Cecil Taylor Respiration Fundacja Sluchaj FSR
https://sluchaj.bandcamp.com/album/respiration
Vous rendez-vous compte ? Après de nombreuses parutions en solo, duo, trio et au sein de son Unit et quelques orchestres plus larges, voici enfin le plus ancien enregistrement solo de Cecil Taylor, capté en 1968 à Varsovie et enfin publié 54 and plus tard. Lors de cette tournée, il avait aussi joué avec Han Bennink, tout comme Sonny Rollins qui lui faisait son grand retour en provenance d’un ashram d’Inde du Nord et aurait lui aussi joué en Pologne à peu près à la même époque. Quelle vie ! Grâce aux bons soins de Maciej Karlowski, son label Fundacja Sluchaj a la primeur de cet extraordinaire concert durant lequel Cecil Taylor démontre qu’il avait déjà atteint la maturité de son art en solitaire, cinq années avant qu’il n’enregistre enfin en 1973 les premiers albums solos parus de son vivant. Je rappelle : Indent (Unit Core - réédité par Arista-Freedom et Black Lion), Solo (Trio - Japon)) et la face A de Spring of Two Blue Jeans en 1973 et Silent Tongues : Live in Montreux en 1974. Vous pouvez ici comparer et juger sur pièce : constructions grandioses et complexes à plusieurs voix, chassé-croisé de séquences composées et d’échappées, d’ostinati obsessionnels, de contrepoints majestueux ou emportés par la feu intérieur qui l’habite. On y retrouve les influences de Bartok, Messiaen, Monk, Tristano et Ellington sublimées, toute une pratique percussive du grand piano à la fois contemporaine et intemporelle. Sans doute un des points de départ essentiels de sa discographie où une seule composition (Respiration) est jouée, étendue, reconsidérée au fil de l’instant qui fuit suivant une architecture qu’il nous faut sonder au fil d’écoutes successives et attentives pour en deviner les angles et le tracé fondateur lequel fut choisi dans l’urgence. Mais nous pouvons nous contenter de nous laisser emporter par la puissance des roulis et nous énivrer de ses montagnes russes sonores comme dans un rêve. Car comme l’a souvent dit son auteur à propos de l’expérience musicale vivante de ses concerts, l’essentiel est de « to feel » , les sentiments profonds que sa musique procure, cette énergie inextinguible. Au niveau de son jeu au piano, il faut souligner qu’à cette époque , à plusieurs moments précis du momentum taylorien granito-monolithique qui déjà s’affirme, sa sonorité reste plus proche du son plus classique du piano comme des zestes de son apprentissage, enrichissant valablement sa palette et contrebalançant ses déferlantes de notes en clusters. Respiration est donc une œuvre maîtresse, jouée en deux parties de 12’39’’ et 30’14’’ et incontournable. Un tel enregistrement en solo aurait mérité d'être publié à l'époque. Quand on réalise les possibilités inouïes de nombre d'artistes actuels qui enregistrent à tour de bras, on croit rêver en songeant à toutes les fadaises et rebuffades qu'a dû subir Cecil Taylor à l'époque, alors que ses rares concerts faisaient souvent le plein de public. Si vous n’avez encore aucun album de Cecil tout seul, n’hésitez pas à commencer par celui-ci ! Fabuleux.
White Eyes Isabelle Duthoit Daniel Lifermann Thierry Waziniak Yukako Matsui Intrication Tri 005
http://www.orkhestra.fr/catalog.php?FIND=TRI005
https://www.youtube.com/watch?v=bBND4nsb6Tg
https://labelintrication.wixsite.com/label/white-eyes
Nouvelle livraison étonnante d’Intrication, le label du percussionniste Thierry Waziniak, un batteur de jazz contemporain ouvert à toutes les aventures sonores sans slogan, parti-pris et prises de tête. Quatre artistes sensibles et subtils s’associent pour un projet audacieux qui défie le tout-venant, l’average improvised music, la musique improvisée « standard » quasi répertoriée, lingua franca de ma musique instantanée. Dans ce quatuor improbable où la voix extraordinaire, « torturée », extrême d’Isabelle Duthoit, en est le dénominateur le plus chargé de mystère et de « folie » : vibrations du larynx, voix de gorge surréelle, cris déchirants, consonnes fragmentées, sussurements de serpent à sonette, voyelles tourmentées, fins gloussements saccadés ou filet de sifflement, bruits machiniques, grondements d’outre-tombe. Face à ce phénomène paranormal, le souffleur de shakuhachi (une flûte japonaise en bambou percée de six trous), Daniel Lifermann, convoque les esprits en étirant les notes d’un son pur et cristallin, soutenant une note fantôme alors que la voix d’outre-tombe bruisse dans un grave forcené ou articule les borborygmes qu’on croirait être faits de chair, effrayant tous les crapauds du voisinage. Ailleurs, la voix lézardée et distendue de la chanteuse, qu’on entend aussi à la clarinette, et la flûte japonaise avec ses effets de souffle s’allient dans une entente magique comme le feraient des chamans dans un quelconque recoin d’un Altaï imaginaire. À cette conférence à deux voix d’un autre type, s’insèrent les interventions percussives minimales et colorées de Thierry Waziniak, métaux tintinnabulants ou frottés à l’archet, accessoires en bois qui résonnent comme des noix des antipodes. Ou encore percute comme un devin Sakha en transe. Et une quatrième partenaire distille son message invisible, mais perceptible en filigrane : Yukako Matsui s’applique à la calligraphie (japonaise) en « direct » , traçant noir sur blanc sur un parchemin d’un autre âge, éternel celui-là, des signes qui expriment sa perception des sons et des sens au creux de cette aventure sonore. J'ajoute encore qu'une telle flûte,le shakuhachi, se joue sans bec, ni embouchure métallique : l'air est vibré et le tuyau résonne par la grâce du souffle qui fait siffler une entaille au sommet du tube de bambou laissé ouvert. Instrument simplissime et très difficile à manier. Au fil des plages, l’inventivité sonore enfle, se dévide et fascine. Une musique aussi spirituelle qu’organique qui sublime et transcende magnifiquement la démarche musicale et scénique de chacun, aventurier des sons, avec un respect mutuel et une saveur dans les échanges et leur coexistence amoureuse dans un seul temps, celui de l’improvisation véritable, partage collectif de sons métamorphosés en expressions de vies. Sept improvisations : Seven Eyes , les yeux des voyants qui écoutent avec leurs corps. Une magnifique réussite qui dépasse largement le talent individuel dans une totalité intime et inespérée.
