The Trio
Barry Guy, Paul Lytton, Evan Parker : une contrebasse, des percussions et deux
saxophones soprano et ténor. Une configuration classique pour une musique
révolutionnaire apparue voici quatre décennies. On se souvient des trios de
Sonny Rollins et de celui d’Albert Ayler avec Peacock et Murray dans Spiritual
Unity. Et aussi
Coltrane au Village Vanguard sans
Mc Coy. Le trio Parker / Guy /
Lytton personnifie une manière de vivre la musique aux confins de ce qu’il est
convenu de nommer free – jazz et des
musiques improvisées et contemporaines avec une focalisation sur la création
spontanée dans un lieu et un temps donné. Basant leur art essentiellement sur
l’improvisation totale et l’écoute mutuelle, ces trois musiciens proposent un
modèle vécu qui alimente sa vision commune de la multiplicité des expériences
de chacun dans de nombreuses situations musicales et humaines.
Je viens d’écrire « improvisation totale », il est évident que tout est relatif. De même
avec cette idée d’improvisation libre non-idiomatique, expression trouvée pour l’occasion d’un livre
incontournable par Derek Bailey, lui-même longtemps associé de Parker. Certains
parmi ceux qui connaissent bien et/ou ont suivi d’assez près l’aventure de ces
trois musiciens, vous diront que le trio Parker / Guy / Lytton (et non le trio
Evan Parker, bien sûr) possède un langage tellement bien défini (et documenté)
que la surprise de la découverte, censée étancher la soif de nouveautés des
aficionados de « new music », s’est substituée à une sorte de rite. Celui-ci répond avec bonheur à
un besoin réel d’une expérience musicale profonde, d’une forme de communion
sonore intense qui touchera au cœur les amateurs conquis depuis des lustres et
pour qui cette musique est une composante de leur vie journalière et surtout
ceux qui essaient de découvrir une musique « pas comme mes
autres » qui les emmènent dans « un
autre monde ». Et pour nombre de ces
auditeurs-ci, le trio Parker Guy Lytton pourrait bien être une véritable
révélation.
Out of This World
Dans un de ces disques légendaires, le John Coltrane
Quartet a enregistré un morceau intitulé
« Out of This World ».
Tout un programme. Lorsque nous étions réunis après un concert (le dernier du
duo Lytton / Lovens en 1986), Paul Lytton souhaita écouter « Impressions » de Coltrane au Village Vanguard ( 1961 /
Impulse) pour se replonger dans l’extraordinaire échange d’énergies entre le
saxophoniste disparu et le batteur Elvin Jones. Cette expérience a marqué à jamais Evan Parker et Paul
Lytton, tous deux aussi intimement
liés qu’Elvin et John ont pu l’être. Leur association musicale a commencé en
1969 et semble promise jusqu’à la fin de leurs jours. Paul avait alors 21 ans à
peine et Parker, qui venait d’avoir rencontré Brötzmann, Bennink, Breuker, Van
Hove etc .. l’année précédente, 24 ans. Soit l’âge auquel nombre de jeunes
musiciens se présentent de nos jours à des stages d’improvisation.
« Out of this World » : on ne doit pas vous faire le portrait du monde qui nous
entoure : il y a la guerre dans de trop nombreux endroits, des conflits
insolubles, la crise financière, des gouvernants très peu démocrates dans bon
nombre de pays, la misère pour beaucoup, la famine pour trop de gens et la
ruine des ressources de la planète. Les êtres humains n’arrivent pas à s’entendre
pour leur bien commun. Notre société est atteinte de maladie chronique. Cette
façon de créer cette musique improvisée pourrait être décrite comme un microcosme utopique, un
manifeste pour un modèle de société idéale vécu instantanément et spontanément dans la musique qui se fait. Il revient
aux auditeurs de sentir et comprendre ce qui se passe sous leurs yeux et à
travers leur écoute. Un univers hors de ce monde, mais pas de déclarations, ni
de drapeau rouge ou noir agité au-dessus de nos têtes. Ni de revendications
explicites. « What’s left of the Neo-Left », un morceau très court à la fin d’une face du
premier vinyle du duo Evan Parker - Paul Lytton (Collective Calls Incus 5 1972 rééd. Psi), vous en donnera une
explication très concrète : à la fin du disque, l’aiguille déraille,
quitte le sillon et fait pchhiitt…….
Lors de plusieurs interviews, Evan Parker a expressément
abordé ce point de vue de l’utopie, tout en nous laissant libre d’interpréter
leur musique à notre guise et selon notre sensibilité individuelle. On nous
parle de musique improvisée « libre », mais comme je l’ai suggéré
plus haut, ces musiciens sont complètement liés par leur expression et toutes
les caractéristiques de leur musique au point que la liberté semble se situer
ailleurs. Evan Parker joue comme Evan Parker et comme la musique de ce
saxophoniste est absolument inimitable, il n’a plus aujourd’hui qu’une marge de
« liberté » assez réduite par rapport à l’époque où, jeune homme (25
ans), il révolutionnait complètement le saxophone à la suite de créateurs tout
aussi révolutionnaires que John Coltrane, Albert Ayler, Eric Dolphy et Steve
Lacy, les saxophonistes qui l’ont influencé à ses débuts.
Cette musique est libre car, et je pense sincèrement que les
musiciens la veulent ainsi, c’est une expérience où les auditeurs sont libres
de participer avec leur propre vécu, leurs idées et leurs émotions. C’est un
instant qui est appelé à être partagé et vécu ensemble. C’est toute la
différence avec le monde des compositeurs institutionnels dits
« contemporains » de la génération précédente, souvent exégétiques de
leurs oeuvres. Que les auditeurs en tirent ce qu’ils veulent et ce qu’ils
peuvent. Les musiciens s’y manifestent surtout en hommes libres face au
mercantilisme et aux aliénations.
Et surtout, ils se réjouissent
de voir et d’entendre vos réactions : positives, naïves,
astucieuses, émerveillées, incrédules. Il y a chez ces musiciens une modestie
naturelle vis-à-vis de leur art et par rapport à ce que le public perçoit et son vécu. Une conversation
avec Paul Lytton est très révélatrice.
