11 octobre 2018

Damon Smith with William Hooker, Bertram Turetzky, John Butcher & Weasel Walter, Joe McPhee & Alvin Fielder. Gianni Mimmo with Vinny Golia and with Silvia Corda & Adriano Orrù

William Hooker Duo featuring Damon Smith Triangles of Forces. Balance Point Acoustics BPA -3.
Toughtbeetle Bertram Turetzky – Damon Smith BPA 101
Catastroph of Minimalism John Butcher Damon Smith Walter Weasel. BPA 
Six Situations Joe McPhee Damon Smith Alvin Fiedler NotTwo MW 954-2


Le contrebassiste Damon Smith explore avec talent une variété d’expressions et d’approches dans les musiques improvisées et « les » free-jazz. À ses débuts vers 2000, son label Balance Point Acoustics a publié plusieurs pépites comme son duo avec Peter Kowald (Mirrors), Sperrgutt avec la trompettiste Birgit Ulher et le percussionniste Martin Blume et Three October Meetings avec Wolfgang Fuchs et  Jerome Bryerton. Il a enregistré et joué avec Joe McPhee, Tony Bevan, Fred Van Hove, Georg Gräwe, Joëlle Léandre, Vinny Golia, Magda Mayas etc…  Un contrebassiste solide avec une profonde culture de l’instrument et une connaissance encyclopédique de la musique contemporaine et du jazz d’avant-garde. N’étant au départ pas branché sur le batteur William Hooker, une personnalité incontournable de la scène free-jazz (noise) aux U.S.A qui s’est créé un espace d’expression dans l’underground depuis les seventies, j’ai tenté de m’ouvrir à sa musique en raison de la présence de Damon Smith et du fait qu’il s’agit d’un duo, plus lisible que certains de ces albums noise (avec Lee Ranaldo p.ex.). Dans Triangle of Forces, William Hooker est le personnage central, développant une dramaturgie en improvisant avec énergie un solo de batterie complexe et polyrythmique. Damon Smith trouve sans difficultés de multiples effets sonores pour suivre le cheminement du batteur, ouvrant parfois subtilement une avancée lorsque Hooker agite légèrement les cymbales. Sa contrebasse à sept cordes est « enhancée » d’une électronique discrète et son jeu de pizz est consistant. L’album est conçu pour servir de live soundtrackpour le film The Symbol of the Unconqueredby Oscar Micheaux.
William Hooker est un batteur talentueux et méritant pour vouloir survivre en jouant cette musique depuis si longtemps. Il doit avoir la foi qui soulève les montagnes. Chose que partage Damon Smith, lorsqu’on considère  toutes ses activités (label BPA, innombrables projets et concerts). Pour les auditeurs exigeants, le deuxième morceau, un solo de contrebasse, vaut le détour : une polyphonie de timbres et d’actions mesurées qui développe un paysage sonore intéressant. Je préfère personnellement la contrebasse acoustique, car l’équilibre entre le son amplifié et le son réel est une transaction difficile d’ingrédients, laquelle ne met pas en cause le talent, mais une forme de sensibilité immédiate. Dans le troisième morceau, Doorway into Life, Smith prend l’initiative un moment, avant que William Hooker fasse rouler ses caisses. D’un point de vue formel et musical, les improvisations de William Hooker suivent trop à mon goût le cheminement des batteurs de rock qui jouent ex-tempore en solo. De temps en temps, un sursaut avec une figure subtile au milieu du flux impétueux. Hooker est un artiste réputé, soit, mais je m’attendais à autre chose. Je préfère les superbes initiatives BPA de Damon Smith avec Birgit Uhler & Martin Blume, Henry Kaiser, Jaap Blonk, Jerome Bryerton & Wolfgang Fuchs, Alvin Fielder, Joe McPhee, Kowald, Léandre, Gratkowski. Monk a déclaré qu’il faut absolument sélectionner. 
De même, j’ai tendu une oreille à the Catastrophe of Minimalism avec le percussionniste Weasel Walter et John Butcher. Weasel Walter est doué et original et s’affirme comme une sorte de provocateur punk dans l’univers utopique, mais indéfinissable des improvisateurs libres. On trouve chez lui des références à Bennink et Lovens : il cite volontiers l’album Topography of The Lungs de Parker-Bailey-Bennink comme étant la source de sa démarche. Même si je suis moins convaincu que par les autres trios avec basse et batterie de Butcher avec Torsten Müller et Dylan Van der Schyff, Matt Sperry et Gino Robair ou Fred Lonberg-Holm (cello) et Michael Zerang, ça s'écoute avec intérêt. Si le premier morceau pose un peu question (le très court An Illusionistic Panic Part 1), on s’engage dès A Blank Magic, la deuxième improvisation, dans un trilogue super contrasté entre les frappes dures et volatiles du batteur et les jeux focalisés sur la matière des deux autres. Un peu étrange à mon avis, Weasel Walter recyclant une figure archétypique au hi-hat et la pédale de grosse caisse, clin d’œil au Bennink en transe de l’époque jusqu’au boutiste avec Brötz et Fred. Il se libère au fil de la séance et An Ilusionistic Panic part 2 est un beau