Spring Road 16 Michel Doneda Frédéric Blondy Tetsu Saitoh Relative Pitch RPR 1121
Michel Doneda vient de perdre un de ses plus fidèles amis et compagnons de scène et de musique, le contrebassiste Tetsu Saïtoh. Relative Pitch nous propose maintenant un superbe album enregistré le 16 avril 2016 à Radio – France dans la série / émission « À l’Improviste » d’Anne Montaron réunissant les deux improvisateurs. Comme il était déjà advenu au Carré Bleu en février 2007 (Carré Bleu/ Travessia TRV 003), le très remarquable explorateur du piano Frédéric Blondy s’est joint à eux pour deux improvisations collectives sous le titre de No Road part 1 et No Road part 2. La dénomination Spring Road s’est apposée à leurs pérégrinations en duo depuis le premier enregistrement Doneda / Saitoh (Spring Road 01 / Scissors 01), car, sans doute, était-ce une entreprise printanière tout comme ce nouvel album Spring Road 16 enregistré en ce début de printemps quand la nature et les émotions renaissent, le titre No Road, lui, est tout à fait pertinent, tant leurs investigations sonores réunissent une multitude de cheminements, de réflexions, de sonorités : on se situe dans un territoire inconnu même si ces artistes l’explorent sans discontinuer depuis des années. Il n’y a pas de route de point de départ et de destination. Une qualité intrinsèque de leur démarche collective est l’évitement du syndrome « solo »istique et virtuosiste pour une mise en commun complémentaire, extrêmement libre, de sons extrêmes – spécifiques qui s’agrègent, se combinent dans un état sauvage, flottent et s’élèvent dans l’espace en défiant la pesanteur, les notions de formes musicales, un éventuel concept de l’improvisation, … Il ne s’agit pas d’un album démontrant le savoir-faire des artistes sur leurs instruments , sax piano et contrebasse, ni même d’un « défrichement » ou ces idées un peu superficielles de soundpainting ou d’auberge espagnole. Les trois musiciens cherchent les sons les plus rares, les ressources sonores inouïes, les vibrations et les fréquences dans l’instant qui s’avèrent les plus aptes à entretenir leurs mystères. Comme le souligne Anne Montaron, leur musique se réfère à une danse incandescente, aux mouvements internes des corps, à ce que les bio-acousticiens définissent comme une niche acoustique. Celle-ci peut être observée dans un environnement naturel, au coeur d’une forêt… Est évacuée toute notion de style au niveau de la pratique de l’instrument, même si règne cet à-priori de recherche sonore … où pointent des convergences secrètes, des trouvailles merveilleuses dans un défilement du temps qui remet en question sa perception. Était-ce bien 10 :31 et 28 :03 ? Je ne saurais le dire. Aussi, on est surpris par ces passage sublimes où les timbres féériques s’agrègent en un halo d’harmoniques irréel sans qu’on puisse deviner quel instrument est en jeu. Le percussionniste John Stevens avait un mot à la bouche au sujet de l’improvisation libre : organique. Et bien, je dirais que la démarche de Michel Doneda au sein des constellations auxquelles il participe est sans doute celle à laquelle ce mot « organique » s’applique le mieux.
La pochette est ornée d’une peinture multicolore signée Hyokichi Onari et réalisée en 1978 qui fera oublier le canular de la pochette d’Everybody Digs Michel Doneda, l’album solo du saxophoniste pour le même Relative Pitch. Outre l’album Carré Bleu et Spring Road 01 cités plus haut, rappelons l’existence d’autres magnifiques enregistrements réunissant Michel et Tetsu, car ceux-ci exemplifient leur démarche sensible et radicale : Live at Hall Egg Farm (avec Kazue Sawai au koto/ sparkling beatnik), Koh-Kan Live at Seitan Ongakudo (Saitoh – Doneda / Orhai ORCD-003) et les deux « Une Chance Pour L’Ombre » avec Doneda, Saitoh, Lê Quan Ninh, Kasue Sawai et Kazuo Imai (Victo cd094 et Bab Ili Lef 02).
