Urs Leimgruber – Jacques Demierre – Barre Phillips – Thomas Lehn Willisau jazzwekstatt 191
Rien qu'à voir leurs noms se détacher sur le fond blanc de la pochette, je suis déjà pantois. Avec le Stellari Quartet anglo-suisse-brésilien de Wachsmann, Hug, Mattos, Edwards dont je viens de chroniquer le formidable Vulcan, le trio LDP d’Urs Leimgruber (saxophone soprano et ténor), Jacques Demierre (piano) et Barre Phillips (contrebasse) est devenu sans nul doute un (rare) groupe-phare essentiel de la scène improvisée en Europe. C'est leur sixième album et le premier en version augmentée. Dans leur concert du Jazz Festival de Wilisau le 2 septembre 2017, Thomas Lehn est venu se joindre à eux avec son antique synthé analogue qu’on lui a dérobé récemment. Espérons que TL puisse le récupérer, car son art nous est trop indispensable. En quartet, le mystère reste tout entier. On retrouve la même musique exigeante, chercheuse, intégrant bruissements, frictions, chocs et résonances dans le langage musical, l’aspect ludique exacerbé combiné à une forme d’ascèse qui vise à jouer l’essentiel. Le même geste peut se répéter, tel un ostinato, avec une infinité de micro-variations dans l’attaque et la pulsation qu’elles finissent par raconter une histoire. Lehn a la capacité à s’introduire dans ce maillage du temps et du son en l’enrichissant et en lui rendant toute son évidence. Monkeybusiness 1 (36 :48) Monkeybusiness 2 (21 :11) évoluent au travers de formes changeantes, éphémères, échappées dans un futur aboli par l’écoute. Comme l’explique Jacques Demierre dans le texte de pochette, leur travail essentiel consiste à écouter. Leu jeu c’est l’écoute et l’invention sonore. Le flux, un fétu, une harmonique filée, le chant granuleux de l’archet sur la corde, le crépitement aigu multiforme de l’électronique, ses splashes impromptus, notes égrénées au clavier, bruissement de la colonne d’air, gémissement de l’anche, souffles en creux, col legno fantôme, vibrations des cordes du piano, grincements conjoints, musique du rien et du tout… Un magnifique moment de poésie, de sons partagés, un lâcher prise virtuose, une mise en commun phénoménale qui rassemblent, synthétisent et différencient l’ensemble des démarches de l’improvisation libre contemporaine dans une multiplicité de formes. La cohérence de ceux qui s’égarent et cherchent l’utopie.
Vulcan Stellari Quartet : Phil Wachsmann Charlotte Hug Marcio Mattos John Edwards Emanem 5047.
Martin Davidson a sérieusement réduit la voilure de son label Emanem, consacrant en priorité, parmi ses dernières parutions, des inédits ou des rééditions d’incontournables comme Paul Rutherford ou Steve Lacy et même Jimmy Giuffre avec Bley et Swallow. Et vraiment peu d ‘enregistrements récents de groupes d’improvisation « radicale ». Mais ici, il a choisi le meilleur. Le Stellari String Quartet : un ensemble de cordes improvisées avec violon, alto, violoncelle et contrebasse dont il a déjà publié un magnifique opus, paru il y a dix ans : Gocce Stellari (Emanem 4006). En fait, cet album de musiques complètement improvisées libres se rapproche de l’univers de la musique contemporaine occidentale, le violoniste et l’altiste ayant un sérieux background classique XXème s. On y trouve aussi toutes les qualités de l’improvisation libre spontanée où sont prises en compte de nombreuses possibilités acoustiques, musicales, sonores, timbrales, harmoniques, ludiques, minimalisme/ complexité avec une extraordinaire cohérence. On dira, bien entendu, qu’il s’agit d’un style d’improvisation survenu il y a quarante ans. Justement, j’y étais, il y a quarante ans, et je ne pense pas avoir entendu un quartet à cordes de cette qualité. Mais bien de super duos de contrebasse (Altena et Kowald) , violon et alto (Altena et Horsthuys) et contrebasse solo (Journal Violone de Barre Phillips, Statements de Barry Guy….). Bref Stellari String Quartet est un groupe exemplaire de la musique improvisée libre par sa capacité à jouer de tous les paramètres de la transformation des sons à travers le jeu, l’écoute, l’esprit de découverte et un sens unique de la forme musicale instantanée. On y trouve une densité inventive aussi forte que dans les Gentle Harm of the Bourgeoise et Old Moers Almanach de Paul Rutherford (en solo). Les quatre improvisateurs-trice requièrent la spécifique moelle de leurs instruments à corde frottées et « pluckées » ou en col legno, en illustrant pleinement tout le parti sonore qu’il y a à chercher, découvrir et exprimer à l’intérieur de ces violons de taille différente par leur communion en quartette (quatuor ?). Les techniques alternatives ne sont pas utilisées pour le but de « faire avant-garde », mais sont vécues avec une nécessité et une nature première d’une émotion partagée, d’un lyrisme authentique. Le partage et la mise en commun a lieu alors que chacun se concentre sur sa partie qui semble parfois éloignée ou très différente de celle de l’autre. Leurs sens de la complémentarité, de l’émulation, de l’échappée, du consensus ou de la diversion créent une dimension plurielle follement kaléidoscopique. Chacune des onze improvisations apportent des idées nouvelles, des instantanés, des cadences mouvantes, une pluralité d’événements sonores, au point qu’on se demande quel autre album on écouterait pour en oublier la magnificence et aussi l’urgence du geste musical et de l’invention dans le moment. Si mes idées personnelles à leur sujet semblent finalement se répéter, je ne trouve ici que le jaillissement sans aucune redondance. Pur plaisir : Phil Wachsmann violon, Charlotte Hug alto, Marcio Mattos, violoncelle et John Edwards, contrebasse !
