Le Marteau Sans Maître. Le quatuor, dans le même ordre,  Carlos Zingaro, Joao Camoes, Ulrich Mitzlaff et  Miguel Leiria Pereira et au marimba, Pedro Carneiro. De Chant I à Chant VII , sept pièces racées et équilibrées dans leur facture où chacun trouve sa place et où l’auditeur peut suivre clairement le cheminement personnel de chaque improvisateur, lesquels font fréquemment silence laissant la place à un des autres instrumentistes.  Les durées sous les cinq minutes pour quatre morceaux, deux autres vont jusque 10 :18 , Chant II et 9 :16, Chant IV. Ceux-ci sont l’occasion de développements vraiment intéressants où les propositions individuelles colorent par leur feeling particulier la qualité émotionnelle de chaque passage : surviennent dans le Chant II des duos entre l’alto ou la contrebasse et  à chaque fois le marimba. Une fois l’alliage pris, un troisième s’intègre dans la conversation oblique et partant de ce point, une construction nait spontanément qui débouche sur des mouvements concertés qu’on croirait avoir été écrits par un compositeur bien adroit mais qui résultent d’une capacité d’écoute mutuelle et d’invention. Cela sonne quand même sérieux et appliqué si on compare à d’autres formations plus expansives, dirais-je, voire enflammées, je pense au Stellari Quartet (Wachsmann, Hug, Mattos et Edwards : Gocce Stellari Emanem 5006) ou au ZFP Quartet (Zingaro, Mattos, Simon H Fell et Mark Sanders : Music For Strings, Percussion and Electronics BF 59) : l’expression est proche des codes du contemporain mais avec une profonde interaction entre chaque instrument. Il y a une certaine réserve de la part des instrumentistes sans doute pour faire régner un équilibre absolu entre les parties, chaque voix, les séquences, au sein de l’espace sonore, etc…. C’est en tout cas, vraiment, intensément remarquable. Au fil de l’écoute, les affects et l’accord mutuel dans la construction musicale font naître des situations musicales qui auraient été obtenues par plusieurs procédés d’écriture. Le compositeur peut retourner à sa feuille, Nuova Camerata en assume le rôle et l’intention, ici partagée collectivement, avec le plus grand brio. Voici un merveilleux voyage mouvant, émouvant, logique, subtil, propre à répondre à la question : « c’est quoi, Papa,  la musique contemporaine ?? » (vocable quasiment septentenaire).  Et bien, pour tous ceux qui ont cru à la musique improvisée libre depuis la fin de leur adolescence ou lors d’une prise de conscience due à une frustration indicible, ON a gagné !! Il fut un temps où le grand ponte, feu Pierre Boulez, déclarait publiquement que l’improvisation, c’était « de l’onanisme en public » (sic). Déclaration commentée par Cecil Taylor (Jazz Magazine août 1975). Il y a dix ans, Pierre Boulez n’a pas hésité un seul instant à commissionner un des groupes précités d’improvisation libre lors d’un festival de Musique Contemporaine dans un pays germanique où on ne rigole pas. C’était bien le but de ces pionniers (Zingaro au Portugal) : la musique n’a pas de frontières et l’inspiration provient de toutes les expériences, sans exclusive. Il fallait alors y croire * ! En voici une superbe démonstration !
* On retrouve la foi de ces pionniers de la première heure chez notre ami Julien Palomo, maître d’œuvres énamouré d’Improvising Beings, label utopiste s’il en est. PS : CD physique en attente de lien bandcamp à l’instant où j’écris ces lignes.

