17 mai 2017

Eve Risser Benjamin Duboc Edward Perraud/Amalgam Trevor Watts/ Richard Scott/ Eric Zinman/ STAUB Quartet/Ivo Perelman Matthew Shipp Bobby Kapp


Eve Risser Benjamin Duboc Edward Perraud  En corps : Génération DarkTree DT07
Musique en suspension, aérée, spacieuse, introvertie, trio percussions (Perraud), contrebasse (Duboc) et piano (Risser). Notes éparses au clavier, vibrations bourdonnantes du gros violon et harmoniques au coup d’archet, économie des frottements et des coups sur les peaux et les pièces métalliques. Des corps : 37’:39’’ de réelle mise en commun, crescendo minutieux vers l’intensité et la densité. La tension monte lentement, inexorablement Cette association Risser - Duboc - Perraud est une parfaite réussite qui combine et synthétise plusieurs points de vue sur la manière d’improviser librement avec une profonde cohérence. La lisibilité de cet enregistrement de concert (13 mars 2016 en Autriche) fait de cette improvisation un des documents indispensables du trio piano - contrebasse - percussions dans le domaine de l’improvisation radicale. Ce n’est que passé la vingtième minute que la pianiste prend son clavier à bras le corps en croisant, juxtaposant et précipitant les accords.  L’activité fébrile de Perraud sur ses peaux amorties d’objets divers laisse ouvert le champ sonore à ses collègues. Tirant comme un malade sur ses cordes Duboc pousse le trio comme un forcené.  Passéla demie heure, c’est à son tour de faire vibrer l’air ambiant avec des notes puissantes, énormes. On pense à Haden, sans rire ! Le batteur répond par des séquences de roulements décalés qui sursautent par intervalles. Un carillon d’ostinati répétés au piano préparé ramène le trio vers une communion subtile, entière. Un decrescendo final réussi. Applaudissements. Des âmes : 16’ :53’’ offre encore un supplément d’âme et d’audace à cette musique magnifique en plongeant dans le sonore, froissements des métaux, grondement graves des cordes, cymbales vibrantes, chocs percussifs, fracas, réitérations rageuses à pleines mains au clavier, martèlements compulsifs omniprésents, la contrebasse enfle insensiblement jusqu’au délire…. Une apothéose finale : quatre notes dissonnantes ressassées violemment comme s’il n’y avait pas de solution de fin. Grondement raclement ultime du tom grave. Applaudissements éperdus.

Closer To You Amalgam Trevor Watts Colin Mc Kenzie Liam Genockey Hi4Head HFHCD019

Frénésie funky , souffle survolté conjugant soul attitude et articulations sinueuses et virevoltantes au sax alto, martèlement polyrythmique et binaire , thèmes au découpage décoiffant, le trio d’Amalgam en 1978 s’était momentanément débarrassé des guitares électriques avant l’arrivée du guitariste Keith Rowe et son bruitisme paradoxal dans ce contexte (Wipe Out 3CD FMR 1979). Réédition bienvenue d’un album Ogun auquel Watts et Nick Dart ont rajouté cinq inédits pour un total de 23 minutes. Le passage du saxophoniste Trevor Watts au binaire dansant a interloqué plus d’un amateur et collègue, surtout pour un tel puriste de la free-music. A l’écoute, on est subjugué par l’exultation, l’engagement viscéral du trio, la rage de jouer du bassiste (électrique) Colin McKenzie, la puissance pénétrante et la physicalité de ce souffleur exceptionnel qu’est Trevor Watts et les rafales cogneuses du batteur Liam Genockey. Pour chacune des compositions, les trois acolytes renouvellent l’approche sonore, la métrique, l’imbrication de leurs jeux respectifs. Entre jazz populaire et exigence musicale inflexible, une expérience qui a fait date dans le free-jazz européen. Tout en adoptant un idiome qu’on suppose ou qui semble à première vue plus convenu, Watts insiste sur le fait que son groupe fonctionne avec les exigences collectives de l’improvisation libre radicale, musique communale de partage et d’échange sensible, à l’écart de toute hiérarchie et des effets de mode. D’ailleurs, lorsque le groupe n’était pas en tournée Amalgam répétait quasiment chaque jour, créant au fil des mois une cohésion étonnante dans les enchevêtrements mélodico-rythmiques. Trevor Watts est sans nul doute un des trois ou quatre géants du sax alto dans le sillage d’Ornette et Dolphy. Deux ans après cette session, Watts mettra fin à son Amalgam pour commencer l’aventure de Moiré Music, tout aussi surprenante. Chacun des albums d’Amalgam / Trevor Watts réédités révèle une dimension cachée, une autre intensité, un timbre du saxophone légèrement différent, un vécu renouvelé, une urgence du cri.

