Markus Eichenberger – Roberto Domeniconi Improvisations
Unit UT 4811
Duo piano (Domeniconi) et clarinette basse (Eichenberger). La musique débute par
des notes graves tenues à la clarinette basse et suspendues par dessus les
touches et accords du piano baignés par le
silence dans l’espace, le tout dans une relaxation maximale. Une ambiance
minimaliste, retenue et un travail du son des graves de la clarinette dont le
souffleur modifie le timbre dans des détails infimes. Contrôle impressionnant. Roberto Domeniconi fait résonner les marteaux,
les cordes du piano et égrener parcimonieusement des notes qui éclatent en
contraste, en suivant son imagination. Son travail au piano préparé est
minutieux et chargé de sens. On songe à Morton Feldman, sans qu’on puisse
dénoter « une influence ». Improvisations, oui et on dira aussi, à
l’écoute, que leur musique offre la cohérence et exprime les intentions d’un
compositeur de grand talent. Pas moins
de quinze pièces à la fois concentrées et en suspension à l’écart des
pulsations anguleuses et des tensions caractéristiques de la free-music :
le temps flotte à la rencontre du silence. Un travail en quelque sorte
respiratoire qui fait penser à cet exercice de John Stevens , Sustain, où on soutient la même note sur l'expiration.
Petit à petit, un véritable lyrisme giuffrien affleure dans le registre
médium du grand chalumeau. Souvent, Markus
Eichenberger ne joue qu’une seule note en en transformant son émission et
le timbre de manière lentissime. En soufflant doucement, il arrive à projeter
le son de manière tout à fait remarquable. Sa qualité de timbre dans le
registre choisi est magnifique. À travers chacun des 15 morceaux, l’échange et le partage
évoluent insensiblement en suivant scrupuleusement et avec énormément
d’attention ce qui a déjà été joué et ce qui devra l’être encore. Il s’agit en
fait d’une seule œuvre qui se développe au fil des quinze miniatures. Malgré l’apparence
statique de cette musique, (même si le pianiste "s’agite" un peu avec des sons de
gamelan et un ostinato sourd au n° 10), un auditeur attentif se régalera :
la profondeur de la démarche nous envahit et l’émotion est palpable. Une incartade incisive du pianiste prend alors tout son sens. Un growl
se déclare de temps à autre pour marquer le territoire avant de laisser la
place au silence. Finalement, les dernières Improvisations libèrent l’énergie
latente … Magnifique !
Dans la
masse des enregistrements publiés au nom de l’improvisation libre – radicale –
free, ces Improvisations se distinguent par une belle singularité :
une beauté intrinsèque, une maîtrise essentielle du son, une mise en commun
magique, une virtuosité qui s’exprime dans la grande qualité des sons, etc… qui
tranche dans la grisaille post-free téléphonée. Un Must !!
Si vous
n’avez jamais entendu parler de Markus
Eichenberger et désirez faire une découverte rare, je ne peux que
recommander l’album Emanem 4084 ‘’Domino
Concept For Orchestra », un des plus remarquables grands ensembles
d’improvisateurs libres jamais enregistrés, rassemblant entre autres des
artistes rares comme Paul Hubweber, Charlotte Hug, Dorothea Schurch, Daniel
Studer, Carl Ludwig Hübsch. Il fait aussi partie de l’Ensemble X, autre grand
ensemble incontournable (Red Toucan RT
9344). Aussi le label Unit a publié par le passé de
magnifiques duos avec le percussionniste Ivan Torre et le pianiste Fredi
Lüscher, une collaboration avec les Mytha Horns et le catalogue Creative
Sources recèle son album solo de clarinettes , Clarinet Solo 2008. Quant
a Roberto Domeniconi, j’ai retracé
des enregistrements (que je n’ai pas écoutés) avec le trompettiste Peter Schärli,
le bassiste Christian Weber et le batteur Norbert Pfammatter au sein de Vier Klang (Raumzeit et Music
for Astronauts). Deux musiciens à suivre et un album à réécouter avec
plaisir !!
