19 décembre 2012

Creative Sources, un label incontournable

Monochrome bleu sans titre IKB Creative Sources CS CD 223
Inspirée par le peintre Yves Klein, la musique collective de l’IKB (orchestra ?) couronne avec succès les dix années d’activités musicales et d’édition des animateurs du label Creative Sources, Ernesto Rodrigues, son fils Guilherme, Carlos Santos, Ricardo Guerreiro et compagnie. Seize musiciens rassemblés pour une superbe création sonore. Une musique en suspension, apaisée, où une multitude de sons se croisent, naissent et meurent lentement dans un sentiment du temps et de la durée qui tend à l’infini. Les souffles, grattements, frottements, grésillements, harmoniques, vibrations et chocs légers s’interpénètrent, émergent ou disparaissent dans un flux univoque et une couleur spécifique. On en oublie la source sonore, les instruments utilisés avec des techniques étendues, celles-ci de manière réservée et dans une douceur quasi-cérémonielle. C’est un des plus beaux enregistrements que j’ai pu entendre parmi ceux qui résultent de ces mouvances « New Silence », « réductionnisme », « soft noise », « drone », « eai », « post-industriel ». Plus qu’un paysage sonore, c’est un univers pluri-dimensionnel complexe et changeant où chacun apporte des sonorités toujours renouvelées avec un beau sens de la continuité. Citons les tous : Ernesto Rodrigues, harpe et intérieur du piano, Guilherme Rodrigues, violoncelle, Miguel Mira, contrebasse, Rogerio Silva, trompette, Eduardo Chagas, trombone, Bruno Parrinha, clarinette, Nuno Torres, sax alto, Pedro Sousa, sax tenor et baryton, Abdul Moimême, guitare électrique préparée, Carlos Santos, ordinateur et microphone, Ricardo Guerreiro, computer, Nuno Morao, percussion, Monsieur Trinité, percussion, José Oliveira, percussions. Une harmonie bruissante dans une entente parfaite. La suite des quatre morceaux (IKB 1, IKB 2, IKB 3, IKB 4) évolue vers la diminution de l’activité sonore finale. La qualité de l’enregistrement et le fait que chaque instrument est à distance égale dans l’espace font de cette belle expérience d’écoute, une aventure réellement fascinante. Un véritable événement dans l’évolution de la musique improvisée et de l’art sonore que je réécoute avec grand plaisir.

Suite Harold Rubin & Alexander Frangenheim Creative Sources cs cd 216
Le contrebassiste Alexander Frangenheim s’est souvent fait entendre avec Gunther Christmann, le légendaire tromboniste du Globe Unity Orchestra et des labels FMP et Moers Music durant les années septante et quatre-vingts. Celui-ci, lui-même violoncelliste, contrebassiste et pionnier de l’improvisation libre, a travaillé longuement avec des contrebassistes, depuis Peter Kowald, Maarten Altena et Torsten Müller jusqu’à cette association avec Frangenheim qui s’est concrétisée par une collaboration étroite au niveau de leurs labels respectifs, Edition Explico et Concepts of Doings. Les albums Alla Prima en duo et  *Water writes always in * Plural du groupe Vario 34 sont de magnifiques témoignages de leur entente musicale et de l’exploration collective des sons. Vario 34  rassemble un personnel de rêve : Mats  Gustafsson, Thomas Lehn, Christian Munthe, Christmann, Frangenheim et Paul Lovens. C’est à cette aune qu’il faut considérer le talent du contrebassiste. Récemment, Frangenheim a fait publier un album solo (the knife again) et un album en trio avec Gunther Christmann et la poétesse sonore Elke Schipper (Core) par le label portugais Creative Sources. Cette Suite avec l’excellent clarinettiste Harold Rubin est l’occasion pour le contrebassiste de dévoiler l’étendue de ses ressources instrumentales en offrant à son partenaire un véritable écrin pour les volutes du black stick. Ce clarinettiste, qui m’était jusqu’ici inconnu, avait été invité dans l’un des derniers Total Music Meeting à Berlin, il y a quelques années. Avec un ton rêveur et boisé, tour à tour élégiaque, mélancolique ou guilleret, porté sur des nuances timbrales et microtonales, Rubin ménage des espaces de silence dans ses interventions et cela permet de goûter directement aux sonorités des pizzicato et du jeu à l’archet de son collègue. Les deux improvisateurs, véritables maîtres de musiques, créent douze belles conversations et sont rejoints sur trois morceaux par le bassiste électrique Mark Smulyan ( !). Alexander Frangenheim a judicieusement adapté son approche pour être en phase avec le style introverti du clarinettiste. Son jeu à l’archet est véritablement expressif et a une qualité de son superlative. Il invente inlassablement des figures intéressantes qui corroborent les phrases changeantes de Rubin. L’un tient un discours direct et clair quand l’autre semble être à la recherche. Deux personnalités diamétralement opposées qui prennent un grand plaisir à s’écouter et à jouer l’un pour l’autre. Une Suite en tout point remarquable.   