Richard Scott Several Circles Cusp 003

Son instrument est le synthétiseur modulaire et il se présente lui-même comme un modular synthesist. Richard Scott a développé une conception complexe de la musique électronique en temps réel et réalisé une installation véritablement originale. Comme on peut l’entendre dans cet enregistrement de quinze pièces, une qualité exceptionnelle de la dynamique sonore, une attaque d’une précision et d’une finesse sidérante, une variété de timbres, de textures, de mouvements et d’accents …. Au fil des secondes, il modifie simultanément une multiplicité de paramètres de création des sons de synthèse, assumant toutes possibilités inhérentes à la musique électronique. Et quel sens étonnant de la pulsation , du rythme décalé, …. Il suffit de rejoindre  http://richard-scott.net pour s’en rendre compte. Several Circles est avant tout un témoignage documentant le savoir-faire étonnant de cet electronic wizard proche de Richard Barrett et Paul Obermayer et qui travaille avec la chanteuse Ute Wassermann ou le trompettiste Axel Dörner. Plutôt qu’une œuvre spécifique. Chaque pièce développe une idée et un matériau bien précis avec une véritable précision d’intention. Au niveau formel (complexité, rythmique et subtilité sonore), un observateur minutieux pourrait lui trouver des accointances avec le travail de Thomas Lehn ou celui de Willy Van Buggenhout même si leurs instruments sont tout-à-fait différents. À écouter absolument si vous vous intéressez à la fois à la musique électronique « en temps réel » et à l’improvisation libre. Un artiste exceptionnel.

Eric Zinman Zither Gods Improvising Beings ib58
Enregistré de 2011 à 2015 Zither Gods rassemble les points forts des pianismes d’Eric Zinman, un bostonien élève de Bill Dixon et de Jimmy Giuffre au New England Conservatory. Après une superbe incursion dans les cordes du piano, magnifiquement enregistrée, qui nous fait entendre les timbres des cordes frottées, pincées, grattées, percutées avec une belle dynamique et une solution de continuité dans le jeu, Zinman s’attaque à des pièces anguleuses, louvoyantes, percutantes au clavier. Je le cite (dans les notes de pochette) : « Le piano est une cithare géante de 88 tonalités tribales accordées sur l’existence. Le piano est dans (a state of) flux. La ritournelle de Tin Pan Alley s’est brisée. Elle s’est diluée dans la société du souviens-toi quand ? Autrefois une source de revenus pour ASCAP, le piano est aujourd’hui enfermé dans des institutions. Quelque part dans un éventuel living room « Uncle Seymour » connaît encore toutes les chansons et tous les accords. Je me souviens de Stephen en deuxième année. Il ne connaissait aucune de ces chansons, ni aucun de ces accords ; mais il aurait joué l’herbe de la prairie, le vent, les arbres. Les élèves riaient de lui. Le professeur toléra cela durant un bon moment. …. Dans les 90’s ; j’ai commencé à imaginer le piano comme des séries de tambours rituels « à main » délicats et orageux, se répandant comme un torrent rugissant entre mes mains, la transe irrésistible, touches semblables à des blocs colorés, gestes de peintre, clusters, verre brisé, boîtes parlantes de cristal, le piano a de nombreuses voix telles qu’un biniou soufflant, un tambour-à-corde, ou un vibraphone. Le piano devient un  urban yippy – coyote  gamelan interspecies orchestra. Il n’y a pas de métronome pour la montre molle (de S. Dali). Joue ta harpe dans le jardin de la tribu. Raconte ton histoire ! 1 = X encompassing all elements (couleur, dynamique, registre, attaque, diminution, densité, etc…) orchestra d’extase, vents arctiques et dieux des cithares » .