Derek Bailey & Anthony Braxton Royal Vol 1 & 2 Incus 43 / Honest Jons
Enregistré
le 2 juillet 1974à Luton lors de la tournée duo de Bailey et Braxton, Royal
avait été publié en 1984 par Incus sous le numéro 43 (Royal Volume 1).
Le volume 2 n’a jamais vu le jour. Incus, dirigé par la veuve de Bailey, Karen
Brookman, a chargé Honest Jons, le fameux disquaire de Portobello Road où j’avais
acheté des Zappa/Mothers sur Verve il y a 40 ans, de sortir des versions
étendues de disques séminaux du guitariste Derek Bailey : en solo (Incus
2 et Incus 2R + un concert de York en 72), en duo avec Han Bennink (Incus
9 Performances at Verity’s Place + inédits) et ce brillant Royal, du nom de l’hôtel qui avait
accueilli ce concert. Emanem a
publié et réédité le concert du Wigmore
Hall, double album légendaire des deux innovateurs parmi les plus marquants de cette période. La
musique est géniale. Anthony Braxton
souffle dans toute sa panoplie d’instruments : sax alto anguleux,
sopranino volatile, clarinette glissante, clarinette contrebasse granuleuse
alors que Derek Bailey actionne sa guitare électrique archtop avec deux pédales de volume et une amplification stéréo.
Cette installation lui permet des effets extraordinaires comme si on changeait
en permanence la focale d’un objectif de
caméra. Indescriptible. Pas d’autres effets électroniques : tout est dans
les doigts, le plectre et les pieds qui actionnent les pédales de volume. Sans
oublier la pression de la paume sur les cordes de l’autre côté du chevalet.
Derek est un virtuose des doigtés, mais il laisse flotter les timbres mystérieux
des harmoniques de sa guitare dans le silence.
C’est aussi l’occasion d’entendre le souffleur torturer avec talent le
son de sa clarinette comme rarement à cette époque où il était partagé entre la
musique sérieuse et l’improvisation radicale. Question appréciation, je vais
faire une comparaison rapide : la musique de Duo Concert du 30 juin
1974 (Emanem 5038, L'ALBUM LÉGENDAIRE) se révèle comme un dialogue très concentré autour de
séquences préétablies autour d’un motif
de jeu ou d’un procédé avec des points de divergence inévitable qui font tout
le sel de la rencontre. Braxton ne voulait pas jouer dans l’improvisation
totale et les deux musiciens avaient convenu de ces procédés. Royal, enregistré trois jours plus tard, est une affaire plus intuitive où les deux
improvisateurs suivent le cours de leur inspiration en navigant à vue. Cela
fonctionne autant dans l’interaction et que par la très grande originalité
« de chacun d’eux-mêmes quand ils semblent jouer chacun de leur côté". Mais
à quel niveau !! Les musiciens sont plus décontractés ici, mais avec un ou
deux passages qu’on aurait peut-être pu couper au montage.. Un régal…
Tales from the Voodoo Box Richard
Scott Sound Anatomy SA 012
Onze
morceaux décoiffant, rebondissant, inspirés, hagards, un paysage mouvementé aux
multiples paramètres et perspectives : la musique électronique jouée par
un expert, Richard Scott , au moyen d’un
EMS Synthi A et d’un Haible Frequency Shifter à Berlin, avril 2017. Sous son
apparente simplicité, l’électronique se mue, transforme instantanément son
enveloppe, ses fréquences, ses pulsations, ses textures, se métamorphose par
surprise en decrescendo en dégringolant dans le grave, sursautant vers l’aigu ou hoquète un
beat en le pervertissant (clara at the worm disco). À écouter d’urgence à la
maison, chez son coiffeur ou son DJ, en voiture ou sur son PC. Réjouissant,
requérant, évanescent un moment, saturé et arrachant les tweeters un autre,
exemplaire pour l’étendue de sa palette sonore et la cohérence au fil des
pièces. Magistral, sobre et direct.