Hoard Joe Williamson Creative Sources. Cs cd 199
Joe Williamson a travaillé avec le violoniste Jon Rose et ce n’est sans doute pas étranger aux préoccupations de Hoard, son nouvel album solo de contrebasse. Jouée d’une traite sans discontinuer, Hoard se révèle une mise en abîme des frottements de l’archet qui descendent vers les graves de moins en moins mobiles en diminuant insensiblement le mouvement au fil des minutes jusqu’au très ralenti. Un concept album sur la réitération infinie du geste et son ralentissement imperceptible. Impressionnant ! L’archet presse les cordes de manière à produire des sons sourds, « salis », sans le moindre vibrato, accentuant ainsi un sentiment d’oppression et de malaise. A la 38ème minute, on s’attend à ce que cela s’arrête, mais lorsque ce sentiment se met à poindre, les frottements se raniment et se muent en un jeu délicat qui sollicite les harmoniques sul ponticello. Quarante minutes de patience … grave pour obtenir enfin une vibration de plus en plus intime, un fil de son imperceptible qui s’échappe dans le silence. Un excellent concert.

Core Gunther Christmann Alexander Frangenheim Elke Schipper Creative Sources cs cd 183
Core : centre en français. Le tromboniste et violoncelliste Gunther Christmann a été durant des dizaines d’années un des principaux musiciens au centre de la scène improvisée libre continentale. Dès le début des années 70 en Allemagne, lui et Paul Lovens ont contribué à créer /lancer  cet univers musical dans une trajectoire radicale à l’écart des formules toutes faites du free-jazz, même le plus outré. Il y eut à cette époque déjà un bon nombre d’improvisateurs libres, mais ces deux artistes ont eu une position centrale et exemplaire (chefs de file) par l’invention et la haute qualité de leurs musiques, ainsi que toutes leurs initiatives, les concerts et disques qu’ils ont produits. Leur apport dans le développement et l’utilisation des techniques instrumentales alternatives est incontournable. Le centre en improvisation libre c’est aussi le territoire commun des parties en présence, ce qui unit chaque artiste l’un à l’autre. Compagne de Christmann dans la vie, Elke Schipper est une improvising poétesse sonore qui manie le verbe en jouant des mots, des syllabes, des consonnes et voyelles qu’elle tord, distend, projette, secoue, aspire, crache ou énonce à une vitesse étourdissante. Alexander Frangenheim est depuis vingt ans le contrebassiste de prédilection du tromboniste et tous deux eux ont en commun plusieurs enregistrements en commun sur leurs labels frères Ed. Explico et Concepts of Doing. Christmann a toujours été associé à un contrebassiste et a joué lui-même de la contrebasse dans les années septante avant d’adopter le violoncelle.  Il s’agit bien d’un groupe véritablement intégré où chacun est concerné par le travail des autres et partage des idées musicales très proches.  Chez Gunther Christmann, on entend des similitudes dans le traitement des sons du trombone et du violoncelle dans l’attaque et le choix des timbres et son jeu sur un des deux instruments fait songer à celui qu’il développe avec l’autre. Cette façon caractéristique de presser l’archet et la corde ou de saturer la colonne d’air avec réserve, et aussi toutes les nuances de l’effleurement. Le contrebassiste s’intègre parfaitement dans son univers et avec les couleurs particulières de la musique de son collègue : il dira sans doute qu’il a trouvé chez son partenaire, l’improvisateur idéal. Core se compose de quinze morceaux : rac – 3:37, rac – 4:44, rac-3:38 etc… en fonction de la durée de chacun, quelques-uns au trombone et le reste au violoncelle. Tout comme le tromboniste – violoncelliste a déconstruit la syntaxe de l’instrument en étendant ses possibilités expressives, la voix d’Elke Schipper a adopté cette direction en transformant le langage et les éléments sonores qui le composent. Les deux instrumentistes rivalisent de trouvailles très détaillées qu’ils semblent sous-jouer comme pour créer l’espace nécessaire pour que la voix puisse exprimer le moindre ppp du bout des lèvres. Ces trois improvisateurs jouent une musique libérée où les paramètres conventionnels ont explosé, mais ils le font avec la plus grande précision. Pas moins de sept morceaux durent autour de trois minutes trente (3:37, 3:38, 3:36, 3:46, 3:30, 3:42, 3:39) et  cinq ont la même durée à une ou deux secondes près. On jurerait que c’est délibéré. Une véritable merveille d’inventions sonores spontanées et réfléchies, grave et ludique. Un raffinement inouï dans les timbres pour le plaisir des oreilles.

