Au fil des années, le
pianiste anversois, lui qui nous a tant étonné / ahuri / fasciné dans notre
prime jeunesse, s’approche insensiblement de la fin de sa carrière (il
est né en 1937). Et pourtant, comme le prouve ce superbe enregistrement au bar
L’Archiduc, réalisé en 2009, son jeu est resté d’une brillance, d’une clarté et
d’une pertinence peu communes. Ses improvisations transcendent les coups
d’archets endiablés des deux contrebassistes avec une assurance
imperturbable. Ses effets cascadants se déroulent avec l’aplomb naturel d’une
rivière de montagne, un mouvement organique. Un feeling raffiné du son de
l’instrument le plus éloigné de la culture pianistique. L’enregistrement
et le mixage bien balancé (Michaël Huon) nous permet de nous focaliser les
variations subtiles et multiformes qu’il imprime aux idées qui surgissent dans
le feu de l’action. Les contrebassistes, le californien Damon Smith et le
flamand Peter Jacquemyn, rivalisent d’inventions dans leur entente duelle en
créant l’espace voulu, un champ sonore propice au pianiste. Ils mènent souvent
un véritable raffut de colosses qui fait songer aux phases d’un match de lutte
- leur carrure physique est d’ailleurs impressionnante et Peter pratique les
arts martiaux - et se suffit à lui-même.
C’est bien le paradoxe de ce trio. Tour à tour et simultanément expressionniste
et introspectif, généreux et revêche, sombre et lumineux, le jeu de Van
Hove ne se laisse pas aisément définir. Entre lyrisme et abstraction, son flux
déroutant marie énergie dans le mouvement et sensibilité du toucher. Malgré la
qualité perfectible du piano de L’Archiduc, instrument qui a une longue
histoire dans ce lieu Art Déco, le toucher du pianiste parvient à en tirer des
nuances remarquables. Le musicien ne cache pas que le son de ce piano est
une «ruine », L’Archiduc étant loin d’être idéal pour sa conservation
(petit bar de nuit enfumé et extrêmement fréquenté avec des écarts de
température excessifs). Néanmoins, le pianiste réalise là une belle performance
relayant les efforts du trio en s’échappant à l’accordéon vers un univers
fantomatique. Ces trois plages de concert de 27, 9 et 35 minutes, accessibles
avec un téléchargement très bon marché - mais-de-qualité ! - sur le site
de Balance Points Acoustics, pourront
merveilleusement faire référence à tout un chacun pour l’œuvre trop peu
enregistrée d’un improvisateur d’exception. Pour beaucoup, Fred VH cristallise
les qualités essentielles du pianiste « improvisation libre » par excellence et,
en compagnie de deux despérados de la contrebasse alternative, on a droit à une
tierce gagnante. Un très beau disque digital !
PS : Rappelons
encore que le nom de famille de Fred Van Hove s’écrit avec un V
majuscule ! Le label historique FMP et Jost Gebers ont réitéré cette
grossière faute patronymique laissant supposer une origine nobiliaire.
Gateway ’97 WTTF
Phil Wachsmann Pat Thomas Roger Turner
Alexander Frangenheim
Creative Sources.
Publié récemment par
Creative Sources, Gateway ’97 est une session inédite et miraculeuse
d’ « improvisation libre » enregistrée au studio Gateway (Evan
Parker et cie) à l’époque ou des labels
de CD’s comme Emanem ou Incus prenaient leur envol.
Je trouve bien dommage
que personne n’ait publié cet album car, voyez-vous, il y a la musique
improvisée qui se « ressemble » et celle qui se distingue par sa
singularité. Ici une manière de jouer ensemble qui remet en question les
habitudes et évite l’ennui, les réflexes et le flux systématique non-stop.
Entre autres, chaque instrumentiste joue systématiquement avec les silences et intervient subitement au moment très précis où son partenaire
s’arrête. La musique s’enchâsse avec un découpage de séquences ultra-courtes
contrastant avec les intentions de chacun ou les prolongeant. Sur quasiment
tous les morceaux, on les entend très rarement à quatre en même temps, tant ils
parviennent à coordonner leur une virevolte d’interjections en interactivité.
Etonnamment ludique et difficilement descriptible. Pat Thomas jongle avec une
batterie improbable d’échantillons sonores ou s’affaire au piano, Wachsmann
épure le propos avec des effets électroniques rares et une quintessence
mélodique épurée et Roger Turner
distille des raclements métalliques dans
le registre aigu de son appareillage percussif. Un peu à l’écart, l’archet
rêveur du contrebassiste Alex Frangenheim s’échappe un instant dans une
distance recueillie. Wachsmann et Pat Thomas ont participé au Tony Oxley
Quartet (BIMP Quartet Floating Phantoms
a/l/l 001) lequel a aussi compté Derek Bailey (Incus cd et Jazz Werkstatt).