Paul
L’homme est modeste et direct. Il va au fond des choses sans
détour et surtout sans se prendre au sérieux. En une phrase bien sentie et
toujours drôle, il démonte, dans l’esprit de son interlocuteur, l’échafaudage
intellectuel et idéologique bâti par celui-ci pour tenter de comprendre et
d’évaluer ce qui se joue sur scène … et dans la vie. Mais il donne aussi très
simplement une clé pour aider le fan intégral à relativiser son enthousiasme maladroit
et redresser des idées fausses. Ne croyez pas que Paul Lytton soit le
faire-valoir percussionniste d’Evan Parker et de Barry Guy. Sa notoriété dans
le monde des festivals et des réseaux de cette musique est moindre que celles
de ses deux amis, sans doute parce qu’il vit à la campagne et qu’il a accordé
une place importante à sa vie de famille. A ses débuts, on l’a surtout entendu
en duo avec Evan Parker dans une musique exploratoire où les deux acolytes
cherchaient systématiquement à éviter des sons et un jeu qui eussent évoqué une
forme musicale connue en incorporant les « bruits » instrumentaux
dans l’échange musical. La musique du duo se démarquait radicalement de
l’évolution du free jazz afro-américain qui lorgnait alors vers un retour aux
sources ou rejoignait le monde des compositeurs. La batterie de Lytton était
monstrueuse à l’époque et nécessitait deux à trois heures de déballage et de
montage. Pas de caisse claire ni de toms, mais des tambours chinois et une
multitude d‘accessoires assemblés avec une imagination délirante et un savoir
faire bricoleur. Les curieux et même les auditeurs qui s’étaient entichés des
Milford Graves, Rashied Ali et Han Bennink eurent l’impression d’entendre tout
ce qu’on voulait mais pas un batteur. Ses associations de sons et ses
variations d’intensité étaient trop « Out of This World », sans parler des objets hétéroclites et de son
micro d’aviateur de la seconde guerre mondiale. Aucun enregistrement à l’époque
ne vient attester de ses capacités réelles comme batteur d’un point de vue
« conventionnel ». Han
Bennink avait joué et enregistré avec Dolphy et Dexter Gordon et Tony Oxley
tourné avec Bill Evans, mais Paul Lytton, lui, semblait sorti de nulle part. Cette période du duo Parker-Lytton
(1969-1976) correspond à l’idée qu’on se fait de l’improvisation libre radicale
« non-idiomatique » pur
jus, une conception révolutionnaire de la musique à laquelle ils ont tous deux
contribué puissamment souvent face à
l’incompréhension d’une grande partie du public et des médias. Evidemment, ses cordages bruitistes et
amplifiés faisaient de lui le mouton noir coupable d’entraîner un saxophoniste
prometteur hors du droit chemin du continuum afro-américain tel que beaucoup
l’imaginait alors. Par la suite, en dehors de sa relation avec Parker, Paul
joua avec des improvisateurs moins visibles comme Marc Charig, Floros Floridis
et Wolfgang Fuchs. Wolfgang est sans doute le clarinettiste basse le plus
confondant dans cette esthétique, mais son influence a malheureusement peu dépassé
la sphère berlinoise.
La vérité est que Paul Lytton est un percussionniste
exceptionnel. Selon plusieurs collègues qui le connaissent bien, c’est un
magicien de la technique naturelle de la percussion. La percussion, cela
consiste, entre autres, à frapper avec des baguettes sur une peau en modifiant
l’attaque et la dynamique. Vous pouvez diviser le rythme de base, le temps, en
deux, en quatre ou en huit et effectuer des variations ad infinitum. La génération Elvin – Tony Williams - De Johnette
est une adepte du seizième de temps. A ce petit jeu, Paul Lytton, lui pousse la
gageure en découpant la pulsation en trente-deuxièmes et en inventant des
figures sur cette base. Certains collègues y parviennent, mais, selon plusieurs de mes
informateurs et à la fois ses collègues, il est un des très (très) rares à maintenir une frappe régulière
et relativement claire à cette cadence
avec une véritable aisance. Mais qu’il soit tenu de jouer beaucoup
beaucoup plus « lentement », vous découvrirez ainsi une dimension
qualitative inconnue du son et de la valeur du silence. Le moindre geste, la moindre frappe exprime une idée. S’il y a un
percussionniste alter-ego d’Evan Parker, saxophoniste reconnu pour son extrême
virtuosité, c’est bien Paul Lytton. Si vous avez une fois l’occasion d’être
dans la toute proximité de sa batterie, vous serez surpris par l’étonnante
clarté qui règne dans l’ébouriffante multiplicité des lignes et des sonorités
projetées dans l’espace.
Sur les traces.