The Steps That Resonate Martin Küchen Agusti Fernandez Zlatko Kaučič Not Two MW1025-2
https://www.nottwo.com/mw1025
Enregistré par l’excellent Iztok Zupan (du label Klopotek), ce trio - rencontre lors du BCMF Festival à Smartno – Goriska Brda le 9 septembre 2011 se solde par une superbe réussite expressive. Trois personnalités aux affects et bagages musicaux différents que pas mal de choses pourraient opposer trouvent ici une complémentarité ludique et jubilatoire. Le trio saxophone (Martin Küchen) – piano (Agusti Fernandez) – percussions (Zlatko Kaučič) est une formule récurrente de la free-music européenne (autour de pianistes comme Fred Van Hove, Keith Tippett, Alex von Schlippenbach et Irene Schweizer) et elle a essaimé un peu partout avec des bonheurs divers. Et le point fort de nos trois lascars est d’incarner chacun une personnalité musicale bien contrastée, voire divergente esthétiquement, et leurs caractéristiques intrinsèques et réactives alimentent notre perception d’un véritable délire des sens. Autant Agusti Fernandez incarne les pianismes savants et éduqués contemporains en se muant en chercheur de sons sérieux et méthodique que le souffleur Martin Küchen, ici aux saxes soprano et sopranino, s’affirme comme un crieur paillard et contorsionniste de la colonne d’air et de la prise de bec, canardant comme un beau diable avec une expressivité brute et âpre en se jouant de la justesse de son souffle comme de sa première coqueluche. Pas vraiment dans la trajectoire des Evan Parker, Urs Leimgruber ou John Butcher, mais plutôt comme un fada de Lol Coxhill qui se débrouille avec les moyens du bord. Le contraste est saisissant et met la démarche des deux compères dans une perspective inédite, canaille. Et pour nouer le tout, le très sensible et spontané Zlatko Kaučič s’inscrit merveilleusement dans cet univers. Batteur slovène provenant du jazz, Z.K. s’est petit à petit inscrit dans la scène improvisée avec des as comme Evan Parker, Joëlle Léandre, Agusti Fernandez , Barry Guy , Alexander Blannescu, et de super collègues slovènes comme Tomaz Grom ou italiens. On songe au contrebassiste Giovanni Maier, au flûtiste Massimo De Mattia ou les saxophonistes – clarinettistes Daniele D’Agaro et Marco Colonna. Un coffret de CD’s paru sous son nom s’intitule Diversity et c’est bien le challenge que Zlatko parvient à relever grâce à sa sensibilité intuitive. Se débrouiller pour jouer au mieux quel que soit le partenaire. J’adore, donc, cette suite de 38 minutes 43 secondes, où pas un instant ne compte pour rien, tant les trois comparses soutiennent le flux de l’improvisation collective de manière aussi profonde et ressentie que facétieuse et dynamique. Du grand art au-delà des poncifs de la musique « énergétique » free et un sens de l’investigation permanente des matériaux sonores, des vibrations physiques et du ressenti instantané, tout en construisant une chef d'oeuvre structuré dans le moment de jeu(x). Magistral et jouïssif !
Ghost Ship Die Fermentierten Lino Blöchlinger Valentin Baumgartner Tobias Sommer Veto records 021
https://www.veto-records.ch/releases.php
Lino Blöchlinger est le fils du saxophoniste Suisse Urs Blöchlinger (1954 - 1995) visionnaire disparu trop tôt après avoir imprimé sa marque facétieuse et créative sur la scène de son pays. En schématisant assez bien , on dira que ce compositeur doué avait quelque chose d’un Willem Breuker ou d’un Henry Threadgill. Tout récemment, son fils Lino a composé et enregistré un magnifique hommage à son paternel dont je me suis fait l’écho ici-même : Urs Blöchlinger Revisited Harry Doesn’t Mind Leo Records CD LR 885 , un album très réussi. Malheureusement, le nouvel opus du trio Die Fermentierten duquel Lino est un élément de choc a connu le malheur dès qu’il fut mis en boîte. Le très inventif et très « sûr » guitariste du groupe, Valentin Baumgartner, est disparu inopinément plongeant ses deux camarades prostrés dans la douleur de la perte d’un ami très cher. Et on sait ô combien les relations entre musiciens qui partagent le travail, répétitions, concerts, la « route » et les maigres cachets est intense, fusionnelle et fraternelle. Et donc voici ce Ghost Ship chaloupé, intense, lourd d’une rythmique appuyée et granitique (Tobias Sommer aussi appliqué que décalé), aux thèmes – compositions aussi sauvages que subtiles et millimétrées dans des cadenza funk- rock, une solide dose d’humour et des changements de rythme peu prévisibles, saute moutons par-dessus les barres de mesures et accélérations soudaines. La guitare est âpre vissée au tempo ou un peu à côté, ce petit peu qui chavire. Lino souffle sec et blindé au sax alto, comme s’il cisaillait de la tôle et son sax basse prépondérant est éléphantesque (Hannibal’s Elephant Walk). Ça rebondit, cascade, tournoie et dérape. Aux éléments essentiels des saxes , de la guitare et de la batterie, s’ajoutent l’EFX de Valentin Baumgartner et ses délicieux vocaux. Voilà bien le groupe idéal pour dérider et retourner un sérieux festival de free-music. Irrésistible. Mais malheureusement, Valentin B n’est plus.
