Cecil Taylor Respiration Fundacja Sluchaj FSR
https://sluchaj.bandcamp.com/album/respiration
Vous rendez-vous compte ? Après de nombreuses parutions en solo, duo, trio et au sein de son Unit et quelques orchestres plus larges, voici enfin le plus ancien enregistrement solo de Cecil Taylor, capté en 1968 à Varsovie et enfin publié 54 and plus tard. Lors de cette tournée, il avait aussi joué avec Han Bennink, tout comme Sonny Rollins qui lui faisait son grand retour en provenance d’un ashram d’Inde du Nord et aurait lui aussi joué en Pologne à peu près à la même époque. Quelle vie ! Grâce aux bons soins de Maciej Karlowski, son label Fundacja Sluchaj a la primeur de cet extraordinaire concert durant lequel Cecil Taylor démontre qu’il avait déjà atteint la maturité de son art en solitaire, cinq années avant qu’il n’enregistre enfin en 1973 les premiers albums solos parus de son vivant. Je rappelle : Indent (Unit Core - réédité par Arista-Freedom et Black Lion), Solo (Trio - Japon)) et la face A de Spring of Two Blue Jeans en 1973 et Silent Tongues : Live in Montreux en 1974. Vous pouvez ici comparer et juger sur pièce : constructions grandioses et complexes à plusieurs voix, chassé-croisé de séquences composées et d’échappées, d’ostinati obsessionnels, de contrepoints majestueux ou emportés par la feu intérieur qui l’habite. On y retrouve les influences de Bartok, Messiaen, Monk, Tristano et Ellington sublimées, toute une pratique percussive du grand piano à la fois contemporaine et intemporelle. Sans doute un des points de départ essentiels de sa discographie où une seule composition (Respiration) est jouée, étendue, reconsidérée au fil de l’instant qui fuit suivant une architecture qu’il nous faut sonder au fil d’écoutes successives et attentives pour en deviner les angles et le tracé fondateur lequel fut choisi dans l’urgence. Mais nous pouvons nous contenter de nous laisser emporter par la puissance des roulis et nous énivrer de ses montagnes russes sonores comme dans un rêve. Car comme l’a souvent dit son auteur à propos de l’expérience musicale vivante de ses concerts, l’essentiel est de « to feel » , les sentiments profonds que sa musique procure, cette énergie inextinguible. Au niveau de son jeu au piano, il faut souligner qu’à cette époque , à plusieurs moments précis du momentum taylorien granito-monolithique qui déjà s’affirme, sa sonorité reste plus proche du son plus classique du piano comme des zestes de son apprentissage, enrichissant valablement sa palette et contrebalançant ses déferlantes de notes en clusters. Respiration est donc une œuvre maîtresse, jouée en deux parties de 12’39’’ et 30’14’’ et incontournable. Un tel enregistrement en solo aurait mérité d'être publié à l'époque. Quand on réalise les possibilités inouïes de nombre d'artistes actuels qui enregistrent à tour de bras, on croit rêver en songeant à toutes les fadaises et rebuffades qu'a dû subir Cecil Taylor à l'époque, alors que ses rares concerts faisaient souvent le plein de public. Si vous n’avez encore aucun album de Cecil tout seul, n’hésitez pas à commencer par celui-ci ! Fabuleux.