témoignage des possibilités énergétiques du trio, le batteur jonglant avec des frappes diversifiées tournoyant sur fûts et accessoires à toute volée avec de multiples sonorités, mais un peu systématiques quand même si on les compare à celles d’autres collègues, même si c’est réjouissant à entendre. Durant les froissements de textures de Damon, il assouplit le jeu dévoilant qu’il peut faire preuve de délicatesse. WW a bien assimilé l’apport révolutionnaire  du jeu des Bennink – Lovens – Lytton durant les années 70’s et il a une solide technique pour y parvenir. D’où l’intérêt de la session qui selon moi ferait un concert réjouissant, mais pas un album que je vais conserver sur ma pile. Même si Butcher et Smith sont égaux à eux-mêmes et qu’il y a de beaux moments. Damon Smith démontre encore son talent à l’archet dans le duo avec le souffleur qui clôture les 20 ‘ d’Illusionistic part 2Modern Technologies Fetishes voit la cohérence du trio grimper dès les premières secondes. Butcher y fragmente le son du soprano avec une belle sauvagerie et part en vrilles sous la pression rageuse du percussionniste. Énergétique et frissons garantis pour ceux qui n’ont pas connaissance des débordements benninko-lovensiens de l’époque héroïque, qu’il faut avoir captés de visu et in situ entre 1970 et 1977 pour en mesurer toute la folie. Belle démonstration de son talent par WW dans l’évolution du morceau. Disons : un trio atypique et qui fonctionne… en fonction de votre propre expérience d’écoute.
Surtout, il faut souligner un autre trio récent avec Joe McPhee et le batteur Alvin Fielder sur le site bandcamp de BPA : Six Situations (NotTwo MW954). Une formule « classique », mais jouée avec beaucoup de cœur et d’émotion en concert ! Et quel bassiste !! Joe Mc Phee y incarne la permanence actuelle du free-jazz, celui qui mord, qui pince, qui vibre. Rien que l’énoncé du premier thème et les variations désespérées qui renvoie aux sonorités brûlantes du grand Albert Ayler affirment la profonde originalité – sincérité de sa démarche. En sa présence, pas de faux semblant. The Cry of My People. Familiarisés l’un à l’autre, Alvin et Damon tissent des liens fertiles, trame riche et terreau humant  les substances de l’imaginaire et du (free) jazz inspiré comme dans l’introduction des 23’ de Red and Green Alternatives, laquelle enchaîne sur un beau poème lunaire et lyrique du grand Joe mêlant la plainte de la voix humaine au timbre de son sax soprano. Musicien infatigable sous toutes les latitudes, Joe McPhee fait toujours preuve d’une émotion et d’une générosité inventive. Un très bel album et le sens du jeu collectif sensible dans les détails, les textures, les nuances, les affects. Cela sonne vrai sans devoir en mettre plein la vue. Les séquences de jeu s’enchaînent comme une conversation intelligente entre amis qui ont beaucoup de choses à partager et parviennent à dire et échanger l’essentiel sans aucune hésitation ni temps mort. L’association Fielder – Smith est soudée et enjouée et le souffleur donne le meilleur de lui-même, alliant émotion brute et subtilité de la pensée. Convaincant, une bouffée d’authenticité et de vécu. Rappelons qu’Alvin Fielder fut un compagnon de l’Art Ensemble à Chicago avant leur séjour parisien de 1969-70. On en trouve ici bien des choses qui prolonge les délices sonores de cette époque bénie. Bravo !
Mais BPA recèle un véritable bijou enregistré récemment : Toughtbeetle (BPA 101) en duo avec le grand contrebassiste Bertram Turetzky, un maître de la contrebasse classique / contemporaine qui fut le prof de Mark Dresser. Il faut entendre ces deux as de l’archet faire frémir, gronder, vibrer, murmurer, éclater et racler les huit cordages des deux grands violons. C’est sans contestation un des meilleurs exemples de contrebasse improvisée (en duo et dans l’absolu) que j’ai entendus, offrant à la fois la dimension orchestrale de l’instrument avec des sonorités à l’archet de toute beauté, soyeuses, joyeuses, lumineuses, majestueuses et aussi irrévérencieuses et parfois presque silencieuses…  des pizzicati fermes, gouleyants et faussement délicats et des bruitages extrêmes audacieux et outrageants. Donc, si je suis complètement confit d’admiration pour ce grand contrebassiste, je suis un peu perplexe : je constate que plusieurs enregistrements proposés par BPA ne sont pas à la hauteur de son grand talent. Il faut donc ne pas hésiter à chercher dans son catalogue, car il y a des pépites dans des registres très différents, comme cet album Nuscope avec la pianiste Magda Mayas et le percussionniste Tony Buck que je chroniquerai sûrement par la suite, si le temps me le permet. Jouant le à fond le jeu du free-jazz, Damon Smith se révèle aussi un partenaire de première grandeur dans l’improvisation radicale. À suivre assurément.