Consacré aux musiques improvisées (libre, radicale,totale, free-jazz), aux productions d'enregistrements indépendants, aux idées et idéaux qui s'inscrivent dans la pratique vivante de ces musiques à l'écart des idéologies. Nouveautés et parutions datées pour souligner qu'il s'agit pour beaucoup du travail d'une vie. Orynx est le 1er album de voix solo de J-M Van Schouwburg. https://orynx.bandcamp.com
21 juin 2022
17 juin 2022
Brötzmann – Van Hove – Bennink 1974 / Vario 34 Günter Christmann Alexander Frangenheim Mats Gustafsson Thomas Lehn Paul Lovens/ Daniel Studer solo
Jazz in Der Kammer 1974 Brötzmann – Van Hove – Bennink. CD label Trost.
https://peterbroetzmann.bandcamp.com/album/jazz-in-der-kammer-1974
Le groupe le plus populaire et le plus délirant et contrasté des premières années '70 dans la mouvance Amsterdam Anvers Wuppertal Berlin dont les huit albums FMP ont largement défrayé la chronique. Ça commence avec le son tranchant et brutal du sax ténor de Peter Brötzmann et un Fred Van Hove tout à l’écoute, répondant du tac-au tac à la moindre inflection du souffleur, lorsque Han Bennink , déjà surexcité, lâche sa clarinette pour s’insérer dans le dialogue des deux compères avec des rafales sur les caisses et écrasement envahissant de sa cymbale antique martyrisée (qu’il brisera un an plus tard.) Brötzm fait alors un petit pas de côté pour laisser toute la latitude à Fred pour s’exprimer au piano. Le pianiste s’emporte et le trio s’emballe un instant, pour changer la vitesse de croisière toutes les vingts secondes. Les grappes de notes à toutes volées sur le clavier sont étonnamment lisibles et colorées inspirant les audaces du batteur en matière de free-drumming : il multiplie les roulements comme un dératé avec un beau sens des nuances et une variété de sonorités (bois, métaux, peaux) très contrastée et "organique". La métamorphose des séquences et leur enchaînement très libre et ultra inspiré était à l’époque aussi inouï et innovant que l'Unit de Cecil Taylor le fut la décennie précédente. Beaucoup hésiteraient à se lancer dans de telles farandoles où le rôle de chaque instrument dans le trio est constamment remis en question. Deuxième morceau : une évocation agressive de Salt Peanuts, un hymne du be-bop naissant enregistré en 1945 par Bird & Diz, interprété en solo par Han Bennink (quelles ponctuations !) et enchaîné par une intervention magistrale de Fred Van Hove au piano (rempli de balles de ping-pong) face à Bennink matraquant un steel drum avec un beat chaloupé , ce qui inspire à Fred une ritournelle issue d’un thème de gamelan en pelog. C’est à ce moment – là que surgit la clarinette éraillée de Brötzmann. Le morceau suivant illustre l’obsession rythmique du batteur se déplaçant du balafon aux tambours, accessoires et grosses cymbales alors que le souffle gargantuesque de Peter défonce la perce de son sax basse. Le point fort de ce trio réside dans les audaces expressives, un sens du contraste et de la provocation excessifs et les associations d’idées les plus inouïes. Jamais dans leur longue carrière, Peter Brötzmann et Han Bennink n’ont connu pareil abattage, cette connivence délirante – dadaïste grâce à la présence d’esprit et l’inventivité relativement humoristique et sarcastique du pianiste, sans doute le plus extraordinaire de sa génération (avec Cecil) et dont la manière débridée et délibérément hybride et fantaisiste est immédiatement reconnaissable quel que soit le matériau musical qu’il malaxe. Sa virtuosité visionnaire et la qualité exceptionnelle de son toucher n’a d’égale que la folie aventureuse du batteur et sa fascination pour le cirque et tous les effets de surprise, sonores, gestuels, verbaux et scéniques. Ses frappes et roulements découlent de l’approche de Milford Graves, influencèrent un Paul Lovens jeune et s’exprimaient alors avec une agressivité assez violente et une subtilité polyrythmique libérée des concepts « batterie » et les réflexes issus de son enseignement. En sus, le contraste inouï entre le son brut et violemment expressionniste de Brötzmann au sax, d’une part et les pianismes sophistiqués, la science musicale de Van Hove, d’autre part, rend leur collaboration détonnante, surréaliste et absolument unique. Déraisonnable. Déconnage et humour persifleur. Il y a aussi l’inévitable duo de clarinettes entre Han et Peter où les anches sont chauffées à blanc et la colonne d’air saturée éclate et explose, le tout ponctué de coups de sifflet et de roulements d’un grosse crécelle alors que Van Hove fait trembler un soupçon de cordes aiguës dans la table d’harmonie. Et au fur et à mesure que défilent les dizaines de minutes des six improvisations de ce concert, l’auditeur retient son souffle face à ce constant renouvellement dans le moindre détail de leur spirales virevoltantes et goguenardes / caustiques et cet esprit d’à-propos dans toutes leurs interventions. Vous tenez ici, un document de haute qualité égal au génial FMP 0130 ou à Outspan Zwei, le LP du trio qui n’a pas encore été réédité. La folie intégrale !!
Remarque orthographique : on écrit le nom de Van Hove avec un grand V en lettres capitales comme il sied pour un roturier. Le van "minuscule" est l'équivalent en néerlandais du "petit" "de" de la langue française , préposition attribuée à l'aristocratie. Cette erreur a été commise systématiquement par Jost Gebers de FMP sur toutes les affiches et pochettes de disques, malgré les récriminations de Fred Van Hove.
