Nessuno : personne en italien dans le sens d’aucun soit aucun individu.
Sans doute la musique jouée n’est pas la musique d’un individu ou de quatre
personnalités musicales distinctes qui se singularisent individuellement. Mais
plutôt une musique improvisée collective où le dénominateur commun s’éloigne
volontairement de l’univers des deux souffleurs afro-américains pour se fondre
dans ce que Pauline Oliveiros appelle le Deep Listening,
l’écoute profonde. Mutuelle et sans tension, une tendance minimaliste, une
univers qui va comme un gant au pianiste John Tilbury et son toucher
précis et travaillé, une investigation étincelante du poids et de la densité de
chacune des (rares, parsemées) notes et timbres du piano. Wadada Leo Smith
joue des notes tenues, lancinantes avec une sourdine alors que la vibration de
l’anche du V accordion de Pauline Oliveros se dilate et corne. Le temps, la
durée s’implose et s’effiloche. Roscoe Mitchell réitère la même note
saturée à l’envi. Réunir ainsi des personnalités de cette envergure est une
chose : deux icônes du jazz libre et compositeurs et deux personnalités
insignes issue de l’avant-garde contemporaine alternative se réunissant
pourrait accoucher d’une souris. Mais il y a la volonté et l’énergie de
construire un univers sonore et musical éphémère fait de compréhension, de
découverte, d’écoute intense et d’une imagination active pour surprendre le
spectateur. Deux parties conséquentes de 29’50’’ et de 38’38’’ suivie d’une
troisième / encore de 4’13’’ développées avec des idées forces pour chaque
musicien et dont l’imbrication ou coexistence se complètent à merveille. Dans
la première partie, Roscoe Mitchell joue peu en marquant son territoire et laisse
l’espace au superbe lyrisme de Wadada.
La deuxième partie se révèle comme un question – réponse d’une grande
subtilité les timbres travaillés en profondeur, les silences joués par
surprise, les sons étirés ou saturés, refreinés ou en écho. L’intelligence des
modes de jeu complexifie l’apparent parti-pris de minimalisme et l’évitement de
la profusion rythmique, des « solos », de motifs mélodiques. Dans
cette quête inédite, la connivence se manifeste par les congruences sonores,
les unissons imprévus, les dissonances diffuses, les essais ludiques réussis,
… Avec des artistes aussi demandés et révérés depuis des décennies dans les
milieux de l’avant-garde, (faut-il rappeler que Roscoe Mitchell joue dans le
légendaire Art Ensemble of Chicago depuis et que Leo Smith fut un
collaborateur de Braxton depuis 1968, que John Tilbury est le pianiste du
mythique groupe AMM et le rôle pionnier de Pauline Oliveros au Mills
College ?), on sera surpris de l’extraordinaire mise en chantier
collective – tabula rasa des acquits et références stylistiques sur l’autel de
l’improvisation sans concession, lucide, potlatch enthousiaste – échange d’idées
et de pratiques dignes de leurs audaces révolutionnaires d’il y a un
demi-siècle. On songe à l’esprit du disque People in Sorrow de l’Art
Ensemble en 1969. Grâce soit rendue aux quatre musiciens pour se commettre de la
sorte et au festival Angelica 2011 de présenter un tel concert et de le
publier. Hautement recommandable.
Cmok v grlu - lump in the throat Irena Z. Tomazin Zavod Sploh ZASCD 018
https://sploh.bandcamp.com/album/cmok-v-grlu-lump-in-the-throat
https://sploh.bandcamp.com/album/cmok-v-grlu-lump-in-the-throat
Cmok v grlu se présente comme un épais carnet artisanal réalisé à la main par Irena
Z. Tomazin, une remarquable vocaliste expérimentale, en deux cents
exemplaires, et relié sur un rectangle en carton avec des ficelles noires dans
lequel s’insère discrètement un compact disc. Onze morceaux nous font entendre des
compositions pour voix seule basée sur des bruissements bucaux, des
intonations, des voix de gorge, des inspirations dans la gorge, des multi-phoniques,
glossolalies à bouche fermée expressives. Les feuilles du carnet maculées d’encre
étendue par la salive de l’artiste Matej Stupica suggèrent les formes
sonores introverties de la vocaliste. Je pense que son travail est remarquable et
que sa présence émouvante à travers ces enregistrements superbement réalisés
confère à sa recherche sonore / musicale une fascination trouble. Il ne s’agit pas
à proprement parlé de « chant » , mais du témoignage vivant d’une
pratique sonore qui a bien des similitudes avec une recherche graphique telle
que celle contenue dans cet étonnant carnet. D’autres pièces numérotées de I à
V sont des remix d’enregistrements antérieurs et s’exacerbent à la limite
toujours repoussée d’une expression vocale extrême, un filet de voix irréel qui
rejoint un tracé mélodique insoupçonné, ténu… Les plages 12, 13 et 14, qui apparaissent
être des collages, confinent à l’indicible… Sublime souvent, et entièrement dans
la retenue et une concentration infinie. J’applaudis très fort cette musicienne – chercheuse
vocale pour ce travail peu commun et fort méritant.