Vinny Golia & Gianni Mimmo Explicit Amirani amrn # 057 - Nine Winds NWCD 046.

Coproduction en duo des deux responsables de chaque label. Nine Winds, comme son nom l’indique, est dirigé par l’homme aux deux dizaines d’anches et flûtes, Vinny Golia, artiste graphique devenu musicien poly-instrumentiste en chef sur la West Coast, ici aux saxophones soprillo et sopranino, clarinettes en si bémol et cor de basset en do, flûtes piccolo et alto, soit une petite partie de son instrumentarium. Amirani, représenté par l’enclume (cfr logo) du forgeron est le label de l’artisan luthier ès- saxophones et saxophoniste soprano exclusif, Gianni Mimmo. Si l’œuvre publiée de Vinny Golia remonte aux dernières années 70, celle de Gianni Mimmo a débuté vers le milieu des années 2000  pour s’étendre avec des collaborations remarquables en compagnie de Gianni Lenoci, Lawrence Casserley, Harri Sjöström, Ove Volquartz, Nicola Guazzaloca, Hannah Marshall et Daniel Levin, toutes publiées sur son label Amirani dont Explicit est la 57 ème parution. J’ajoute encore qu’Amirani soigne remarquablement la qualité du projet, l’enregistrement, la présentation, la pochette. Un beau travail amoureux d’artisan très professionnel. Quant à Nine Winds, Golia, compositeur de jazz très contemporain proche de John Carter et de Bobby Bradford, a produit une quantité fantastique de vinyles et de CD’s dont certains valent vraiment le détour. Je retiens de lui deux fabuleux albums de « Triangulation » avec George Lewis et Bertram Turetzky, deux sommets de trilogue improvisé. La musique enregistrée à Piacenza le 22 octobre 2014, constitue une magnifique suite improvisée durant 55 minutes. Pour la facilité de l’auditeur, on l’a découpée avec 10 digits aux titres plus ou moins explicites, d’où le titre de l’album. Il ne faut pas le cacher, le travail de Gianni Mimmo au soprano découle de celui de Steve Lacy. Certains considèrent qu’il n’est un copieur, mais je pense moi qu’en écoutant attentivement, on entend clairement qu’au départ de l’univers lacyen (sonorité proche, sens mélodique, intervalles, polytonalité, élégance, précision), Gianni se meut agilement avec une liberté plus que relative dans des constructions harmoniques complexes qui servent de guides – signaux – points de convergence de ses improvisations. Et d’un point de vue musical, c’est très réussi. On dira qu’il est un compositeur de l’instant et qu’un musicien achevé pourrait aisément s’égarer dans ce labyrinthe de tonalités et d’intervalles. Aussi on ne l’entend pas triturer son sax comme Michel Doneda, Evan Parker jeune ou Urs Leimgruber, même s’il manie certaines techniques alternatives. Face à une pointure comme Vinny GoliaGianni Mimmo ne fait pas de la figuration, il propose un contrepoint, des idées, sa propre création avec beaucoup d’à propos. Le Californien est un virtuose insatiable, pépiant, rebondissant comme une volière à lui tout seul. Ses capacités sur ses différents instruments sont étonnantes. Si son collègue italien a une démarche bien typée directement reconnaissable, on dira que Vinny Golia joue super bien sans avoir un style distinctif (comme la plupart des jazzmen qui comptent), si ce n’est la qualité musicale de ses inventions et dialogues et l’agilité surprenante tant aux clarinettes et aux saxophones. À la clarinette, Vinny Golia évoque indubitablement les envols de feu John Carter, sans doute le clarinettiste le plus apprécié du jazz libre. Son travail est informé par la musique contemporaine du XXème, le Jimmy Giuffre free, et ces free jazzmen intellectuels comme Roscoe, Braxton etc… 
Ce qui est absolument remarquable dans cet album, est la capacité à improviser en parallèle sur des matériaux « thématiques » et des intentions différentes au niveau des cadences, des carrures mélodiques, des intervalles etc… et à les faire se coïncider à des moments choisis ou imprévus. Finalement, j’appelle cela du grand art. Chaque musicien se nourrit de la musique de l’autre et dans le feu de l’action, l’auditeur oublie qui joue quoi et jubile de la connivence, de la limpidité des batifolages ordonnancés spontanément en architectures multipliées, dans et par le temps et l’espace de jeu dont les deux protagonistes renouvellent les proportions, les dynamiques, les intensités. C’est en tout point remarquable et mérite vraiment une écoute approfondie et répétée. Lorsque leur sensibilité leur dicte de jouer « piano » en douceur (Golia à la flûte, Mimmo tenant une harmonique dans un registre), une dimension intime, méditative s’installe pour ensuite s’évaporer dans des pépiements gracieux, des roulements de lèvres, vocalisations etc… le son du saxophone rencontrant celui de la flûte par le timbre maîtrisé. Un vrai régal. 