Remarque phtographique : sur la photo de pochette, on voit clairement Brötzmann se désaltérer avec un verre de bière (brune) ! Comme P.B. éclusait pas mal de bière sur scène entre chaque solo, cela laissait le champ libre aux deux autres pour se mesurer
Vario 34-3 free improvised music. Günter Christmann Alexander Frangenheim Mats Gustafsson Thomas Lehn Paul Lovens Corbett vs Dempsey cd073
https://corbettvsdempsey.bandcamp.com/album/vario-34-3
Corbett vs Dempsey nous a habitué à des rééditions soignées d’albums rares (Sun Ra, Brötzmann, ICP, McPhee, Lacy), mais aussi à des enregistrements neufs assez récents comme ce Vario 34, le groupe à géométrie variable du tromboniste – violoncelliste Günter Christmann au personnel mouvant. Il s’agit du troisième album de l’édition n°34 auquel avait participé le guitariste Christian Munthe, absent pour cette dernière version avec cette équipe de rêve, laquelle se décline en deux duos, deux trios et cinq tutti, assez courts. Le plus long culmine à 7:45, alors que la plupart font dans les quatre minutes. Le but du jeu est de varier les occurrences instrumentales et personnelles afin d’offrir aux auditeurs un panorama varié et complémentaire d’échanges improvisés, libres et spontanés entre praticiens remarquables de cette expérience musicale. Expérience d’une vie somme toute, car Paul Lovens et Günter Christmann, acolytes de toujours, en furent les initiateurs les plus remarquables à se distinguer des schémas « free jazz » pour incarner une musique formellement plus ouverte, nuancée, interactive et pointilliste, assez voisine de celle des compositeurs contemporains alternatifs. Avec une constante Christmannienne dans l’exigence esthétique : la brièveté de chaque improvisation doit coïncider avec une variété – déclinaison de formes en métamorphose constante avec un maximum d'inventivité. Interpolations de motifs et de signes qui s’excluent et se livrent une chasse permanente où la variation sur une « idée » ou un motif est exclue au profit d’une fuite en avant , cadavres exquis bruitistes où se dessinent l’ombre de Webern et la stochastique xenakienne. Les « idées » se bousculent dans le vif du sujet et imposent leur étrangeté. Un des albums de Vario 34 était composé de duos et trios (edition explico / Blue Tower BT05 1993) et sa pochette contenait deux morceaux de papier de verre formant un paysage brut. Le suivant contenait uniquement des morceaux contrastés et centripètes en sextet avec les mêmes : Christmann - Frangenheim - Gustafsson - Lehn - Lovens - Munthe (Vario 34 – 2 water in plural – concepts of doing/edition explico). Je rappelle les instruments : Günter C., trombone et cello, Frangenheim, contrebasse, Gustafsson, saxophones, Lehn, synthé vintage, Lovens, percussions et Munthe, guitare. Ce troisième enregistrement, Vario 34-3, date de 2018 et est aussi l’ultime document de la paire Christmann - Lovens réunie, car, depuis, tous deux ont mis fin à leur carrière, et le point final de plus de cinquante éditions de Vario. Certains diront que ce groupe n’a quasi pas évolué au fil des années et des décennies, on rétorquera que c’est en fait une musique acoustique intemporelle activée par des intentions et des invariants – attitudes musicales profondément déterminées qui semblent immuables, mais atteignent pleinement un but reconduit à chaque échéance. Mise en commun d’une recherche sonore instrumentale à la fois spontanée et le fruit d’une pratique très réfléchie, leur musique évolue dans l’instant en s’échappant furtivement et délibérément de ses propres règles sans se fixer dans des éléments reconnaissables, harmonies, rythmes, formes mélodiques. On y pourchasse les politesses trop évidentes ou les inanités pour se concentrer sur les gestes et les timbres essentiels, rares, les arcanes sonores d’une dérive poétique. Au menu, un parfum de concision, des formes courtes faussement évasives aux paramètres en constante mutation. On a à peine le temps de s’habituer à un mood que l’eau a déjà coulé sous les ponts en deux secondes, la source s’est tarie mais le jet d’idées surgit ailleurs, en aval ou dans les tréfonds de la conscience. Chacun en fait ce qu’il veut, personne ne parvient à tout saisir et en appréhender pleinement le cheminement. Quelque chose nous échappe toujours, même si on est émerveillé. Thomas Lehn agite les murmures, ronflements ou stridences analogiques d’un synthé inhumé d’un reliquaire psyché avant-garde 70’s et muni de multiples boutons et curseurs colorés. Actionnant baguettes et balais sur les peaux de trois tambours et une paire rouge et verte de drums chinois, les cloches, grattoirs crotales, cymbales (dont une étrange, parfaitement horizontale) avec une gestuelle qui n’appartient qu’à lui, Paul Lovens semble être l’ordonnateur de la séance ne jouant qu’à bon escient dans un style où le silence est aussi important que les brefs et résonnants coups de pédale sur une grosse caisse d’outre-tombe. Mats Gustafsson n’a de cesse de hurler / couiner dans l’extrême vocalisé du bec de son sax soprano en tordant le cou à la colonne d’air pressurée par la violence du souffle, l’agile articulation et la pince des lèvres sur l’anche constamment relâchée à la cadence de nano-secondes éruptives. Arcbouté sur la touche de sa contrebasse, Alex Frangenheim, l’archet en pagaille, contraste hardiment avec les oscillations vif-argent du maître de cérémonie, que ce soit à l’embouchure folâtre ou à l’archet virevoltant sur les cordes du violoncelle d’un contrebassiste d’un autre temps. Les tutti sont alléchants et résument à eux seuls l’improvisation libre collective (à cinq !) ludique et peu prévisible. On a aussi plaisir de saisir le trio F/G/L ou le duo C/L soit Christmann au trombone et Lehn à l’électronique … Adieu, donc, Günter ! Tu nous a laissés des instants inoubliables inscrits dans l’espace sonore par le biais d’une singulière écriture automatique et le timbre de l’air compressé dans le pavillon.
