1 mars 2025

Derek Bailey Paul Lovens Jon Rose / John Butcher Phil Durrant Mark Wastell / Audrey Lauro/ Gianni Mimmo & Ove Volquartz

Derek Bailey Paul Lovens Jon Rose @ Podewil 1992 digital
https://thejonrosearchive.bandcamp.com/album/bailey-lovens-rose-podewil
Pour la première fois, un enregistrement substantiel de Paul Lovens avec Derek Bailey ou vice et versa, et le concours exceptionnel de l’artiste total du violon, Jon Rose, qui eut la bonne idée d’inviter Derek Bailey à Berlin en novembre 1992. Le guitariste n’avait plus joué à Berlin depuis un certain temps, et pour cette raison il y a joué un morceau en solo. Ce concert eut lieu dans une série de performances à l’ex Haus Der Jugend Talent de la défunte DDR rebatisée Podewil et était censé illustrer le concept de Chaos par le truchement de la libre improvisation. Disons qu’une improvisation solitaire de Derek Bailey à la guitare est tout sauf chaotique, mais suit généralement un cheminement de tuilage organisé de formes, d’intervalles de notes « weberniens » incluant des clusters soigneusement étudiés et des harmoniques aigües d’une justesse étonnante. Il y a bien un dérapage sonore électrique à un moment-éclair dont la sonorité électrique saturée me fait dire qu’il s’agit d’un concert hors de Londres. Mais le Chaos spontané et… contrôlé s’invite au sein du trio. Lovens et Bailey avaient déjà enregistré un court duo en 1979 inclus dans le vinyle Idyllen und Katastrophen publié par Po Torch, de formes, le label de Paul Lovens et Paul Lytton, avec Schlippenbach, S-A Johansson, Günter Christmann, Maarten Altena, Candace Natvig et Wolfgang Fuchs. Peu de temps avant ce concert de 1992, DB et PL ont collaboré dans trois CD’s de Company 1991 publiés par Incus avec John Zorn, Pat Thomas, Paul Rogers, Yves Robert, Alexander Balanescu et Vanessa Mackness. Dans ce Podewil 1992, leurs échanges sont à suivre à la trace. Le sens de l’épure de Paul Lovens, ses frappes millimétrées et asymétriques, les pulsations élastiques, la résonnance des métaux sur les peaux, la vibration des crotales, les raclements grattements sur les clous qui maintiennent les peaux des tambours chinois et les surfaces de celles-ci, les objets percussifs qui se déplacent par magie sur les tambours dans le feu de l’action comme par miracle, tout fait merveille et rend l’écoute fascinante. L’interaction minutieuse avec Derek Bailey ou leurs grand écarts peuvent révéler une capacité de télépathie instantanée. Jon Rose alterne ses interventions entre son violon et l’improbable violoncelle « customisé » à 19 cordes. Cascades, friselis pointillistes, accélérations subites et éphémères (on songe au tabla indien), imbrications atomisées et centrifuges ou contractions schématiques de lignes et d’ellipses qui s’évanouissent l’instant d’après. La démarche de Jon Rose semble plus conventionnelle, basée sur une forme de lyrisme décoiffant avec une projection sonore exceptionnelle. Jon peut se faire entendre sans micro ni amplification dans une grande salle. Ses interventions sont ici structurantes dans une autre dimension que celle fourmillante de détails sonores de ses deux acolytes. On connaît finalement que quelques enregistrements purement « improvisés » de Jon avec des collègues : The Kryonics avec Matthias Bauer et Alex Kolkowski, Temperaments avec Veryan Weston, Sliding avec Miya Masaoka, Colophony avec Richard Barrett et Meinhard Kneer ou Futch avec Hannes Bauer et Thomas Lehn. Pour une si longue carrière, il ne faut pas s’en étonner. Même s’il est profondément convaincu et enthousiaste de jouer de la musique acoustique et d’improviser librement, Jon Rose a développé une extraordinaire œuvre de compositions et de projets les plus diversifiés autour du violon et des cordes en utilisant une multiplicité de méthodes, d’innovations, de démarches, de techniques, d’instruments inventés et d'idées délirantes et loufoques etc… Cela conduit certains collègues, journalistes etc… à mettre en doute ses intentions d’improvisateur. Mais ce génie australien est sans nul doute un comparse de choix pour Bailey et Lovens. Il s’agit d’un document rare et d’une musique improvisée irrésistible de très haut niveau.

John Butcher Phil Durrant Mark Wastell Around the Square Above The Hill Confront Core31
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/around-the-square-above-the-hill

Rien d’étonnant de retrouver ces trois improvisateurs ensemble dans ce magnifique trio. Le saxophoniste John Butcher et le violoniste Phil Durrant ont joué et enregistré ensemble avec feu John Russell dans les années 80 et 90. Ce trio insigne avait alors développé une musique interactive pointilliste accueillie unanimement par le public de l'improvisation libre. Vers la fin des années 90, Butcher et Durrant ont été associés au violoncelliste Mark Wastell au sein du Chris Burn Ensemble ainsi qu’à des improvisateurs d’une nouvelle génération comme le harpiste Rhodri Davies, le trompettiste Axel Dörner et le percussionniste Burkhard Beins, tous deux Berlinois au sein d’une mouvance qu’on qualifiera de « réductionniste », "new silence » ou « lower case », créant ainsi un schisme esthétique « minimaliste » au sein de la communauté improvisée internationale marquée par l’expressionnisme du free-jazz et la complexité au niveau sonore. Encore une fois, je vous passe le vocable non – idiomatique trop simplificateur à mon goût. Un quart de siècle plus tard, beaucoup d’eaux ont coulé sous les ponts. Si Butcher est resté fidèle à ses sax soprano et ténor, Phil Durrant joue maintenant de la mandoline (électrique pour cet album)et de l’électronique et Mark Wastell de la percussion avec certains des instruments ayant appartenus au légendaire John Stevens. À l’écoute du jeu de Mark, on songe évidemment aux frappes subtilement dosées, à l’esthétique et à la sonorité de Stevens avec sa mini-batterie basique et ses légères cymbales tintinnabulantes. Cette conception ouverte et aérée fait place à la dynamique sonore et permet de distinguer le moindre son produit par Durrant sur son étrange mandoline électrique qui sonne plus comme un objet sonore avec de curieux effets que comme une mandoline. Chaque instrument occupe autant d’espace dans le champ auditif et le souffleur, John Butcher intervient à bon escient émaillant son jeu de growls – bourdonnements, coups de langue et de phases de silence, sculptant le son de la colonne d’air frémissante et bruissante. Il multiplie méthodiquement de nombreux effets sonores alors que Phil Durrant explore les cordes qui grincent, crissent, gémissent, tour à tour assourdies, résonnantes, cristallines, réverbérantes, coordonnant ses gestes avec ceux épars et en évolution constante du percussionniste. Les musiciens évitent remarquablement l’expressionnisme véloce et cherchent à distiller une multiplicité de sons, de frictions, de frappes, de bruits, de vibrations éthérées créant un univers kaléidoscopique qui se réincarne constamment et amalgame les idées de chaque joueur qui transitent de l’un à l’autre de milles façons. La musique s’étale ici autant dans l’espace et la durée qu’elle s’atomise, s’étire inexorablement ou se contracte en faisceaux contradictoires qui s’interpénètrent avec une grande lisibilité. Si au début de l’enregistrement en six parties extraites de deux concerts, le trio se retient d’infuser un activisme ludique ou un surcroît d’énergie avec la volonté d’impressionner l’auditeur, celui-ci découvre progressivement la richesse et la subtilité de leurs improvisations au fil des secondes et des minutes jusqu’à ce que celui-ci soit immergé, voire submergé par ces entrelacs organiques de trames en perpétuel mouvement – métamorphose ondulatoire, fracturée, implosée ou irisée. Les improvisateurs se concentrent sur une foultitude de détails sonores et de textures avec une très profonde constance et une exceptionnelle créativité durant ces deux performances d’un total de quarante-huit minutes. Peu importe que Wastell et Durrant ne démontrent pas de virtuosité- vélocité – colloquialité - Butcher souffle complètement en phase sans jamais se précipiter pour faire bonne mesure - , leur « virtuosité » consiste essentiellement et miraculeusement à renouveler constamment leurs ressources sonores presqu’à l’infini, à la fois épurées et foisonnantes, comme un voyage dans l’espace, croisant étoiles et galaxies. Assez unique en son genre.

Audrey Lauro Solo Prose Métallique Relative Pitch
https://relativepitchrecords.bandcamp.com/album/prose-m-tallique

Une belle somme de trouvailles sonores, de compositions instantanées, de résonances métalliques, de vibrations de la colonne d’air qui met en évidence le son même du bec, du métal du tube perforé et obturé par les clapets dont la saxophoniste décale artistement leur ordonnancement. Et bien sûr de curieux effets de souffle, des chuintements, des harmoniques suspendues, l’affleurement du silence ou sa découpe incisive. Si l’album débute par une cascade de notes sinueuse en infinis escaliers eschériens, spirales effervescentes et accentuées avec une irrégularité éminemment musicale (Segments d’un Chant), les pièces suivantes explorent systématiquement un aspect bien focalisé des recherches sonores et expressives d’Audrey Lauro, une saxophoniste alto française et résidente en Belgique. Il est question de Prose Métallique et de Prose Plastique à deux reprises (1 et 2), de Chant Métallique et de Résidu. Prose Métallique : elle disserte adroitement avec le souffle animant la vibration du métal du saxophone alors que Prose Plastique fait converger le timbre au niveau du bec en altérant soigneusement l’intensité du souffle. Dans Chant métallique ses doigtés font de grands écarts dissonants que le souffle passionné colore et ressasse outre mesure avec une belle intensité quasi expressionniste. Bien sûr son imagination instantanée distille des variations logiques ou imprévisibles dans un cheminement aussi spontané qu’il est maîtrisé. Résidu : Audrey Lauro manie les scories ultimes qui sursautent par interférences aléatoires. Nous découvrons donc une belle gamme d’approches sonores qui épousent des formes intelligemment travaillées, peaufinées qui jaillissent solitaires, sauvages, intentionnelles ou intuitives. Cette œuvre excellement enregistrée est non seulement convaincante, elle demande à être écoutée in situ et in vivo dans un bel espace acoustique par un public attentif, qui, même s’il est peuplé de connaisseurs, aura quelque chose d’essentiel à partager et à apprendre.