Bitten By A Monkey : I had a little not tree  Dylan Bates Roland Bates & Steve Myers https://bittenbyamonkey.bandcamp.com

Bitten By A Monkey se compose de trois musiciens aussi divers en tempérament qu’ingénieux à faire coexister la carpe et le lapin avec une précision et un sens formel peu commun. Steve Myers souffle dans les flûtes à bec de toute dimension, Roland Bates est un excellent pianiste et le frère du fameux Django Bates, et son frère Dylan Bates  violon, overtone flute, vièle médiévale, scie musicale et xaphoon est une des personnalités les plus originales de la scène musicale britannique. Cet enregistrement date de 2008 et est sorti en cd physique avant d’être accessible via bandcamp, la plate forme la plus musician friendly. J’ai plusieurs points de congruence auditive avec les frères Bates et Steve Myers car ces artistes sont mêlés à plusieurs projets musicaux qui vont du Texas Swing délirant et révivifié, au Médiéval hirsute et organique, en passant par une conception off-the-wall de l’improvisation libre dont BBAM est un excellent exemple. Ces derniers temps, Alterations (Beresford, Cusack, Day et Toop, excusez du peu) renaît de ses cendres après trois décennies, si l’un ou l’autre de leurs disques avaient des occurrences enthousiasmantes (écoutez la folie du concert publié par Intuitive Records), on a pu se rendre compte que l’art de l’hybridation des pratiques et des intentions musicales n’est pas une chose facile tout comme manier l’humour, la goguenardise, le délire excentrique est parfois périlleux. Tout aussi talentueux et contrasté sans aucune affectation, BBAM a choisi pour l’enregistrement de I had a little not tree une voie plus épurée détachant les interventions individuelles dans le silence créant un suspense dans les sonorités et les actions en suspens dans un temps retenu plutôt qu’en se précipitant dans le flux. Symbiose organique de l’éclectisme assumé et de l’expressivité de mélodies gauchies. Entrelacs de haikus qui s’attirent ou se repussent dans l’imagination auditive. Attractivité presque visuelle de l’événement musical et sonore isolé entraînant la réaction ludique expressive. Une belle efficacité se répand pour imprimer un feeling dans le moindre son. Lyrisme de la déraison. On voisine parfois le persiflage sans vulgarité. Les sentiments exprimés passent par tous les changements d’humeur qu’un individu sensible et imaginatif, un artiste British, traverse durant une journée à ruminer l’élaboration de ses prochains gigs dans une  économie de mouchoir de poche. Insouciance, poésie, dérision, dérisoire, gravité, désespoir, foi du charbonnier, sagacité, révolte …L’alternance des sonorités et des timbres, souffle/vent (Steve Myers) et cordes (Dylan Bates), est presque kaléidoscopique et dans ces échanges la main heureuse du pianiste (Roland Bates) est lumineuse. J’avais écouté leur précédent album, le premier BBAM nettement plus rempli, et avait été convaincu à moitié. Ici avec ce petit non arbre, on atteint une vitesse de croisière, un niveau musical considérable. Vraiment, je l’assure, on tient chez Dylan Bates un des grands excentriques British, dans le plus beau sens du terme et chacun à sa façon, à l’aune des Lol Coxhill, Terry Day,  Derek Bailey, Jamie Muir, Adam Bohman etc… Et ce penchant est conjugué par sa fratrie, Roland Bates, Steve Myers, le guitariste Jerry Wigens etc…. A la fois musiciens de jazz basiques (les styles HCF et assimilés, le Texas swing, le bop ou la musique africaine n’ont pas de secret pour Dylan qui tire une partie de ses maigres revenus dans ces univers musicaux), poètes du non sens ou du sens caché des choses, utopistes de l’universalité des musiques, BBAM et tous leurs potes doivent encore être découverts par les maîtres à penser de la planète improvisation à laquelle il manquera toujours une couleur tant que de tels zèbres n'aient pu courir dans la savane des rencontres de Berlin à Madrid. Dylan Bates est aussi son propre sosie, Stanley Bäd, auteur de plus de 120 chansons  décalées 150 % british complètement folles dans un style issu du cabaret anglais dont vous devriez avoir une petite idée si vous avez parcouru les albums des Kinks voire certaines chansons des Beatles (remarque : la chanson décalée française n’a jamais fait rire un Bruxellois au parfum de la zwanze éternelle, mis à part Bobby Lapointe). Stanley Bäd en assure toutes les parties instrumentales et, issu de sa fertile imagination, son projet « médiéval » déjanté A Folysse Fyssh  convie des visions breugheliennes voire celles du maître d’Hertogenbosch…. Plus que ça tu meurs.