P.S. Je rappelle ses équipages avec Paul Lovens et Maarten Altena ou Torsten Müller , ses duos avec Detlev Schönenberg ou Tristan Honsinger, ses participations au Globe Unity Orchestra, au King Übü Örkestrü et au Peter Kowald Quintet et son implication incontournable au sein des Höhe Ufer Koncerten sur plusieurs décennies. Il y a aussi un LP avec Torsten Müller, La Donna Smith et Davey Williams qui fut réédité par John Corbett dans sa série AMS - Atavistic, le label précurseur de Corbett vs Dempsey. En outre, G.C. a publié de nombreux CD'r passionnants sur son label Edition Explico et FMP a "Trio!" à son catalogue, un trio avec Mats G et Lovens datant des années 90 et mis en vente il y a un dizaine d'années.
Daniel Studer Fetzen Flieger Wide Ear Records WER 064
https://www.wideearrecords.ch/releases/wer064-daniel-studer-fetzen-fliegen
Album solo de contrebasse du très pointu Daniel Studer. Cet improvisateur Zurichois joue régulièrement en tandem avec le contrebassiste Peter K Frei qui avait lui-même enregistré avec Paul Lovens et le pianiste Urs Voerkel (R.I.P) en 1976 dans l’album FMP 0340 Voerkel-Frey Lovens, avec sur la pochette la photo du plus petit radiateur possible. Aussi, Gramelot était un vinyle fétiche de l’impro des primes années 80 qui a échappé aux indécis (Frey-Seigner-Zimmerlin). Frey – Studer ont enregistré au moins deux albums incontournables pour qui est intéressé par les possibilités sonores innovatrices de la contrebasse (Zwirn - Creative Sources CD 239 et ZIP- Leo Rds cd 891) et des associations improvisées aventureuses ( Zurich Concerts 15 years of Kontrabass Duo Frey- Studer avec John Butcher, Jacques Demierre, Gerry Hemingway, Harald Kimmig, Magda Mayas, Giancarlo Schiaffini, Jan Schlegel, Michel Seigner, Christian Weber et Alfred Zimmerlin Leo Rds CD 750/751), mais aussi Zeit avec Jürg Frey & Alfred Zimmerlin. Avec le violoncelliste Alfred Zimmerlin et le violoniste Harald Kimmig, Daniel Studer forme un super String Trio coupable d’un trésor d’album : Im Hellen hat(Now) Art 201 d’une cohésion extrême autour d’une identité sonore unique. Ce même String Trio s’est réuni consécutivement avec John Butcher (RAW Leo Rds CD 766) et George Lewis (Kimmig-Studer-Zimmerlin & George Lewis ezz-thetics 1010) pour nous livrer de véritables chefs d’œuvre aussi instables que transcendants. Comme ces albums ont été produits ces cinq-six dernières années, ils sont en fait toujours d’une actualité brûlante. Je dirai même plus, qu’on ne peut pas faire un état des lieux de l’improvisation libre ou composition instantanée contemporaine sans que les initiatives de Daniel Studer et ses complices soient mentionnées, écoutées et prises en considération. Travail intense au sein d’une communauté parce que le besoin de jouer au jour le jour avec ses proches collaborateurs Zurichois, Frey, Zimmerlin, Markus Eichenberger et l’Allemand de Fribourg (DE- 79098), Harald Kimmig, assez loin des scènes rutilantes du post free-jazz testostéroné, est vital. Alors vous pensez bien, si un album solo de Daniel Studer vient jusqu’à moi, c’est la fête.
Comment décrire son travail et son état d’esprit, outre le fait avéré que DS jongle avec les techniques les plus avancées de la contrebasse avec une maîtrise exceptionnelle de l’instrument ? Plutôt que d’enlacer un roman - fiction narrative et imagée, Daniel Studer transmet son art comme le témoignage sur le champ du praticien-philosophe mettant en exergue un art de la sculpture gestuelle des sons dans un temps dont le moindre instant est chargé de sens. Dans le premier morceau, il inscrit sa griffe dans une constante de silence qu’il oblitère par à-coups, chocs sonores obtenus par une frappe singulière des cordes avec la base du chevalet, suivi – alternant avec un murmure à peine audible. Il va chercher les vibrations et les résonances physiques de ce gros violon verticalement penché sur son épaule et contre sa poitrine du côté du cœur, l’archet et les doigts en tension à la fois zen et hyperactive, révélateurs de l’univers des quatre grosses cordes tendues entre les clés, la touche, le chevalet et le cordier. Cet espace physique xylovibrant est le point de mire multiple qu’il ausculte inlassablement pour le faire chanter, crisser, murmurer, rebondir, gronder, strier, frémir, exploser en renouvelant expressément – expressivement les images défilantes qui s’imposent à nous, transformant leur densité, leur miroitement, l’irisation de ses harmoniques, la percussion de ses frappes col legno, les textures aléatoires dans une recherche intense entre le temps qui s’arrête, celui, centrifuge et éperdu, d’oscillations giratoires et toutes les phases de jeu qui s’impriment dans la mémoire ou échappent à notre perception. Il ne s’agit pas ici et seulement de considérer une œuvre, un parcours esthétique mais plutôt que de se joindre à un acte qui rende à l’instant vécu toute sa dimension créative auquel l’expérience, la mémoire et les intentions profondément intimes de l’artiste, son écoute intérieure s’incorporent naturellement. L’état de nature de la musique.
