5 novembre 2016

Marco Scarassati Eduardo Chagas Gloria Damian Abdul MoiMême/ Jimmy Giuffre Paul Bley Steve Swallow / Veryan Weston at the organ/ Raymond Boni Jean-Marc Foussat Joe McPhee/ Sophie Agnel & Daunik Lazro

Rumor Marco Scarassati Eduardo Chagas Gloria Damian Abdul MoiMême Creative Sources CS332CD

J’ai conservé ce compact intriguant, puissant et original par les sonorités pour une chronique ultérieure  parmi tous ceux que Creative Sources m’avait gratifié « en masse » il y approximativement un an. Cette musique , on l’aura compris immédiatement par le label (CS) et les noms de deux de ses créateurs, le tromboniste Eduardo Chagas et le guitariste Abdul Moimême, relève de cette école portugaise « Creative Sources » (ou Potlatch en France et Another timbre en GB) sonore et relativement minimaliste post AMM qui se détache sensiblement du courant principal de la musique improvisée libre par plusieurs aspects. La contribution spécifique de Marco Scarassati avec ses sculptures sonores confère à cette Rumor bien nommée une singularité toute spéciale par la densité métallique et les vibrations remarquables de son dispositif. Par bonheur, il a su trouver chez ses compagnons des chercheurs de son le complément adéquat à sa propre proposition esthétique. Le piano travaillé principalement comme une sorte de boîte - carcasse vibratoire et résonnante des chocs, frottements et usages percussifs sur les cordes et des mécanismes par Gloria Damian et la guitare traitée et entourée / préparée d’objets (et d’effets) d’Abdul Moimême partagent une dynamique commune dans laquelle le trombone bruissant d’Eduardo Chagas s’insère à souhait avec une telle pertinence qu’il passe inaperçu en tant que trombone alors que les vibrations discrètes ou les bruissements établissent des correspondances subtiles et créent ce qu’on appelle la cerise sur le gâteau. Une performance aussi satisfaisante que celle de Radu Malfatti si celui-ci avait continué à jouer comme il jouait avant sa quête du silence « raducal ». Je pense aussi à cet effet d’harpe détraquée qui émane du piano en un instant de folie. Une belle variété de propositions sonores contribue à relancer adroitement l’intérêt de l’écoute tout au long des deux longues improvisations. Certains déplorent un (relatif ou certain) ennui à l’écoute d’enregistrements de ce type d’improvisation ou, du moins, de la catégorie dans laquelle tout un chacun les voudraient rangés. Ici les musiciens prouvent qu’ils n’ont pas d’idée toute faite, ou n’en donnent pas l’impression, mais explorent le potentiel que recèlent leurs instruments et objets avec conviction, énergie, subtilité… Rumor, en ce qui me concerne, fait partie de ces témoignages qu’on gardera dans un coin de l’étagère pour y revenir et s’y plonger avec délectation, en en découvrant encore une autre dimension qui nous avait échappé.

Jimmy Giuffre Paul Bley Steve Swallow 3 Bremen & Stuttgart 1961 Emanem 5208

Il s’agit de la réédition augmentée d’inédits (et de deux plages officielles non rééditées) de deux albums publiés par Hat Art du fameux trio avant-gardiste du clarinettiste et saxophoniste Jimmy Giuffre  avec Paul Bley et Steve Swallow, un des groupes phares du premier free-jazz avec ceux d’Ornette, de Cecil Taylor et d’Albert Ayler. Dans cette musique, Giuffre se consacre uniquement à la clarinette et en joue en combinant les deux registres, alors qu’il se contentait de la partie « chalumeau » lorsqu’il jouait son « folk jazz » précédemment (The Train and the River). La musique enregistrée est plus vibrante, plus requérante que les deux albums Verve, Thesis et Fusion, eux mêmes réédités par ECM en double album dans les années 90. Il manquait à ce double album deux morceaux qu’on retrouve ici et parmi les six inédits, trois duos piano contrebasse (Bley – Swallow) dont une version mitigée du Blues Bolivar Balues Are de Monk. Je rappelle qu’il s’agit de compositions de Giuffre, Carla Bley et Paul Bley. Par  rapport aux morceaux des albums Verve, le concert de Bremen inclut une composition ambitieuse, Suite for Germany, qui faisait de cet album inital le sommet Giuffrien par excellence. Emanem nous gratifie d’un réel événement discographique même si Hatology avait réédité cette musique assez récemment. Elle a eu à l’époque et par la suite un impact considérable sur nombre de musiciens et ce trio créa réellement un enchaînement d’opportunités déterminantes pour Paul Bley, alors qu’il conduisit le leader à interrompre sa carrière suite au peu d’intérêt économique qu’elle a suscité. Elle illustre  une rare qualité de musique de chambre dans une démarche beaucoup moins exubérante et plus « intellectuelle » que celle du courant principal du free-jazz naissant. Ce qui rend ces albums de Giuffre tout-à-fait singuliers au sein de la discographie de base de ce courant musical. Il y a un son Bley et un son Giuffre absolument inimitables et leur complicité au sein d’un même groupe que complète merveilleusement l’invention d’un tout jeune Steve Swallow, fait de ce trio  un must listen que tout un chacun doit mettre au sommet de ses priorités pour un proche sapin de Noël ! Un prolongement inédit à cette démarche du trio, mais avec Joe Chambers et Richard Davis, cette fois, a été publié récemment et avec Bremen et Stuttgart, on a la quintessence de la musique « free » de Giuffre. C’est aussi un document de première main des avancées d’un pianiste essentiel dans l’évolution du jazz moderne vers la liberté totale, Paul Bley et qui met en lumière toute sa créativité et son imagination d’improvisateur et d’interprète. Un témoignage historique incontournable et une musique précieuse et vivante qui n’a pas pris une ride.

