Bathing Music Christoph Erb - Magda Mayas - Gerry Hemingway Veto Records
https://veto-records.bandcamp.com/album/bathing-music
Veto Records semble être le label taillé sur mesure pour l’excellent saxophoniste improvisateur suisse Christoph Erb (ténor/soprano), vu le nombre de trios ou duos enregistrés et publiés à son catalogue où il figure en bonne compagnie (Tomeka Reid, Keefe Jackson, Fred Lonberg Holm, Michael Zerang, Jason Adasiewicz, Jason Roebke, Franz Loriot, …). Bathing Music est déjà le deuxième album avec le percussionniste Gerry Hemingway et la pianiste Magda Mayas après Dinner Music que je n’ai pu écouter. Sur le compte bandcamp, les quatre superbes improvisations de Bathing Music sont mentionnées par une Side A et une Side B comme si la musique était imprimée sur un vinyle 33 t : A - 1/ The Surrounding Shore 15:31 2/ Under water falling 4:01 B – 1/ Mist that whispers 8:15 2/ Drifting in morning rain 11:34. Album Paru en août 2022 : veuillez m’excuser pour le retard de cette chronique, j’en écoute la version digitale au casque et comme souvent je plonge plus facilement sur les compacts qui tournent luxueusement sur la hi-fi, même si mon vieux HHB défaille avec certaines gravures. Rien d’étonnant de retrouver Gerry Hemingway dans cette musique introspective, il s’est installé en Suisse pour le plus grand bonheur de ses collègues helvétiques, car il se plie volontiers et fort heureusement aux exigences musicales et esthétiques de ses collaborateurs. La pianiste suédoise Magda Mayas, basée à Berlin est sans nul doute une des pianistes les plus intéressantes de sa génération : elle utilise simultanément le clavier et les préparations en étendant le corps vibratoire interne du piano avec des objets de manière originale, fée clochette créant des cadences carillonnantes en symbiose avec les tintinnabulements métalliques du percussionniste. On songe au résonnement lointain des cloches de vaches dans les alpages Fribourgeois ou Valaisans. Alors que Christoph utilise les possibilités sonores alternatives du saxophone avec des « faux doigtés », des boucles aériennes et éthérées, machouillant l’anche et le bec pour laisser flotter et onduler harmoniques, timbres fantômatiques et sifflements hantés et animés dans l’espace par ces pulsations organiques communes à l’activité ludique des trois comparses. La science des rythmes et des frappes détaillées de Gerry fait ici merveille : il contribue à mettre en valeur le flux sonore du trio et s’insère dans les doigtés arachnéens de Magda. On notera le subtil et discret ostinato suggérant une pulsation régulière, décalant l’ordonnancement du jeu parcimonieux de la pianiste. Musique paisible et subtile qui laisse découvrir un univers sonore aussi chatoyant que giratoire, évoquant une installation d’objets – sculptures suspendues à un carrousel aux girations à durées multiples et aux coïncidences aléatoires générant auditivement des vagues d’ ostinatos et battements qui se mettent soudainement à foisonner ou à décélérer vers un silence abrupt.
Ivo Perelman & Matthew Shipp Tryptich I, II & III SMP Records
https://smprecords.bandcamp.com/album/triptych-1-digital-release
https://smprecords.bandcamp.com/album/triptych-2-digital-release
https://smprecords.bandcamp.com/album/triptych-3-digital-release
Nouvelle série d’enregistrements de ce prolifique duo sax ténor et piano à qui nous devons de multiples albums parus chez Leo Records, SMP, ESP, Mahakala Music, imprimés sous le signe du dialogue. Le concept d’instant composing est une belle idée et force est de constater que le duo du saxophoniste Brésilien Ivo Perelman et du pianiste U.S. originaire du Delaware Matthew Shipp en est une vibrante incarnation.