Mais ce n'est pas tout ! Je dois insister sur le luxe dans la documentation de ce chef d'oeuvre de la dérive improvisée aux intentions très déterminées. En effet, en achetant le CD en lui-même, l'auteur nous fait un magnifique cadeau : un code secret de téléchargement qui donne accès aux "stereo mix", au "binaural mix et aux vidéos de la performance, elle-même enregistrée dans un espace anéchoïque et cet enregistrement est mixé et préparé de manière que l'auditeur fasse l'expérience d'écoute de l'espace acoustique depuis le point central de la contrebasse. En outre , la video de Lisa Boffgen est pensé d'un point de vue musical, apportant des fragments visuels qui ajoutent un courant supplémentaire pour saisir la signification et raison d'être de la musique. Magistral !
https://peterbroetzmann.bandcamp.com/album/jazz-in-der-kammer-1974
Le groupe le plus populaire et le plus délirant et contrasté des premières années '70 dans la mouvance Amsterdam Anvers Wuppertal Berlin dont les huit albums FMP ont largement défrayé la chronique. Ça commence avec le son tranchant et brutal du sax ténor de Peter Brötzmann et un Fred Van Hove tout à l’écoute, répondant du tac-au tac à la moindre inflection du souffleur, lorsque Han Bennink , déjà surexcité, lâche sa clarinette pour s’insérer dans le dialogue des deux compères avec des rafales sur les caisses et écrasement envahissant de sa cymbale antique martyrisée (qu’il brisera un an plus tard.) Brötzm fait alors un petit pas de côté pour laisser toute la latitude à Fred pour s’exprimer au piano. Le pianiste s’emporte et le trio s’emballe un instant, pour changer la vitesse de croisière toutes les vingts secondes. Les grappes de notes à toutes volées sur le clavier sont étonnamment lisibles et colorées inspirant les audaces du batteur en matière de free-drumming : il multiplie les roulements comme un dératé avec un beau sens des nuances et une variété de sonorités (bois, métaux, peaux) très contrastée et "organique". La métamorphose des séquences et leur enchaînement très libre et ultra inspiré était à l’époque aussi inouï et innovant que l'Unit de Cecil Taylor le fut la décennie précédente. Beaucoup hésiteraient à se lancer dans de telles farandoles où le rôle de chaque instrument dans le trio est constamment remis en question. Deuxième morceau : une évocation agressive de Salt Peanuts, un hymne du be-bop naissant enregistré en 1945 par Bird & Diz, interprété en solo par Han Bennink (quelles ponctuations !) et enchaîné par une intervention magistrale de Fred Van Hove au piano (rempli de balles de ping-pong) face à Bennink matraquant un steel drum avec un beat chaloupé , ce qui inspire à Fred une ritournelle issue d’un thème de gamelan en pelog. C’est à ce moment – là que surgit la clarinette éraillée de Brötzmann. Le morceau suivant illustre l’obsession rythmique du batteur se déplaçant du balafon aux tambours, accessoires et grosses cymbales alors que le souffle gargantuesque de Peter défonce la perce de son sax basse. Le point fort de ce trio réside dans les audaces expressives, un sens du contraste et de la provocation excessifs et les associations d’idées les plus inouïes. Jamais dans leur longue carrière, Peter Brötzmann et Han Bennink n’ont connu pareil abattage, cette connivence délirante – dadaïste grâce à la présence d’esprit et l’inventivité relativement humoristique et sarcastique du pianiste, sans doute le plus extraordinaire de sa génération (avec Cecil) et dont la manière débridée et délibérément hybride et fantaisiste est immédiatement reconnaissable quel que soit le matériau musical qu’il malaxe. Sa virtuosité visionnaire et la qualité exceptionnelle de son toucher n’a d’égale que la folie aventureuse du batteur et sa fascination pour le cirque et tous les effets de surprise, sonores, gestuels, verbaux et scéniques. Ses frappes et roulements découlent de l’approche de Milford Graves, influencèrent un Paul Lovens jeune et s’exprimaient alors avec une agressivité assez violente et une subtilité polyrythmique libérée des concepts « batterie » et les réflexes issus de son enseignement. En sus, le contraste inouï entre le son brut et violemment expressionniste de Brötzmann au sax, d’une part et les pianismes sophistiqués, la science musicale de Van Hove, d’autre part, rend leur collaboration détonnante, surréaliste et absolument unique. Déraisonnable. Déconnage et humour persifleur. Il y a aussi l’inévitable duo de clarinettes entre Han et Peter où les anches sont chauffées à blanc et la colonne d’air saturée éclate et explose, le tout ponctué de coups de sifflet et de roulements d’un grosse crécelle alors que Van Hove fait trembler un soupçon de cordes aiguës dans la table d’harmonie. Et au fur et à mesure que défilent les dizaines de minutes des six improvisations de ce concert, l’auditeur retient son souffle face à ce constant renouvellement dans le moindre détail de leur spirales virevoltantes et goguenardes / caustiques et cet esprit d’à-propos dans toutes leurs interventions. Vous tenez ici, un document de haute qualité égal au génial FMP 0130 ou à Outspan Zwei, le LP du trio qui n’a pas encore été réédité. La folie intégrale !!
Remarque orthographique : on écrit le nom de Van Hove avec un grand V en lettres capitales comme il sied pour un roturier. Le van "minuscule" est l'équivalent en néerlandais du "petit" "de" de la langue française , préposition attribuée à l'aristocratie. Cette erreur a été commise systématiquement par Jost Gebers de FMP sur toutes les affiches et pochettes de disques, malgré les récriminations de Fred Van Hove.