Veryan Weston discoveries on tracker action organ. Emanem 5044

La série 5000 d’Emanem présente bien des surprises auditives et ces découvertes sur les orgues à tirets sont furieusement fantomatiques et n’ont en fait pas d’âge. Je veux dire par là qu’elles ne s’inscrivent pas dans un tracé reconnu, balisé et évalué d’une quelconque école musicale liée directement ou indirectement ou même faisant référence à un compositeur incontournable (Stockhausen, Ligeti,  Scelsi, Feldman) comme si un musicien doué et intelligent n’assurait pas son existence et l’intérêt qu’on pourrait lui porter sans ces béquilles référentielles. C’est bien tout l’intérêt, le plaisir, l’ingéniosité contagieuse que nous communiquent ces découvertes des propriétés sonores des orgues anciens à tuyaux d’airs actionnées entre autres par ces tirets qui ouvrent ou ferment l’orifice de la colonne d’air de chacun de ses instruments. Non seulement Veryan Weston manie le clavier et le pédalier de l’orgue, mais il actionne le tiret dans des positions « non conformes » à ce pourquoi ils ont été conçus, créant ainsi des intervalles et des glissandi non tempérés, des sifflements improbables, des microtons venteux, une houle sonore, une sonnerie  déchaînée. Cette pratique est le fruit de toute une réflexion qu’il partage avec le violoniste extraordinaire Jon Rose dans le projet Temperaments. Leur plus récent opus auquel collaborait aussi la remarquable violoncelliste Hannah Marshall (Tuning out / Emanem) était consacré exclusivement aux orgues d’église Je l’avoue, pour mes oreilles aucune électronique ne remplace le charme inaltérable des cet instrument à vent. Non content d’un seul instrument localisé dans une église bien précise, Veryan Weston s’est livré à une quête systématique parmi plus d’une trentaine d’orgues répartis sur tout le territoire du Royaume – Uni : ici nous entendons des orgues historiques localisés à South Croxton, Horstead, Brighton, Stannington, Manchester, Newcastle et York et cela en préparation à la tournée avec Jon Rose et Hannah Marshall dont ce double album Tuning Out est le témoignage. Je dois aussi signaler que les orgues anciens ont été construits en fonction d’un diapason plus grave (per exemple A= 420 au lieu de A= 440 Hz) qui était celui de l’époque, antérieure ouvent à celle où toutes les échelles « non tempérées » qui pullulaient depuis l’antiquité ont été normalisées en un seul tempérament, majeur et mineur. Comparez un clavecin « moderne » et un clavecin historique et vous entendez directement la différence par les colorations des sonorités : le clavecin moderne vous semblera fade, sans goût aucun. En essayant chacun des orgues, VW fit parfois grincer les dents de certains chapelains et enchanta la curiosité amusée d’autres. Pris au jeu, le tempérament ludique de Veryan Weston l’amena à créer des musiques originales, surprenantes, hantées… En réaccordant l’échelle des tuyaux par le truchement de tirets restés à mi-parcours, il évoque un hypothétique gamelan à vent, si cela peut exister. Sans doute, cet orgue de Manchester permet des écarts imprévisibles. Le ponpon revient à celui de l’église All Saints de York et dont la pièce qui lui est consacrée « Numerous discoveries » clôture avantageusement l’album sur une durée de 24 minutes. Dingue et mystérieux! Veryan Weston est sans nul doute un des quelques pianistes / claviéristes parmi les plus profondément originaux de la scène improvisée et expérimentale contemporaine. Et ces discoveries, une de ses recherches les plus réussies.