Gianni Mimmo & Ove Volquartz Say When Aut Records
https://autrecords.bandcamp.com/album/say-when

Magnifique duo entre le saxophoniste soprano italien Gianni Mimmo, un résident de Pavie, et le clarinettiste basse allemand Ove Volquartz, un habitant de Göttingen. En outre, Ove souffle dans une flûte et dans une clarinette contrebasse dont il maîtrise admirablement le timbre et la sonorité sur l'entièreté de la tessiture et des intervalles plus ingrats. Que dire de Gianni Mimmo et de son lyrisme chatoyant et distingué ? Voilà , un superbe saxophoniste qui se consacre exclusivement au soprano après avoir découvert et développé les secrets du grand Steve Lacy. Mais rassurez- vous, c'est surtout un air de famille qu'il partage avec Steve. Son propos et sa démarche sont ailleurs. Gianni improvise avec de subtils enchaînements d'intervalles choisis mûrement réfléchis et exécutés le plus soigneusement du monde. Un univers polymodal contemporain qui se love dans les bourdonnements alambiqués de la clarinette basse d'Ove Volquartz. Say When : when parce que leur sens du timing dans leurs échanges croisés et tout à fait remarquable, majestueux même.Les deux artistes avaient déjà tourné et enregistré ensemble, entre autres, dans un remarquable bijou sonore et venteux en compagnie du contrebassiste John Hughes et de l'organiste Peer Schlechta (Cadenza del Crepusculo). Leur duo fonctionne à merveille créant de multiples connections et correspondances mélodiques, de motifs terriens ou évanescents, de croisements de fragments de thèmes qui s'agrègent en contrepoints complices. Ah le dialoque irisé de la flûte et du soprano dans Athena amid the Olive Trees. Cette musique est un parfait régal pour un amateur amoureux de jazz contemporain lassé des niaiseries, des téléphonades formatées et l'éternel recyclage d'idées toutes faites. Leur communion émotionnelle et sensible dégage une vibration de bonheur, d'entente, de compréhension apaisée avec cette distance par rapport à la facilité locutoire. Pas de babil intempestif ou d'effets en cascade, mais une recherche musicale profonde, existentielle et extrêmement talentueuse. Jimmy Giuffre aurait adoré ! Bien sûr, il en faut pour tous les goûts et chaque instant de la vie appelle à varier nos plaisirs. Je salue donc ces 49 minutes et ces six improvisations réussies au-delà des espérances. Aut a déjà publié les super albums du pianiste Nicolà Guazzaloca, et ce merveilleux album Say when est dédié à la mémoire d'un autre pianiste aujourd'hui disparu, Gianni Lenoci avec qui Ove et Gianni M avaient enregistré l'excellent CD Reciprocal Uncles. Merveilleux de bout en bout.

Just a reminder for labels and artists who wishes me to write about their albums : I am trying to write the best I can with a will for integrity and substance for to describe the works of improvised music artists of different ilks with respect and consideration of their own esthetics terms and musical intentions. Some geniuses are often unknown and get few press coverage although many make reverences to the "name" famous players and many listeners and personnalities from the scene are still ignoring great groups and great players. As I am writing alone by myself and it should be too much work for me to publish other writer's reviews and to review many many reviews. Firstly an autodidact improvising singer performing here and there when I can (or allowed to), I can't extend my listening and writing time to review as much as it happens that i find the opportunity to pile up CD's and downloads. I can't find all the time the inspiration and energy to write on the same level that of my standard good writing on each day of the week. As they is a huge incredible number of high quality and much involved improvisers everywhere, many of them neglected, I stick on many "lesser" known artists instead of the powerhouse ubiquitous who are heavily supported by the main writers, festivals, tour managers, producers while acknowledging the true musicianship and high creativity of a good bunch of legendary musicians avoiding to gobble everything that they can say and are issuing as i am too old to act as an unconditional groupie. More a selector than a collector...

22 février 2025

Peter Brötzmann - Han Bennink/ Duck Baker/ Zlatko Kaucic, at 70 w. Torben Snekkestad, Axel Dörner, Tomaz Grom, Agusti Fernandez and Barry Guy/ Wolfgang Fuchs Hans Schneider Bernhard Arndt

Peter Brötzmann Han Bennink Schwarzwaldfahrt FMP digital
https://destination-out.bandcamp.com/album/schwarzwaldfahrt

Le LP vinyle FMP 0440 du tandem Brötzmann & Bennink est une rare pièce à conviction de l’esprit artistique révolutionnaire jusqu’au boutiste d’une génération qui remettait en question toutes les conventions et idées relatives à l’art musical et aux hiérarchies esthétiques et humaines durant lesannées 60 et 70. Replaçons-nous un peu plus d’une centaine d’années en arrière. Les musiciens, artistes, poètes, sculpteurs etpeintres Européens prennent conscience qu’il existe d’autres cultures que celle, occidentale, dans laquelle ils ont été éduqués et formatés : l'Afrique, l'Inde, l'Océanie, l'Amazonie... Des musicologues curieux se mettent à explorer la musique de villages africains, d’îles du Pacifique, des déserts en collectant des enregistrant la musique « traditionnelle » de ces populations liées aux cycles de la vie et des saisons « sur le terrain ». C’est de cette pratique de collectage et d’investigation que naît le concept de « field recordings ». Mais pour ces deux artistes engagés et aussi impliqués dans les arts graphiques contemporains et des mouvements comme Fluxus, que Peter Brötzmann et Han Bennink, rien d’étonnant qu’ils aient imaginé jouer en plein air dans la Forêt Noire (Schwarzwald) et s’enregistrer en mettant en évidence la résonance de l’espace naturel auprès d’une étendue d’eau, des amoncellements de roches, de bûches sur le sol, sur la terre battue ou dans les fougères. Un peu comme on peut l’entendre dans les enregistrements de musique pygmée à l’orée de la forêt par le chercheur Belge Didier Demolin (Chants De L'Orée De La Forêt: Polyphonies Des Pygmées Efe Fonti Musicali 1990). De plus, Han Bennink est un ardent collectionneur de disques de musiques "ethniques" provenant d'Afrique, d'Inde etc... Il suffit d'écouter ces enregistrements de terrain d'Afrique de l'Ouest tels "Musiques Kabiyé" du Togo (Ocora OCR 76 LP) ou les LP's Folkways des Pygmées enregistrés par Colin Turnbull dans l'Ituri. On y entend des percussionnistes jouer à même le sol et ensuite écouter ces passages de The Elements ou de Couscouss de la Mauresque du trio Brötzmann Van Hove Bennink (FMP0030/0040 1971) dans lesquels Bennink percute sur le plancher de la scène une variété d'instruments percussifs africains ou bien faire tournoyer des rhombes dans l'air ambiant... On saisit alors d'où vient son inspiration. Cet album Schwarzwaldfahrt a été enregistré près d’Aufen et de Schwarzenbachtalsperre en Forêt Noire avec un Stella Vox par Peter Brötzmann lui-même du 9 au 11 mai 1977. Des extraits soigneusement sélectionnés sont parus dans un vinyle single du label FMP la même année avec dix sélections parmi les nombreuses prises. Il a été réédité ensuite par l’Unheard Music Series d’Atavistic avec dix autres pièces supplémentaires en 2005. En voici la réédition digitale de FMP 0440 avec ces morceaux supplémentaires et très soignée au niveau qualité acoustique. Instrumentation : e-flat clarinet, b-flat clarinet, bass clarinet, soprano saxophone, alto saxophone, birdcalls, viola, banjo, cymbals, wood, trees, sand, land, water, air ! C’est absolument fantastique ! Han Bennink frappe sur le sol, dans l’eau, sur des pierres, des branches ou ...une cymbale ancienne épaisse et bruissante : on reconnaît immédiatement son style free !. PB fait chauffer la colonne d’air en soufflant à pleins poumons éructant plus violemment que sur scène, s'adressant aux oiseaux qui sifflent dans le lointain. Duos de clarinette. Grattoirs agités frénétiquement, jeux percussifs à même l'humus ou la terre battue, sur quelques branches et pierres avec cette résonance forestière si particulière … le benninkisme total, obsessionnel, frénétique, africain et le souffle en volutes de Peter à la clarinette si bémol, complètement en phase... quand il ne sollicite pas une comptine germanique. On entend les chants d’oiseaux, l’écoulement de l’eau, le fracas des galets remués par le batteur, des rumeurs lointaines, le passage d’un avion, et les frappes sonores les plus variées sur toutes les surfaces, matières, textures, végétaux.... Évidemment, les appeaux sont du plus bel effet dans ce contexte. On se demande d’ailleurs d’où peuvent bien provenir toutes ces sonorités et ces sensations de mouvement captées lors de ces sessions en plein air. On reconnaît quand même l’écoulement des eaux d’une source ou alors les deux hommes évoluent à même le plan d’eau en jouant des clarinettes et du sax soprano en plongeant le pavillon dans l’eau ce qui produit de curieux effets sonores genre basse-cour et jérémiades de volatiles, canards, poules d’eau, oies sauvages. C’est vraiment extraordinaire ! Il fallait y avoir pensé et surtout oser et réaliser valablement une telle expérience utopique au point d’en faire une véritable œuvre musicale au délire absolu les bottes plongées dans la réalité fangeuse et feuillue d’une forêt sauvage. Incontournable !! OOLYAKOO !!

Breakdown Lane Duck Baker ESP Disk
https://duckbakeresp.bandcamp.com/album/breakdown-lane-free-solos-duos-1976-1998

C’est bien le troisième album solo « free-jazz » du guitariste « fingertstyle » Richard « Duck » Baker, un vétéran de la scène folk spécialiste du ragtime, du jazz ancien et swing etc… interprète de Monk et d’Herbie Nicols… et d’Ornette Coleman dont il joue ici Peace ! C’est aussi son deuxième CD pour ESP Disk, le précédent Confabulations (ESP5065) étant une série de duos avec rien moins que Derek Bailey, Michael Moore, Mark Dresser, Roswell Rudd, John Bucher, Steve Beresford et son Duck Baker Trio ou Quartet avec Alex Ward, Joe Williamson & John Edwards et Steve Noble. Pour ses albums « free » , Duck Baker affectionne les anthologies d’enregistrements de périodes et lieux différents , sélectionnant soigneusement les meilleurs prises ou les plus mémorables. C’est ainsi que cet album de « solos » de guitare featuring Eugene Chadbourne dans deux morceaux dont le morceau titre en version duo, Breakdown Lane et un curieux Take the « A » Train ! Car Duck Baker aime à reprendre d’un album solo à l’autre (cfr Outside Emanem 5041 2016 et Everything That Rises Must Converge/ Mighty Quinn 2009) des morceaux fétiches irrésistibles. Ça sonne tellement bien qu’on les déguste avec grand plaisir d’un album à l’autre, surtout que certains morceaux qui surgissent inopinément sont tout aussi irrésistibles, attachants ou ébouriffants. Duck Baker a un sens inné de la mélodie et du surf volatile sur la crête des tribulations rythmiques de ses compositions en zig-zag. Dans sa jeunesse, il a croisé Eugène Chadbourne et John Zorn époque Parachute, le label, pour lequel il a co-gravé Guitar Trios avec Chadbourne et Randy Hutton. C’est Zorn qui lui a demandé d’enregistrer en solo des compositions du pianiste Herbie Nichols pour son label Avan en 1995-6 (Spinning Song Avan 040). Vu la complexité de la musique de Nichols, c’est un véritable exploit, surtout avec cinq doigts de la main gauche, cinq doigts de la main droite et six cordes en nylon ! Cela l’a amené à interpréter Thelonious Monk. Je vous dis : Richard Duck Baker est réellement « un grand du jazz », musique dont il maîtrise bien des secrets, comme l’étaient des guitaristes comme Django, Charlie Christian ou Jim Hall. Mais dans un registre tout différent, le « fingerstyle » en vogue il y a une centaine d’années, mais petit à petit délaissé par pratiquement tous les collègues se situe dans une tout autre dimension instrumentale et … gravitationnelle. Mais aussi, je pense, aucun de ses collègues « fingerstyle » (il a enregistré en duo avec certains d’entre eux) ne se risque dans autant de répertoires aussi variés et dans cette « free-music » à l’allure aussi dératée que la sienne. Donc revenons au disque proprement dit. On retrouve ici les superbes morceaux que sont Allah Perhaps de l’album Everything That Rises Must Converge, Breakdown Lane, No Family Planning, Klee et Like Flies de l’album Outside, certains avec deux versions différentes comme ici No Family Planning I et II. Il n’a pas tort car ses super morceaux méritent d’être écoutés à plusieurs reprises. Il faut en suivre les moindres mouvements à la trace, cette virtuosité généreuse qui change constamment de cap, de rythmes, d’harmonies. Savoureux, volatile, surprenant et unique. Excellentes notes de pochette d’Anthony Barnett, un vétéran de la scène free-jazz Britannique proche de feu John Tchicaï.