Ce n’est qu’à partir de 1986-87, que Paul Lytton abandonna
son encombrant kit chinois pour une batterie conventionnelle afin de pouvoir
initialement tourner aux USA. C’est lors de cette tournée américaine de 1987
que Parker et Lytton convainquirent Barry Guy de les rejoindre à temps plein au
détriment de sa carrière de musicien classique. Barry avait fait de nombreuses
créations en contemporain (Xenakis) et tenait la contrebasse chez Christopher
Hogwood, une référence incontournable de la musique baroque. Sa compagne, la
violoniste Maya Homburger est d’ailleurs une grande spécialiste de la musique
baroque pure. Une fois le trio lancé sur des rails et avec l’aide de Parker et
d’Isabelle et Paul Lytton, Barry Guy put faire revivre le London Jazz
Composers Orchestra avec la bénédiction du
label suisse Intakt. Durant de
nombreuses années, le trio joua dans les festivals sans publier d’enregistrements
et en s’adjoignant parfois les trombonistes George Lewis ou Paul Rutherford. Un
peu auparavant, j’avais eu l’occasion moi-même d’inviter Parker, Lytton et Guy
avec Paul Rutherford lors d’un festival (Waterloo 1985 Emanem 4030). Ignorant alors comment il fallait
contacter des artistes, je mis Barry Guy dans l’embarras et ce fut Hans
Schneider qui le remplaça. Paru en 1999, Waterloo 1985 est le seul enregistrement de concert qui rende
justice à ce groupe (augmenté) durant les années 80 et qui soit représentatif
de cette période avant leurs enregistrements de la décennie suivante. Car le
premier album vinyle studio du trio, Tracks, enregistré en janvier 1983, offre une image bien
différente de leur musique telle qu’elle s’est développée ensuite (Incus 42 et
non réédité). Une face au ténor et une au soprano avec une qualité
d’enregistrement exceptionnelle (studio Nimbus, le label classique). Sur trois
morceaux au ténor, une seul fait appel aux polyrythmes croisés et flottants et
à cette articulation particulière du saxophoniste qui sont la marque de fabrique du trio. Ailleurs, le plus
souvent, Lytton est assez discret et colore intelligemment la musique en
laissant beaucoup d’espace à la contrebasse. La musique de Tracks baigne d’ailleurs dans les nuances
infinies de la contrebasse à l’archet amplifiée et modifiée électroniquement et
qui se mélangent aux frottements de Lytton (archet et pointe de baguette sur
les métaux, tam-tams sur les peaux). Barry Guy est avant tout un contrebassiste
du toucher, amplifié par un « cabinet »
et une série de pédales. Un contrebassiste « électronique » en
quelque sorte. Il nous avait fait connaître son goût pour la création
contemporaine à travers son album solo Statements V- XI (Incus 22, produit par Parker) où il jouait parfois
avec deux contrebasses simultanément. Il a fait partie d’Iskra 1903 avec Bailey et Rutherford et ce groupe fut
enregistré par Deutsche Grammofon.
C’est un véritable compositeur dans le sens académique du terme. Son catalogue
d’œuvres écrites est foisonnant.
Crochets.
Cette forte impression « contemporaine et
électronique » fut amplifiée par la sortie de Hook Drift and Shuffle, un album curieux enregistré à
Bruxelles en 1983 par Michaël W Huon, un des supporters bruxellois les plus
assidus de cette musique et un preneur de son d’exception. Cet album auquel participe George Lewis
au trombone augure bien de l’actuel Electro-Acoustic Ensemble. Retardé par les fortes neiges de février 1983, le
groupe ne put monter le « mighty kit chinois » et Lytton joua avec
des éléments métalliques posés à même le sol. La contrebassiste y est à fond
dans l’extrapolation électronique et dans une approche contemporaine à laquelle
font écho les bruitages et les démontages iconoclastes des coulisses du
tromboniste chicagoan. George faisait bruisser les mouvements de la coulisse à
même la peau de ses joues, effrayant ceux qui étaient impressionnés par son Downbeat
Poll No 1 du trombone. Evan s’en tenait à
des volutes en respiration circulaire avec une sonorité très travaillée, mais
avec des timbres nettement moins torturés que ceux qu’on peut entendre à loisir
dans son légendaire duo avec John Stevens, « The Longest Night
Vol 1 et 2 » (Ogun) et qui fut
longtemps sa marque de fabrique. Un jeu inimitable et une maîtrise inouïe du
saxophone soprano. Car en 1983 déjà, Evan Parker avait orienté sa musique dans
une direction plus « universelle » que l’exploration systématique des
matériaux sonores du duo avec Lytton. Sans doute vous conviendrez qu’il se
rapprochait déjà d’une démarche plus traditionnelle et par là il viendra se
resituer dans la continuité afro-américaine. Evan Parker est une personnalité
complexe dont le tissu musical s’est tramé avec un écheveau particulièrement
touffu de fils conducteurs esthétiques et philosophiques et une attirance pour
la physique et les sciences. Impossible à cerner en deux coups de cuillère à
pot.
De même, il ne faut pas se fier pas aux apparences en ce qui
concerne Barry Guy, un musicien et compositeur d’obédience relativement
académique. C’est aussi un solide hard free-jazzer dans la tradition afro-américaine. Alors qu’en 1977, la scène de
l’improvisation totale européenne s’affirmait de jour en jour avec l’émergence
des labels FMP et Incus et des premiers Company de Bailey, on retrouve Barry Guy dans un trio
énergétique en compagnie du batteur John Stevens et de Trevor Watts au
sax-alto. Leur répertoire évoquait
Ornette Coleman et Julius Hemphill: thèmes swinguants et musclés, successions de solos (NoFear John Stevens Spotlite 1977 rééd Hi4Head). Même si
leur musique est plus libre dans l’album suivant (Application
Interaction And Spotlite 1978 Hi4Head), le
trio de John Stevens assume un véritable lyrisme similaire à celui des chantres
du free-jazz US, bien que le bassiste ne se départisse pas de son style
caractéristique. Guy se fout comme d’une guigne de certaines subtilités
sémantiques liées à la pratique de l’improvisation et des tendances du jour.
Depuis ses débuts, il assume être un interprète classique traditionnel, un
créateur contemporain instrumentiste et compositeur, un chef d’orchestre, un
improvisateur explorateur de sonorités, un jazzman amateur de la tradition.
Benny Goodman fut une influence ainsi que Monk et Duke Ellington. Il fut un peu
moqué lors des réunions de la Co-Op
du début des années 70 qui réunissait Bailey, Parker, Stevens, Riley, Lytton,
Rutherford etc... Rien d’étonnant à ce que ce trio Parker / Guy / Lytton tente
la synthèse de plusieurs approches en les enchaînant subtilement lors d’un seul
concert surtout lorsque les circonstances et les conditions de travail s’y
prêtent. Comme Barry Guy habite en Irlande et Lytton en Belgique, cela rend
leurs réunions sur scène difficiles : il faut des moyens suffisants.
Drift & Shuffle’s Paradoxes.