Remarque phtographique : sur la photo de pochette, on voit clairement Brötzmann se désaltérer avec un verre de bière (brune) ! Comme P.B. éclusait pas mal de bière sur scène entre chaque solo, cela laissait le champ libre aux deux autres pour se mesurer
Vario 34-3 free improvised music. Günter Christmann Alexander Frangenheim Mats Gustafsson Thomas Lehn Paul Lovens Corbett vs Dempsey cd073
https://corbettvsdempsey.bandcamp.com/album/vario-34-3
Corbett vs Dempsey nous a habitué à des rééditions soignées d’albums rares (Sun Ra, Brötzmann, ICP, McPhee, Lacy), mais aussi à des enregistrements neufs assez récents comme ce Vario 34, le groupe à géométrie variable du tromboniste – violoncelliste Günter Christmann au personnel mouvant. Il s’agit du troisième album de l’édition n°34 auquel avait participé le guitariste Christian Munthe, absent pour cette dernière version avec cette équipe de rêve, laquelle se décline en deux duos, deux trios et cinq tutti, assez courts. Le plus long culmine à 7:45, alors que la plupart font dans les quatre minutes. Le but du jeu est de varier les occurrences instrumentales et personnelles afin d’offrir aux auditeurs un panorama varié et complémentaire d’échanges improvisés, libres et spontanés entre praticiens remarquables de cette expérience musicale. Expérience d’une vie somme toute, car Paul Lovens et Günter Christmann, acolytes de toujours, en furent les initiateurs les plus remarquables à se distinguer des schémas « free jazz » pour incarner une musique formellement plus ouverte, nuancée, interactive et pointilliste, assez voisine de celle des compositeurs contemporains alternatifs. Avec une constante Christmannienne dans l’exigence esthétique : la brièveté de chaque improvisation doit coïncider avec une variété – déclinaison de formes en métamorphose constante avec un maximum d'inventivité. Interpolations de motifs et de signes qui s’excluent et se livrent une chasse permanente où la variation sur une « idée » ou un motif est exclue au profit d’une fuite en avant , cadavres exquis bruitistes où se dessinent l’ombre de Webern et la stochastique xenakienne. Les « idées » se bousculent dans le vif du sujet et imposent leur étrangeté. Un des albums de Vario 34 était composé de duos et trios (edition explico / Blue Tower BT05 1993) et sa pochette contenait deux morceaux de papier de verre formant un paysage brut. Le suivant contenait uniquement des morceaux contrastés et centripètes en sextet avec les mêmes : Christmann - Frangenheim - Gustafsson - Lehn - Lovens - Munthe (Vario 34 – 2 water in plural – concepts of doing/edition explico). Je rappelle les instruments : Günter C., trombone et cello, Frangenheim, contrebasse, Gustafsson, saxophones, Lehn, synthé vintage, Lovens, percussions et Munthe, guitare. Ce troisième enregistrement, Vario 34-3, date de 2018 et est aussi l’ultime document de la paire Christmann - Lovens réunie, car, depuis, tous deux ont mis fin à leur carrière, et le point final de plus de cinquante éditions de Vario. Certains diront que ce groupe n’a quasi pas évolué au fil des années et des décennies, on rétorquera que c’est en fait une musique acoustique intemporelle activée par des intentions et des invariants – attitudes musicales profondément déterminées qui semblent immuables, mais atteignent pleinement un but reconduit à chaque échéance. Mise en commun d’une recherche sonore instrumentale à la fois spontanée et le fruit d’une pratique très réfléchie, leur musique évolue dans l’instant en s’échappant furtivement et délibérément de ses propres règles sans se fixer dans des éléments reconnaissables, harmonies, rythmes, formes mélodiques. On y pourchasse les politesses trop évidentes ou les inanités pour se concentrer sur les gestes et les timbres essentiels, rares, les arcanes sonores d’une dérive poétique. Au menu, un parfum de concision, des formes courtes faussement évasives aux paramètres en constante mutation. On a à peine le temps de s’habituer à un mood que l’eau a déjà coulé sous les ponts en deux secondes, la source s’est tarie mais le jet d’idées surgit ailleurs, en aval ou dans les tréfonds de la conscience. Chacun en fait ce qu’il veut, personne ne parvient à tout saisir et en appréhender pleinement le cheminement. Quelque chose nous échappe toujours, même si on est émerveillé. Thomas Lehn agite les murmures, ronflements ou stridences analogiques d’un synthé inhumé d’un reliquaire psyché avant-garde 70’s et muni de multiples boutons et curseurs colorés. Actionnant baguettes et balais sur les peaux de trois tambours et une paire rouge et verte de drums chinois, les cloches, grattoirs crotales, cymbales (dont une étrange, parfaitement horizontale) avec une gestuelle qui n’appartient qu’à lui, Paul Lovens semble être l’ordonnateur de la séance ne jouant qu’à bon escient dans un style où le silence est aussi important que les brefs et résonnants coups de pédale sur une grosse caisse d’outre-tombe. Mats Gustafsson n’a de cesse de hurler / couiner dans l’extrême vocalisé du bec de son sax soprano en tordant le cou à la colonne d’air pressurée par la violence du souffle, l’agile articulation et la pince des lèvres sur l’anche constamment relâchée à la cadence de nano-secondes éruptives. Arcbouté sur la touche de sa contrebasse, Alex Frangenheim, l’archet en pagaille, contraste hardiment avec les oscillations vif-argent du maître de cérémonie, que ce soit à l’embouchure folâtre ou à l’archet virevoltant sur les cordes du violoncelle d’un contrebassiste d’un autre temps. Les tutti sont alléchants et résument à eux seuls l’improvisation libre collective (à cinq !) ludique et peu prévisible. On a aussi plaisir de saisir le trio F/G/L ou le duo C/L soit Christmann au trombone et Lehn à l’électronique … Adieu, donc, Günter ! Tu nous a laissés des instants inoubliables inscrits dans l’espace sonore par le biais d’une singulière écriture automatique et le timbre de l’air compressé dans le pavillon.