Zlatko Kaucic at 70 Inklings 4CD Fundacja Sluchaj FSR 27/2024
Zlatko Kaucic, Torben Snekkestad, Axel Dörner, Tomaz Grom, Agusti Fernandez and Barry Guy
https://sluchaj.bandcamp.com/album/inklings

Pas moins de 4CD avec deux duos et deux trios autour du percussionniste slovène Zlatko Kaucic qui fête son 70ème anniversaire. C’est un peu beaucoup à écouter. Il est loin le temps où on faisait tourner la même face de vinyle pour goûter et déguster le moindre détail d’un album comme the London Concert ou Old Moers Almanach deux heures durant. Comme j’ai été biberonné depuis un demi-siècle avec la crème des « free-drummers » de « ma génération d’auditeurs – fans de free-music – vous savez la saga Tony Oxley - Han Bennink - John Stevens - Paul Lovens - Paul Lytton - Roger Turner - Ray Strid –, je me réjouis d’écouter Zlatko à plein pot. Comme par exemple dans VENČKO, ce duo très focalisé avec Torben Snekkestad, un saxophoniste original que je n’ai pas encore eu l’honneur de chroniquer. Voilà au moins un chercheur de sons intéressant(s) qui fait sincèrement son possible pour faire sonner ses sax ténor et soprano d’une manière sensible et relativement exploratoire avec un travail intimiste sur le timbre, l’ouverture des clés, la diffraction des ondes et des fréquences spécialement dans le deuxième morceau (VEN), nais aussi dans une veine plus mélodique (3/ VENÇ) . Torben a un bon potentiel et un vrai avenir s’il continue dans cette voie. Le batteur démontre ici sa sensibilité avec un jeu minimaliste frémissant et l’usage discret des percussions métalliques dans une atmosphère de murmures et de vibrations ou en faisant vibrer sourdement les peaux avec les mailloches. Une démarche de percussionniste bruiteur-rythmicien plutôt qu’un recycleur de figures de batterie. Il fait aussi un bon dosage du silence dans ses interventions ellipitiques (VENČKO). Là où cela devient vraiment intéressant est ce nouveau trio composé en fait de deux duos du contrebassiste Tomaz Grom avec respectivement Zlatko et le trompettiste Axel Dörner. Généralement les auditeurs du public européen qui suivent à raison Fundacja Sluchaj, Not Two Records, No Business ou InTakt sont moins informés des productions de « micro-labels » de petits pays comme la Slovénie. Par exemple, Zavod Sploh, lequel a publié des choses passionnantes : Torn Memories of Folklore (2019) et the ear is the shadow of the eye (2021) du tandem Tomaz Grom et Zlatko Kaucic, deux albums que j’ai chroniqués avec le plus grand plaisir. C’est radical, orienté vers la recherche de sons, l’intrication intrigante et intransigeante, une exploration de textures, de timbres, d’amalgames inouïs, organiques, bruissants, subtiles. La vraie musique improvisée libre qui regarde devant elle en oubliant ses tics et ses tocs et la force de l’habitude. Mais alors, la meilleure, c’est que Tomaz Grom a sollicité la collaboration d’Axel Dörner, quelqu’un qui fait imploser la trompette avec des techniques alternatives pour faire de la méta-musique en articulant des efflorescences étonnantes au départ d’effets de souffle « réductionnistes » (un terme datant de l’année 2000) complètement sublimés, outrepassés etc… Wouaw. Et donc, vous avez droit à ce super trio de Zlatko, Axel et Tomaz intitulé A Silent Thought Shined Suite qui à lui seul est un solide argument d’achat et d’écoute. Il faut vraiment parcourir cette longue suite de 36 minutes pour en saisir les tenants et aboutissants. Le sel de la terre de la musique improvisée. Axel bruite comme lui seul sait le faire maniant de larges horizons de sonorités, d’éclats, de grondements, d’ondes, de souffles sourds, de scories brûlées. Tomaz fait ronronner sa contrebasse, strier ses cordes, mugir la boiserie, palpiter des interférences de frottements en se pliant à la dynamique spécifique du trompettiste, leur empathie sonore instantanée servie par la profonde sensibilité, les vibrations sonores indéfinies et intimes du percussionnistes. Un bel usage du silence et de belles enchaînements d’actions créatives. Avec le saxophoniste portugais Rodrigo Amado en duo, on retourne aux sources de la musique afro-américaine, la lingua franca du free-jazz. Le batteur, s’il joue free, désaxe les rythmes avec roulements en cascades énergiques et une volubilité entraînante tout en prouvant ses qualités intrinsèques de la batterie. On est proche du de l’univers du duo Edward Blackwell et Dewey Redman, le saxophoniste soufflant à gorge déployée, énergiquement, ou bien tendrement en suggérant une mélodie alors que son collègue le suit délicatement avec classe et le plus grand naturel. À deux ils construisent un beau dialogue, la batteur maintenant un drive saisissant en crescendo (2/ Free Fall II). Cela se laisse écouter agréablement : Free Fall, 48 :20 déclinée en quatre parties. Dans ce coffret s’affirme la volonté de créer des suites évolutives avec chaque fois une progression bien menée qui bonifie le travail d’Amado et donne un cap dans ses improvisations. Le CD 4 , Inklings est une réunion « au sommet » avec le contrebassiste Barry Guy et le pianiste Agusti Fernandez pour sept échanges de haut niveau pour 49 minutes toutes en nuances. Celui ou celle qui connaît Agusti et Barry et leurs fréquentes collaborations (avec Ramon Lopez, par exemple), aura encore l’occasion d’apprécier leur capacité de synthétiser brillamment l’énergie du free-jazz, la démarche issue du contemporain et les aléas imaginatifs – imaginaires de la libre improvisation. Musique à l’abord « sérieux » , complexe et réfléchie, elle est pourtant animée par un esprit ludique, des moments intimistes suspendus, chambristes et parfois au bord du silence. On y trouve une démarche de recherche de sonorités, de détails infimes, et dans cette perspective, le travail de Zlatko Kaucic est exemplaire, offrant par exemple une univers de vibrations sonores éthérées alors qu’Agusti frictionne délicatement une corde de piano suivi par l’archet vibrionnant sur une corde à proximité du chevalet. On suit leurs improvisations sonores, bruissantes à la trace. On imaginerait bien un Urs Leimgruber ou un Michel Doneda titiller la colonne d’air avec des harmoniques tirées par les cheveux et pincements d’anche. De la vraie free-music radicale. Une plongée en apnée dans les flux soniques méta-musicaux poussant une boule d’énergies dilatant la matière. On sait aussi abruptement décélérer la cadence pour repartir d’un autre pied introduisant une trance au clavier. J’apprécie la sauvagerie, la rage organique des deux virtuoses classieux que sont Barry Guy et Agusti Fernandez : ils ont trouvé en Zlatko Kaucic le bruiteur percussionniste organique par excellence qui se fond à fond dans ce super trio (3/ Inkling3). Le contraste est total entre la furia du précédent morceau et du 4/ Can Ram la fraîcheur point dans une ritournelle qui petit à petit gire, s’élance, tournoie, s’élève dans un trilogue lyrique pour changer. En 5`/ Inkiling 5, c’est à nouveau des échanges détaillés exploratoires et intimistes tout en nuances, sons, timbres, bruits, agrégats, secousses, silences, dérives en évitant effets de manche et débauche de notes. La musique poursuit alors un but, un état de déséquilibre, d’engagement physique vers un apex d’une violence rare. Une fois atteint, l’art du decrescendo est progressif, sauvage mais contrôlé. On veut ignorer qui joue quoi, tant ils font corps l’un à l’autre. L’exploit « soliste individuel » est complètement effacé dans un amalgame vif et vivant. Magique. Complexe et simple à la fois. Du grand Art. Avec ce deuxième trio, vous pouvez vous rassurer, vous ne perdrez pas votre temps. Bravo Zlatko !!

Fuchs Arndt Schneider Wolfgang Fuchs Hans Schneider Bernhard Arndt FMP Digital
https://destination-out.bandcamp.com/album/fuchs-arndt-schneider

Inédit issu des archives FMP, année 1984 paru en 2018. Ayant écrit plusieurs pages sur le parcours de vie musicale du contrebassiste Han Schneider décédé en novembre dernier, je me devais de conter ô les bienfaits de cet album digital, même plus de 6 ans après sa parution. Il y a trop peu d’albums du clarinettiste basse et saxophoniste exclusivement sopranino Wolfgang Fuchs par rapport à nombre de ses confrères duquel il semble proche : Evan Parker, John Butcher, Mats Gustafsson, mais aussi Lol Coxhill, Urs Leimgruber, Michel Doneda. Et pourtant ! Fin des années 70 début 80, il n’y a qu’un seul autre risque tout de grande envergure qui s’est intensément engagé dans l’exploration – explosion – implosion du saxophone à la suite d’Evan Parker en rupture affirmée du free jazz US. John Butcher n’apparaît qu’au milieu des années 80, Mats G, tout comme Stefan Keune, encore trop jeunes, Michel Doneda dans la mouvance "folk imaginaire ", Urs est plongé dans le jazz, etc... Wolfgang Fuchs était un géant trop tôt disparu. Il avait une projection du son extraordinaire à la clarinette basse, même quand il jouait « doucement » des effets sonores au niveau du bec. Il faisait éclater en schrapnels incandescents l’articulation délirante de son souffle halluciné avec toutes sortes d’effets de timbres en scories où la notion de bruit et l’atonalité musicale ne font qu’un . Il possédait une énergie extraordinaire aussi impressionnante que celle de Brötzmann. Mais il pouvait aussi jouer au bord du silence en créant une tension prête à exploser. C’était Jo la Terreur et Max la Menace. Intransigeant, sa musique était au fil du rasoir. Dans la musique improvisée libre, c’est le champion de la clarinette basse … et contrebasse le plus radical et vénéneux qui existait dès la fin des années 70. Aussi un phénomène de la déflagration du sax sopranino de l'implosion de la colonne d'air. Cet album nous fait entendre l’excellement pianiste Bernhard Arndt, un pilier de la scène berlinoise documenté avec un coup de marteau en travers de la pochette : Working en duo avec le batteur Manfred Kussatz (FMP 0750)/ Plus tard paraît un cd solo que je n’ai pas eu l’occasion d’écouter sur le sublabel OWN de FMP. Le pianiste donne ici une excellente prestation en improvisant intelligemment avec les deux équipiers habituels que sont Fuchs et Schneider. La contrebasse de Hans était un peu enterrée dans le quartet X-PACT avec Erhard Hirt et Paul Lytton, A Frogman’s View / Uhlklang. Ici la configuration instrumentale clarinette/ sax, piano, contrebasse permet d’entendre clairement les dessins mouvants de son intense travail à l’archet, véritable sculpture sonore vivante et contrepartie attentive , concentrée et minutieuse face à la furia du souffleur aussi échevelée que méthodique et expressionniste et aiguillonnée par les doigtés endiablés et les clusters du pianiste. Il y a beaucoup de choses dans cet album de 11 improvisations de durées différentes distillées sur une heure et demie bien remplie et d’une grande diversité et autant de cohérence. On réalise qu’à cette époque, Hans Schneider fait figure d’explorateur intrépide et radical à la contrebasse. Et le pianiste est une sacrée pointure dans le registre contemporain. Comme Fred Van Hove, il arrive à jouer et improviser plusieurs motifs à la fois. Si vous n’avez jamais imaginé Donald Duck jouer du saxophone dans une colère froide, il faut absolument écouter l’inexorable et virulent Wolfgang Fuchs au sax sopranino. Plus que ça tu meurs !! Qui parviendrait à maîtriserles harmoniques au-delà du registre aigu de ce saxophone au registre ultra-aigu difficilissime aussi vifs que l'éclair !! Et il a aussi son côté lunatique à la Lol Coxhill et son registre chants d'oiseaux. Parfois in croit entendre le sax sopranino, mais il joue en fait de la clarinette basse dans les suraigus. Il y a tellement d’albums « moyens » parus ces deux dernières décennies sous le label musique improvisée libre que c’est un vrai scandale de nous raser avec des demi-portions alors que ce témoignage exemplaire n’est disponible qu’en digital presque sous le manteau. Comme le disait Caliméro, c’est trop injuste. Du meilleur tonneau. Wolfgang était un souffleur extraordinaire et un improvisateur exceptionnel. À la portée des Evan Parker, Urs Leimgruber et Michel Doneda. Et ce trio est toute une aventure !!!