De 1986 à 1995, le trio parcourt les festivals et les clubs
sans aucun album disponible et digne de ce nom. N’ayant pu se mettre d’accord
avec Derek Bailey, Parker claque la porte du label Incus vers 1987 et laisse
l’entreprise à son ancien partenaire qui voit en lui un musicien trop idiomatique à son goût. Surtout les concerts solos
« répétitifs » au sax soprano. Car depuis quelques années, l’approche
esthétique d’Evan a évolué vivement. Suivez à la trace les trois albums solos
du saxophoniste. On passe
rapidement du manifeste bruitiste des Aerobatics de 1975 (Saxophones solos Psi, son premier concert solo), avec ces longues notes
saturées, pliées et tenues jusqu’à la déflagration et ces phrases passées au
hachoir, aux ostinatos ahurissants
en respiration circulaire de Monoceros en 1977 (Psi). Là, l’utilisation
verticale des harmoniques est modulée dans un semblant de polyphonie émise
grâce à un contrôle extrêmement précis de la colonne d’air, aux doigtés croisés
et aux rapides coups de langue. Epoustouflant ! Mais très vite, Parker ne
se contente pas de cela. En 79/80, il transforme encore ces techniques extrêmes
pour y incorporer des motifs mélodiques (folk, diront les mauvaises langues)
comme on peut l’entendre dans le concert de Six Of One (Psi) enregistré dans une église
(!). Aussi, il y une véritable
architecture dans chaque pièce et l’agencement des pièces du concert apparente
la musique de Six Of One à une démarche
de compositeur, tout comme l’album Tracks. Malgré la structure apparente, on est frappé par l’urgence et l’instantanéité
en adéquation avec le lieu de l’enregistrement. Sa musique en solo est très physique et intense et il y émet
des fréquences extrêmes. Elle peut remplir entièrement l’espace d’une salle au
point qu’on entend les sons venir de tous les coins de la pièce. Les
interférences des fréquences sonores aiguës font vibrer sensiblement les trois
osselets derrière la membrane du tympan, ces trois os qui furent le logo du
label Incus. On est proche de certaines musiques traditionnelles de transe aux
pouvoirs chamaniques. Mais cela évoque aussi la démarche des compositeurs
« minimalistes » comme La Monte Young ou Terry Riley. J’ai un
souvenir précis où un concert solo d’Evan me libéra complètement d’un état
dépressif et névrosé. Je quittai le concert le cœur léger et heureux. Music
is a Healing Force of the Universe (Albert
Ayler) : cette musique a une fonction évidente.
Par ces audaces et sa conception de l’instrument, Evan
Parker est le pionnier de l’exploration des sax soprano et ténor et une
référence fondamentale des recherches de nombreux saxophonistes de l’impro
radicale : John Butcher, Michel Doneda, John Zorn, Wolfgang Fuchs, Urs
Leimgruber etc… Cette scène tient
à se démarquer de l’étiquette jazz : « musique improvisée libre
non-idiomatique et surtout pas free – jazz », entend-t-on fréquemment depuis le début des années 80. Mais Evan
Parker a toujours affirmé être un musicien de jazz pratiquant l’improvisation
libre (interview in Impetus mai
1977). Il fut d’ailleurs un membre enthousiaste de Brotherhood of
Breath, l’orchestre du Sud Africain Chris
Mc Gregor, dont le répertoire est basé sur la musique kwela. La démarche de
Parker consiste à étendre son style exploratoire et radical dans une expression
universelle, tel un héritier digne du grand Coltrane. Il est immédiatement
reconnaissable que ce soit dans les vinyles les plus virulents du quartet
Schlippenbach de l’époque FMP des
seventies qu’en duo avec des musiciens aussi différents que son ami le
guitariste John Russell, un puriste de l’impro libre, ou le pianiste Stan
Tracey, une institution du jazz britannique. Ecoutez-le, alors jeune
saxophoniste, dans le disque Karyobin (Spontaneous Music
Ensemble 1968) : s’y trouvent déjà les mêmes intervalles de notes que ceux sa musique arrivée à maturité après toutes les phases de son
développement ultérieur. C’est tout le paradoxe de ce musicien qui entend à la
fois se situer dans le continuum afro-américain et revendiquer une approche
spécifiquement européenne. Une connaissance et une compréhension de l’univers
des compositeurs contemporains (Cage, Stockhausen, Boulez, Berio, Xenakis, etc…
EP en a étudié les partitions) et des musiques traditionnelles dont il
collectionnait les vinyles. Un artisan de la musique acoustique responsable
d’un Electro-Acoustic Ensemble
(chez ECM !). Un compositeur qui utilise essentiellement l’improvisation
et un improvisateur qui crée spontanément son univers avec le savoir-faire d’un
compositeur. D’ailleurs, tous les Stockhausen et les Berio du monde auraient
bien aimé avoir conçu un court solo d’Evan Parker au soprano comme ceux
enregistrés à Berlin en 1976 (Saxophone Solos Psi ). Mais auriez-vous demandé à
l’un de ces compositeurs contemporains ou à des interprètes classiques qui
était Evan Parker vers les années 80, ils étaient bien en peine de vous le dire :
inconnu au bataillon ! Tout au plus, vous citait-on Archie Shepp ou
Anthony Braxton. Idem dans le milieu du jazz contemporain à cette époque,
Parker, Guy et Lytton sont des outsiders curieux et pas très visibles.
Labels
Le trio est donc sans label de disque. Là aussi, Parker et
Lytton eurent un rôle pionnier. En effet, Parker créa Incus en 1970 avec Bailey et Oxley pour
ne pas devoir affaire à un producteur et à un label et rester libres de leur
choix. Lytton fit de même avec le label Po Torch en compagnie de Paul Lovens et Barry
Guy avec Maya par la suite dans les années nonante. A cet égard, dois-je souligner la générosité du
saxophoniste ? Il avait offert lui-même à ses collègues improvisateurs
radicaux de faire des disques sur le label Incus avec les gains réalisés sur les albums les plus
vendus. Incus fit découvrir le Spontaneous Music Ensemble version cordes (avec John Stevens, Nigel Coombes,
Colin Wood et Roger Smith), John Russell, Steve Beresford, Roger Turner, Gary
Todd, Phil Wachsmann, Radu Malfatti, Ian Brighton, Frank Perry et Barry Guy.
Aujourd’hui son label Psi nous fait découvrir Peter Evans, le trio Bark !
(Rex Casswell Paul Obermayer Philip Marks) et le duo Furt (Richard Barrett – Paul Obermayer).