Plusieurs artistes « indispensables » du jazz improvisé libre suscitent chez leurs auditeurs acharnés ou goulus une frénésie acheteuse complétiste, souvent atteints par la collectionnite. La mienne est raisonnée, mais un brin maniaque. Ces collectionneurs veulent tout posséder, albums, vinyles, 45t, CD’s, cassettes, anthologies, rééditions, inédits, bonus tracks, « pirates », y compris les albums d’autres artistes où ces musiciens incontournables font parfois de la figuration. Cette chasse obsessionnelle des collectionneurs effervescents et maniaques doit finalement les embarrasser à cause d’« œuvres mineures » et le rebut est finalement remisé au placard ou dans des caisses au grenier. L’autre jour, j’ai parcouru les quatre cd’s Emanem de Steve Lacy en solo enregistrés à Avignon en 1972 lors de ses deux premiers concerts solitaires et d’autres performances subséquentes à Berlin, Paris, Edmonton, etc… (Avignon & After Vol 1, Avignon Vol 2 et le double CD Cycles). Quelle fut ma surprise : il n’y a rien à jeter ! Tout est essentiel, chaque composition a sa place dans son œuvre en complétant et prolongeant valablement les précédentes ! Une véritable architecture de sons dans l’espace au fil des mois et des années. C’est bien un sentiment équivalent qui m’a gagné lorsque je me suis pris au jeu de suivre le cours des enregistrements de ces deux duettistes, plongé dans une écoute attentive depuis la parution de the Art of the Duet volume 1 (sic ! il n’y a pas de volume 2), Callas, Corpo, etc… et jusqu’au moment où les deux musiciens ont joué et enregistré « Live in Brussels – 2CD Leo Records » à l’Archiduc en ma présence. Sans parler des nombreuses collaborations du tandem avec William Parker, Michael Bisio, Gerald Cleaver, Whit Dickey, Bobby Kapp, etc… Depuis lors, je suis abonné au miracle.
Bien sûr, vous me direz qu’on peut faire son choix dans la masse de leurs albums, le portefeuille et le temps d’écoute étant limité, heureusement ou malheureusement. L’embarras du choix, parce que même en étant très critique, tous ces albums en duo (il y en a vingt et un en tout) sont tous aussi excellents les uns que les autres avec un surcroît d’âme lorsqu’on s’avance dans le temps : Live in Brussels, le coffret de 4CD Efflorescence, Amalgam, Procedural Language, Fruition…. Rien à jeter ! On peut les acquérir en confiance, one sera sûrement pas déçu. Leur recette est aussi simple que complexe. Ils pratiquent l’improvisation totale en roue libre en construisant un dialogue interactif en inventant en permanence des formes évidentes ou surprenantes avec autant de cohérence que d’indépendance individuelle. Ivo Perelman s’inscrit dans une tradition du sax ténor qui de Coleman Hawkins, Ben Webster et Don Byas s’étend jusqu’à Albert Ayler via Dexter Gordon, Sonny Rollins, Stan Getz, John Coltrane mais aussi David S. Ware, David Murray, Evan Parker et Paul Dunmall. On entend chez lui qu’il a étudié leur travail intense et sans répit du souffle et des sonorités tout en créant sa propre voie – voix singulière et intime étirant les notes avec cet accent brésilien caractéristique, ces glissandi très fins, chantants comme les vozes de la samba. Matthew Shipp offre à la fois un écrin accompagnateur qu’il enrichit par les jeux complices, décalés ou concertés des deux mains sur les touches, développant harmonies majestueuses ou acides, grappes et colliers de notes puissantes ou perlées, cycles dissonants, fontaines cristallines, escaliers d'Escher en trompe l'oeil . Il crée des structures mouvantes, mues par des cadences en mouvement perpétuel s'emboîtant, se décalant et se confondant dans un lent mouvement giratoire, le quel se fracture par une éruption maîtrisée de clusters, montagnes russes ou chemin en lacets d'un col montagneux imaginaire en forçant son collègues à réinventer en permanence ses envoûtantes volutes et chapelets de notes bigarrées.
Chacune de leurs nombreuses improvisations est en fait une composition instantanée qui s’écoule ou jaillit en toute spontanéité dans une invention simultanée dont l’écoute mutuelle se fait subtilement l’écho, créant des coïncidences, des échanges d’éléments mélodiques ou rythmiques, ballades, ostinatos, démarrages saccadés, volutes et spirales, autant dans le contraste, un moment donné, que dans la connivence la plus intime ensuite. Le flux d’idées et la substance musicale lors d’une session les amènent à concevoir successivement des morceaux brefs aux ambiances différentes avec des éléments formels et évolutifs formant une galerie imaginaire. Une suite de tableaux sonores qui se distinguent clairement les uns des autres au niveau des harmonies, des mélodies, des intensités, des motifs, et leurs architectures ; ils se complètent en renouvelant constamment l’écoute et le ressenti de l’auditeur, comme avec les onze pièces du futur compact Tryptich I. Il y a là le son et le feeling du jazz le plus authentique, l’ouverture tout azimut du free, l’expérience du classique contemporain, le déchirement physique issu du blues et du gospel, un feeling brésilien – latin, une logique musicale atteinte de folie à certains moments. Sous le couvert de la ballade point le moment de rupture expressionniste.