P.S. Je rappelle ses équipages avec Paul Lovens et Maarten Altena ou Torsten Müller , ses duos avec Detlev Schönenberg ou Tristan Honsinger, ses participations au Globe Unity Orchestra, au King Übü Örkestrü et au Peter Kowald Quintet et son implication incontournable au sein des Höhe Ufer Koncerten sur plusieurs décennies. Il y a aussi un LP avec Torsten Müller, La Donna Smith et Davey Williams qui fut réédité par John Corbett dans sa série AMS - Atavistic, le label précurseur de Corbett vs Dempsey. En outre, G.C. a publié de nombreux CD'r passionnants sur son label Edition Explico et FMP a "Trio!" à son catalogue, un trio avec Mats G et Lovens datant des années 90 et mis en vente il y a un dizaine d'années.
Daniel Studer Fetzen Flieger Wide Ear Records WER 064
https://www.wideearrecords.ch/releases/wer064-daniel-studer-fetzen-fliegen
Album solo de contrebasse du très pointu Daniel Studer. Cet improvisateur Zurichois joue régulièrement en tandem avec le contrebassiste Peter K Frei qui avait lui-même enregistré avec Paul Lovens et le pianiste Urs Voerkel (R.I.P) en 1976 dans l’album FMP 0340 Voerkel-Frey Lovens, avec sur la pochette la photo du plus petit radiateur possible. Aussi, Gramelot était un vinyle fétiche de l’impro des primes années 80 qui a échappé aux indécis (Frey-Seigner-Zimmerlin). Frey – Studer ont enregistré au moins deux albums incontournables pour qui est intéressé par les possibilités sonores innovatrices de la contrebasse (Zwirn - Creative Sources CD 239 et ZIP- Leo Rds cd 891) et des associations improvisées aventureuses ( Zurich Concerts 15 years of Kontrabass Duo Frey- Studer avec John Butcher, Jacques Demierre, Gerry Hemingway, Harald Kimmig, Magda Mayas, Giancarlo Schiaffini, Jan Schlegel, Michel Seigner, Christian Weber et Alfred Zimmerlin Leo Rds CD 750/751), mais aussi Zeit avec Jürg Frey & Alfred Zimmerlin. Avec le violoncelliste Alfred Zimmerlin et le violoniste Harald Kimmig, Daniel Studer forme un super String Trio coupable d’un trésor d’album : Im Hellen hat(Now) Art 201 d’une cohésion extrême autour d’une identité sonore unique. Ce même String Trio s’est réuni consécutivement avec John Butcher (RAW Leo Rds CD 766) et George Lewis (Kimmig-Studer-Zimmerlin & George Lewis ezz-thetics 1010) pour nous livrer de véritables chefs d’œuvre aussi instables que transcendants. Comme ces albums ont été produits ces cinq-six dernières années, ils sont en fait toujours d’une actualité brûlante. Je dirai même plus, qu’on ne peut pas faire un état des lieux de l’improvisation libre ou composition instantanée contemporaine sans que les initiatives de Daniel Studer et ses complices soient mentionnées, écoutées et prises en considération. Travail intense au sein d’une communauté parce que le besoin de jouer au jour le jour avec ses proches collaborateurs Zurichois, Frey, Zimmerlin, Markus Eichenberger et l’Allemand de Fribourg (DE- 79098), Harald Kimmig, assez loin des scènes rutilantes du post free-jazz testostéroné, est vital. Alors vous pensez bien, si un album solo de Daniel Studer vient jusqu’à moi, c’est la fête.
Comment décrire son travail et son état d’esprit, outre le fait avéré que DS jongle avec les techniques les plus avancées de la contrebasse avec une maîtrise exceptionnelle de l’instrument ? Plutôt que d’enlacer un roman - fiction narrative et imagée, Daniel Studer transmet son art comme le témoignage sur le champ du praticien-philosophe mettant en exergue un art de la sculpture gestuelle des sons dans un temps dont le moindre instant est chargé de sens. Dans le premier morceau, il inscrit sa griffe dans une constante de silence qu’il oblitère par à-coups, chocs sonores obtenus par une frappe singulière des cordes avec la base du chevalet, suivi – alternant avec un murmure à peine audible. Il va chercher les vibrations et les résonances physiques de ce gros violon verticalement penché sur son épaule et contre sa poitrine du côté du cœur, l’archet et les doigts en tension à la fois zen et hyperactive, révélateurs de l’univers des quatre grosses cordes tendues entre les clés, la touche, le chevalet et le cordier. Cet espace physique xylovibrant est le point de mire multiple qu’il ausculte inlassablement pour le faire chanter, crisser, murmurer, rebondir, gronder, strier, frémir, exploser en renouvelant expressément – expressivement les images défilantes qui s’imposent à nous, transformant leur densité, leur miroitement, l’irisation de ses harmoniques, la percussion de ses frappes col legno, les textures aléatoires dans une recherche intense entre le temps qui s’arrête, celui, centrifuge et éperdu, d’oscillations giratoires et toutes les phases de jeu qui s’impriment dans la mémoire ou échappent à notre perception. Il ne s’agit pas ici et seulement de considérer une œuvre, un parcours esthétique mais plutôt que de se joindre à un acte qui rende à l’instant vécu toute sa dimension créative auquel l’expérience, la mémoire et les intentions profondément intimes de l’artiste, son écoute intérieure s’incorporent naturellement. L’état de nature de la musique.
Mais ce n'est pas tout ! Je dois insister sur le luxe dans la documentation de ce chef d'oeuvre de la dérive improvisée aux intentions très déterminées. En effet, en achetant le CD en lui-même, l'auteur nous fait un magnifique cadeau : un code secret de téléchargement qui donne accès aux "stereo mix", au "binaural mix et aux vidéos de la performance, elle-même enregistrée dans un espace anéchoïque et cet enregistrement est mixé et préparé de manière que l'auditeur fasse l'expérience d'écoute de l'espace acoustique depuis le point central de la contrebasse. En outre , la video de Lisa Boffgen est pensé d'un point de vue musical, apportant des fragments visuels qui ajoutent un courant supplémentaire pour saisir la signification et raison d'être de la musique. Magistral !