Clairvoyance Silvia Corda, Gianni Mimmo et Adriano Orrù Amirani amrn 056

Contrebasse chatoyante et sonique, saxophone soyeux et polytonalement mélodique, piano exploré dans ses mécanismes et radicalement percussif contemporain, doigtés allègres et cristallins. La pianiste Silvia Corda et le contrebassiste Adriano Orrù forment un couple musical à la scène comme à la ville. Lui une manière de Peacok / Barre sarde (les meilleures écoles !) très solide et aussi réellement libre. Son coup d’archet génère bien des affects et des nuances de timbre. Le discours pianistique de Silvia Corda est à la fois ouvert, multiple, nuancé et plongé dans l’écoute mutuelle créant son univers qu’elle construit par petites touches donnant à ses comparses de l’espace, du temps, des idées, un peu de contraste, tout en avançant ses pions dans un jeu savant et parfois insaisissable. Flottant presque nonchalamment par-dessus, le souffle de Gianni Mimmo trouve la dynamique et l’univers propice à étendre et distendre le son et le souffle, les intervalles, quintes, tierces, secondes en tuilage subtil. Clairvoyance fonctionne dans l’écoute et l’équilibre, l’énergie se répandant après coup dans des pointes de jeu plus intenses qui surviennent comme un signal indiquant le passage vers un autre territoire, une direction différente ou un magnifique solo de basse à l’archet, lequel introduit encore d’autres événements sonores. Ce sens naturel d’enchaîner / varier ces séquences avec leurs sonorités caractéristiques, leurs pleins et leurs silences, qui font partie de la musique collective, contribuent à l’intérêt suivi de l’auditeur. Ces trois improvisateurs manifestent une belle assurance mais ne semblent point pressés à nous impressionner et à en rajouter. La virtuosité ne s’exprime pas au nombre de notes à la seconde. Il y a surtout un moment de vie, de partage, de jeu qui donne du temps au temps et va en profondeur dans les sentiments, le ressenti à la fois instantané  et vécu sur la durée. Dans Implicationsle jeu d’Adriano commente en décalant note à note l’envol des phrasés lunaires et virevoltants du saxophoniste, tandis que la pianiste sous-tend des doigtés en sursaut, toujours en éveil, recyclant et déconstruisant un chouia la structure harmonique qui guide les ébats du souffleur, très inspiré ici. Ensuite, on négocie le noyau de l’échange au ralenti jusqu’à ce que la pianiste conclut et clôture par surprise. Le morceau final, How Spider Sits and Waits achève la session sous le signe de l’écoute ludique vers un domaine plus aléatoire, mais tout autant achevé : sonique et réservé du côté du piano, diaphane chez le sax soprano et avec le gros pouce qui actionne les cordages de la contrebasse alternant avec des doigtés subtils… Un beau travail et d’excellents musiciens qui jouent le jeu de la rencontre. 

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