10 février 2025

Ivo Perelman & Tyshawn Sorey/ Marcello Magliocchi Bruno Gussoni Adrian Northover / Dirk Serries & Christian Vasseur/ Helena Espvall Sofia Borges Joāo Madeira

Parallel Aesthetics Ivo Perelman & Tyshawn Sorey 2CD Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/parallell-aesthethics

Double CD qui porte bien son titre : Parallel Aesthetics. Les deux artistes ont un type d’expressivité et de tempérament très différent. Autant le saxophoniste Brésilien Ivo Perelman est sensuel, lyrique jusqu’à une forme d’expressionnisme poétique post aylérien avec des approches momentanément disruptives que le batteur américain Tyshawn Sorey est méthodique, construisant des improvisations percussives subtiles et millimétrées. Mais la session est répartie sur deux volumes avec le batteur alternant avec le piano qu’il joue de manière très personnelle et remarquable dans trois morceaux. Dans chacune des six longues improvisations dont deux pour le deuxième volume, ils assument leur démarche en « parallèle » par une belle écoute mutuelle en faisant coïncider leurs dialogues en des passages de jonction expressifs et imaginatifs. Le style de Tyshawn Sorey à la batterie se démarque de l’évolution des batteurs de jazz historiques de Jo Jones à Elvin Jones et des batteurs free dont il se distingue tout autant. Des frappes millimétrées qui suggèrent des pulsations sans les accentuer avec une infinité de nuances et une conception très structurée. L’influence des rythmes de l’électro et du métal. Somptueusement original de bout en bout, son drumming inspire toutes sortes de détours mélodiques, sonores, morsures d’aigus convulsives, glissandi d’harmoniques chantantes évoquant le chant Brésilien avec quelques écarts 100% free-music. Le contraste entre ce dernier et la dynamique sereine du jeu batteur rend le duo fascinant. Mais, Ivo Perelman convie aussi l’esprit des anciens du sax ténor jazz (Webster, Byas, Gordon, Getz) avec une magnifique sonorité veloutée lorsque démarrent plusieurs de ces duos. Il faut entendre leur connivence dans le CD1 n° 03 : après avoir commencé soft à l’ancienne, Perelman se lance dans des morsures de l’anche, des sons étirés dans l’aigu alors que Tyshawn fait osciller doucement ses baguettes sur les bords pour ensuite faire silence laissant le souffleur chercher les sons au-delà de la tessiture du ténor alternant avec des fragments mélodiques. On assiste alors à une véritable tentative d’échange improvisé entre l’expressionisme saudade d’Ivo avec ses artifices sonores et les interventions super imaginatives délicates et maîtrisées de Tyshawn avec un sens subtil de l’élision ou de l’épure. La classe. Le point de vue musical de ce dernier augure bien de l’esprit de recherche du saxophoniste : cela nous change tout à fait de la démarche des batteurs tout aussi excellents avec qui il a joué jusqu’à présent comme Gerald Cleaver, Whit Dickey et le vétéran Bobby Kapp. Mais où cet album est bien inhabituel tient dans la rencontre de Perelman avec Tyshawn Sorey pianiste. Fundacja Sluchaj a publié un coffret de duos de Perelman avec neuf pianistes différents d’obédience jazz free contemporain : Brass & Ivory Tales (9CD’s), une véritable anthologie de duos piano - saxophone ténor. Dans le n°2 du CD 1, le pianiste sollicite les notes graves et profondes de manière assez austère sans vouloir de prime abord coïncider avec l’état d’esprit expressif et brûlant de son partenaire qui fait chauffer l’anche au-delà la normale. Mais il se mettra ensuite à faire ruisseler les notes perlées en finesse pour rafraîchir la séance et le souffle enflammé d’Ivo. Celui-ci a développé une expérience peu commune en jouant intensivement avec le pianiste Matt Shipp dans de nombreux concerts et des dizaines d’enregistrements. Cela est un plus déterminant pour la confluence des deux improvisateurs. Plus loin, Tyshawn développe une autre approche avec cet esprit méthodique qui contraste avec les incartades du Brésilien invoquant à tout va les mânes des esprits du candomblé. La longue improvisation sax batterie du CD2 – n°1 de 22 minutes rentre plus dans le champ du hard free, le batteur faisant rouler toutes ses caisses à satiété poussant la furia rageuse du souffleur jusqu’au bout. Mais une fois repu dans un apex d’énergie collective enflammée, les deux improvisateurs se retrouvent pour des échanges subtils, éthérés, plus minimalistes, émissions de sons isolés, bruissements de cymbales grattées de la pointe de la baguette, frappes mesurées, le souffleur explorant des bribes de mélodies déchiquetées, becquetées expressionnistes, éclatement de spirales, morsures aylériennes et staccatos imprévisibles. La qualité du travail du batteur est à la hauteur de son intelligence musicienne. Il commente, soutient, s’adapte, évolue face aux changements d’humeurs et du lyrisme charnel de son camarade avec une belle élégance. Il n’y pas une seule frappe qui soit hors sujet, son inspiration polyrythmique à contre-temps épouse cordialement et émotionnellement la tendresse sensuelle à fleur de peau d’Ivo Perelman. La libre improvisation sans ego au service du jazz free le plus sincère. Le dernier duo piano – saxophone réserve encore des surprises par rapport à ce qui a été joué jusqu’à présent. On navigue ici dans la véritable avant-garde sonore, la main de Tyshawn bloquant ou grattant les cordes du piano dans une approche tout à fait personnelle. À l’écoute, il est impossible de prévoir ce qui va être joué, ni comment va se dérouler l’improvisation durant les cinq première minutes. La conclusion de cette improvisation de quatorze minutes ajoute encore un registre élégiaque, apaisé ou enlevé, et ses détours peu prévisibles, à cette remarquable confrontation amicale de haut niveau.
Même si peut vous chaut la démarche et l’évolution de ces deux artistes, car il est temporellement et matériellement impossible de « tout» suivre et parcourir, vous avez l’assurance ici que le jeu (car c’est de cela qu’il s’agit) en vaut la chandelle, la flamme de l’improvisation brillant au-delà de l’espérance.

Scant Marcello Magliocchi Bruno Gussoni Adrian Northover
https://marcellomagliocchi1.bandcamp.com/album/scant-magliocchi-northover-gussoni

Un autre trio atypique percussions : Marcello Magliocchi, flûtes (y compris japonaises en bambou) : Bruno Gussoni et saxophone soprano : Adrian Northover. Un véritable batteur free à l’œuvre, avec des qualités supérieures de fluidité, dynamique sonore, de précision et d’invention, voisin de Tony Oxley et de John Stevens. Tout en détails, micro-frappes, manipulation d’ustensiles les plus divers, couleurs, bruissements, son jeu crée une magnifique espace ludique et sonore pour ces deux souffleurs nuancés et inspirés que sont Bruno Gussoni, flûtiste qui joue aussi du « shakuhachi » , la flûte traditionnelle japonaise en bambou et le sopraniste Adrian Northover, un pilier incontournable de la scène londonienne. Les deux acolytes folâtrent avec doigtés croisés, souffle rêveur ou ensauvagé évoluant avec subtilité de manière organique. Le volume sonore de la mini-batterie de Magliocchi est restreint mais sa palette semble infinie, délicate, sèche, vibrante, réverbérante de timbres métalliques épars, de frottements intrigants, de vocalisations intimistes. Il y a une abondance de sonorités les plus diverses et de pulsations en liberté totale par rapport à la notion de « rythmes ». L’empathie des trois musiciens crée une musique irréelle, flottante, de souffles voilés agitée par la multiplicité des frappes tous azimuts du percussionniste. Les trouvailles sonores et toutes ces correspondances poétiques sensibles font ici merveille. Bruno Gussoni souffle entre les notes de son difficile instrument de bambou entaillé d'une encoche rudimentaire d'où vibre étragement l'air insufflé dans le tube. Ces sonorités aériennes colorent la musique de bout en bout conférant au trio une coloration phonique irréelle, fantomatique venue d'un étrange au-delà. Les contorsions de la colonne d'air du soprano de Northover sont complètement en phase avec le feeling de ses deux compagnons. Les 12 morceaux se succèdent en modifiant peu à peu la vivacité des échanges dans une évolution graduelle. Cela permet de mesurer de quel bois ils se chauffent, le sens de la polyrythmie démultipliée de Magliocchi faisant merveille. Une musique collective unique en son genre, sublimant la technique instrumentale au profit de l'état de transe des voyants, ... fort éloignée du soit disant free-jazz tombé sous la coupe de batteurs cogneurs et de sax hurleurs désolants de monotonie à qui ils manquent un tant soit peu d’originalité musicienne. Cette expression pleine de nuances aspire notre écoute, fait voyager l’imaginaire dans une autre dimension, celle d’une forêt enchantée, de la nature vierge, feuilles, fleurs, herbes, branches, buissons, humus, minéraux, ruissellements, pépiements dans les arbres…. Écoute mutuelle et transmissions télépathiques ..Un vrai bonheur !