Avant tout, il faut garder le contrôle esthétique de leur
musique quitte à être marginalisé. Impetus a bien publié un album, Atlanta, enregistré lors de la première
tournée US en 1987 mais passé inaperçu et peu distribué hors de
Grande-Bretagne. Il est hors de question pour Evan Parker, Barry Guy et Paul
Lytton de quémander des producteurs et des labels, même spécialisés. De
nombreux artistes sonnent aux portes de ceux - ci et certains sont contraints à
se plier à des concessions. Les trois camarades vont attendre le temps qu’il
faut. En effet, après avoir consacré autant d’énergie à bâtir une scène, des
artistes de cette trempe estiment que c’est au producteur à s’adresser à eux.
Ils tiennent absolument à leur indépendance et évitent soigneusement de
travailler avec des labels qui ne respectent pas une forme d’éthique en
relation avec les valeurs véhiculées par leur démarche musicale. Même s’il faut
se passer d’avoir des disques distribués, eux-mêmes générateurs de concerts.
Les amateurs restent sur leur faim, mais c’est une manière de mettre en doute
la logique d’un système. Après quelques années de patience, cette attitude
finit par porter ses fruits. Le monde des labels indépendants a l’air
idiot : ce trio superlatif est absent des catalogues de cédés alors que
c’est un groupe demandé. Si Barry
Guy a un contrat régulier pour le London Jazz Composers Orchestra avec le label zurichois Intakt depuis
1987, le trio est peu visible. Il y a bien un enregistrement de concert
particulièrement énergétique avec le trio plus Irene Schweizer, Connie Bauer et
Barre Phillips, Elsie Jo sur le label Maya que vient de créer Barry Guy avec
son épouse, Maya Homburger. Mais Barry Guy s’impatiente et publie enfin Imaginary
Values. La musique
provient d’un concert londonien au défunt Red Rose en 1993. L’année suivante,
Leo Feigin du label Leo propose
aux musiciens de publier le concert du 50ème anniversaire d’Evan
Parker avec le trio EP/BG/PL et le trio frère Schlippenbach/Lovens/Parker (Evan
Parker 50th Birthday).
Par la suite, Leo publiera deux albums en quartet avec la pianiste Marylin
Crispell (Native Aliens 1996 et After Appleby 1999). Le percussionniste
californien Gino Robair, qui a séjourné à Londres, invite le trio à enregistrer
pour son label Rastascan (Breaths
and Heartbeats 1994)
et un autre label américain, CIMP,leur
fait inaugurer leur Creative Improvised Music Projects serie avec la participation de Joe Mc Phee sur un morceau (The
Redwood sessions
1995). En 1996, Martin Davidson édite un concert au Vortex de Stoke Newington
sur son label Emanem (At The Vortex) après avoir publié Waterloo 1985.
Chaque fois que le trio joue en Grande-Bretagne, il
enregistre un disque et les salles sont pleines. De 1996 à 2004 où il figure
sur un album de Sten Sandell, ils n’y donnent pas de concerts en trio car la
scène britannique d’improvisation a sensiblement moins de moyens qu’en France
ou en Allemagne. Mais on les entendra deux ou trois fois au sein du Electro
Acoustic Ensemble, soit
le trio augmenté d’improvisateurs électroniques. Ayant obtenu un contrat avec le label ECM, Parker leur proposa de
documenter son travail au sein de ce groupe électro-acoustique. Il aurait pu se
contenter de faire des rencontres avec des invités prestigieux sur la lancée de
Time Will Tell avec Paul Bley et
Barre Phillips comme c’est la coutume dans la maison munichoise. Cela aurait sans doute augmenté sa
visibilité. Mais le trio préfère mettre en avant le processus de fabrication
collective de leur musique en s’adjoignant des collègues dans un projet
innovant et moins « accessible » au public jazz. Je reviendrai par la
suite sur ce Electro-Acoustic Ensemble.
Fort heureusement pour les amateurs de cédés, le trio
propose des versions différentes de leur musique. Imaginary Values est un enregistrement de concert
dont on a sélectionné et édité des extraits relativement courts afin
d’illustrer une des nombreuses facettes du trio dénommées selon des
valeurs / paramètres : Form,
Content, Agreement, Distinction, Identity, Value, Consequence, Invariance,
Variance. Ici encore une démarche compositionnelle
évidente. Pour l’auditeur, c’est un excellent document qui allie l’énergie du
concert avec des exigences formelles. On va droit à l’essentiel au cœur de la
musique tout en profitant de l’équilibre d’intentions réalisé grâce au montage. On retrouve une démarche similaire
avec Breaths and Heartbeats, enregistré au studio Gateway, le repaire de Parker et de
nombreux musiciens du label Emanem. Les trois musiciens ont enregistré de très
courts interludes de percussion et l’album comporte 12 pièces relativement
courtes et très variées qui offrent différents aspects de leur répertoire. La
musique de cet album n’est pas encore trop éloignée de Tracks, leur œuvre la plus formelle tout
en étant assez radicale. Breaths est sans doute un des albums le mieux équilibré où
les musiciens jouent avec une certaine retenue. Evan Parker et Barry Guy
cultivent une approche qui oscille constamment entre un mezzo piano soft et le
forte sans saturation. Il y a un mélange détonnant de cris agressifs et de
gestes feutrés qui s’interpénètrent de seconde en seconde. Lytton y laisse un
grand espace de jeu à la contrebasse. Cette focalisation sur la dynamique
laisse le champ libre aux nuances et à une grande variété de timbres. L’énergie
se libère dans le contraste doux/fort, dur/mou. Un savant dosage
d’expressionnisme subtil et de réflexion intense dans l’action la plus
échevelée ou subitement intériorisée.