Pour le moment, les Tryptich I, II et III sont des albums digitaux dont il est prévu une édition en CD (Tryptich 1), en LP vynile (le II) et en cassette (le III). En public, d’après ce que j’ai écouté en concert, sur disque live et dans des enregistrements privés, le processus créatif combine leurs inventions dans de longues suites qui peuvent durer de vingt-cinq à plus de quarante minutes (cfr Live In Brussels 2CD Leo Records). Leurs « instant compositions » s’y enchaînent les unes aux autres avec un sens inné de la construction musicale et une puissante expression lyrique. C’est à cette option des concerts à laquelle nous sommes conviés dans les deux autres volumes II et III de Tryptich : deux longues improvisations de 18:59 et 17:30 pour les deux faces du 33 tours putatif qui paraîtra peut-être un jour en vinyle. Et deux suites plus courtes pour les deux faces de la cassette éventuelle.
Si vous voulez que cette triade soit publiée, je vous recommande expressément d’acheter des copies du CD Live in Nuremberg et de la Special Edition Box contenant leur CD Procedural Langage, le DVD d’un concert au Brésil et le livre que j’ai consacré à leur musique : Ivo Perelman & Matthew Shipp : Embrace of the Souls. En faisant rentrer un peu d’argent dans les caisses du label SMP, il y a une chance que celui-ci puisse exaucer nos vœux les plus chers. Quant à moi, je n’ai pas le choix : la connection Bluetooth entre mon portable et l’ampli de la Hi-Fi est défaillante et le support physique est ma seule planche de salut. Car le jeu en vaut la chandelle, surtout pour les résidents de l’Union Européenne, car mis à part Live in Nuremberg qui est publié par un label allemand, tous les albums « physiques » du duo sont localisés aux État-Unis (ESP et Mahakala Music sont basés à NYC) et en Grande-Bretagne (Leo Records). En effet, les importations hors UE sont malheureusement punies de frais de douane et de TVA à des montants prohibitifs si vous passez vous-mêmes commande à ces labels via leurs sites ou un compte bandcamp. Le prix neuf pratiqué par les vendeurs par correspondance ou via Discogs pour ces CD et LP américains ou britanniques est majoré de 25 -30 % par rapport aux albums produits en U.E. et s’ajoutent alors les frais d’envoi. Bref, la sortie de ces trois albums Tryptich par SMP est providentielle, car je pense sincèrement que la musique du duo Perelman – Shipp délivre un message universel dans le sillage d’un John Coltrane ou d’un Steve Lacy et il est indispensable qu’elle soit partagée, entendue et appréciée pour les valeurs d’écoute mutuelle et de profonde émotion partagées et transcendées qui bonifient leurs duos lyriques et intimistes.
Chaos Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Joao Madeira José Oliveira Creative Sources cs759cd
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/chaos
Trois cordistes et un percussionniste portugais nous disent construire – déconstruire un Chaos. Ernesto Rodrigues à l’alto, son fils Guilherme au violoncelle, Joao Madeira à la contrebasse et José Oliveira à la percussion nous offrent ici une manière de tourbillon interactif dense, hérissé, tout en cisaillements, zébrures hyperactives toutes cordes enflées par les frottements pressurant les cordes enflées par ces vibrations forcenées, saturant l’espace tout en maintenant une bonne lisibilité de chaque instrument. Et cela dans les trois premiers (I, II, III) « Chaos » numérés de I à VIII. Il semble loin le temps où les deux Rodrigues et leurs acolytes incarnaient le minimalisme bruiteur et grinçant et le réductionnisme. Avec José Oliveira , Ernesto avait gravé Sudden Music en 2001 (Creative Sources cs2cd), au début de leur aventure avec ce label. Des dizaines et dizaines d’albums jalonnent leur parcours et leur association présente avec Madeira et Oliveira pour ce n° 759 du catalogue CS est tout sauf fortuite : ces quatre-là jouent comme les cinq doigts de la main dans un gant … multidimensionnel comme le démontre le Chaos IV où les échanges sont dosés, alternés avec glissandi, moirages désarticulés, harmoniques irréelles, et les frappes précises et sélectives du percussionniste. Au fil des morceaux, la musique collective se diversifie et l’invention ludique monte en graine avec forces détails, mouvements fugaces, imbrication de frottements, col legno, suraigus, grondements qui s’enlacent et se charadent poétiquement, le bassiste poussant les graves charnus sur la touche avec ses gros doigts. Les deux Rodrigues jouent en tandem comme si leurs centres nerveux étaient en osmose totale, reliés par les fils d'une écoute transitive organique comme de très rarement. Il faut noter le jeu affairé mais discret et ouvert, crépitant et pointilliste du batteur qui laisse tout l’espace aux aiguillonnements des archets virevoltant sur les cordes. Sonorités frissonnantes et cascades de vibrations boisées, chœurs multiphoniques, utopie du jeu « ensemble ». Une ivresse nous surprend, les Chaos révèlent un ordonnancement naturel qui s’échappe de la rationalité et bouleverse nos perceptions
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......