The Spring of My Life :
Haiku Music inspired by Kobayashi Issa Andrea
Massaria & Clementine Gasser Amirani AMRN053
Chapeau bas
à Gianni Mimmo, ce brillant saxophoniste
soprano et producteur responsable d’Amirani pour son excellent travail
ultra-professionnel tout au long de sa série qui dépasse largement la
cinquantaine de titres et dont la qualité de la production (présentation,
documentation, techniques d’enregistrement, originalité des projets, synergie)
s’est améliorée au fil des dix années (et un peu plus) d’existence. Amirani se
positionne dans l’univers des musiques
improvisées sans rompre le fil qui le relie au jazz d’avant garde et de
la composition contemporaine. Au catalogue, on trouve quelques cd’s de la
musique de Sciarrino et de Cage. On retrouve un peu cela dans ce beau travail
du duo de la violoncelliste autrichienne Clémentine
Gasser, avec qui Mimmo a joué et enregistré 10.000 leaves (NotTwo) avec la pianiste Elisabeth
Harnik, et du guitariste italien Andrea
Massaria dont j’ignorais l’existence jusqu’ici. La pochette digipack très
soignée contient un livret de 22 pages ( !) détaillant le projet avec
force illustrations, notes (italien – anglais – allemand), collages, extraits
des haikus du poète japonais Issa
Kobayashi qui servent de fil conducteur à 15 haikus musicaux… Issa (1763 - 1827) est un poète qui parle de
notre humanité commune d’une manière si honnête, si contemporaine que ses vers
auraient pu être écrit ce matin David G. Lanoue. Un excellente dynamique
instrumentale dans le travail des instruments. On y entend une grande variété
de timbres et d’atmosphères. Un contraste : la violoncelliste joue avec de
magnifiques effets de timbre acoustiques rendus possibles grâce à sa maîtrise
et sa sensibilité et le guitariste utilise avec une belle classe de nombreux
effets dûs aux « electronic devices & effects ». Ces sonorités de
guitare sont rendues possibles par le truchement de câbles, pédales et appareilsen
tout genre. Le travail d’Andrea Massaria
est très précis et soigné. Son C.V. nous apprend qu’il a étudié la guitare
classique avec de grands maîtres et travaillé avec Butch Morris, Oliver Lake,
Sylvie Courvoisier, Tom Rainey, Matt Maneri, Giancarlo Schiaffini. Rien
d’étonnant vu la carrure du musicien. Il aborde plusieurs techniques et
approches guitaristiques alternatives selon les morceaux et le résultat
sonore, la grande clarté d’exécutions est optimale dépassant sensiblement le
tout-venant des guitaristes qui ont une démarche similaire. On pense à la
qualité et aux intentions du travail de Nels Cline du temps où celui-ci
travaillait avec Vinny Golia. La violoncelliste intervient parfois de manière
minimaliste mettant alors la guitare au centre de l’écoute ou on oublie qui
joue quoi pour se laisser bercer par les sonorités. Pas d’emportement donc,
plutôt une démarche zen ! Ce parcours sans faute fera poser quand même
poser la question à plusieurs d’entre nous où se situe son style, sa marque personnelle,
celle d’un improvisateur libre qui accroche les publics qu’ils rencontrent en
conservant une personnalité musicale affirmée
(idiosyncratique) durant tout un concert, un peu comme un acteur campe
un personnage de premier rôle durant une pièce de deux heures. Cela dit, il y a
une cohérence indubitable. Vu le nombre d’amateurs et praticiens de la six
cordes tous azimuts, on est sûr qu’il va rencontrer l’intérêt d’auditeurs
attentifs.
