Tesla Coils Blaise Siwula Harvey Valdes Gian Luigi Diana Setola di
Maiale SM2620
Blaise Siwula est un saxophoniste de première, un musicien
improvisateur avec un savoir faire et une expérience impressionnante, même s’il
reste peu connu dans le réseau européen. Ici on l’entend au sax soprano, alto
et ténor avec un excellent guitariste, Harvey Valdes et Gian Luigi Diana qui le
suit comme son ombre avec son portable et son Real Time Sampling Sound Manipulation. Dès l’ouverture (Primary Coil 17:57), les volutes du
soprano crée un univers volatile, élégant et complexe avec une belle technique
« traditionnelle ». Donc pas de techniques avancées à la John
Butcher, ni de travail du son à la Lacy, plutôt Trevor Watts au soprano. Une
phase de deux minutes où chacun reste sur ses gardes, un silence et deux coups
de becs, et l’échange commence. Alors que Diana procède et transpose avec inventivité le jeu
du saxophone en le miroitant et le contorsionnant, le guitariste propose des
incartades atonales soniques maîtrisées ou un jeu mélodique subtil. Un solide
guitariste, Harvey Valdes. Bonne écoute du trio et conception intelligente de
l’improvisation où plusieurs champs d’investigation sont exploités tour à tour
où simultanément avec logique et musicalité. Il est parfois difficile de
distinguer le saxophone du processing de Diana. Vers la onzième minute, le ton
change et ralentit vers le sonique exploratoire. Siwula démontre qu’il a de
sérieux moyens. On passe rapidement d’une introspection rageuse vers un
pandemonium électro saturé qui remplit tout le champ auditif, pour ensuite
terminer sur quelques sons de guitare et des phrases de sax alto presque jazz. Secondary Coil 7 :51 :
introduction au sax alto quasi jazz en rythme libre avec quelques piquetages de
guitare qui évoluent vers des ostinatos décalés et alors le sax devient free et
mâchouille / growle les sons. Un séduisant dialogue entre Siwula et Valdes se
transforme en confrontation et Diana qui jouait sur le côté fait monter le ton.
Passage étrange : deux sax se disputent l’espace : le réel et le
virtuel. Il y a un peu de tout dans cette improvisation et aussi quelques
trouvailles, les musiciens essayant plusieurs possibilités sans avoir peur de
se planter.
Discharge Terminal
6 :58, commence noise à la guitare et le sax soprano répond dans un
registre extrême. L’électronique est inventive et des sons peu usités montent à
la surface. Le guitariste se bruitise (noisifie si vous voulez) en accélérant
et les volutes du sax s’envolent pour ensuite danser sur des ostinati fortuits
lancés par Diana.
Le quatrième morceau Resonant
Frequency of Secundary Circuit 6 :16 me semble être un des
improvisations la plus réussie du disque. L’électronique est inventive, le
saxophoniste joue sans haleter des échelles tarabiscotées avec triple coup de
langue, respiration circulaire et des harmoniques bien placées avec la guitare
frénétique en partageant un motif fragmenté. Mais il continue sur sa lancée
alors que la guitare bifurque en frictionnant le son, rivalisant avec les
trouvailles électroniques. Un belle énergie organique. Primary Tank Capacitor 2 :37 est une récréation lyrique du sax
ténor avec un comping décalé du guitariste. Lorsqu’ils s’arrêtent, on entend
l’électronique déjantée continuer un moment juste avant la fin. Spark Gap 6:43 contient quelques éclairs
de lucidité, de rage et de folie et lorsque Siwula revient vers la mélodie, la
guitare plonge dans un bain d’acide et le laptop est parvenu à son expression
la plus convaincante comme s’il y a avait eu chez lui une maturation durant la
session.
En bref, c’est OK mais au vu et au su de tout ce qui s’est
fait et se fait sous la bannière de l’improvisation libre, ce n’est pas un
manifeste que je ferais écouter à des auditeurs en disant :
l’improvisation libre c’est çà ! Est-ce un rencontre ponctuelle ou un
groupe qui « tourne » ? Cela dit Blaise Siwula est un
saxophoniste très compétent qui a assimilé le challenge de liberté totale en
relation avec les possibilités de son instrument, surtout à l’alto. Il a un
sérieux bagage musical et tient à utiliser tout son spectre musical (du phrasé
jazz aux techniques alternatives) dans une même improvisation. Gian Luigi Diana
utilise avec brio son software de processing et cherche des sons originaux au
risque de manquer de concision. Harvey Valdes est un très bon guitariste, mais
plusieurs passages entendus ici voudraient qu’il utilise d’autres intervalles,
d’autres pulsations. Schönberg ? Mais cette musique est faite pour
évoluer, se dépasser, se transformer, s’écouter, rencontrer, découvrir, changer
et tout recommencer. Et dans ce sens ces Tesla
Coils, enregistrés en hommage au plus méconnu des inventeurs de
l’électricité, est un témoignage convaincant.