Wachsmann a été longtemps associé à Oxley et Barry Guy dans les années septante
et quatre-vingt, bien qu’il n’en reste que deux témoignages enregistrés(the Glider and the Grinder /Bead et February Papers /Incus 18). Gateway 97 est le summum de cette saga et fait oublier
largement les albums précités et la monotonie de trop nombreuses publications
de ces quinze dernières années. Dynamique, extrême variété sonore, qualité de l’écoute
mutuelle, sens collectif, imagination, fantaisie : cet album récolte un 10
sur 10 tout azimut. L’improvisation libre fantasmée devenue réalité !!
Je répète encore :
c’est très dommage que cet album n’ait pas été publié à l’époque car la musique
est aussi originale qu’optimale.
-Vario 41 Boris Baltschun John Butcher Gunther
Christmann Michael Griener edition explico 14
(2004 cdr à120 copies)
-Vario 44 John Butcher Gunther Christmann Thomas Lehn
John Russell Dorothea Schürch Roger Turner edition explico 15 ( 2006 cdr à
250 copies)
-In Time Gunther Christmann Alberto Braida edition
explico 16 (2010 cdr à 120 copies)
Il fut un temps très
éloigné où Gunther Christmann était un improvisateur libre aussi bien documenté
en disques que ne l’étaient Derek Bailey et Evan Parker et ses disques étaient relativement
bien distribués dans le réseau Incus- FMP-Moers-ICP-Futura etc…. Chef de file
de l’improvisation radicale sur le continent, le tromboniste -
contrebassiste, et puis violoncelliste,
avait publié pas moins de quatre albums avec son compère Detlev Schönenberg (un
percussionniste mémorable qui a définitivement abandonné la scène il y a trente
ans) pour FMP et Ring Records. Lorsque Ring se transforma en Moers Music, le
label n’eut pas moins de quatre vinyles de Christmann à son catalogue. Tous ces
documents sont aujourd’hui indisponibles sur le marché. Les copies qu’on trouve
en « occasion » ou en « collectors » restent à un prix
relativement accessible car le patronyme de cet improvisateur essentiel ne fait
pas l’objet du snobisme des acheteurs branchés de raretés, lesquels sont
souvent/parfois plus fétichistes que mélomanes, si j’en crois les résultats du site collectorsfrenzy. Quant à la production de Gunther Christmann de
ces vingt dernières années et de son projet Vario, elle échappe au
radar des labels qui furent, il n’y a guère, bien distribués (Emanem, Incus,
FMP, Intakt, Victo, Potlatch). Sur la foi de la participation de Paul Lovens et
Mats Gustafsson, FMP - repris en main
par Jost Gebers – a bien édité un superbe trio enregistré à l’époque où le
souffleur nordique commençait à défrayer la chronique, mais je pense qu’il a dû
passer inaperçu. Le tromboniste de Langenhagen, qu’on entend aujourd’hui jamais
bien loin d’Hambourg ou d’Hanovre, confie l’essentiel de sa production à sa
modeste edition explico, sous forme
de CDr publiés dans leur boîtier d’origine sur le quel est collé une plaque de
bois ou avec une épreuve photographique originale, Christmann étant aussi un
artiste graphique pour le besoin de la cause. Ainsi le morceau de bois
rectangulaire de Vario 44 a le titre tamponné trois fois à l’encre
rouge en tête bêche, transformant ainsi le CDR (excellente qualité sonore) en
pièce de collection / œuvre d’art qu’il vend exclusivement à un prix supérieur
au CD sans même en livrer des copies aux critiques ou à ses copains et même, je
parie, à ses collègues les plus chers. C’est pourquoi on n’a peu d’échos de sa
production même si Vario 34-2 , sorti en en 1999 chez Concepts of Doing,
rassemblait Paul Lovens, Mats Gustafsson, Christmann lui-même, Thomas Lehn,
Frangenheim et le guitariste suédois Christian Munthe, alors complice habituel
de Mats G et compte parmi les meilleurs exemples d’improvisation collective qui
sublime les marottes individuelles des participants pour surprendre et raviver
nos sens. Vario est donc un ensemble à géométrie variable, fondé en 1979
et, sans doute, l’alternative la plus réussie aux Company de Derek Bailey.