Réflexion : y aurait-il un promoteur responsable de label en France ou en Europe qui pourrait proposer à Doneda et à son pote Frédéric Blondy de publier un album ? La France a la chance d’avoir sur son territoire un saxophoniste exceptionnel et un des plus remarquables explorateurs de piano. On dirait que certains s'en foutent, alors que d'autres artistes ont un don d'ubiquité éditorial lassant à la longue quand on considère la répétitivité de leur démarche. Pour Doneda et Blondy, il leur faut aller aux U.S.A. pour se faire éditer par un label qui propose différentes démarches musicales « improvisées » sans se focaliser sur une écurie d’artistes récurrents, ni un type de musique ou un style maison. Car comme l’indique le titre du label, Relative Pitch, tout est relatif. Il faut écouter sans œillères, mais avec les oreilles ouvertes. J'ajoute encore que commander un CD aux USA coûte plus cher que le prix du cd lui-même à cause de la cherté des frais d'envois
Last Dream of the Morning / Crucial Anatomy John Butcher John Edwards Mark Sanders Trost
https://trostrecords.bandcamp.com/album/crucial-anatomy
On ne compte plus les albums avec la paire contrebasse – percussions John Edwards et Mark Sanders. Et tous deux ont laissé de magnifiques témoignages avec le saxophoniste John Butcher : Optic - Butcher/Edwards (2001) et Daylight - Butcher / Sanders (2010/11) pour le label Emanem. Cette fois, Trost publie un très remarquable concert en trio enregistré au Café Oto à Londres en 2018 et la musique va à l’essentiel tout en évitant le concept du souffleur free propulsé par une « section rythmique », formule récurrente si il en est. Dans cette anatomie cruciale, chaque improvisateur agit sur un pied d’égalité et dans un rapport collaboratif qui fait que personne ne crée une direction, ni ne s’élance en essayant d’entraîner les deux autres. Certains passages se développent en duo entre la batterie et la contrebasse et le saxophoniste se tait jusqu’à ce qu’il vienne superposer un entrelacs de boucles en respiration circulaire avec cette articulation et ce sens de l’architecture et des couleurs sonores immédiatement identifiable. Un sens méthodique de la construction musicale que partage le percussionniste Mark Sanders en « essayant » systématiquement la résonance des peaux, woodblocks, et métaux dans des cadences et pulsations qui n’appartiennent ni à la ligua franca du jazz, ni à la manière contemporaine. En y réfléchissant, on pourrait songer aux rythmes de la terre, de lointaines racines africaines à cette expérience ludique de croisements de rythmes et de sonorités qui appartiennent la nature même des instruments de percussions, ici mis au jour par une rare combinaison de talent, de sensibilité et d’imagination. Pour son plus grand bonheur et le nôtre, Mark Sanders a trouvé le compagnon contrebassiste idéal, John Edwards. Son jeu allie la simplicité et le goût du sonore boisé, grinçant, le sens de l’à-propos et de la forme en s’insérant à merveille dans les textures et les vibrations de son alter-ego. Dans ce contexte, le style très particulier de John Butcher n’a plus qu’à éclore et à s’épanouir. Sa démarche est l’aboutissement de deux points de vue, l’un lié à des intervalles spécifiques, une articulation et une sonorité reconnaissable entre mille (tel Lol Coxhill ou Steve Lacy) et l’autre, celui de l’exploration des sons et des possibilités acoustiques de ses deux instruments (ténor et soprano), alliant une méthode analytique et des facteurs aléatoires. Butcher laisse des intervalles de silence dans son jeu, chaque fraction de phrase étant un module type qu’il altère et transforme avec une logique confondante et un sens de l’économie de moyens d’une redoutable efficacité. On dira que Steve Lacy n’a pas eu meilleur élève alors que pas un seul son émis ne fasse allusion au grand saxophoniste disparu. Ce travail hyper précis et superbement épuré ouvre un espace de jeu et de silence dans le champ sonore dans lequel ses compagnons peuvent évoluer sans contrainte aussi bien individuellement que collectivement. Tout à fait exemplaire.
The Locals : Play the Music of Anthony Braxton : Pat Thomas Alex Ward Evan Thomas Dominic Lash Darren Hassoon-Davis Discus 103CD
https://discusmusic.bandcamp.com/album/the-locals-play-the-music-of-anthony-braxton-103cd-2021
“Play The Music of Anthony Braxton” est tout un programme en soi. Mais il faut vraiment écouter cet album pour pouvoir imaginer quel est le biais, l’éclairage particulier par lequel The Locals interprètent ou réincarnent la musique du génial saxophoniste compositeur. L’instrumentation fait appel à la guitare électrique et la basse électrique et le « style » vient tout droit du funk-punk-nowave : sonorités noises et abrasives de la guitare électrique (Evan Thomas), ronronnement pesant et métronomique de la basse électrique (Dominic Lash, ailleurs un contrebassiste classieux), carrure rock très sèche de la pulsation (Darren Hassoon-Morris), caution Braxtonienne proprement dite du clarinettiste Alex Ward et démarche radicale du pianiste Pat Thomas, l’arrangeur en titre