White Eyes Isabelle Duthoit Daniel Lifermann Thierry Waziniak Yukako Matsui Intrication Tri 005
http://www.orkhestra.fr/catalog.php?FIND=TRI005
https://www.youtube.com/watch?v=bBND4nsb6Tg
https://labelintrication.wixsite.com/label/white-eyes
Nouvelle livraison étonnante d’Intrication, le label du percussionniste Thierry Waziniak, un batteur de jazz contemporain ouvert à toutes les aventures sonores sans slogan, parti-pris et prises de tête. Quatre artistes sensibles et subtils s’associent pour un projet audacieux qui défie le tout-venant, l’average improvised music, la musique improvisée « standard » quasi répertoriée, lingua franca de ma musique instantanée. Dans ce quatuor improbable où la voix extraordinaire, « torturée », extrême d’Isabelle Duthoit, en est le dénominateur le plus chargé de mystère et de « folie » : vibrations du larynx, voix de gorge surréelle, cris déchirants, consonnes fragmentées, sussurements de serpent à sonette, voyelles tourmentées, fins gloussements saccadés ou filet de sifflement, bruits machiniques, grondements d’outre-tombe. Face à ce phénomène paranormal, le souffleur de shakuhachi (une flûte japonaise en bambou percée de six trous), Daniel Lifermann, convoque les esprits en étirant les notes d’un son pur et cristallin, soutenant une note fantôme alors que la voix d’outre-tombe bruisse dans un grave forcené ou articule les borborygmes qu’on croirait être faits de chair, effrayant tous les crapauds du voisinage. Ailleurs, la voix lézardée et distendue de la chanteuse, qu’on entend aussi à la clarinette, et la flûte japonaise avec ses effets de souffle s’allient dans une entente magique comme le feraient des chamans dans un quelconque recoin d’un Altaï imaginaire. À cette conférence à deux voix d’un autre type, s’insèrent les interventions percussives minimales et colorées de Thierry Waziniak, métaux tintinnabulants ou frottés à l’archet, accessoires en bois qui résonnent comme des noix des antipodes. Ou encore percute comme un devin Sakha en transe. Et une quatrième partenaire distille son message invisible, mais perceptible en filigrane : Yukako Matsui s’applique à la calligraphie (japonaise) en « direct » , traçant noir sur blanc sur un parchemin d’un autre âge, éternel celui-là, des signes qui expriment sa perception des sons et des sens au creux de cette aventure sonore. J'ajoute encore qu'une telle flûte,le shakuhachi, se joue sans bec, ni embouchure métallique : l'air est vibré et le tuyau résonne par la grâce du souffle qui fait siffler une entaille au sommet du tube de bambou laissé ouvert. Instrument simplissime et très difficile à manier. Au fil des plages, l’inventivité sonore enfle, se dévide et fascine. Une musique aussi spirituelle qu’organique qui sublime et transcende magnifiquement la démarche musicale et scénique de chacun, aventurier des sons, avec un respect mutuel et une saveur dans les échanges et leur coexistence amoureuse dans un seul temps, celui de l’improvisation véritable, partage collectif de sons métamorphosés en expressions de vies. Sept improvisations : Seven Eyes , les yeux des voyants qui écoutent avec leurs corps. Une magnifique réussite qui dépasse largement le talent individuel dans une totalité intime et inespérée.
The Steps That Resonate Martin Küchen Agusti Fernandez Zlatko Kaučič Not Two MW1025-2
https://www.nottwo.com/mw1025
Enregistré par l’excellent Iztok Zupan (du label Klopotek), ce trio - rencontre lors du BCMF Festival à Smartno – Goriska Brda le 9 septembre 2011 se solde par une superbe réussite expressive. Trois personnalités aux affects et bagages musicaux différents que pas mal de choses pourraient opposer trouvent ici une complémentarité ludique et jubilatoire. Le trio saxophone (Martin Küchen) – piano (Agusti Fernandez) – percussions (Zlatko Kaučič) est une formule récurrente de la free-music européenne (autour de pianistes comme Fred Van Hove, Keith Tippett, Alex von Schlippenbach et Irene Schweizer) et elle a essaimé un peu partout avec des bonheurs divers. Et le point fort de nos trois lascars est d’incarner chacun une personnalité musicale bien contrastée, voire divergente esthétiquement, et leurs caractéristiques intrinsèques et