Reflexology Brian Groder Trio avec Michaël Bisio et Jay Rosen
Latham records 2014-08-17
Sur la pochette : la face inférieure d’un pied avec des
les points de réflexologie illsutré en noir et blanc par les noms de nos
musiciens de jazz préférés Miles, Dolphy, Ornette, Ellington, Mingus, Coltrane,
Elvin, Monk, mais aussi Freddie Hubbard, Oliver Nelson, Hubert Laws et Joe
Farrell. Le titre Reflexology est imprimé à l’intérieur de la pochette en carton
blanc, le dessin du pied étant assez expressive. L’art de ne pas tout dire.
L’image de ce pied suggère sans doute que la musique a les
pieds dans la tradition évolutive du jazz moderne dont Groder s’inspire pour
créer ses thèmes complexes évoquant certaines compositions de Sam Rivers, de
Wayne Shorter ou de Joe Henderson. Une personnalité originale à la trompette
avec un style très personnel. Avec des coéquipiers inspirés et expérimentés
comme le contrebassiste Michaël Bisio et le batteur Jay Rosen, la musique est
généreuse, élégante et racée. Rosen et Bisio jouent régulièrement avec Ivo
Perelman et Joe McPhee. Le batteur a été longtemps le batteur de référence de
Dominic Duval et du tandem Sonny Simmons et Michael Marcus. On retrouve Bisio
avec Matt Shipp. Dans cet album, ils se concentrent sur le swing et la cohésion
nécessaires pour faire balancer les compositions du leader tout en ouvrant le
jeu avec des échappées libres et articulées sur la pulsation. Groder pratique
un jazz contemporain ouvert et phrase ses inventions mélodiques /
improvisations sur la structure du thème d’une manière tempérée. Pas d’éclairs,
mais un jeu d’ombres nuancé avec une certaine tendresse fragile. La rythmique
respire sans pour autant ronronner. Il y a une réelle cohérence dans tout
l’album, comme si c’était une suite homogène dédiée à un lyrisme élastique
plein de fraîcheur. Comme on écrirait des nouvelles dans une atmosphère ou une époque pour en faire un livre dont
tous les pans se tiennent. Un tic free est récurrent, comme un agrégat de notes
rapides qui ponctue un virage du trio. Brian Groder s’ingénie avant tout à
jouer une musique qui ait un sens plutôt que de créer sous la pression d’une
rythmique pétaradante. On pense à l’esprit de Jimmy Giuffre, Jack Sheldon ou Bob Brookmeyer, plutôt qu’à
Booker Little ou Clifford Brown. Un disque sincèrement attachant d’un jazz
sincère et authentique. Pas pour rien que Sam Rivers s’est joint à son quartet
pour enregistrer.
Il Tempo Non Passa Invano Guido Mazzon & Roberto Del Piano (+
Paolo Falascone) Setola di Maiale SM2590
Le trompettiste Guido
Mazzon est un pionnier de l’improvisation radicale de la péninsule dès les
années 70. Pour rappel, il a enregistré un superbe Duetti multi
instrumentiste avec le fabuleux percussionniste Andrea Centazzo pour le
mythique label L’Orchestra. Sur le même label , Sud, une très belle
collaboration avec l’inoubliable acteur - saxophoniste Mario Schiano. Son Precarious
Orchestra s’est produit au festival de Moers et il a travaillé intensivement
avec Renato Geremia, Toni Rusconi et Gaetano Liguori, des incontournables de la
scène free italienne ses seventies. Dans les années 80, alors qu’on ne se
pressait pas au portillon pour jouer de la musique improvisée libre (non
idiomatique, si certains préfèrent), il a joué dans le King Übu Örkestrü du
clarinettiste basse et sax sopranino Wolfgang Fuchs en compagnie de Paul
Lytton, Phil Wachsmann, Hans Schneider, Marc Charig, Radu Malfatti, Gunther
Christmann, Peter Van Bergen, Norbert Moslang, Erhard Hirt et Alfred Zimmerlin.