du projet, percutant le clavier comme un allumé ou même un dément. Une belle joyeuseté délirante qui a du faire bien rire Braxton dans sa barbe. Comme il se fait qu’Alex Ward est un clarinettiste extraordinaire et qu’il trouve les inflexions les plus appropriées pour jouer les parties dévolues au souffleur dans les compositions 40B, 6C, 115, 23B, 6I et 23G (je vous passe les dessins schématiques qui les représentent graphiquement. Certaines de ces compositions ont été jouées des centaines de fois et figurent sur de nombreux enregistrements. Que vous soyez pour ou contre leur démarche orchestrale dans le cadre de la musique de Braxton, il y a une chose qui est irrévocable, et même deux. On ne peut pas rêver meilleur interprète de Braxton à la clarinette qu’Alex Ward surtout au niveau des inflexions et de la sonorité. Il est sûrement un des plus grands improvisateurs jazz vivants sur cet instrument et en général. Pour preuve, sa géniale contribution dans le Duck Baker Trio (Déjà Vouty) avec le guitariste fingerstyle du même nom et le bassiste John Edwards. Mais encore, avec le pianiste Pat Thomas et sa science innée des clusters infernaux et l’agressivité (punk ?) de son jeu forcené au clavier, et les incartades noise d’Evan Thomas à la guitare, on atteint le stade de l’OS/MNI , objet sonore/musical non identifié, une démarche inédite et bien réjouissante, surprenante dans le développement d’un festival. L’enregistrement eut lieu à Nickelsdorff au Konfrontationen Festival 2006. L’idée d’en faire un album est peut-être discutable du point de vue des puristes, mais l’effet produit sur les afficionados a dû être sensationnel, Konfrontationen étant l’archétype du festival pour « connaisseurs » « ouverts » à tout. Quand subitement, Pat Thomas envisage une autre grille de lecture comme dans le début de la Composition 23B, on se dit que l’entreprise a de l’avenir.
Je sais bien que certains vont crier au scandale … mais, par exemple, à tous les pointus qui ne jurent par AMM et Keith Rowe, on leur conseillera d’écouter le quadruple vinyle d’Amalgam « Wipe Out » où Keith Rowe joue « du free-rock-jazz-noise » (avec Trevor Watts et le batteur Liam Genockey et un bassiste funky en 1980) et alors qu’ils en tirent les conclusions qui s’imposent. Les improvisateurs British ont souvent eu une longueur d’avance et, encore plus, bien des largesses de vue. Le nom du groupe, « The Locals » se réfère sans doute à leur appartenance individuelle à la scène locale oxfordienne à cette époque. La pochette est ornée par un tableau peint et haut en couleurs par le saxophoniste Mark Browne, subtilement expressionniste.
PS : il faut accepter cet enregistrement live pour ce qu’il est d’un point de vue technique, car je pense qu’il n’y en n’a pas d’autre.
Fuoriforma Luigi Lullo Mosso Massimo Simonini Vincenzo Vasi dischi di angelica
https://idischidiangelica.bandcamp.com/album/fuoriforma
Direct from Bologna, une séquence ininterrompue de 80 pistes / collages créés de toutes pièces avec une effarante collection de disques vinyles, cd’s, bandes magnétiques et fragments vocaux et instrumentaux par un trio improbable, puisant dans de nombreux genres musicaux et non-genre tout court. Question humour, dérision, kitsch et déniaisement, on est servi ! Luigi Lullo Mosso est crédité : voix, sifflement, doigts et bouche, contrebasse, basse électrique, objets et guitare acoustique. Massimo Simonini : disques, CD’s, bandes, sound processing, voix, frappes sur les mains, doigts et bouche, Casio sk 1, jouets, radio. Vincenzo Vasi : voix, frappes sur les mains, doigts et bouche, vibraphone, basse électrique, qy 10 Yamaha, micromodular clavia, objets. Sincèrement, on n’a pas le temps de s’ennuyer. Dans les crédits on aurait pu ajouter à côté du mot sifflement, le persifflage... La musique enregistrée est débitée en micro-morceaux provenant de quasi tous les genres possibles, fragments de chanson italienne (ou française) provenant de disques commerciaux ou mimiques de chansonnettes ou d’opérette par les artistes eux-mêmes (Mosso et Vasi), voix contrefaites, bribes de jazz, bruitages, beats, dérapages, sons électroniques, effets sonores, bruits de bouche, interventions instrumentales à la basse ou au vibraphone, bruits de l’aiguille du tourne-disque…. Plus court et plus contrasté c’est, mieux on se porte. FuoriForma signifie en dehors d’une forme (musicale). Bien que je ne sois pas au départ branché sur cette démarche collagiste, la part de surréalisme et nonsense, le sens du timing des trois compères et leur complicité amusée sont à mon avis vraiment convaincantes. Le fait qu’on passe insensiblement de fragments de chanson tirées de disques aux interventions vocales ou chantées personnelles de Mosso et Vasi est en soi troublant et efficace. Plus on s’avance dans les dizaines de micro-morceaux, plus l’atmosphère devient irréelle, surréaliste, délirante… Dans le genre mic-mac bric-à-brac collagiste sans prétention, mais superbement ambitieux Fuoriforma est une bien amusante et questionnante réussite.
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