Strings 4 Ivo Perelman Mat Maneri Matt Shipp Nate Wooley
Leo Records
Musique de
chambre librement improvisée « free-jazz » d’inspiration microtonale.
Strings 4 parce que cette nouvelle série d’enregistrements
initiée par le saxophoniste brésilien Ivo Perelman était consacrée aux
cordes : principalement l’altiste Mat Maneri et des violonistes comme Mark
Feldman et Jason Kao Hwang, le violoncelle de Hank Roberts… (cfr Strings 1 et Strings 2). Et puis le trompettiste Nate Wooley fait irruption dans
Strings 3 (chroniqué il y a une semaine) et rejoint ici par le pianiste Matt
Shipp, le plus proche collaborateur d’Ivo, qui lui aussi a beaucoup joué avec
Maneri. La combinaison sax ténor – trompette – violon alto – piano fonctionne
et assume tous les centres d’intérêts musicaux et ludiques du saxophoniste,
responsable et commanditaire de la session. Ce qui est remarquable :
l’équilibre permanent et instable entre les quatre musiciens et leur capacité à
improviser dans une empathie entière tout en restant fidèles à leur
personnalité musicale individuelle. Si les souffleurs et l’altiste étirent les
notes et font plier les intervalles comme si le tempérament égal « plain
vanilla » faisait partie d’un univers à jamais disparu. Qui a entendu
successivement un clavecin accordé à l’ancienne (à la française ou à
l’allemande de l’époque baroque – il y a des dizaines d’échelles !) et un
clavecin moderne à tempérament égal comme le piano, me comprendra sans doute.
En jouant volontairement et avec discernement « à côté » des
intervalles académiques de la musique classique occidentale, on obtient une
saveur sonore particulière qu’on trouve dans les musiques populaires
traditionnelles de Sardaigne ou de Grèce, dans la musique indienne ou persane
etc… et dans le blues. Tout le talent de Maneri et de Perelman est d’avoir créé
des gammes personnelles sur l’étendue de la tessiture de leurs instruments
respectifs. Perelman déplace légèrement la position des lèvres sur l’anche par
rapport à la position centrale conventionnelle et glisse d’un chouïa en
accentuant légèrement et en ralentissant le débit du souffle, sans oublier
d’atteindre les harmoniques, de feindre l’hésitation. On en reconnaît
immédiatement le timbre, la sonorité et le degré microtonal et on songe à notre
cher Lol Coxhill disparu ou à Ornette Coleman, tout simplement. Nate Wooley a
un talent fou pour travestir sa voix en empathie avec son collègue souffleur et
Mat Maneri évoque l’esprit de ces extraordinaires violonistes d’Inde du Sud. Le
pianiste Matt Shipp, qui lui ne peut pas agrémenter les gammes de son clavier
de la sorte, choisit d’attraper des idées curieuses ou des cadences de ses
camarades au vol et d’en jouer des variations ou d’en extrapoler le feeling
rythmique. Nous découvrons des sonorités surprenantes et des chassé-croisé
inventifs où les quatre improvisateurs virevoltent et se répondent
simultanément quatre à quatre dans des décalages et tuilages subtils. Il est
impossible de déflorer l’ensemble des phases sans devoir réécouter
attentivement une douzaine de fois et plus cet album vraiment intéressant.
Certains passages sont parfois moins requérants que d’autres, eux,
époustouflants ou profondément touchants et lyriques. Les aléas de
l’improvisation totale. Question : ont-ils sélectionné les neuf improvisations
de Strings 4 d’un nombre plus important de pièces ou s’agit-il des neufs
morceaux enregistrés dans l’ordre ? Excellent de bout en bout.
Factorial 4 ! : Patrizia
Oliva Carlo Mascolo Domenico Saccente Felice Furioso Creative Sources CS
532CD
Voici un
excellent travail focalisé sur la complémentarité de la démarche vocale de
Patrizia Oliva avec celle trio du tromboniste Carlo Mascolo, de l’accordéoniste Domenico Saccente et du percussionniste Felice Furioso, originaire de la ville d’Altamura dans les
Pouilles. Accrochée à son micro et amplifiée, la chanteuse utilise des effets
électroniques pour donner à son travail vocal une saveur extratemporelle,
flottante, voire éthérée. Babil, glossolalies, exclamations expressives. Les
trois instrumentistes forment une équipe inséparable. Domenico Saccente est un
jeune accordéoniste de formation classique complètement investi dans
l’improvisation et doué d’une solide maîtrise de son instrument et d’une grande
musicalité. Felice Furioso était déjà, adolescent, un percussionniste free
remarquable et inventif dont la gestuelle exprimait on ne peut mieux
l’emportement de la free-music et d’un sens subversif de la contradiction, de
l’éternel recommencement de l’acte d’improviser en toute liberté. Carlo
Mascolo, le plus âgé, est un tromboniste chaleureux et puissant qui aime à
démonter son trombone et à en jouer avec les pièces détachées en les reliant
avec tubes, tuyaux et sourdines créant un univers sonore désorientant. La
réunion de ces trois personnalités est détonante et sujette à tensions,
frictions qui nourrissent une belle et sauvage inventivité qui passe par de
nombreux états émotionnels – événements sonores. Avec Patrizia Oliva, s’ajoute
une part de rêve, de poésie et de candeur.
Factorial
est un tissu de faits sonores, d’occurrences troubles et d’écoutes partagées.
Cette musique libre se démarque avec bonheur du post-free jazz plus redondant
(même, si convaincant) auquel nous a habitué la scène transalpine.