Spoonhunt : le nouveau label du contrebassiste Dominic Lash met coup sur coup trois albums enregistrés au Café Oto le 14 janvier 2019 (Limulus - Dominic Lash Quartet) et le 13 janvier 2020 (Distinctions – Consorts et Discernment – Butcher/ Lash / Russell / Sanders)lors du concert pour son quarantième anniversaire. Trois projets illustrant trois des multiples facettes musicales de ce compositeur – improvisateur incontournable de la scène britannique.
Limulus Dominic Lash Quartet Alex Ward – Ricardo Tejero – Dominic Lash – Javier Carmona
https://dominiclash.bandcamp.com/album/limulus
Limulus présente le travail développé au sein du Dominic Lash Quartet depuis des années et pour lequel le bassiste conçoit des compositions très diversifiées au niveau du style et des atmosphères. Le challenge, parfaitement réussi, est de créer un sentiment de cohérence sonore et musicale avec les différents matériaux et structures et leurs réalisations ludiques démontrant ainsi que la musique, les musiques n’ont de frontière que dans la tête de certains critiques et les perceptions d’auditeurs. Formé par le remarquable batteur Javier Carmona, le saxophoniste alto Ricardo Tejero, le guitariste Alex Ward et Dominic à la contrebasse, le Quartet navigue entre les eaux mouvementées d’un jazz aventureux « swinguant » aux métriques étudiées, de la guitare électrique acide et provocatrice alternant fulgurances free et riffs rock saturés, du sax alto tressautant et tournoyant avec dérapages contrôlés et des pulsations rebondissantes d’un drumming aussi dynamique que minimaliste, mais aussi des compositions précieuses, aériennes, toutes en nuances. Une fois que l’embardée saturée et les riffs sauvages de alexithymia ont fait leur effet dévastateur, le guitariste et le saxophoniste jouent free, cadrés par le tandem rythmique. Solide guitariste mariant les avancées de Sonny Sharrock et de Derek Bailey, créant un style noisy et forcené tout en subtilité Alex Ward est aussi un compositeur exigeant et a été un des compagnons le plus proche de cet immense musicien que fut Simon H. Fell. Cylindrical qui suit immédiatement, est une composition dodécaphonique à tempo lent où chacun joue une partie des éléments qui convergent dans un ensemble dont on découvre peu à peu l’architecture et les options sonores qu’elle suscite : articulation du sax explosive, cisaillements des notes de la guitare jusqu’à la composition suivante, dactyloscopy, sorte de swing incertain avec enchaînements de heads tressautants sur les barres de mesure (Braxton) prolongé par un solo de guitare saturé serpentant dans les modes avec un sens rythmique appuyé. Lorsque vient le tour du saxophoniste à improviser, la cambrure rythmique est transformée. Tout au long du concert, le sens de la surprise et de multiples variations de détails dans les structures de la musique et les pulsations du batteur Javier Carmona entretiennent l’écoute active et le plaisir de partager leurs énergies. Les parties de basse, orchestrales ou improvisées valent le déplacement (solo dans from a theme by F.S.) Un Dominic Lash Quartet à suivre absolument.
Consorts Distinctions
https://dominiclash.bandcamp.com/album/distinctions
Consorts rassemble pas moins de vingt improvisatrices et improvisateurs les plus divers : Steve Beresford (electronics) Douglas Benford (harmonium), Marjolaine Charbin (piano), Chris Cundy (clar.basse), Seth Cooke (steel sink and metal detector – sic !), Angarhad Davies (viola), Phil Durrant (modular synth), Matthew Grigg ( guitar – amplifier), Bruno Guastalla (cello), Martin Hackett (Korg MS10), Tim Hill (baritone sax), Tina Hitchens (flute), Sarah Hughes (zither), Mark Langford (clar.basse), Yvonna Magda (violin), Hannah Marshall (cello), Helen Papaioannou (baritone sax), Yoni Silver (bass clarinet), Alex ward (clarinet – amplifier) et Dominic Lash (contrebasse). Une longue improvisation collective suivant les indications de D.Lash, sous le titre « distinctions » commençant par un jeu collectif détaillé fait de brefs sous-groupes mouvants et d’interventions individuelles subreptices et se développant progressivement dans une masse sonore noisy extrême dans laquelle on arrive à percevoir les sons individuels sauf sans doute lorsque les sax baryton et les clarinettes basses unissent vocalisations, harmoniques dans un pandemonium hallucinant. Une belle expérience qui démontre aussi le degré d'implication collective des improvisateurs britanniques par delà générations, sexes, pratiques, affiliations esthétiques ou organisationnelles.