Malval Christophe Berthet  Creative Sources cs cd 221.
Au bord du silence et en dosant le souffle à limite de la vibration du bocal,
Christophe Berthet se livre à une méticuleuse exploration du son et des timbres en laissant flotter la musique dans le recueillement de la Chapelle Malval près de Genève. Bien qu’il s’agisse d‘une longue suite improvisée d’un seul tenant, on a édité six plages. Les quatre premières plages sont jouées avec douceur au saxophone soprano avec lequel il utilise la respiration circulaire et quelques multiphoniques avec un réel sens de l’espace. Les notes qui s’éteignent et renaissent du demi-silence sont vivantes et l’ensemble frémit d’émotion retenue. Après une dizaine de minutes d’étirement patient, les multiphoniques s’animent dans des boucles légères et aériennes pour se reposer dans un quasi silence à la fin de la plage 4, 6:16. Suit une séquence avec une harmonique aiguë sur lequelles Berthet superpose des battements de sons obtenus avec des doigtés fourchus, puis il quitte la voie tracée pour se lancer à l’aveuglette dans une recherche de timbres dans l’aigu et conclure la plage 5 (11:40) en construisant subtilement son improvisation avec une plus grande variété de sons et une belle fluidité dans les phrases spiralées. En soufflant doucement comme il le fait, il privilégie une qualité de timbre et un bon contrôle. Les dernières 4:41 de Malval nous font entendre un travail précis et nuancé des harmoniques au sax alto qui demande un bon contrôle de l’instrument. Le chant du saxophone se rengorge en douceur pour prononcer d'ultimes arabesques fragiles dans l’apaisement. C’est un beau travail, sensible et cohérent,  qui montre à quel point de maturité des praticiens engagés dans la musique libre parviennent avec leurs moyens instrumentaux, leurs réflexions et beaucoup d’imagination. Remarquable et original.

Watt : Alter Egos Ian Smith Hannah Marshall Stephen Flinn Creative Sources 226
Pilier incontournable de la scène londonienne et du London Improvisors Orchestra depuis la fondation de l’orchestre, Ian Smith est un des trompettistes les plus originaux ayant émergé ces quinze dernières années. Ceux qui ont découvert et écoutent le travail de Nat Wooley, par exemple, vont avoir une agréable surprise. Il manie les glissandi, la saturation, de volatiles agrégats de notes et d’audacieux sauts de registre, éructe ou siffle avec un remarquable sens de la continuité. Il a trouvé en la violoncelliste Hannah Marshall et le percussionniste Stephen Flinn deux partenaires dynamiques qui le poussent à se dépasser. Stephen Flinn parcourt les moindres recoins de sa batterie en amortissant la résonnance des peaux avec des ustensiles et joue de leurs mouvements sur les surfaces des peaux et des cymbales. Son jeu voyage entre la profusion et l’aléatoire avec des passages où il se concentre sur une seule idée, comme, par exemple, avec la cloche dans Every Instant. Hannah Marshall trouve toujours le ton juste entre le dialogue et l’indépendance assumée. La qualité d’écoute du trio engendre des séquences diversifiées et imaginatives qui font transiter la musique de Watt des attaques explosives jusqu’à des sussurements subsoniques tels dans Singing Silk et Stripe ou du statisme hésitant à des pointes de lyrisme (Unrequited) qui relance l’écoute. Bien qu’il y ait seize morceaux, il semble que les improvisations passent sans transition d’une plage à l’autre en se bonifiant au fur et à mesure qu’on avance dans le disque. Les derniers morceaux se clôturent assez remarquablement par une surprise.  Musique basée sur l’imagination et l’imaginaire, elle crée un univers voyage à travers les possibilités sonores et musicales de chacun d’eux dans une entente profonde. Les trois artistes choisissent très spontanément dans leurs bagages musicaux les éléments qui conviennent à l’instant vécu. Le trio Watt est intéressant et réalise ici une excellente séance.