Réputé à l’époque pour son approche radicale et extrême de
l’instrument, Mazzon avait acquis une solide technique et de sérieuses bases
musicales. Le titre de ce court album s’appelle en français « le temps ne passe pas en vain » et
à l’écoute, on peut vraiment apprécier l’expérience des duettistes. Le bassiste
électrique Roberto Del Piano, un véritable spécialiste de l’instrument, est un
des rares que j’aie jamais entendu à avoir acquis une dimension lyrique
spontanée et naturelle hors des conventions, clichés et autre ennui musical que cet instrument procure dans
(beaucoup) d’autres mains lorsqu’on sort du cadre rythmique. Un jeu tout à fait
libre ancré dans une conception libertaire de la pulsation. Il y avait fort
longtemps, Roberto Del Piano avait
participé aux groupes de Mazzon, en compagnie, entre autres, de l’admirable
tromboniste Angelo Contini. Dans ce très beau disque, Guido Mazzon assume la tradition lyrique et mélodique de la
trompette en toute liberté, créant un superbe équilibre avec le phrasé inventif
de Del Piano. Mazzon a un style très personnel introverti et subtil et il faut
vraiment saluer l’expertise de Del Piano. Ces deux là ont véritablement intégré
leurs jeux respectifs l’un à l’autre. Dans un morceau, le preneur de son (et
contrebassiste) Paolo Falascone intervient discrètement au piano en actionnant
l’intérieur « des cordes ». Un peu plus d’une demi-heure de bonheur.
Cherry Pickin’ Jim Dvorak Paul Dunmall Mark Sanders Chris Mapp
SLAM CD 294
Américain arrivé à Londres par hasard au début des années
70, le trompettiste Jim Dvorak a été subjugué par la scène jazz libre et
improvisation et s’est intégré immédiatement à la communauté des improvisateurs
londoniens. Proche de Keith Tippett,
Keith Bailey, Marcio Mattos, Nick Evans, Gary Curson, Roberto Bellatalla, Louis
Moholo, Francine Luce, Tony Marsh etc… Jim Dvorak est un véritable pilier de
cette confrérie musicale, une des plus soudées qui existe. Il est aussi excellent
vocaliste et j’ai un très beau souvenir d’un superbe duo avec Phil Minton.
Depuis des décennies, il joue dans le quintet Dreamtime (Nick Evans,
Gary Curson Dvorak, Bellatalla et le batteur Jim Lebaigue) auquel s’ajoute
volontiers Keith Tippett comme dans Zen Fish, leur superbe album chez
Slam. Bien que Paul Dunmall est un
des musiciens les plus prolifiques, Cherry
Pickin’ contient six compositions de Dvorak qu’on décrira comme étant
« free-bop » et se termine improvisation collective. Bien que les
noms des musiciens soient listés comme un collectif, il s’agit d’un projet de
Dvorak. D’abord, je soulignerai la pertinence souple et aérienne du
percussionniste Mark Sanders avec qui
Dunmall joue de plus en plus souvent, surtout depuis la regrettable disparition
des deux Tony, Levin et Marsh. Le contrebassiste Chris Mapp assure
remarquablement et très élastiquement le rôle de pivot du quartet. Quant à Paul
Dunmall, un saxophoniste ténor avec des moyens exceptionnels, il trouve ici la
voix / voie idéale qui s’intègre à merveille avec l’esprit et la forme de la
musique voulue par Jim Dvorak, un trompettiste lyrique, vif-argent, libertaire
avec un sens rythmique indubitable. A quatre, les musiciens réalisent une
véritable « communion complète ». Spécificité britannique, les deux
souffleurs ne donnent jamais l’impression de jouer un solo. Du début à la fin, toutes
leurs interventions semblent être une invitation vers l’autre pour que celui-ci
s’insère dans le jeu de son partenaire. Les idées, les motifs mélodiques
s’échangent en un superbe jeu de passe-passe avec de l’espace dans le débit et
les phrases. Je répète encore que l’attitude de Dunmall est absolument
admirable et que pour ceux qui connaissent très bien ce musicien et ses très
nombreux albums, découvriront une autre facette de sa personnalité. Une très
belle cohérence de l’ensemble. Le cinquième morceau, Getty’s Mother Burg contient le texte de Lord Buckley, Gettysburg Address, dit avec une belle
verve par Dvorak lui-même avec les trois autres. Dans le dernier morceau, au un
titre assez british flagmatic humor, As Above, So Below, le quartet
questionne l’improvisation totale avec un style sonore raréfié nous rappelant
que l’improvisation libre radicale est bien née autour de St Matin’s Lane et de
Gerrard Street pas loin de Charing Cross Road. De cette ascèse musicale
s’établit une pulsation soutenue par la seule contrebasse dans laquelle Jim
Dvorak développe son remarquable jeu vocalisé et tressautant à la fois doux et
assuré. Spontanément, surgit un solo de Mark Sanders auquel se joint le
bourdonnement de la contrebasse durant quelques instants avant que le quartet ne
s’envole entraîné par la merveilleuse complicité des deux souffleurs. Vers la
sixième minute, Dvorak laisse un répit au drive de Dunmall pour reprendre le
fil des idées en articulant puissamment les notes pivot du saxophoniste. Il semble que le temps
indiqué sur l’album ne correspond pas à celui enregistré effectivement. Mais
une musique pareillement inspirée a un air d’éternité.