Floating Similarities Dirk Serries & Christian Vasseur Creative Sources
https://dirkserries.bandcamp.com/album/floating-similarities

On saluera volontiers le raffinement acoustique (The Chatty Pilgrims) de ces deux guitaristes et activistes infatigables de l’improvisation unissant leurs efforts pour sept remarquables duos dont les développements se révèlent imprévisibles. Comme points de références on trouve des albums en duo du guitariste Pascal Marzan avec Roger Smith (Two Spanish Guitars 2006-2007) et John Russell (Translations 2011) publiés par Emanem CD ou The Guitar Lesson par Eugene Chadbourne et Henry Kaiser (Victo 1999). Nos deux acolytes originaires respectivement des agglomérations lilloises et anversoises parcourent une maximum de possibilités expressives, sonores, bruitistes pour capter sans relâche notre attention, voire notre fascination au travers d’une recherche exponentielle systématique mais joyeusement ludique, exacerbée, obstinée. Ça a l’air d’être sans queue ni tête, mais au fil de leurs improvisations improbables, Dirk Serries & Christian Vasseur nous livrent un précis très exhaustif de toutes les facéties alternatives de la six cordes en face à face. Ça percute, bourdonne, gratte, grésille, éclate, tournique, mugit, crisse, s’emporte, grince, bruite sous toutes les coutures, fréquences, ou résonne dans le silence… Il n’y a pas de système, de démarche particulière, de « style » ici : il s’agit d’une volonté d’ouverture à de nombreuses possibilités de rendre expressive la six cordes au-delà des conventions, même celles de l’avant-garde. Il suffit de comparer les deux premiers morceaux The Celestial Peat ou The Chatty Pilgrims avec le dernier, The Traveller Surprised by His Dream et ses extraordinaires ostinatos délirants. On n'a pas le temps de s’ennuyer, leur connivence merveilleuse sublime l’art d’inventer à la guitare. Que ceux qui ne parlent que de Derek Bailey, Fred Frith, Hans Reichel ou Bill Frisell etc.. portent une oreille sur ces étranges Floating Similarities et leurs fluctuations sonores insaisissables. Un album à marquer d’une pierre blanche.

Five Sneaky Leaf Tales Helena Espvall Sofia Borges Joāo Madeira 4DaRecords Digital
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/five-sneaky-leaf-tales

Une excellente “batteriste” et recrue de choix comme percussionniste d’improvisation, Sofia Borges. Ça fait aussi quelque années qu’on découvre le talent de violoncelliste d’Helena Espvall au sein de cette riche scène portugaise et le rôle de catalyseur du contrebassiste Joāo Madeira avec les sessions suscitées pour son label 4DaRecords et les albums avec Ernesto et Guilherme Rodrigues. Pas de souffleur, pas de piano ou de guitare, mais un trio atypique violoncelle – contrebasse – percussions pour Cinq Contes Sournois, si j’en crois le traducteur automatique, minutés entre les 6 et 10 minutes. Les cordistes s’accrochent à leurs archets, pressurant puissamment les cordes sur la touche, faisant vibrer les cordes en tirant à tout va ou scintiller les harmoniques… frictionner les instruments … les pizzicati sont musclés ou éclatés à coups de griffes sauvages… ah le violoncelle ! Des dialogues impromptus se dessinent, la percussionniste secondant ses deux collègues ou les débordant de roulements emportés. Musique de chambre hard- free qui, une fois lancée, au travers de quelques séquences, devient énergique, frénétique, toutes amarres rompues, leurs brûlots fuyant vers le large. Félicitations.

27 janvier 2025

Evan Parker the Heraclitean Two Steps SOLO/ Philipp Wachsmann Trevor Taylor/ John Edwards Liam Noble Mark Sanders Paul Dunmall

Evan Parker the Heraclitean Two Steps Etc… SOLO 4CD + livre False Walls
https://www.falsewalls.co.uk/release/the-heraclitean-two-step-etc/

Depuis son premier concert de solo de saxophone soprano en 1975 (saxophone solos publié en 1976 par Incus et réédité plusieurs fois par la suite), Evan Parker n’a eu de cesse de développer cette musique en solo en utilisant différentes techniques de souffle complexes et difficiles telles que la respiration circulaire, les doigtés ‘croisés’ qui brisent la colonne d’air pour produire des multiphoniques, le jeu des harmoniques ou overtones en anglais au-dessus de la tessiture normale du saxophone soprano, de rapides coups de langue appelés « double » ou « triple » détaché et la combinaison de chacune d’elles. Le projet de réaliser un nouvel album pour False Walls l’a mené à reprendre un solo plus ancien de 1994 enregistré à Warwick et y retourner pour compléter le contenu d’un CD intitulé The Heraclitean Two Steps . S’en suit alors trois autres projets d’enregistrements captés dans la foulée dans le studio de Felipe Gomes avec à chaque fois quelques idées, sentiments, intuitions couvrant trois CD : The Path is Made By Walking, the Straight and Narrow et Time Sifts. Le livre qui accompagne ce coffret est particulièrement intéressant et le coffret est particulièrement bon marché : 45 GBP, non -inclus les frais d’envoi etc... Evan Parker est un artiste complexe, un raconteur qui ne peut s’empêcher d’expliquer son évolution avec de nombreux détails sur les époques, les personnes, les musiciens, les groupes, les événements, les musiques qu’il a écoutées et son expérience d’une vie consacrée à improviser sa musique et à la concevoir à la fois comme un compositeur et un aventurier. Et des explications succinctes sur la chimie interne d’un groupe d’improvisateurs. Une longue interview avec Martin Davidson (Emanem) très éclairante sur son évolution en tant qu’artiste et ses collaborations avec John Stevens, Paul Lytton, Alex von Schlippenbach au fil des années. Une autre interview avec Hans Falb, l’organisateur du festival de Nickelsdorf, un enchaînement de faits et de réflexions par John Corbett et un texte de Richard Leigh, un ami Londonien présent depuis les années 60. On y trouve aussi des reproductions de collages d’Evan, ses propres commentaires et toutes les références foisonnantes auxquelles les titres des morceaux font allusion expliquées par le menu : littéraires, scientifiques, philosophiques, historiques, personnelles , familiales ou musicales.
La musique se situe dans la continuité de ces deux albums solos précédents enregistrés pour son label Psi : Lines Burnt in Lines (2001) et Whitstable Solos (2010) et avant cela, Conic Sections (1993). Je devrais peut-être consacrer un long article entier pour éclairer les lecteurs sur les particularités précises des quatorze albums précédents de solos d’Evan Parker, afin de situer ce coffret et expliquer pourquoi il tient une place particulière importante dans son œuvre en général et d’un point de vue émotionnel pour ceux qui suivent de près sa musique. Basée sur la répétition obsessionnelle de fragments mélodiques qui s’entrecroisent de mille et une façons en créant l’illusion d’une polyphonie, d’enchaînements de spirales, boucles et pulsations, par le truchement de la respiration circulaire, sa musique donne au départ une impression de monolithe, d’un style « minimaliste » fascinant et ultra-complexe dans sa réalisation d’un point de vue stylistique. J’ai eu la chance d’acquérir ses premiers albums solos dès qu'ils ont été publiés par le label Incus : Saxophone Solos, Monoceros, Six Of One et The Snake Decides ; puis chez ah Hum : Conic Sections et les 2 CD’s précités de Psi. Il y a aussi chez FMP : Process & Reality, et chez Tzadik : Time Lapse, où intervient le multi-pistes, ainsi que des albums live comme Abracadabra, Vain Cu’Vah et NYC 1978 enregistrés lors de sa première tournée aux USA, ou Zanzou enregistré aus Japon en 1982. J’ai aussi assisté à plusieurs concerts solos dans des lieux et des acoustiques différentes au fil des années et des décennies, ainsi que des concerts en duo avec George Lewis, John Russell ou Fred Van Hove, et dans une série de groupes. Un élément essentiel de son travail en solo est que son jeu, sa sonorité, la fluidité, la densité, le timbre, etc… sont en profonde relation avec l’acoustique du lieu, studio, salle de concert, église, etc…
Et c’est tout l’intérêt de ce coffret : on y découvre plusieurs facettes de sa démarche qui sont tributaires de la résonance et du volume de l’espace, de ses fréquences, du feedback du lieu de l’enregistrement et de la technique d’enregistrement lui-même. Cela va au-delà de la forme de sa musique. La sonorité peut devenir perçante, liquide, transparente, flûtée, ondoyante et raffinée ou bien, dense, épaisse, intense et mordante. S’ajoute les nuances de crescendo vers le piano ou le forte et quelques fins de morceaux où ses boucles se démêlent pour se transformer progressivement en une mélodie surréelle. C’est aussi l’album le plus touchant, le plus proche de l’auditeur : dans le CD 2 (the Path is Made By Walking chaque morceau est « essayé » et même scindé du suivant par un silence de respiration dans toute la durée d’une seule longue prise d’enregistrement, comme s’il tentait de s’approcher de chacun d’entre nous en toute simplicité. Une somme à la fois fascinante, lyrique, humaine et sincère. Aussi, on entend des harmoniques très hautes jouées avec une grande précision et une finesse miraculeuse. Ses premiers albums solo comme Monoceros ou Saxophone solos étaient abrupts et terriblement impressionnants, on les écoutait complètement médusés. Une fois parvenu à un stade très avancé de maîtrise technique et d’invention, il a tenu à créer une véritable architecture de formes évolutives avec par exemple, l’enregistrement live de Six of One, une suite de six compositions instantanées enregistrée lors d'un même concert. Aujourd’hui, ses efforts sont multiformes et s’expriment avec une grande latitude de variations, de trouvailles, de sensibilités… Est-ce de la musique improvisée libre (je vous passe le terme non-idiomatique) ? Pas vraiment, même si on entend clairement que contrairement à Six of One, il laisse venir à lui les événements, ce qui peut survenir quand on souffle plus fort ou moins fort, quand on superpose telle puissance de souffle, avec une ou deux harmoniques, certains doigtés « fourchus », tels intervalles joués dans l’instant, subtils glissandi, distribution de coups de langue,... Qu’on s’égare dans sa quête pour trouver une réponse à une question jusqu’alors inconnue. Et cela sans vouloir chercher à créer une forme générale plus identifiable. Composition, Improvisation, Connu, Inconnu, ? … on se jette à l’eau, on poursuit une quête qui semble sans fin. Evan revient sensiblement à l’état d’esprit qui l’animait dans ses jeunes années quand il déclarait qu’il ne cherchait pas « à construire un monument, mais seulement un abri » (« shelter »), soit un espace d’espoir et de résistance où tout est possible.
Ou alors comme dans les pièces de the Straight and Narrow (CD3) où il donne l’impression de vouloir se surpasser en fixant un point précis, une démarche obstinée et systématique, la respiration suspendue dans une giration affolante, une lévitation sensorielle. Ces pièces sont dédiées à Steve Winwood qui lui ouvrit les portes des Studios du label Island en février 1968 (Karyobin), Luc Ferrari, Steve Lacy, Kary Mullis, Paul Rutherford et à son grand-père Anthony Corteel. Il semble qu’il y a un plan dans l’élaborations de cette série. Comme la technique d’enregistrement du studio Arco Baleno de Filipe Gomes à Ramsgate, s’est affinée depuis l’époque des Bob Woolford ou Adam Skeaping, on perçoit autrement les détails infinis de son jeu ou simplement l’énergie physique intense qui s’envole. C’est aussi pour cela que le jeu vaut la chandelle. Si le solo de saxophone soprano semble être devenu comme un rituel chez Evan Parker, cette musique est réalisée par un improvisateur incontournable, personnalité généreuse et musicien hors du commun qui communique mieux que jamais sa sensibilité. Et on entend encore des idées neuves.