Discernment John Butcher - Dominic Lash - John Russell - Mark Sanders
https://dominiclash.bandcamp.com/album/discernment
Discernment réunit John Butcher au saxophone , Mark Sanders aux percussions, Dominic Lash à la contrebasse et John Russell à la guitare électrique. C’est sans doute un des derniers enregistrements de John avant son décès le 18 janvier 2021. Déjà fortement affaibli, John y joue de manière mesurée avec de petites touches constructives laissant les initiatives subtiles du saxophoniste à la limite de l’émission et les frappes et frottements singuliers du batteur créer un univers sonore qui échappe à d’éventuels pronostics. Les idées voltigent, meurent, des dialogues s’affirment un instant et s’évaporent. Le contrebassiste s’insère admirablement dans leur jeu évolutif où les certitudes sont abandonnées pour l’imprévisible, ce qui amène son archet à se distinguer admirablement. Le percussionniste colore l’ensemble au plus près des surfaces qu’il aiguillonne et fait résonner avec délicatesse. Chapelets de notes de la guitare en solitaire aux intervalles étirés ou staccato subits suivis de silences où les instruments sont à peine effleurés et la contrebasse grince … Un set assez court, volatile, fait de quatre parties choisies après coup comme points d’entrées digitaux et un pur produit du british free improvising behaviour dont l’enregistrement est dédié à John Russell. On est à peine convaincu, mais on ne peut s’empêcher de réécouter discernment afin que nous finissions par discerner les tenants mystérieux de ses 39 minutes cinquante. Ils aboutissent à une imbrication de plus en plus claire et décisive.
Patrizia Oliva Celante Setola di maiale SM 3990
https://patriziaoliva.bandcamp.com/album/celante
Ce superbe album vocal et poétique de Patrizia Oliva attendait dans la pile des CD’s à chroniquer. L’essentiel de mon travail d’écriture sur la musique est concentré sur l’improvisation libre et ce superbe Celante tient sa place dans une discipline artistique voisine aux musiques improvisées (libres) qui constituent le sujet principal de ces pages. Si j’insère mes réflexions au sujet de l’expression poétique et chantée de Patrizia Oliva, c’est que son univers vaut vraiment la peine d’y prêter une oreille attentive et de lui ouvrir sa sensibilité d’auditeur. Patrizia Oliva chante ses textes en anglais ou italien avec une voix distanciée et aérienne, un ruban de soie fragile et ferme, par-dessus les boucles électroniques élémentaires, pulsations de l’irréel. Ses textes figurent à l’intérieur de la pochette bleue foncé où point une constellation étoilée dense et tachiste. Des impressions d’apaisement, de foi dans l’avenir et de fragilité se détachent, s’immiscent en nous. Le charme opère comme un murmure venu de loin, mais qui nous est proche et la qualité de son expression chantée questionne, interpelle et nous bouleverse. Son art est difficile car nu, simple, abrupt et minimaliste. Ses chansons pourraient très bien être orchestrées et servir de point de départ à des projets collectifs autour de textes poétiques car elle a une projection naturelle convaincante, une diction qui contribue à valoriser le moindre mot et à pénétrer notre imagination et la sensibilité de beaucoup. Patrizia Oliva n’hésite pas à contrevenir le bel ordonnancement de sa démarche, avec une ou deux idées folles, l’esprit d’aventure est ici bien ancré. J’ai le souvenir d’une belle présence scénique, d'unun magnétisme peu commun, un amour profond de la vie et de ses semblables. Une artiste sincère, et dans son genre musical, essentielle qui illumine le label Setola di Maiale du batteur Stefano Giust avec qui elle collabore souvent.