Les albums live nous montrent trois situations de
concerts où on entend le groupe développer sur la longueur en s’adaptant
aux circonstances. La première situation est le concert londonien du 50th
Birthday de Parker
au légendaire Dingwalls : épique et emporté. Contrairement aux albums studio,
le sax ténor est plus charnu avec un gros son et la percussion se fait plus
pressante. La balance penche du côté d’un free jazz abrupt. Mais le lyrisme de Parker se contorsionne
toujours et adopte les intervalles les plus étranges. Barry Guy y adopte un jeu
pizzicato plus « traditionnel » si on le compare aux années 80 ou
même avec Breaths. On se
souviendra qu’il maniait la basse avec une brosse de bain en bois. Le batteur
laisse de l’espace à la basse pour monter en puissance le moment venu. C’est
alors que le saxophoniste accroche des motifs qu’il triture dans les notes
hautes sans arrêter de descendre dans le grave. En comparaison, le ténor d’Imaginary Values est plus léger. La deuxième se
situe au club Vortex de Stoke Newington lors d’une des rares visites
londoniennes du trio. Dans la même rue, pas moins de quatre endroits programment
de l’impro. Le club, qui depuis a
déménagé à Dalston, est bourré à craquer et Martin Davidson eut de la peine à
installer son micro stéréo. At the Vortex (1996) est enregistrement de
qualité moyenne par rapport à Breaths ou Tracks, mais une
énergie extraordinaire est au rendez-vous avec un public de connaisseurs
pointus qui a une extraordinaire expérience d’écoute. On entend clairement
qu’il s’agit d’une salle assez petite par rapport au concert du 50th
Birthday. L’auditeur
aura l’impression d’être entouré par les sons des musiciens. Une impression
similaire pour le troisième, at les instants chavirés, enregistré par J-M Foussat en 97
et publié par Psi en 2002. De manière générale, les enregistrements de concerts
rendent la batterie de Lytton moins claire et la dynamique en souffre quelque
peu. On peut remarquer que Psi
n’a publié qu’un seul album du trio, voulant sans doute laisser l’auditeur sur
sa faim. L’album studio pour CIMP, The Redwood Sessions, enregistré dans l’état de New
York est plus connoté « free –jazz » par rapport à Values et à Breaths. L’amateur exigeant peut
sélectionner facilement trois ou
quatre ces albums en fonction de leurs caractéristiques. Il constatera au fil
des écoutes qu’ils finissent par se distinguer les uns des autres. Les
musiciens ont pris soin de varier leurs propositions. Une constante quand même,
chaque musicien occupe le champ auditif à parts égales, même si la voix du
saxophone demeure centrale, ce qui est la caractéristique d’un instrument à
vent face aux percussions et à la contrebasse. Les instruments partagent à
égalité les fonctions rythmiques / propulsives, « mélodiques » et
sonores et la contrebasse ressort avec un relief étonnant alors que les
bassistes free se plaignent souvent d’être enterré. C’est pourquoi tant de
confrères de Barry Guy se produisent en solo : Barre Philips, Léandre,
Kowald, William Parker, Paul Rogers et cie.
Mais avec Paul Lytton, Parker et Guy ont trouvé la
combinaison gagnante entre la profusion polyrythmique de l’énergie maximale et
un contrôle spontané du flux sonore. Paul Lytton m’a un jour déclaré : Quand
je joue, je veux toujours pouvoir écouter distinctement mes partenaires et les
nuances de leurs jeux. Le fameux dictat de John Stevens.
Depuis l’époque où ces trois musiciens se sont rencontrés au
Little Theatre Club de Stevens (il y a
plus de quarante ans) et ont adhéré à cette éthique collective, leur musique en
trio exprime invariablement cette volonté de partage et de mise en commun en
bazardant tout ce qui vient occulter la musique et son écoute. Comme les
Pygmées, les participants aux jam-sessions d’Harlem ou une conversation entre
amis. Leur dernier album en trio, Zafiro (Maya), enregistré à Barcelone en
2006 est exemplaire pour son équilibre et les nombreuses phases de jeu se
déploient spontanément. Ce disque est aussi bon que les précédents, et même
encore meilleur après autant d’années. Ne fut-ce que pour la qualité optimale
de l’enregistrement et la prise de son fidèle de la percussion. Zafiro : Un bijou !
Deux soirs dans la rue du jazz à Paris en janvier avec le Trio
au Sunside, rien de plus naturel. Le jazz
n’est-il pas avant tout la musique du partage, de l’écoute et de la mise en
commun égalitaire de la musique de chacun au bénéfice de tous ?
Ensemble
Vous allez me dire : « Ce
sont des improvisateurs,… d’accord ? Au bout d’un temps, est-ce que cette
machine du trio ne devient pas trop bien huilée ? ». C’est bien ici que cela se corse. Pour Parker, Lytton et Guy, la musique n’est
pas quelque chose qui change tous les trois mois. On a entendu récemment des
groupes qui se réunissent une ou deux fois l’an et qui changent de cap
quasiment chaque année sans avoir développé dans la pratique les phases
précédentes dans leur évolution. Le trio travaille sur la durée et dans leur
histoire, on décèle une suite dans les idées. En 1995, après avoir approfondi
leur relation triangulaire durant une décade, ils décidèrent de s’adjoindre
trois autres musiciens spécialistes de l’électronique. Déjà en 1986 lors du
festival Incus à Londres, les trois musiciens avaient improvisé avec les
machines de George Lewis qui créaient un contrepoint interactif en temps
réel. Sont recrutés, Walter
Prati, avec qui Parker avait enregistré le cédé Hall
of Mirrors, Marco « Bill » Vecchi, dont on a souvent lu le nom au
dos des pochettes de disques italiens en qualité d’ingénieur du son, et bien
sûr Philipp Wachsmann, un violoniste
qui a souvent travaillé avec Barry Guy et avec qui le contrebassiste partage
des préoccupations voisines dans l’utilisation de l’électronique autour de
l’instrument. Wachsmann et Guy ont collaboré dans l’Iskra 1903 de
feu Paul Rutherford, le trio du pianiste Howard Riley et le groupe de Tony Oxley. Au début des années 70,
Wachsmann et Lytton ont joué avec Radu Malfatti, un proche du violoniste. Radu
Malfatti est d’ailleurs un des rares improvisateurs à s’être joint au duo
Parker - Lytton dans un concert important (Total Music Meeting Berlin 1972). Ces trois musiciens font aussi partie
de King Übu Orchestru sous la responsabilité de Wolfgang Fuchs.