Five Roosters Cinque
Galli in Fuga (Per tacere del sesto) Mario Arcari Massimo Falascone Martin Mayes Roberto del Piano Stefano
Giust Setola di Maiale SM2470
Trois souffleurs, soit deux sax, Mario Arcari et Massimo
Falascone et un cor, Martin Mayes, une basse électrique jouée par Roberto Del
Piano et à la batterie, Stefano Giust, le responsable du label Setola di
Maiale. Ce quintet et cette histoire de poulailler auraient pu être somme toute
assez banale. La sacro-sainte formule orchestrale du free-jazz : un tandem
basse batterie et des souffleurs. Fort heureusement, ces improvisateurs ont eu
la bonne idée de remettre une série de poncifs en question en coordonnant leurs
actions et réactions réciproques à l’aune de l’expérience collective de
l’improvisation libre européenne. Donc pas de thème, pas de solo, pas d’accompagnateur,
pas de section rythmique. On joue tous ensemble mais pas tous en même temps. D’abord
le batteur percute une batterie sur laquelle sont réparties des objets
percussifs, sollicite les cymbales amorties, le rebord de la caisse claire, ses
frappes sont multiples et nous font entendre des timbres variés, voire
contradictoires. Un crépitement organique qui accélère et ralentit autour d’une
pulsation implicite et rarement soulignée. Il semble complètement concentré sur
une logique délirante comme s’il se fichait du reste. Et pourtant, on entend clairement
que ses tourneries ferraillantes et cliquetées font tenir l’édifice. Donc
points de solos des souffleurs, mais de très courtes interventions conjointes,
disjointes, télescopées ou sursautantes, coups de bec et bribes de mélodies
distordues, ponctuées de silences répétés. Et une belle écoute. Au lieu de
jouer tous ensemble et de surjouer au détriment de la lisibilité, on se relaie
sur des demi-mesures, des points et des courbes. Eminemment collectif, un
puzzle kaléidoscopique. Massimo intervient avec son IPad ajoutant une dimension
électronique bruitiste bienvenue. Egos évacués, pas de formule mais une idée originale par
morceau. Une douzaine, courts pour la plupart et deux au-delà des 10 minutes. La
basse électrique de Roberto Del Piano se tortille dans les tréfonds avec un son
légèrement trafiqué dans une démarche vraiment improvisée. Voilà un musicien
original sur un instrument réputé « limité » aux bons offices
rythmiques. J’apprécie !! Evidemment, le cor de Martin Mayes (ancien
compagnon de Steve Beresford il y a quarante ans au Little Theatre Club) semble
faire office de trombone raccourci et se meut avec bonheur entre les coups de
bec d’Arcari , sax soprano courbé, et de Falascone, alto et baryton. Dans les
plages 10 et 11, l’ingé son Paolo
Falascone s’invite à la contrebasse.
Paolo est le maître de céans chez Mu-Rec studio, ex studio
Barigozzi. Ce studio historique milanais, fondé en 1975, a vu défiler Bill Dixon et Tony Oxley, Cecil
Taylor, Dizzy, Chet Baker, Pieranunzi, Waldron, Lacy, Art Farmer, Paul Motian,
Paul Bley et Gary Peacock, Konitz, Altschul et D’Andrea etc… Bref un lieu à
tomber par terre où on enregistre encore avec des bandes magnétiques
analogiques.
J’ai vraiment un grand plaisir à écouter ces Cinq Poulets déjantés. Un disque
original où l’imbrication ludique et créative prend le pas sur l’exploit
individuel.