Two Philipp Wachsmann Trevor Taylor FMR CD656-1222

Publié en 2022, mais reçu seulement il y a peu. En cause, les mesures post Brexit et les « processing» de BPost dont un colis égaré. Il y en a une kyrielle et j’essaie de rattraper mon retard FMR avec Two du tandem Trevor Taylor (percussion, electronics) et Philipp Wachsmann (violon, electronics). Responsable des fort nombreuses parutions FMR, Trevor Taylor est un des percussionnistes historiques de la scène improvisée britannique depuis les années 1970. À l’époque, il jouait fréquemment avec le guitariste Ian Brighton, le violoncelliste – contrebassiste Marcio Mattos et le violoniste Philipp Wachsmann. Leur groupe enregistra son premier CD sous le titre Eleven Years From Yesterday pour Bead Records et Future Music Records (FMR) dont c’était le premier album paru. C’est aussi un des tout premiers compacts de musique improvisée libre publié en 1988 juste avant le passage au CD de labels comme FMP, Leo Records, Incus, InTakt etc… Depuis lors les deux musiciens ont collaboré à plusieurs reprises et Phil Wachsmann a enregistré depuis lors de très remarquables albums en duo : avec les contrebassistes Teppo Hauta-Aho et David Leahy, les percussionnistes Paul Lytton, Martin Blume et Roger Turner, et le signal processing instrument de Lawrence Casserley ou l’électronique de Matt Hutchinson pour son label Bead ou pour FMR. Two commence avec une intervention de Trevor Taylor au vibraphone « sans hélice » qui suscite une alternance de motifs mélodiques incertains et de tressautements pointillistes qui se succèdent avec une rare élégance et un sens de la surprise dans le chef du violoniste. Son improvisation semble détachée et survole tangentiellement les roulements des mailloches sur les lamelles qui évoluent entre remous et courts silences (First Landscape 9 :09). Musique d’une grande pureté qui synthétise plusieurs courants musicaux classiques weberniens ou cagiens. Chaque improvisation cultive une approche différente (Butterfly 10:58) : percussions métalliques et sons électroniques suspendus dans l’espace et curieux effets de boucles au violon, l’instrument de Wachsmann étant relié à son installation électronique. Musique éthérée, fantôme évanescent au bord du silence. Les effets de boucles s’entremêlent un moment avec une précision et un timing étonnants, avec effets de crescendo decrescendo des frappes et roulements de Taylor. Les musiciens dialoguent depuis leurs univers sonores respectifs de manière tangentielle et minutieuse. Au fur et à mesure que l’écoute avance, le duo fait évoluer créativement les échanges de manière à ce que chacune des huit improvisations abordent des formes et des sonorités différentes tant au point de vue acoustique qu’électronique. L’impression donnée est qu’on s’éloigne de la free music kinétique représentée par les duos avec Hauta Aho, Turner, Blume etc… pour se rapprocher de la musique dite expérimentale électronique ou du contemporain « alternatif ». Certaines pièces très « individualisées » sont de magnifiques miniatures comme les 3:19 de Floating Breathing ou de curieux paysages sonores oniriques comme Dusk Air (6 :58) qui frisent le minimalisme : sons électroniques étranges provenant du violon et percussions métalliques et vibraphone joués parcimonieusement pour progressivement fusionner dans une étrange conversation hybride et s’évanouir dans un silence. Ce silence est ensuite travaillé jusqu’à sa limite ultime dans Origami (10 :10) accélérant paradoxalement la perception du temps et de sa durée ressentie jusque passé les 5 minutes. Une complainte fragile (le délicieux violon) s’élève alors dans le ciel par-dessus les vibrations des lamelles pour aboutir à un ostinato minimaliste introduisant une déambulation des mailloches. Il s’agit presque d’une mise en scène spontanée d’une composition illusoire. Game for Two est sans doute le morceau le plus animé mais le découpage du timing et l’archet folichon dans les aigus est vraiment étudié dans les détails. On goûtera le simple raffinement du jeu wachsmannien capable d’exprimer de magnifiques idées et formes créatives en moins de temps qu’il faut pour le dire et peu de notes, cristallisant ainsi un superbe sens de la forme. La sensibilité et le savoir-faire remarquable de Trevor Taylor est un sérieux atout dans la réussite de cet album : les deux artistes sont complètement en phase partageant ce goût merveilleux de l’épure. La virtuosité instrumentale n’est pas de mise ici : il s’agit de faire sens avec des structures ouvertes, poétiques où chaque son dégage une signification particulière, trace une marque dans le silence et l’espace et fait dilater le temps.

Disappearing Worlds John Edwards Liam Noble Mark Sanders Paul Dunmall FMRCD693-0524

Sixième album de ce quartet gagnant dans la veine free-jazz entièrement improvisé … avec un remarquable sens de la forme sur les grandes longueurs : Disappearing Worlds et Gone font respectivement 34:03 et 43:10 tous deux enregistrés le 6 mars 2024. Précédaient, chez FMR, Go Straight Round the Square et Chords of Connection (2016), Feeling the Principle (2019) et One Moment (2022) et pour Rogue Art, Here Today Gone Tommorrow, tous albums aussi substantiels et énergiques que ce dernier Disappearing Worlds. La paire contrebasse - batterie John Edwards et Mark Sanders est à raison une des plus demandées par un nombre croisssant de musiciens. Dans ce contexte et avec une souffleur aussi intense et puissamment chaleureux, le pianiste Liam Noble est une recrue providentielle. Non content d’être des « drivers » aussi dynamiques qu’interactifs, Edwards et Sanders sont impliqués sans arrière-pensée dans l’improvisation radicale avec un goût prononcé pour l’exploration sonore. Par exemple, le duo de Sanders et d’Axel Dörner avec sa trompette implosée est complètement décoiffant (Stonecipher/ Fataka). Et aux dires de musiciens chercheurs les plus pointus, Edwards a créé l’unanimité autour de lui. Et c’est ça qui fascine dans ce quartet : ce bon solide free-jazz énergétique de la formation instrumentale "canon" : sax ténor (+ soprano) piano, contrebasse et batterie s’accommode joyeusement des incartades individuelles et collectives des trois larrons de la « section rythmique » pour décomposer et fragmenter l’ordonnancement et les us et coutumes avec la bénédiction « coltranienne » (mais pas que) du souffleur, sans doute un des plus aimables gentlemen de la musique improvisée. Parfois, Paul Dunmall oublie de mettre en avant sa redoutable virtuosité (triples détachés infernaux en cascade etc) pour asséner des sons tordus, des morsures brûlantes et des barrissements sauvages. Ou il sinue des ellipses cool qui sortent de nulle part et ensuite mâchonne des phrases hachurées tressautantes empilant les coups de langue en cascade pour qu’en sorte un fragment mélodique ressassé – étiré alors que les trois autres divaguent et font osciller leurs efforts au gré du vent avec obstination. Et son lyrisme est mis en valeur par le jeu improvisé et accidenté de ses trois camarades, la paire Mark - John a trouvé ici un véritable moteur de groupe à la hauteur de ces trois aventuriers : Liam Noble, un authentique pianiste de jazz contemporain qui s'insère à merveille dans leur entourage rôdé depuis un bon quart de siècle sur la brèche des déséquilibres mystérieux et merveilleux. Du très grand art ! c'est une musique qu'on croit connaître, mais qui se révèle à nous comme si nous ne l'avions jamais entendue - écoutée.
Je le dis : c’est un SCANDALE ! Qu’aucun organisateur- tourneur- responsable – festival–chef ou groupie invétérée ne sollicite un artiste de super très haut-vol de la trempe de Paul Dunmall, leur préférant d’honorables musiciens « professionnels » certes, mais nettement moins talentueux et surtout fatigants à la longue, est le comble de l'aberration. Cette lingua franca sans envergure, ces faiseurs... l'absence d'originalité, le mimétisme caricatural du "free"... qui déferle... C’est le monde à l’envers. J’en ai marre ! À bas la connerie, vive le talent ! Je vous confierai que j’ai par devers moi des piles de Dunmall par douzaines et que, foi d’écouteur attentif de Coltrane Ornette Dolphy Braxton Rivers Lacy depuis 50 ans etc… , je ne parviens pas à m’en lasser. Et je déteste me faire c… avec des faiseurs qui se répètent à longueur de concerts et d'enregistrements. Il y a bien sûr des albums de Duns qui sont « expérimentaux », mais la quintessence de ses nombreux albums qui vont droit dans le mille est colossale. Ses concerts sont un labyrinthe tourné vers l’infini : il y a tellement de variations et d'auto-réincarnations dans son jeu et ses multiples collaborations avec ses nombreux camarades que cela devient impossible de le décrire. Ce quartet de rêve nous fera oublier l'existence fantomatique de Mujician qui avait trop peu tourné (R.I.P. Keith Tippett & Tony Levin). De nombreux artistes réputés n'arrivent pas à sa cheville. Voilà : Hugh ! J’ai dit !!! PAUL DUNMALL FOREVER !!

7 janvier 2025

Ulf Mengersen Lina Allemand Kamil Korolczuk/ Floros Floridis Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Ulf Mengersen/ Nathalie Peters & Sebi Tramontana/ Anne Foucher & Jean-Marc Foussat

Computation Intensive Spontaneousness True Stomach of A Bird Ulf Mengersen Lina Allemand Kamil Korolczuk Citystream CYTCD0010
https://ulfmengersen.bandcamp.com/album/computation-intensive-spontaneousness

Un trio contrebasse (Ulf Mengersen) trompette (Lina Allemand) et synthé modulaire et bandes magnétiques (Kamil Korolczuk). 12 improvisations, courtes pour la plupart. Ulf Mengersen a déjà laissé quelques bonnes traces enregistrées. Il fait partie de The Chemical Expansion League avec l’improbable Adam Bohman aux objets amplifiés et ses deux collègues parmi les plus proches, les saxophonistes Sue Lynch, ici aux sax ténor, clarinette et flûte, et Adrian Northover crédité alto et soprano, wasp synthesizer et autoharp. Comme tous les groupes d’Adam Bohman, les titres farfelus des morceaux sont de sa plume : leur dernier CD s’intitule Salute Rabid Raspberry et il y est question d’une Armed Rhubarb Rhumba Visiblement, Ulf Mengersen a une inspiration similaire : on entend une Stereo Based Inflamation ou une Sound Border Patrol. Parenthèse fermée et en avant la musique ! Celle-ci démarre un peu bruyamment dans les 3:18 de New Village Pharmacists, mais au fil des pièces suivantes, l’inspiration évolue pour un mieux et atteint un excellent niveau de jeu, d’invention, de cohésion du trio, une dose de folie. La trompettiste Lina Allemand se bonifie d’une plage à l’autre requérant de nouveaux sons en étendant les techniques de souffle et de bruissement de sa trompette. Kamil Korolczuk au synthé modulaire fait plus qu’honorer l’instrument, il en divulgue graduellement les propriétés plastiques et soniques de manière orginale. Comme il le fait adroitement avec des musiciens aussi compétents qu’Ernesto et Guilherme Rodrigues et Floros Floridis dans Xafnikes Synantiseis (Creative Sources), le contrebassiste Ulf Mengersen s’intègre adroitement dans le trio, complétant intelligemment le propos des deux autres et conférant la densité sonore et le feeling qu’il se doit pour placer le trio sur orbite. S’il y a déjà plusieurs trouvailles, les derniers morceaux sont gagnants quelques soient leur orientation ludique et l’ambiance sonore. Comme ils le disent, ils se veulent non conventionnels à tout point de vue et inclassifiables ! C’est réussi.