Stomiidae Daniel Levin Chris Pitsiokos Brandon
Seabrook Darktree DT 09
Saxophoniste
révélé récemment à NYC : respiration circulaire, giclées énergiques,
extrêmes de l’instrument, Chris
Pitsiokos. Violoncelliste réputé et classieux au timbre enchanteur et au
sens très sûr du glissando, Daniel Levin.
Guitariste électrique saturé, bruitiste, frénétique et abrasif, Brandon Seabrook. Label d’exception
produisant quelques pépites (John Carter et Bobby Bradford, Daunik Lazro,
Didier Lasserre, Benjamin Duboc, Eve Risser, Edouard Perraud), Dark Tree. Improvisation libre entre
les deux pôles guitare électrique et sax alto prenant le violoncelliste en
otage en le cernant de sonorités saturées et enregistrées, à mon avis, avec une
dynamique impropre. Mais je peux me tromper : est-ce l’intention des
artistes ? Cette musique dense, véhémente et chahutée est évoquée par la
mâchoire aux dents piquantes d’un poisson des abysses de la famille des Stomidae
dont une des espèces intitule chacune des 7 plages de l’album et figue sur la
pochette. Un poisson qui mord très fort au point que j’aurais peur de mettre un
doigt dans l’eau pour sentir la température avant de plonger. Ce trio dont les
musiciens sont d’excellents instrumentistes et de solides improvisateurs, n’en
doutons pas, fonctionne trop unilatéralement à mon goût. Ai vu une vidéo de
Pitsiokos jouant avec Paul Lytton à NYC, et bien, je pense qu’il ferait bien
d’étudier ses enregistrements anciens et récents de ce musicien. La
dynamique ! C’est peut-être / sans doute un parti-pris sonore, allez
savoir. Les moments où la tension se relâche et les décibels itou manquent de cette
dynamique et d’expressivité. Lisez les recommandations de Johannes Rosenberg,
John Stevens ou Eddie Prévost ! Mais ça devrait plaire aux auditeurs qui
entendent par les yeux du punk et du noise saturé, abrasif, etc… ou certains fans de Peter Brötzmann, Masayuki
Takayanagi ou Keiji Haino.
Le batteur Alvin Fielder fut un des compagnons de
route du Roscoe Mitchell Art Ensemble à Chicago avant que ce groupe devienne
l’A.E. of Chicago et par la suite on l’entendit avec Edward Kidd Jordan, un
intarissable du sax ténor. Frode
Gjerstad, l’infatigable globe-trotter du sax alto et compagnon de route de
Paal Nilssen Love, Louis Moholo, Johny Dyani, John Stevens, Fred Lonberg -
Holm, Michael Zerang, Hamid Drake etc… Damon Smith, le contrebassiste impliqué
dans l’improvisation libre et patron du label Balance Point Acoustics,
un des modèles du genre. Un seul long développement du trio intitulé Angles,
Curves, Edges and Mass durant trente-huit minutes vivaces, énergiques,
intenses et qui offrent des variations intéressantes où chacun prend l’avantage
de mener la partie à tour de rôle.
Points
forts : Frode ouvre les débats avec sa clarinette virevoltante, le
contrebassiste varie les effets et a un son à la fois puissant et un jeu
évolué. Le batteur utilise une grande gamme de frappes et de combinaisons
rythmiques / pulsations. Un
regret : la prise de son n’est pas assez précise surtout pour les détails
du jeu et du timbre du saxophoniste ainsi que la géographie de la batterie. Vu
le nombre important des publications de Gjerstad (son débit avoisine presque
celles du triumvirat Brötzmann-McPhee-Gustafsson et du quatrième mousquetaire,
Ken Vandermark, et comme eux, il tourne très souvent, jusqu’aux USA), c’est un
peu dommage de brûler une cartouche. Malgré cela, on y trouve une force naturelle
et de la sincérité, du vécu. Toujours bon à prendre, même si cette formule sax
– basse – batterie est devenu un véritable rite pour de nombreux souffleurs
free au point que cela en devient ennuyeux.