Depuis la fondation de l’ Electro-Acoustic
Ensemble et l’album Towards
the Margins publié
par ECM, ses musiciens n’ont pas cessé d’approfondir les interrelations rendues
possibles par cet hydre à six, puis sept, huit, onze têtes et finalement
quatorze ! Initialement, chaque électronicien du groupe, crédité sound
processing, transforme le son d’un des
trois musiciens « acoustiques ». Mais il ne faut pas perdre de vue
que Guy transforme le son de sa contrebasse avec un dispositif et que Lytton a
ramené son installation « live-electronics » avec les cordes de guitare, des pièces de Meccano,
les objets et microcontacts montés sur un rack Dexion. Cet appareillage avait
été inventé vers 1970-71. En outre, fatigué de transporter son extraordinaire
matériel, mais désireux de quitter son siège de batteur, il a sélectionné des
éléments de percussion qu’il dispose sur une table. Et Wachsmann joue aussi du
violon qu’il traite électroniquement. Il résulte de tout cela une superposition
concentrée de dispositifs qui, paradoxalement, ouvre complètement le champ
sonore, il suffit d’écouter l’album pour s’en convaincre. Mais bien vite,
l’affaire n’est pas assez simple. Evan Parker et Barry Guy viennent de
rencontrer un chercheur en musique électronique qui travaille la question
depuis les années soixante. Après avoir été longtemps professeur au Royal
College of Music de Londres et chargé du
laboratoire de musique électronique, Lawrence Casserley décide de
se consacrer une fois pour toutes
à la scène musicale. Casserley est impliqué dans un extraordinaire projet
multimédia, Colourscape. Logé dans des tentes multicolores, translucides,
gonflables et modulaires, Colourscape peut s’étendre sur des centaines de mètres carré et accueillir des
milliers de curieux dans une expérience de diffusion musicale aux quelles se
prêtent des improvisateurs. Le public baigne dans une ambiance colorée qui
change d’une tente à l’autre lorsqu’on s’y déplace entre les haut-parleurs.
Comment mettre l’homme de la rue au contact d’une « autre musique »,
en quelque sorte. Dans l’EAE,
Casserley est chargé de travailler le son de chacun des intervenants et de le
spatialiser. Il a mis au point un système de real time live signal
processing basé sur un programme de l’Ircam
qui permet de travailler avec six ou sept sources sonores différentes. Il y
ajoutera par la suite le logiciel Max MSP. Mais très vite, d’autres innovateurs se joignent au groupe : Joël
Ryan, puis Richard Barrett
et Paul Obermayer qui forment de
duo Furt depuis le début des
années nonante et le pianiste Agusti Fernandez. Le tout nouveau cd Psi SET, relate
la première rencontre du Trio augmenté de Casserley, Vecchi et Prati avec le
tamdem Barret - Obermayer. Tout récemment, ils viennent d’engager le jeune
trompettiste prodige Peter Evans dont
Parker a publié deux enregistrements extraordinaires sur son label (More
is More et
Nature / Culture).
Dans le concert du festival de Huddersfield publié par ECM, Moments’
Energy, l’EAE est
augmenté de Ned Rothenberg et de
Ko Ishikawa, un souffleur de
shô, l’orgue à bouche japonais. Curieusement, c’est un instrument que j’ai déjà
entendu dans les mains d’Evan Parker (Londres Incus festival 1985). Outre les
deux cédés solos de Peter Evans, Psi publie sans discontinuer des enregistrements
de Casserley, Ryan et Furt. Cette documentation permet de mieux rentrer dans
l’univers de l’EAE, car elle nous permet d’appréhender l’évolution de
l’Ensemble et chacune de ces composantes. Parker a lui-même enregistré en duo
et en trio avec Casserley, Ryan et Walter Prati. L’album Dividuality (Maya), qui réunit Guy, Parker et
Casserley, est un excellent exemple de cette collaboration.
Les premiers moments de l’EAE se concentraient sur des
pièces assez courtes et des atmosphères différentes. Au fil du temps, ils
s’embarquent dans une longue composition d’une durée de plus d’une heure. Le
groupe n’est pas fixé sur une démarche électro-acoustique particulière. On
distingue aisément une différence sensible entre Joël Ryan et Lawrence
Casserley. Et le duo Furt apporte une dimension diamétralement opposée. Cette
cohabitation est une véritable richesse.
On peut suivre l’évolution de
l’Ensemble avec les albums Towards the Margins, Drawn Inwards, Memory/ Vision, The Eleventh Hour et Moment’s Energy, tous publiés par ECM, le label de Keith Jarrett, Charles Loyd, Jan
Garbarek, Jack De Johnette, Kenny Wheeler, John Abercrombie, Arild Andersen,
John Surman, John Taylor etc…. Manfred Eicher a fait vivre son label entre
autres par la rotation des artistes signés par la compagnie. On entendit par
exemple Jarrett avec Garbarek, Stenson, Danielsson et Christensen, Lester Bowie
avec Abercrombie, Eddie Gomez et De Johnette, Egberto Gismonti avec Haden et
Garbarek, Kenny Wheeler avec Mike Brecker etc… En faisant se croiser ses
musiciens fétiche, ECM attire les publics de chaque artiste, assure le nombre
d’albums prévus aux contrats et se crée de solides scoops et une attitude
créative. Les musiciens apprécient beaucoup ces rencontres quand elles sont
réussies, mais cela devient souvent un système. On aurait pu penser qu’ils se
prêteraient à des rencontres de ce genre avec des musiciens du label. Ils ont
eux-mêmes une empathie avec des artistes comme Barre Phillips, Marylin
Crispell, Pierre Favre, etc…. Et pourquoi pas Joe Maneri, Louis Sclavis, Paul
Motian ou Paul Bley, encore ? Arrivés « au sommet d’une
carrière », ils auraient pu se contenter de jouer les mondanités
munichoises. Récemment, un organisateur « branché » a fait se
rencontrer Parker et le compositeur Michaël Nyman. Le saxophoniste a exigé que
Nyman joue d’un piano préparé spécialement. Ce compositeur n’est-il pas le
thuriféraire exclusif de la musique « expérimentale » ? Ce genre
de scoop fait de la copie dans les médias et un peu de publicité ne fait de
tort à personne. Mais ce n’est vraiment pas le but de ces musiciens.