Sparks Peter Evans & Tom Blancarte Creative Sources cs cd 119
Lors de la première tournée de Peter Evans en Europe en 2007, avant qu’il ne devienne un artiste assez demandé de New York à Berlin, il jouait en duo avec l’excellent contrebassiste Tom Blancarte. J’avais moi-même organisé un concert de ce duo, Sparks, à Bruxelles. A l’époque, ils se produisaient encore dans des appartements ou des bars à New York. Dans cet album enregistré durant l’été 2006, Peter joue de la trompette piccolo et Tom, une véritable contrebasse. En effet, le petit instrument que Tom transportait dans cette tournée mémorable avait un manche amovible attaché au corps avec une charnière. Cet album reste pour moi un des deux ou trois meilleurs moments enregistrés de Peter Evans et son partenaire est parfaitement à la hauteur pour rendre la pareille à ce prodige de la trompette. Ces extraordinaires CD’s more is more et Nature / Culture sont des albums solos auxquels la plupart des auditeurs préfèrent souvent la musique de groupe. Kopros Lithos est un superbe trio en compagnie de Mats Gustafsson et d’Agusti Fernandez où Evans nous montre quel improvisateur intelligent au sein d’un collectif il est devenu. Dans Sparks, le trompettiste déploie toute sa magnificence dans les spirales les plus insensées, soufflant en respiration circulaire tout en saturant le son, explosant les timbres et articulant des cascades d’accords superposés comme personne. Un dialogue intense entre les deux instrumentistes transcendé par une énergie électrique.Tom Blancarte et Peter Evans ont laissé ici une trace exceptionnelle et révélatrice. Fabuleux ! 

The knife again Alexander Frangenheim Creative Sources cs cd150 
Un des premiers témoignages parfaitement achevés de la musique improvisée et libre est Journal Violone de Barre Phillips, enregistré dans une église en 1968 (Music Man réédité par Futura sous le titre « Basse Barre » et Opus One comme Journal Violone). Barre avait acquis une véritable maturité quand nombre de ses collègues cherchaient encore leur identité (cfr Karyobin avec Bailey Parker Holland Stevens et Wheeler). Alexander Frangenheim est un des contrebassistes les plus talentueux qui prolongent cette direction initiée par Barre Phillips avec beaucoup de musicalité. 17 pièces improvisées avec une qualité sonore superlative et une émotion véritable. Son jeu sollicite les multiples possibilités expressives de l’archet sur les cordes, du frôlement léger à la pression maximale, générant ses harmoniques aiguës et mouvantes qu’il nuance avec beaucoup de sensibilité. En pizzicato, l’empreinte de chacun de ses doigts sur la touche acquiert un timbre et une densité distinctives, exprimant au mieux l’intention amoureuse qu’il insuffle aux vibrations de sa contrebasse. Un magnifique contrebassiste pour une musique superbe dont on ne dira pas qu’elle est solitaire car une présence est palpable : l’écoute, la rencontre d’auditeurs attentifs. Rare. 

Suspicious Activity PascAli Pascal Niggenkemper & Sean Ali Creative Sources cs cd 213
Un duo de contrebasses préparées avec une grande diversité de propositions sonores souvent surprenantes et contrastées. Vingt-deux morceaux focalisés chaque fois sur des idées originales.   Ces deux as du bruitage fomenté nous servent des grondements qui déraillent ou s’enfoncent dans le sub-grave, des vibrations de baguettes entre les cordes, des grincements réellements musicaux ou quasi-vocalisés, des battements de cordes contre la touche, le tout en s’aidant de multiples objets. Absence de phrases « contrebasse » même free et aucun de ces sons boisés caractéristiques. Froissements et accidents sonores et jeux expressifs entre bruitisme et construction musicale qu’ils superposent à tout va et qu’ils ont l’art de conclure avec un relâchement absolu dès que l’oreille se met à suivre le déroulement. Moins un dialogue qu’un jouer ensemble avec une connivence totale : qui joue quoi ? Ces bruissements inventifs nous font découvrir des sons très souvent inusités qui revisitent créativement les duos de contrebasses des Kowald, Léandre et Barre Phillips. Certains sons me rappellent les groincements éléphantesques ou les cris de baleine en danger de Peter Kowald il y a très longtemps quand le Globe Unity Orchestra s'arrêtait net. A écouter. 

1 commentaire:

  1. Parmi les incontournables de ce label CS : One Is Land de Jacques Demierre, piano solo.

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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......