The Paris Concert Raymond Boni Jean Marc Foussat Joe McPhee LP Kye 42

Comme l’explique la pochette, 40 ans après s’être rencontrés à l’American Center en 1975, le guitariste Raymond Boni, le joueur de synthés (VCS3) Jean-Marc Foussat et le saxophoniste multi-instrumentiste Joe McPhee concrétisent leur récente réunion en concert par un bel album vinyle. Deux faces : 1 Reunion 2 Célébration. Ici Joe joue du sax ténor et de la trompette de poche. On est ici à l’écart du free-jazz dans l’exploration sonore, l’immédiateté électrique, l’étirement des timbres dont la voix lunaire du saxophoniste vient calmer le jeu ou trouer la nuit noire par un déchirement aylérien. C’est un vrai album underground radical comme Joe McPhee en gravait à l’époque des débuts du label Hat Hut dans la deuxième partie des années 70’s. Le travail minutieux de Jean-Marc Foussat plein de nuances et le jeu électrisé plein d’effets noise de Raymond Boni créent des paysages, des tensions, des crises avec lesquelles un Joe McPhee très engagé joue le jeu complètement. Avec sa trompette de poche il lance un lambeau de mélodie pour ensuite sussurer en faisant flageoler la colonne d’air. Bill Dixon faisait une chose similaire et le souffle fusée de McPhee s’en distingue indubitablement imprimant sa marque toute personnelle sur cet effet sonore  La connivence avec les deux électriciens est totale même s’ils excellent parfois à mêler la chèvre et le chou ou à saturer brièvement dans un chaos incontrôlé le temps de changer de cap vers un autre mode de jeu.  Des passages lyriques de Mc Phee surnagent. A la fin une ultime harmonique du ténor en phase avec le feedback de la guitare signe la partie. Chaudement recommandable. Plaira beaucoup aux auditeurs du « post rock » et aux inconditionnels du free au-delà des écoles.

Sophie Agnel & Daunik Lazro  Marguerite d’Or Pâle FOU Records FR-CD21

J’avais été complètement émerveillé par deux des plus beaux albums de Phil Minton en concert gravés en compagnie avec chacun de ces deux musiciens français insignes de l’improvisation libre : tasting / another timbre at02 enregistré en 2006 avec la pianiste Sophie Agnel et alive at Sonorités / Emouvance enregistré en 2007 avec le saxophoniste Daunik Lazro. C’est le genre d’albums sublimes qui imprègne les sens, l’imagination et la sensibilité au point qu’il nous semble avoir été enregistré l’année dernière. Ceux qu’on garde du coin de l’œil en espérant trouver le temps de s’y plonger. C’est bien l’effet que produit l’écoute répétée de ces moments d’union, de concentration, d’écoute au Dom de Moscou le 22 juin 2016 lors d’une tournée mémorable. Premier enregistrement donc de ce duo et aussi de Daunik Lazro au sax ténor. Certains observateurs prêts à pardonner les incartades de leurs artistes chéris post-modernes, post-rock, machin chose font la grimace remarquant que certains improvisateurs libres qui ont un succès public « moyen » et ne sont pas devenues des icônes ont tendance à mal se renouveler, à jouer comme ils le faisaient il y a vingt ou trente ans. S’il s’agit de X, Y ou Z, le fait d’avoir une grosse notoriété excuse tout. Si l’art de Sophie Agnel a muri relativement récemment, celui de Daunik Lazro remonte à la glorieuse époque où Joe McPhee et Frank Lowe pointaient le bout de leur nez et FMP, Brötzmann, Kowald et cie connaissaient leurs premières années de gloire. Çà nous fait quarante ans. Et bien, Daunik Lazro vient juste de muer : le voici au saxophone ténor. Après avoir été un challenger incontournable de Brötzmann au sax alto (il fallait entendre ses barrissements démentiels son alto levé vers le ciel), il s’est engagé dans des volutes sombres au sax baryton. Au ténor, il élargit son répertoire, joue sans se rejouer, donnant du grain à moudre aux esprits chafouins : sa voix est unique. Bien sûr on retrace ses lignes de force. Sophie Agnel qu’on a entendu faire bruisser les cordages et les marteaux du grand piano, bloquer les cordes, grincer les filets de cuivre, résonner la carcasse, donne ici la pleine mesure des registres inouïs de l’instrument.
Le duo est une merveilleuse machine à rêves, une rencontre sensible, amoureuse, lucide et… etc… On ne se lasse pas une minute tant les duettistes se renouvellent tout au long de ces six improvisations enchaînées par un esprit de suite qui frôle l'inconscient et qui se révèle tout autant un dérive poétique.Réalisé par Jean-Marc Foussat pour son label géant FOU Records où vous trouverez sa propre musique et ses collaborations, de l'improvisation sans concession (comme le duo récent de Christiane Bopp (trombone) et de Jean - Luc Petit (clarinettes),L'écorce et la salive FR-CD 19, une merveille)  et des enregistrements historiques des années 80 avec Evan Parker Derek Bailey, Joëlle Léandre, George Lewis et Daunik Lazro et dont le trio Enfances (Léandre/Lewis/Lazro FRCD 18) est la pièce à conviction ultime !

Cette Marguerite est  mettre dans la liste des duos intemporels récents dont je vais tenter prochainement de vous en faire  le menu dans ce blog !

1 commentaire:

  1. Merci, une fois de plus, Monsieur JMVS. Vous avez l'oreille affûtée et l'écriture généreuse. Vous souhaite une grandiose tournée en Middle Europ.
    (daunik)

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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......