Une question : il y a un album avec Adam Bohman où figurent des titres à coucher dehors « d’inspiration bohmanesque » et qui ne sont pas de sa plume (j’en suis témoin !). Et donc, la question est la suivante : lequel des albums des groupes dans lequel Adam Bohman joue et dont les titres des morceaux ne sont pas de sa plume ? Celui qui trouvera le premier la bonne réponse recevra gratos un CDR rarissime d’un groupe favori d’Adam Bohman. Bonne chance ! Pour m’atteindre par courrier, il suffit de répondre sur ma page Facebook ou de demander à un musicien de vos amis de vous filer mon contact.

Xafnikes Synantiseis Floros Floridis Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Ulf Mengersen Creative Sources CS819CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/xafnikes-synantiseis

« Musique de Chambre » à l’abord grave et austère, mais aussi ludique, soyeuse, pleine de fictions, lyrique, expressive avec une science harmonique et une maîtrise exceptionnelle des voicings des cordes d’un point de vue harmonie, dissonances, spectralisme et … une énergie faite de bourrasques, grondements et soubresauts pointillistes ou un hiératisme classique contemporain pour ouvrir les débats. Adjoindre une clarinette « free », qu’elle soit en mi-bémol ou contrebasse avec l’alto (violon « alto »), le violoncelle et la contrebasse et l’intégrer, l’accorder aussi bien au sein du trio à cordes est une belle idée qui tombe sous le sens. Mais nous offrir une réussite d’une telle envergure, d’une telle qualité, avec autant de sensibilité est un bel exploit musical. S’il y a de toute évidence un savoir-faire qui provient du classique contemporain, les quatre musiciens, Floros Floridis aux clarinettes, Ernesto Rodrigues à l’alto, son fils Guilherme au violoncelle et Ulf Mengersen à la contrebasse ont cette capacité d’inventer immédiatement chacune des 6 improvisations avec force détails, un sens du timing époustouflant, une invention sonore toujours renouvelée, une alternance dans les actions individuelles séparées par des silences de l’un ou l’autre des cordistes sans qu’on devine qui que quoi. Compositeurs de l’instant et découvreurs de sonorités qui s’intègrent adroitement dans une véritable dimension orchestrale. En suivant attentivement chacun des six morceaux à la file, vous découvrirez une variation parfois radicale dans les formes, les cas de figures, les procédés compositionnels nés de l’action et du jeu, les textures les plus diverses, du vif éclair au languissant, de superbes oscillations de fréquences et d’harmonies stochastiques qui sont ressenties par les mouvements du corps et l’extrême sensibilité des musiciens et les déconstructions « conflictuelles » des paramètres de la musique écrite où notre clarinettiste hoquète, growle, s’écrie, rage... Tout cela dans une suite ou chacun des six morceaux gravite ou flotte dans un univers focalisé avec précision par une intention musicale très particulière, mais non préméditée. Du très grand art ! Pour un superbe clarinettiste tel que Floros Floridis, la paire des Rodrigues est à la fois un challenge et une bénédiction avec la complicité de Mengersen. Ils partagent de nombreux affects expressifs avec une grande subtilité qui s’impriment magnifiquement dans les moindres nuances de leurs jeux respectifs. Floros Floridis est un des clarinettistes parmi les plus compétents avec une subtile saveur hellénique, aussi saxophoniste et toujours adapté dans les différents groupes auxquels ils participent (pour rappel Paul Lytton, Louis Moholo, Gunther Sommer, Peter Kowald, Okay Temiz). Creative Sources a publié en son temps l'excellent album Penetralia du trio GRIX avec Floridis, Antonis Anissegos et Yorgos Dimitriadis. Ulf Mengersen navigue à vue et fait exactement ce qui doit être joué au bon moment en s'intégrant excellement dans cette équipe haut de gamme. Xafnikes Synantiseis est aussi une œuvre à dimension humaine, existentielle et prodigieuse de musicalité.
Tous, tous, tous convergez vers https ://ernestorodrigues.bandcamp.com , l’île portugaise aux trésors phoniques et sonores.

Nathalie Peters & Sebi Tramontana live at Frequenze Libere DDD
https://digitaldddd.bandcamp.com/album/sebi-tramontana-natalie-peters-live-at-frequenze-libere
https://nataliepeters.ch/2024/10/18/cd-release-sebi-tramontana-and-natalie-peters/
Le tromboniste Sebi Tramontana aime à vocaliser joyeusement dans son trombone et sa sonorité découle du jazz swing décontracté qu’il distend et éclate avec des effets de souffles, des glissandis et aigus jouissifs, des bruitements colloquiaux, chaleureux autant que Roswell Rudd ou Nick Evans . Idéal pour ce duo avec une vocaliste expressive, délurée et audacieuse telle que Natalie Peters. Celle-ci vit plusieurs vies au travers de sa superbe voix avec hyper aigus tordus au fond du gosier, glossolalies improbables, inventions phoniques, dérapages existentiels et toute une gamme de sonorités, textures et de méli-mélodies fofolles à souhait. Leur association scénique est avant tout ludique et spontanée, instantanée et festive. Ces deux là communiquent leur plaisir d’inventer des interactions et de communiquer cette folle joie de vivre. Mais cela peut devenir mélodramatique ou frénétique. Derrière l’impression qu’ils dégagent, se trouvent un métier de chanteuse et de tromboniste, une assurance de soi dans le feu de l’improvisation, un feeling sincère et une intense générosité. Les suivre seconde après seconde est une véritable découverte, la chanteuse ayant plus d'un tour dans son sac et un abattage peu commun, sans pour autant nous étourdir avec excès, et son collègue regorge d'inventivité gouailleuse. C'est du solide ! Natalie est suissesse et Sebi (Sebastiano) est italien. Ils ont choisi cet enregistrement réalisé à Locarno, ville suisse de langue italienne pour se sentir chez eux de part et d’autre, au bord d’un lac face aux sommets des Alpes sur cette voie de communication millénaire qui relie Bâle et Zurich à Milan via le col du St Gothard. Et donc pour mieux se comprendre. Comme ils expectorent un maximum pour chanter et jouer à tue-tête, rien de tel que le grand air Alpin à seulement quelques centaines de mètres d’altitude. C’est à eux de grimper sur les sommets.

Chair ça Anne Foucher & Jean-Marc Foussat FOU FR-CD 61
https://fourecords.com/FR-CD61.htm

Un album à dominante électronique un brin artisanale pleine de poésie et de belles trouvailles. En sus du violon, Anne Foucher manie l’électronique de manière avantageuse car ses sons, son enveloppe sonore se distingue clairement du synthé AKS de Jean-Marc Foussat (FOU c’est lui). Deux longues improvisations enregistrées le 1er novembre 2022 à Montpellier et le 5 novembre suivant à Bignac : Circonstances Enfreintes (25’22’’) et Nature du Bonheur (L’amateur d’Aube) (22’09’’). La musique se décline dans des évolutions dynamiques, éthérées, circonvolutives, spatialisées ou convulsives. On y entend le violon utilisé avant toutcomme source sonore de manipulations électroniques, des boucles qui s’échappent de leurs prisons, des ambiances sombres ou élégiaques, de curieux chants d’oiseaux, des grondements sourds et des accélérations de moteurs.. L’interconnexion et l’équilibre entre les deux artistes coexistent pour le mieux, chacun prenant des initiatives heureuses pour s’intégrer successivement aux propositions de l’autre. Fort heureusement, cette musique inclassable est un beau témoignage des possibilités expressives instantanées des instruments électroniques. Et on a droit à un Poème de Paul Nougé dit par J-MF et ça me fait penser que je devrais emmener Jean-Marc dans le légendaire bistro Q.G. de ce poète avec Marcel Mariën, Magritte et compagnie, La Feuille en Papier Doré, la prochaine fois qu’il sera de passage à Bruxelles. Il y joue aussi du piano « en l’état »… Au fil des années de pratique, J-M Foussat a peaufiné ce qu’il peut extraire de son matériel et comment mettre ses trouvailles en commun avec l’imagination des autres. Et je dois dire qu’Anne Foucher trouve en elle-même de quoi alimenter et mettre en valeur la musique du duo. Tout ce qu’elle joue ici est une intéressante et belle contrepartie au travail de son collègue. Bien qu’il soit un fervent anti-capitaliste, on peut dire que la musique de J-M F s’est bonifiée en cumulant de nombreuses expériences qui augmentent son potentiel de réussite… en concert. Jean-Marc Foussat documente fréquemment nombre de ses concerts sur son label FOU Records en collaborant indifféremment avec des artistes à la notoriété internationale qui ont fait plus que leurs preuves (Evan Parker, Daunik Lazro, Joe Mc Phee, Urs Leimgruber) et des artistes nettement moins connus dans la sphère improvisée (Xavier Camarasa, Marialuisa Capurso, Guy-Frank Pellerin, JJ Duerinckx), car ce qui compte c’est ce qui se passe sur scène et ce que ses micros ont capté et surtout la camaraderie et la passion. Et je dois dire que cette nouvelle collaboratrice, Anne Foucher, co-signe ici une musique qui fait bien plus que passer la rampe.

5 janvier 2025

Carlos Zingaro João Madeira Sofia Borges/ Daunik Lazro Tristan Honsinger Jean-Jacques Avenel/ Ernesto Rodrigues Carlos Santos Miguel Mira/ Martin Walter Matthias Boss Marcello Magliocchi

Trizmaris Carlos Zingaro João Madeira Sofia Borges 4DA Records 4DRCD 013.
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/trizmaris
Trois générations d’improvisateurs portugais pour une belle musique expressive, subtile et énergique. La percussionniste Sofia Borges se définit aussi comme compositrice dans l’univers des musiques contemporaines et utilise des objets usuels, outils de travail, boîtes musicales et jouets. Elle a justement publié un panorama intéressant de ses réalisations dans le double CD Trips and Findings publié par le même 4DA Records, label au catalogue en expansion piloté par le contrebassiste João Madeira. Celui-ci se révèle comme un artiste qui compte, collaborant activement avec Ernesto Rodrigues, Guilherme Rodrigues, Bruno Parrinha, Hernani Faustino etc… soit la galaxie Creative Sources et, bien sûr le violoniste Carlos Zingaro, le doyen de cette vivace scène portugaise, que nous retrouvons dans ce Trizmaris où les deux cordistes, violon et basse, donnent le meilleur d’eux-mêmes avec le travail subtil, la délicatesse même et le sens de la dynamique sonore de la percussionniste laissant le champ libre à la spontanéité de leurs improvisations. Le jeu de Carlos Zingaro a un caractère microtonal spécifique qui l’identifie immédiatement ou autrement dit il imprime de minimes altérations, accentuant les intervalles entre les notes de la gamme qui sont sa marque de fabrique personnelle. On peut visualiser les mouvements de son archet créant des spirales et des circonvolutions qui évoquent le vol d’oiseaux dans un ciel lumineux. Son collègue contrebassiste offre une contrepartie dynamique et créative puissante, élégante et souvent audacieuse dans l'équilibre des forces, outrepassant allègrement le rôle de "support" assigné à la contrebasse dans les musiques plus conventionnelles. Il y a une dimension orchestrale dans son travail qui revêt plusieurs changements successifs de registres et d'approches et crée des formes mouvantes en phase avec ses deux comparses. Un sens très sûr de l'initiative. Au fil de quatre longues improvisations (I II III et IV) de 13’48’’, 7’38’’, 17’45’’ et 9’31’’, le trio explore des paysages sonores variés, chacune d’elles constituant une véritable composition instantanée avec sa logique propre et une sensibilité distincte. Car, sensibilité et raffinement sonore sont ici le maître-mot, combinés avec l’énergie primale de la free-music atavique. Leur interactivité et leur écoute fonctionnent avec différents modus vivendi, João Madeira travaillant sa contrebasse à l’archet sur le même plan que celui de Carlos Zingaro. Le savoir-faire expressif de Sofia Borges à la percussion émerge le mieux dans le III où Zingaro nous fait un envol sottovoce irrésistible et où le trio étend ses trames dans des ramifications extensibles et fantasmatiques. Une mention spéciale à João Madeira : au fil des enregistrements, il est devenu un improvisateur créateur incontournable dans son pays et son label 4DA records au catalogue grandissant tient une place à part parmi les autres étiquettes portugaises dédiées aux musiques que nous aimons.