STAUB Quartet House Full of Colors Carlos Zingaro Miguel Mira Hernani Faustino Marcelo Dos Reis JACC Records
Un quartette violon violoncelle contrebasse et guitare acoustique. Six pièces d’une musique de chambre libérée au titres évocateurs : Quiet Arcs, Red Curtains, Opacity Rings, Knots of Light, Resonant Shades, Discrete Auroras. La guitare de Marcelo Dos Reis piquette et active l’ensemble, le jeu sinueux et expressif de Zingaro, unique en son genre, au lyrisme expressif  unique se détache. Échanges en pizzicati sautillants entre violoncelle, contrebasse et guitare engendrant une séquence à l’arraché évoquant un lever de rideau intempestif (Red Curtains), la puissance inouïe du violon surfant sur les ostinati bondissants du violoncelle et de la guitare. Opacity Rings fonctionne au ralenti avec une superbe vocalisation du frottement de l’archet au violon assombrissant l’atmosphère. La contrebasse crée un effet de balancier sur trois notes réitérées inlassablement repris ensuite par la guitare comme une tampura indienne. L’improvisation du violon enchaîne plusieurs affects nourris par le jeu du violoncelle. Dans le morceau suivant le violoniste poursuit sa quête inlassable par dessus le charivari des frappes rebondissantes de ses collègues, vers un maelstrom agité (Knots of Light) lequel s’apaise un peu en étirant le jeu un bref instant avant la fin abrupte. Le quartet joue de manière soudée et expressive des compositions relativement basiques tremplin pour les improvisations dans lesquelles se détachent l’impressionnante virtuosité du violon de Carlos Zingaro. Son jeu endiablé devient contagieux : le violoncelle s’enflamme et  le guitariste tire son épingle du jeu dans Resonant Shades. Encore un superbe témoignage du talent exceptionnel de violoniste de Carlos Zingaro. Avec un mais : ses trois collègues se cantonnent à créer un background, intense, dynamique, certes, au service d’une musique free modale un peu trop répétitive à mon goût. J’écoute cela avec plaisir tout en préférant l’orientation musicale de groupes à cordes comme ZFP (Zingaro-Mattos-Fell-Sanders) ou le Stellari Quartet (Wachsmann-Hug-Mattos-Edwards)

The Art of Perelman-Shipp Volume 2 Tarvos Ivo Perelman Matthew Shipp Bobby Kapp  Leo Records CDLR 2017

Leo Records poursuit inlassablement son édition minutieuse et incontournable de la musique du duo Ivo Perelman (au sax ténor) et Matthew Shipp (piano). Ces deux musiciens sont sans doute parmi les plus prolifiques de ces dernières années, jouant un jazz libre librement improvisé de haute volée. Dans le sillage des plus grands ténors - Trane, Rollins, Shepp, Ayler, mais aussi Evan Parker et Paul Dunmall (et  plusieurs autres) – le brésilien Ivo Perelman a trouvé le partenaire idéal dans le pianiste Matthew Shipp, lequel propose une synthèse aboutie et très originale, lyrique et complexe, conjuguant les avancées de Cecil Taylor, Andrew Hill et Paul Bley avec les pianismes contemporains. Le chant sensuel et écorché, intense et expressionniste introverti d’Ivo Perelman occupe aujourd’hui une place unique dans la scène jazz improvisée et, en dialogue avec Matthew Shipp, on assiste à un miraculeux dialogue qui peut s’étendre au fil des albums sans se diluer. Il y a sept volumes dédiés à chacune des satellites de Saturne dans cette série The Art of Perelman - Shipp.

On se souvient des derniers enregistrements de Coltrane avec Mc Coy, Jones et Garrison puis Rashied Ali et Alice Coltrane qui invoquaient les planètes : Venus, Jupiter, Saturn. Il était question de gravitation dans les infinis des sphères harmoniques.  Ivo Perelman privilégie une manière colloquiale, et ses sauts de registre font vibrer les harmoniques aiguës les faisant chanter  le plus sincèrement du monde contrebalancé par les fascinants doigtés de son alter-ego qui n’hésite pas à solliciter le blues. Tarvos convie les efforts du duo avec un revenant de la batterie de la première époque free-jazz des années : Bobby Kapp. Après avoir joué du jazz moderne dans les Catskills en été et avec Dave Burrell à NYC, il émigra à Mexico-City, réapparaissant 40 ans plus tard avec Noah Howard et maintenant avec Perelman et Shipp. Les deux compères ne tarissent pas d’éloges dans les notes de pochette. Et de fait la finesse du jeu et la sensibilité de ce septuagénaire est le complément idéal à cette fontaine intarissable d’invention mélodique au saxophone ténor et à la majesté distinguée aux claviers. Sa frappe clairsemée, son jeu aux balais suggère le swing, respire la fraîcheur, l’ouverture. Plongé dans la vie mexicaine depuis des décennies, Bobby Kapp a latinisé son jeu, faisant flotter les pas d’un danseur imaginaire dans l’espace sonore, évacuant la moindre trace d’une éventuelle lourdeur, souvent le sort de nombreux batteurs (Quelle prise de son !).  Sept compositions instantanées pour un total de 49 minutes au bord de la tendresse, de la dérive poétique, d’une imagerie subtile avec l’élasticité des intervalles et de l’attaque des notes. Sans crier, sans frapper, sans détonner, le couple Perelman - Shipp exprime la passion, une gradation miroitante dans les émotions les plus variées, étirant l’un, une infinie mélodie chavirante, l’autre le chant mesuré des marteaux sur les cordes, enlaçant leurs affects dans la légèreté cristalline des frappes de ce phénomène musical qu’est Bobby Kapp.