PLAMMM Paul Laurent Anton Mobin Mitsuaki Matsumoto Middle Eight Recording AABA#13
Excellent
enregistrement du trio atypique PLAMMM. Paul Laurent : Tape Recorder, Anton Mobin : Prepared Chamber, Mitsuaki
Matsumoto : Modified Biwa. Pour votre information, la Prepared Chamber ou chambre préparée d’Anton Mobin est
une caisse en bois poli rectangulaire dans laquelle l’artiste a inséré des
objets ressorts, fils de fer, lamelles métalliques etc..) amplifiées discrètement
et manipulées pour produire des bruitages qui acquièrent un caractère musical
par les hauteurs précises, les timbres et les vibrations / percussions obtenues
de manière précisément détaillées. Quant au biwa, c’est un luth archaïque
japonais utilisé dans le cycle médiéval Heike Monogatari dont la chanteuse légendaire
Kinshi Tsuruta fut sans doute la plus remarquable interprète. La qualité de l’enregistrement
confère à ces bruissements coordonnés et leur imbrication sonore une vie indépendante,
folâtre, rebelle qu’on pourrait décrire comme du soft noise. L’art bruitiste basé
sur la dynamique. On songe bien sûr aux musiques d’Adam Bohman ou à Hugh
Davies. Souvent impossible de distinguer lequel des trois improvisateurs produit
tel ou tel son. Une activité grouillante anime la plage n°2 8 :15 et emporte notre écoute.
Le final devient succinct et épuré. Le n°3, 11 : 06 est encore
plus détaillé, retenu et finalement expressif. Il n’y a aucune virtuosité
explicite, mais un étalement et une conjuration merveilleuse de sons improbables
- métalliques autour d’ostinatos enfantins. Les bruissements organiques livrés
à eux-mêmes par le truchement de la transe ludique des trois compères chavire
dans un univers démentiel, l’anarchie organisée spontanément, des agrégats
soniques inouïs qui feraient rougir d’envie (ou de honte) des créateurs de
musique électronique, ronflements et sursauts avant que ce sabbat n’évolue en
drone maladif ponctué par les légers chocs des baguettes de riz sur les fils de
fer de la chamber. Dans le n° 4, c’est la foire d’empoigne digne des
efforts des grattouillages de Tony Oxley et Phil Wachsmann des February
Papers. Le processus de création est une plongée intrépide dans les sons,
une quête qui nous entraîne dans des moments merveilleux que d’aucuns auraient
pu circonscrire au montage. Mais le jeu vaut la chandelle : chaque
parcours conduit à l’émerveillement poétique et la qualité croît au fur et à
masure que la musique défile. Les initiatives musicales d’Anton Mobin publiées
par son label Middle Eight Recording méritent amplement d’être
suivies à l’écart de tout écolage, réseau, étiquetage ou recommandation savante.
Blue Incarnation Sabu Toyozumi Rick Countryman Tusa Montes Improvisations
for Kulingtang. Chap Chap CPCD 015.
Takeo
Suetomi
consacre pas mal d’albums de son label Chap Chap à la collaboration du
saxophoniste US Rick Countryman avec le légendaire percussionniste
japonais Sabu Toyozumi, avec des enregistrements réalisés dans les îles
Philippines où le souffleur est installé depuis des années. Blue Incarnation documente
un remarquable concert en trio avec la percussionniste et joueuse de kulintang
(préparé) Tusa Montes. Free Free-Jazz dynamique inspiré, endiablé et furieusement
libertaire. Le souffleur chauffe son bec à blanc et trace des spirales de plus
en plus contractées et distendues poussé et emporté par le drive incessant, mais
aéré du batteur. Tusa Montes percute les bulbes / gongs métalliques de son
kulintang en mettant en évidence les couleurs spécifiques de cet instrument
similaire à ceux des gamelans javanais ou malaisiens et qu’on trouve aussi sur l’île
de Mindanao. Après une improvisation étrangement coupée à l’édition, nous avons
droit à un beau duo kulintang et batterie à la plage 4 , le deuxième mouvement
de la suite Remember Paradise . Un document plaisant, inspiré qui
retrace un moment de communion musicale dont l’essence profonde se dévoile au fil
des quatre Movements et de l’Epilogue de
Remember Paradise. Le tandem Countryman- Toyozumi crée un espace
bienvenu pour l’inventivité de Tusa Montes et ensemble ils bâtissent un équilibre
fragile empreint d’une profonde sensibilité.