Joe McPhee solo Flowers  Cipsela 005

Enregistré en 20009 dans le festival Jazz ao Centro à Coïmbra , cet album solo nous fait entendre Joe McPhee au seul saxophone alto dans septcompositions personnelles , alors qu’il joue plus souvent du ténor et du soprano. Il y a de « véritables » saxophonistes alto dans le jazz libre comme feu Jimmy Lyons, Anthony Braxton, Sonny Simmons, Trevor Watts ou Marco Eneidi qui vient de disparaître. Mais le but de Joe Mc Phee n’est pas d’investiguer toutes les possibilités de l’instrument, mais de transmettre un message lyrique, de faire sortir sa voix à travers l’instrument dans des thèmes – ritournelles en dérivant de leurs axes vers un chant libéré. On lui doit, avec plusieurs autres, la « deuxième libération » du jazz libre après la première vague des sixties, renouvelant ainsi l’apport aylerien. On entend une version de Knox (plage 3), morceau fétiche qui se trouvait sur son premier album solo Tenor (Hat Hut C), indispensable. Knox rend un hommage à Niklaus Troxler, organisateur du Festival de Willisau dès 1975. Troxler avait eu le culot de présenter cet artiste encore inconnu et tout-à-fait atypique. Les deux premiers concerts de Joe à Willisau en 1975 et 1976 et Tenor furent parmi les tous premiers albums du label Hat Hut, devenu hat Art par la suite et enfin Hatology.  D’ailleurs, ce concert eut lieu en présence du même Niklaus Troxler  pour l’inauguration de son exposition d’affiches, Troxler étant un artiste graphique remarquable.  En plus de quarante ans de vie musicale, Joe Mc Phee ne s’est jamais départi de sa liberté de ton, de spontanéité et de sa fraîcheur comme quand il se met à siffler un thème  dédié  malgré le fait qu’il est devenu une icône incontournable et une artiste prolifique par le nombre de concerts, festivals et d’enregistrements qu’on ne compte plus. Cela dit, s’il y a une émotion palpable, que l’atmosphère se réchauffe et la passion poindre au fil des morceaux et que j’éprouve du plaisir à l’écouter, cette prestation me semble en deçà de celle de Tenor que je tiens pour un album incontournable. Il y joue du ténor avec une voix éminemment personnelle et c’est vraiment son instrument. Avez-vous seulement une fois entendu Rollins ou Coltrane ou Lacy à l’alto ? Ou Braxton au ténor ? Third Circle, dédié ici à Anthony Braxton, évoque une pièce de celui-ci incluse dans son double album Saxophone Improvisations Series F pour America que j’ai écouté des dizaines de fois.  Je ne peux pas m’empêcher citer quelques saxophonistes alto qui méritent d’être écouté d’urgence pour l’originalité de leurs concerts solo. Dans le cadre polymodal (initié par Steve Lacy : Gianni Gebbia, vraiment un grand original incontournable (H Portraits et Arcana Major - Sonic Tarots pour Rastascan) et Trevor Watts (Veracity /FMR & World Sonic/ Hi4Head) , un créateur historique qui étonnera toujours. Dans une voie « éclatée » : Georg Wissel de Cologne (The Art of Navigation/ NurNichtNur) et l’explosif Stefan Keune (Sunday sundaes/ Creative Sources). On peut citer les très subtils Audrey Lauro ou Massimo Falascone, lui-même un connaisseur remarquable de l’univers de Roscoe Mitchell. Justement, cela me rappelle que Roscoe Mitchell a gravé avec son incroyable concert solo à Willisau 75 (justement) sur son double album Noonah (Nessa) dans des circonstances difficiles. Il remplaçait Braxton et le public « branché » chahutait.  A côté d’une telle performance, Flowers manque vraiment de sel. J’aime beaucoup Joe Mc Phee (un super double album 45rpm du trio X pour No Business que je n’ai pas hésité à acheter) et Cipsela est un excellent label (le fantastique solo de violon de Carlos Zingaro). Mais si sa carrière a démarré en Europe, il y a quarante ans c’est parce qu’il apportait autre chose, il est donc naturel que certains veuillent aujourd’hui se passionner pour d’autres artistes qui creusent la différence.