Adam Bohman Jonathan Bohman Mark Browne Lol Coxhill Live in London 1995-1996 scätter digital
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/live-in-london-1995-1996
Deux séries d’enregistrements en compagnie de Lol Coxhill, Mark Browne, Adam et Jonathan Bohman enregistrées il y a fort longtemps par Mark Browne et retrouvées / publiées miraculeusement par Liam Stefani sur scätter, le légendaire label des nineties, qui consacre tous ses efforts en publiant des archives digitales comme celles-ci.
Mark Browne est un solide saxophoniste alto qui déchiquète la mélodie, les sons, l’articulation et fait pièce avec l’inénarrable Lol Coxhill, saxophoniste légendaire et improvisateur original entre les originaux. Les deux frères Bohman étaient à l’époque à l’orée de leur carrière défiant toute logique. Maniant objets récupérés et recyclés, disposés sur une table amplifiée par microcontacts ou agitant les ustensiles les plus hétéroclites, ils créent un univers bruitiste et visuel qui désarçonne l’auditeur. Rouleaux de papier toilette, brosses, couteaux, cuillers, boîtes, cordes, objets en métal, en plastique ou en bois, cartes de crédit usagées, élastiques, pinces à linge, ressorts, verres à bière trappiste ou verres à vin, moule à tarte, tiges, … il faut vraiment voir pour le croire. Les deux concerts enregistrés au Priory Arms de Stockwell en 1995 et au Red Rose d’Islington en 1996 rassemblent pas moins de douze morceaux parmi lesquels des duos Browne et Coxhill ou des Bohman Brothers, mais aussi quelques solos mémorables de Lol agrémentés de commentaires musicologiques qui valent leur pesant de ale et dépassent l’imagination du jazzfan raccorni. C’est supérieurement enregistré et on passe quelques moments inoubliables. L’atmosphère informelle voire bon enfant de ces gigs de suburbs londoniens exerce toujours une fascination sur les cognoscenti comme si une parcelle du temps passé à écouter et déguster une bière avec une telle compagnie (ici Coxhill, Browne et les Bohman) nous poursuivait toute notre vie en oblitérant toute notion d’espace-temps. La perfomance au Red Rose (haut lieu de la scène londonienne de 1991 à 2007) était sensée se tenir dans une reconstitution in situ de la Greenhouse de Robert Powell où des concerts mémorables eurent lieu il y a une trentaine d’années. Entendez par là une serre d’horticulture. Tous les éléments de la serre avaient été expressément transportés… quelque part et le concert eut lieu en son absence sur scène. Bref, il ne faut pas hésiter à télécharger ces souvenirs sonores pour un montant en pounds sterling à votre discrétion, satisfaction garantie.
Trumpet City Craig Shepard one hundred twenty-six players inexhaustible editions ie-028 2
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/trumpet-city
Installés dans la Park Avenue à Manhattan une après-midi du 2 août 2014 et dans un quartier de Brooklyn le 20 septembre de la même année , 126 trompettistes rassemblés par Craig Sheppard délivrent des drones enchaînés – superposés à même les bruits de la ville (traffic de voitures, bruits de fond, bruits de moteurs, bribes de voix humaines, crissements de freins, sifflets, …) qui envahissent la bande son et les microphones. Les souffleurs jouent des notes tenues en suivant les indications de la partition de Craig Sheppard et sont répartis à distance ou proches des micros créant un effet de perspective, de relief immergés/submergés dans la masse sonore environnementale qui finit par se fondre dans un bruit indéfini comme le naufrage des sens. La prise de son est ici un élément déterminant du projet tel qu’on peut l’entendre et met en relief les effets de crescendo – decrescendo tuilés et répartis dans la masse. Cette performance Trumpet City connut sa première sur les bords du Lac de Zürich en mars 2009 et fut réalisée à NYC pour la troisième et quatrième fois consécutives dans le cadre du New York City Dept of Transportation’s Summer’s Street avec le soutien de la Christ Church à Manhattan et sponsorisé par le Greater New York Arts Development Fund du NY Department of Cultural Affairs à Brooklyn. Bref, cette composition expérimentale exécutée à même la rue semble être une œuvre de salubrité publique permettant à des artistes – instrumentistes d’envahir l’espace collectif, son enregistrement démontre aussi l’aliénation de la vie urbaine au grand air tant notre ouïe est happée par le puissant bruit de fond de la pollution sonore. Inexhaustible editions justifie encore sa réputation de label unique en son genre.
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