Bien sûr, ces artistes ont le
sens des affaires. La bonne tenue des labels Psi et Maya, ainsi que l’aventure
du grand orchestre LJCO sous la houlette
de Guy en sont la preuve. Arriver à faire vivre quinze ans durant un tel
orchestre peuplé d’artistes exigeants et sollicités et le faire jouer
régulièrement en Allemagne, en Suisse, en France et en Amérique du Nord est un
défi peu commun d’un point de vue artistique et organisationnel. Mais pour eux,
le sens des affaires est strictement au service de leur projet musical
collectif. D’ailleurs, dans l’Electro Acoustic Ensemble, il n’y a pas de
« solistes » tant les musiciens y ont créé un réseau de connexions
par où transitent des interactivités d’un genre nouveau : la cybernétique
vivante. Une suspension du geste, des diffractions du continuum
spatio-temporel, un recyclage improbable des traces, une texturation aux
limites quasi-infinies rendues possibles par la cohabitation superposée de
plusieurs procédés de travail des sons par l’intelligence artificielle et la
manipulation programmée ou manuelle de l’échantillonnage. (Ouf !). La
complexité de l’ensemble tient dans le fait que chaque manipulateur de sons
reçoit un input de chaque instrumentiste acoustique (cinq ou six au maximum)
qu’il peut utiliser à tout moment. Dans SET, Marco Vecchi se charge uniquement de la projection
du son, vu la complexité de l’entreprise. Avec autant de musiciens impliqués et
un champ de possibilités ouvert à l’extrême, chacun livre l’essentiel et se
contente parfois d’une touche discrète. Le fonctionnement du groupe est devenu
un mystère insondable où chacun est au service du tout et il ne reste plus qu’à
se laisser emporter, même sans comprendre et en oubliant qui fait quoi. Qui est
le leader ? Le solo de truc, la vitesse de machin, la voix de
chose….. ?? Collectif,
spontané, et basé sur l’écoute mutuelle comme au bon vieux temps du Little
Theatre Club, mais à
l’ère d’internet et du tout électronique. Pour faire jouer cette machine
inextricable, Isabelle Lytton est devenue un temps agent artistique et s’assure
que les fiches techniques interminables
de l’EAE trouvent des solutions acceptables dans les lieux de concerts.
Cauchemardesque ! Les techniciens expérimentés des festivals se perdent
dans les détails de ce labyrinthe de câbles, de boîtiers et de table de
mixages. Heureusement, Casserley, Vecchi, Prati et compagnie ont une expérience
technique extraordinaire pour résoudre les problèmes. Souvent, un projet réduit à un quartette voit le jour comme
cet excellent Live aux Instants Chavirés avec Parker, Ryan, Casserley et
Noël Akchoté (Leo). Le quartet
Parker – Lytton – Casserley – Ryan fit une tournée au Japon en 2000 et donnent
un concert de temps à autre comme à Courtrai et Gand en 2007. Un album Psi est
très révélateur de la version de chambre de l’Ensemble : Free Zone
Appleby 2004 qui
réunit le trio, Joel Ryan et Philipp Wachsmann. Cette suite alternant duos avec
l’électronique et trios instrumentaux permet de rentrer dans la logique de
cette musique.
J’ai entendu polémiquer dans les
cénacles de l’improvisation radicale que Barry Guy et Evan Parker sont ou
seraient devenus des musiciens « idiomatiques » traditionnels et que
Lytton est un batteur free –jazz « rentre dedans ». Mais il faut se rendre à l’évidence des
faits : le trio a imposé une musique électro-acoustique sans concession
qui doit sûrement effrayer le commun des mortels habitués à l’atmosphère
impressionniste « comme il faut » de la marque munichoise, un des plus
gros vendeurs de l’histoire du jazz. Même si un bon nombre de productions ECM
de ces quinze dernières années ont été nettement plus audacieuses, l’Ensemble avec ses cinq cédés parus est le projet le plus
« far-out » du label
munichois. A l’heure où nous sommes envahis par l’électronique et certains de
ses effets faciles, ces improvisateurs n’ont crainte de faire vivre une
aventure particulièrement risquée et ambitieuse qui demande énormément de
travail et de préparatifs. Les organisateurs et musiciens radicaux, et fort
heureusement leur nombre a sensiblement augmenté ces dernières années
spécialement en France, seraient surpris de découvrir Paul Lytton avec ses
percussions sur table, ce matériel réduit qui convient à une approche retenue
et introspective de l’improvisation. J’ai eu le plaisir de mettre en présence
Paul Lytton et Michel Doneda, et ils étaient éblouis par la profondeur et le
naturel de leurs échanges. Soyons objectifs, parmi les percussionnistes
improvisateurs apparus ces dix ou vingt dernières années, très peu ont atteint
le degré de « musicianship »
de Paul Lytton. Il suffit de l’observer jouer : on perçoit un sentiment
rare, mais bien réel, qu’il écoute avec son corps tout entier et que celui-ci
fait intégralement partie de la musique et du silence qui l’entoure. Dans son
jeu, le moindre geste compte. Rassurez-vous, Paul ne se prend pas du tout au
sérieux. Après le concert, l’organisateur, ses amis et les autres musiciens
auront droit à une histoire ou deux contées par le batteur. Ces talents
d’humoriste et raconteur sont unamimement appréciés par les collègues
after-hours. C’est donc sur cette
note amicale qu’on peut conclure cette relation d’une entreprise musicale hors
norme. Leur expression est avant tout une histoire profondément humaine par sa
simplicité ludique et son cheminement complexe où on trouve en premier lieu
l’amitié et la compréhension.
PS : tout récemment, Joël Pagier, critique au magazine Improjazz et militant enthousiaste de la cause improvisée pointue, a décrit comment il avait découvert la profonde dynamique musicale du trio Evan Parker / Barry Guy / Paul Lytton, se déclarant conquis sans réserve par un de leurs concerts. Une musique qu'on croit connaître et dont les facettes innombrables se laissent découvrir au fil des années et même des décennies.