Gianni Mimmo & Yoko Miura  Departure Setola di Maiale SM 3140.

Voilà qui est beau ! Ayant moi-même chanté sur scène avec ces deux artistes et amis, je les retrouve dans un même disque et cela me rend heureux. D’abord, je dois préciser que c’est un peu le hasard qui les a mis sur ma route et que, de prime abord, je n’aurais  pas pensé travailler avec eux, simplement parce que ma direction esthétique personnelle est sensiblement différente dans l’univers des musiques improvisées. Seulement Gianni Mimmo (sax soprano) et Yoko Miura (piano) sont tous deux d’excellents artistes et c’est un réel challenge de chanter avec eux et de créer des correspondances entre nos univers respectifs. Nous partageons tous les trois un travail avec Lawrence Casserley et son live signal processing. Récemment, un concert avec Lawrence et Yoko à Oxford s'est déroulé de manière inespérée ainsi qu'un duo avec elle à Louvain (2015) et à Bruxelles (2016). Donc ayant du "tirer mon plan" avec  mes ressources musicales face à cette pianiste, je suis sans doute suffisamment habilité à mesurer les écueils d'une telle entreprise. Dans cet album enregistré  à Milan par Paolo Falascone au studio Mu Rec, Gianni Mimmo sort de lui-même et c’est un nouveau  Départ (Departure). Il trace de nouveaux espaces par rapport à ce que je connais de sa musique et il finirait par se recopier si de tels challenges ne le poussaient hors de ses gonds. Ici,  il adopte des réflexes d’improvisateur de l’instant même s’il est confronté à une pianiste qui joue de manière « plus conventionnelle » que la plupart des free musiciens auquel ce blog se consacre quasi-exclusivement. Par exemple, on l'entend souffler avec un growl primal alors que la pianiste croise les rythmes en martelant un Boogie Woogie Wonderland  lunatique. Dans Prologue et Departure qui ouvrent successivement (avec succès !) l’album ou dans le long Rain Song final,  Yoko Miura nous livre des Haikus en suspens qui mettent subtilement en valeur la voix singulière de Gianni. De belles nuances qui dévoilent la subtilité intérieure du jeu. C'est elle qui a composé l'entièreté de la musique, une suite polymodale remarquablement enchaînée avec force passages obligés, mais qui offre une grande liberté au souffleur. Elle joue aussi brièvement dans les cordes du piano juste ce qu’il faut et d’un harmonica à tuyau ou d’un xylophone, ajoutant quelques couleurs sur le côté du plus bel effet. Le cheminement de sa pensée musicale dans l’instant et tout au long de ce disque, nous démontre sa capacité à construire sur la longueur avec une réelle qualité compositionelle. Cette rencontre nous fait oublier que Gianni Mimmo se réfère à l’expérience de Steve Lacy au point que certains y trouvent à redire. Son jeu au soprano et le son qu’il obtient font de lui un souffleur qui accroche l’oreille et ouvre le cœur des auditeurs. Ici, les risques pris dans cette rencontre en terrain peu familier pour lui (il s'agit des compositions très travaillées de Yoko Miura) créent une urgence intérieure propice à la surprise. Ce duo devrait absolument se poursuivre en public pour grimper encore en intensité et en assurance. C’est le genre d’album qu’on écoute pour le plaisir et qui a été enregistré d’une traite comme une conversation entre amis qui commence et finit et dont on sort heureux et réjoui avec de nouveaux sentiments en tête. 

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