Depuis 1976 et son album solo publié par C/S, Gunther Christmann a initié le
sens de l’épure bien avant tout le monde. Savoir exprimer un enchaînement
d’idées complexes en moins de deux minutes.
Ici, le grand art est au
tournant, spécialement, cette conversation à six de Vario 44 où la profusion des voix individuelles
et des paramètres possibles revête une exemplaire dimension constructive et
interactive. Vous entendrez très rarement
des improvisateurs (très) réputés adopter ces modes de jeux qui
permettent à plus de trois ou quatre musiciens de se faire entendre et
développer la musique collective aussi bien qu’en trio. Comme souvent chez
Christmann, on a droit à la déclinaison
de l’ensemble dans toutes les formules à raison de 20 morceaux. Souvent les « connaisseurs » se
réfèrent à des noms d’artistes réputés, ici John Butcher, Thomas Lehn, John
Russell, Roger Turner, pour porter une évaluation a priori du groupe… Vous
pouvez oublier cette façon de voir les choses ici. Si, par exemple, un Derek
Bailey avait dû se joindre à Vario 44, cela aurait été à contremploi. Par
contre, un Phil Minton aurait été tout indiqué. Dorothea Schurch s’intègre
d’ailleurs parfaitement en ajoutant une touche poétique. Joëlle Léandre insiste
toujours pour que dans de tels groupes (sextet , septet), on organise le
déroulement du concert de manière à tirer parti du potentiel en duos, trios ,
quintet avec un sens de la forme et une logique. Les auditeurs ne sont pas là
pour s’emmerder. Rompu à ces exercices et grâce à l’exigence de Christmann, les
musiciens parviennent à marier l’équilibre instable de l’improvisation avec un
sens de la forme exceptionnel et les outrances sonores radicales.
Cette session de 2006 fut
aussi l’occasion pour John Russell et Roger Turner de renouer avec leur
camarade et d’apporter leur grain de sel éminemment british dans cette
super-session. Édité à 250 copies, il en reste encore : edition.explico.music.art@web.de
. Quant au duo du pianiste Alberto Braida avec Christmann, sa fraîcheur et
l’esprit de recherche qui les anime fait qu’on réécoute volontiers leur In
Time.
J’ajoute encore qu’Edition Explico avait publié un superbe
témoignage de la rencontre de G.C. avec Phil Minton, For Friends and Neighbours. Cet
opus rend Edition Explico incontournable…. . Il vaut mieux tard que
jamais …….
Ce
microlabel pointu de Chicago au catalogue intéressant entre jazz d’avant-garde
et free improvised music (John
Russell et Fred Lonberg Holm, Guillermo Gregorio, Nate Wooley, Ray Strid, Tim
Daisy , Jason Roebke, Paul Giallorenzo, Jason Stein) a eu la main heureuse avec
ces réjouissants Trois Bébés. Trois générations d’improvisateurs. Ståle est
un activiste incontournable en Norvège (la programmation de Blow Out !) et
un bon percussionniste entendu avec la chanteuse Stine Motland. Avec le
pianiste Steve Beresford, crédité aussi objects (mais il aurait fallu écrire vintage electronic toys and instruments
sur table), Ståle crée un échange ludique dans
lequel le saxophoniste (sopranino) suédois Martin Küchen étire ses sons en
transcendant la démarche « minimaliste » (à défaut d’autre mot),
créant ainsi une véritable osmose entre les trois compères. Three Babies a été
enregistré au Café Oto, un des principaux lieux dévolus à l’improvisation
radicale dans la banlieue Nord Ouest de Londres.
Trois morceaux Steel Babies, Car Babies et Kitchen Babies, véritables suites
d’événements sonores enchaînés suivant une logique imparable entre les deux
pôles que constituent les glissandi et les intervalles microtonaux du souffleur
et le give and take du
percussionniste et du pianiste. Les trois musiciens sont attentifs à
s’introduire dans l’univers respectif de chacun d’eux.
Comment se rejoindre ou s’échapper
dans ou hors d’équilibres instables….Three
Babies a acquis une identité de groupe dans un travail du son et des
pulsations plein de nuances, le fruit sans doute de tournées en GB et en
Norvège. Dans ces tournées parfois hasardeuses où les artistes ne gagnent pas
grand chose, une fois réglées les notes d’avion et d’essence, ils acquièrent
une profondeur, une qualité dans les échanges, une écoute spécifique de chacun
par rapport au groupe et à chaque individu. Ils le font pour faire vivre et
faire évoluer leur univers sonore et relationnel. Sans ce travail de base, la
musique collective ne saurait exister.