réactives alimentent notre perception d’un véritable délire des sens. Autant Agusti Fernandez incarne les pianismes savants et éduqués contemporains en se muant en chercheur de sons sérieux et méthodique que le souffleur Martin Küchen, ici aux saxes soprano et sopranino, s’affirme comme un crieur paillard et contorsionniste de la colonne d’air et de la prise de bec, canardant comme un beau diable avec une expressivité brute et âpre en se jouant de la justesse de son souffle comme de sa première coqueluche. Pas vraiment dans la trajectoire des Evan Parker, Urs Leimgruber ou John Butcher, mais plutôt comme un fada de Lol Coxhill qui se débrouille avec les moyens du bord. Le contraste est saisissant et met la démarche des deux compères dans une perspective inédite, canaille. Et pour nouer le tout, le très sensible et spontané Zlatko Kaučič s’inscrit merveilleusement dans cet univers. Batteur slovène provenant du jazz, Z.K. s’est petit à petit inscrit dans la scène improvisée avec des as comme Evan Parker, Joëlle Léandre, Agusti Fernandez , Barry Guy , Alexander Blannescu, et de super collègues slovènes comme Tomaz Grom ou italiens. On songe au contrebassiste Giovanni Maier, au flûtiste Massimo De Mattia ou les saxophonistes – clarinettistes Daniele D’Agaro et Marco Colonna. Un coffret de CD’s paru sous son nom s’intitule Diversity et c’est bien le challenge que Zlatko parvient à relever grâce à sa sensibilité intuitive. Se débrouiller pour jouer au mieux quel que soit le partenaire. J’adore, donc, cette suite de 38 minutes 43 secondes, où pas un instant ne compte pour rien, tant les trois comparses soutiennent le flux de l’improvisation collective de manière aussi profonde et ressentie que facétieuse et dynamique. Du grand art au-delà des poncifs de la musique « énergétique » free et un sens de l’investigation permanente des matériaux sonores, des vibrations physiques et du ressenti instantané, tout en construisant une chef d'oeuvre structuré dans le moment de jeu(x). Magistral et jouïssif !
Ghost Ship Die Fermentierten Lino Blöchlinger Valentin Baumgartner Tobias Sommer Veto records 021
https://www.veto-records.ch/releases.php
Lino Blöchlinger est le fils du saxophoniste Suisse Urs Blöchlinger (1954 - 1995) visionnaire disparu trop tôt après avoir imprimé sa marque facétieuse et créative sur la scène de son pays. En schématisant assez bien , on dira que ce compositeur doué avait quelque chose d’un Willem Breuker ou d’un Henry Threadgill. Tout récemment, son fils Lino a composé et enregistré un magnifique hommage à son paternel dont je me suis fait l’écho ici-même : Urs Blöchlinger Revisited Harry Doesn’t Mind Leo Records CD LR 885 , un album très réussi. Malheureusement, le nouvel opus du trio Die Fermentierten duquel Lino est un élément de choc a connu le malheur dès qu’il fut mis en boîte. Le très inventif et très « sûr » guitariste du groupe, Valentin Baumgartner, est disparu inopinément plongeant ses deux camarades prostrés dans la douleur de la perte d’un ami très cher. Et on sait ô combien les relations entre musiciens qui partagent le travail, répétitions, concerts, la « route » et les maigres cachets est intense, fusionnelle et fraternelle. Et donc voici ce Ghost Ship chaloupé, intense, lourd d’une rythmique appuyée et granitique (Tobias Sommer aussi appliqué que décalé), aux thèmes – compositions aussi sauvages que subtiles et millimétrées dans des cadenza funk- rock, une solide dose d’humour et des changements de rythme peu prévisibles, saute moutons par-dessus les barres de mesures et accélérations soudaines. La guitare est âpre vissée au tempo ou un peu à côté, ce petit peu qui chavire. Lino souffle sec et blindé au sax alto, comme s’il cisaillait de la tôle et son sax basse prépondérant est éléphantesque (Hannibal’s Elephant Walk). Ça rebondit, cascade, tournoie et dérape. Aux éléments essentiels des saxes , de la guitare et de la batterie, s’ajoutent l’EFX de Valentin Baumgartner et ses délicieux vocaux. Voilà bien le groupe idéal pour dérider et retourner un sérieux festival de free-music. Irrésistible. Mais malheureusement, Valentin B n’est plus.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......