Dunois 9 Mai 1982 True & WholeTones in Rythms Daunik Lazro Tristan Honsinger Jean-Jacques Avenel. FOU Records FR - CD 66
https://www.fourecords.com/FR-CD66.htm
Voici une étape supplémentaire et tout aussi essentielle que les albums d’archives précédents du saxophoniste Daunik Lazro et cie enregistrés et publiés par Jean-Marc Foussat et Fou Records : DUO de Lazro et JJ Avenel, ecstatic jazz : Lazro, Avenel et Siegfried Kessler, Enfances : Lazro, George Lewis et Joëlle Léandre. Sans parler du tandem Annick Nozati et Daunik avec Sept Fables sur l’Invisible au catalogue de Mazeto Square. Comme le titre l’indique, il y a un aspect rythmique ou « pulsationnel » dans la musique jouée par ce trio du feu de l’enfer. Tristan Honsinger scie littéralement son violoncelle à tout va avec des accents rageurs et en filigrane des structures cycliques sauvagement enchâssées et tourneboulées. Cela convient à merveille au contrebassiste Jean-Jacques Avenel, lequel devint un remarquable joueur de kora africaine dont on entend déjà l’écho ici . S’ajoutent à cela la voix et les exhortations divagantes de Tristan Honsinger et l’emploi sauvage et borborygmique du tubausax, soit un sax alto muni d’un tuyau supplémentaire entre le tube et la partie supérieure où se trouve l’embouchure : la magie fonctionne. Daunik Lazro nous livre des improvisations charnues et mordantes en cascades irrégulières de riffs détraqués nourries par une écoute intensive d’Ornette, Dolphy, Braxton et aussi, Roscoe Mitchell comme on peut l’entendre précisément à certains moments. Deux « improv. » incluant des compositions : Pat (Lazro) et Ever Never (Honsinger) sur 14’16’’ et l’autre sur 39’30’’ avec Cordered (Lazro) et Canoë (Avenel). Ce trio avait joué au festival de Willisau avec Toshinori Kondo à la même époque ; il en reste un témoignage dans le double LP Sweet Zee publié par Hat Hut. C’est vraiment un excellent témoignage avec de magnifiques emprunts inspirés des musiques caraïbes et africaines et des échanges de pizzicati rebondissant et tournoyant entre le violoncelliste et le contrebassiste. Si des labels comme FMP, Moers Music ou Black Saint avaient publiés ne fût-ce que deux ou trois des enregistrements mentionnés plus haut, cela aurait changé pas mal de choses, non seulement pour Daunik Lazro, mais aussi pour la scène française du free en augmentant la synergie internationale. Le Dunois était un haut-lieu brûlant des musiques improvisées et à l’écoute de ces True & Whole Tones in Rythms et aussi du coffret FOU Records « Topologie Parisienne » avec Han Bennink/ Derek Bailey/ Evan Parker, on en est tout à fait convaincu. Et si je vous dis que, en plus, FOU Records a publié un quartet réunissant Fred Van Hove Annick Nozati Paul Lovens et Daunik Lazro, vous allez fulminer et vous faire un solide brelan d'as aux rois avec les cinq cédés de Daunik Lazro et sa bande d'allumés chez FOU Records. Servez-vous tant qu'il est encore temps, car cela a mis le temps de voir le jour (quarante ans et plus) et que depuis Daunik joue du sax ténor et Tristan et Jean-Jacques nous ont tous les deux quitté. De temps en temps, il vaut mieux être un peu FOU.

The knowledge that our time is limited can inspire us Ernesto Rodrigues Carlos Santos Miguel Mira Creative Sources CS847CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/the-knowledge-that-our-time-is-limited-can-inspire-us

Le label Creative Sources est un point de rencontre de l’improvisation contemporaine radicale qui explore sans relâche toutes les occurrences sonores sous la houlette collective d’Ernesto Rodrigues et ses comparses Carlos Santos, Guilherme Rodrigues, Miguel Mira, Nuno Torres, Bruno Parrinha, José Oliveira, João Madeira, Hernani Faustino, Flak, et de nombreux autres tous localisés au Portugal. Dans l’exceptionnelle production du label, exceptionnelle tant en quantité d’enregistrements (850 et plus), qu’en qualité musicale, qui documente leurs musiques, il convient de distinguer deux types de projets. D’une part, les enregistrements consacrés au travail collectif des Lisboètes proprement dit, lequel a une forte identité dans leur recherche sonore, et d’autre part leurs tentatives de plus en plus souvent réussies avec des artistes extérieurs à leur cercle, même si ces musiciens ont une esthétique bien différente (récemment Frank Gratkowski, Floros Floridis, Alex von Schlippenbach et antérieurement Birgit Ulher, Alex Frangenheim, Jean-Luc Guyonnet, Sharif et Christine Sehnaoui, etc…. « The knowledge that our time is limited can inspire » est le parfait exemple de la vivacité et de la continuité créative de la galaxie Rodrigues et compagnie. Miguel Mira est un super violoncelliste avec un jeu sensible et raffiné dans les moindres détails en complète empathie avec les trames et ondulations oscillatoires d’Ernesto Rodrigues, lequel entretient une relation particulière avec son fils Guilherme, violoncelliste établi à Berlin depuis un certain nombre d’années. L’alto est un instrument plus compliqué que son petit frère le violon, mais Ernesto en tire les sonorités les plus irisées, soyeuses, sifflantes, en frôlant les cordes de son archet magique au plus proche du silence. Son sens de la dynamique est absolument extraordinaire et la réalité de sa pratique musicale va bien au-delà du vocable « réductionniste », « textural » ou « minimaliste lower-case», enzovoort (etc…en flamand !). Miguel Mira rivalise d’inventivité et de sensibilité, conférant avec son collègue un miroitement lyrique irrésistible. Il faut tout le talent et l’esprit d’à propos de Carlos Santos au synthé modulaire – une machine hérissée de câbles vivement colorés, de boutons et molettes - pour s’intégrer au plus près des textures chatoyantes et étirées des deux cordistes durant une longue improvisation de 37:58 enregistrée le 2 octobre 2024 à Cossoul, Lisbonne et déjà publiée, car urgence. La précision extrême et la présence active, mais presque différée, de Santos apporte une dimension éthérée, cosmique à cette musique qui se liquéfie ou se gazifie en apesanteur dans une autre réalité gravitationnelle. Et croyez-moi, je suis muni d’une pile imposante de leurs CD’s, à la bande à Ernesto et compagnie, que j’écoute sans jamais m’ennuyer que du contraire. Ces artistes sont parvenus à bonifier leurs capacités à créer dans l'instant au point que leur contribution intéressante au départ est devenue essentielle.

Leocantor Trio Martin Walter Matthias Boss Marcello Magliocchi FMR CD689-524
https://marcellomagliocchi1.bandcamp.com/album/leocantor-trio-walter-boss-magliocchi

Enregistré dans l'église néo-gothique de St Jacques d'Escholzmatt à Lucerne en août 2023 par un improbable trio sortant de l'ordinaire. A t-on idée de joindre un orgue à tuyaux (pipe organ en anglais) à un binôme de zazous improvisateurs free tels que le violoniste Matthias Boss et le percussionniste Marcello Magliocchi ! L'organiste Martin Walter (Leocantor - Kapelmeister) s'est laissé prendre au jeu avec une grande bonne volonté et tout autant d'esprit d'ouverture à l'invention sonore de ses deux acolytes. Une petite explication tout à fait accessoire : Marcello Magliocchi, lui-même un super batteur professionnel a développé une inspiration particulière avec les "piatti", soit les cymbales et gongs ; surtout celles qui sont amoureusement réalisées par le facteur U.F.I.P. de Pistoia avec qui il a conçu des prototypes hors du commun. Or, il se fait que les responsables de cette entreprise centenaire, la famille Tronci est établie depuis au moins deux siècles dans cette ville dédiée au travail du cuivre et du zinc depuis la plus haute antiquité pré-romaine. Initialement, les ancêtres Tronci étaient des facteurs d'orgue réputés et ils se sont ensuite orientés vers la percussion métallique pour répondre à la demande croissante de cymbales pour les fanfares, harmonies et "bandas" italiennes. On entend d'ailleurs Marcello faire siffler une cymbale manufacturée à cet effet au moyen d'un archet. Ces sonorités confluent avec les ullulements de l'orgue dans les aigus et les notes étirées du violoniste Matthias Boss. Des drones subtiles et ondulantes dans le registre piano de l'orgue joué patiemment par Martin Walter évoluent vers un infini de suggestions harmoniques suspendues dans le silence alors que résonne le menu crépitement des micro-frappes sur les peaux avec des baguettes ultra-fines et que tintent des clochettes. De cette ambiance mystérieuse émerge la voix fantômatique du violon de Matthias Boss inspirée par je ne sais quel songe secret et l'aura sonore de son collègue organiste. Quatre titres se succèdent dans une suite cohérente et audacieuse mise en perpective par une prise de son judicieuse, d'une part, l'auditeur de ce compact aura l'impression d'être assis à une bonne distance des musiciens dans une rangée de chaises d'église, d'autre part, Matthias et Marcello jouant parcimonieusement en évitant d'occuper l'essentiel de l'espace sonore au profit des nuances des jeux de l'orgue. Une musique céleste à laquelle se joint le violoniste qui joue comme s'il faisait partie intégrante de la machinerie des tirants et tuyaux. Une collaboration musicale étonnante qui sort complètement des sentiers battus. Holi Shadows 13:08, LeoTor Holi Hope 6:50, Bunter Sonntag 13:36, LeoCanTor Holi Sacred Thoughts 15:05. C'est à la fois fascinant, mystérieux et entièrement différent - off the wall par rapport aux courants habituels qui agitent la sphère improvisée contemporaine. Merveilleux d'entendre des improvisateurs de la trempe des Boss et Magliocchi s'intégrer aussi finement à l'univers magique de Martin Walter, un musicien entièrement dédié à l'univers sonore et émotionnel de son instrument, l'orgue à tuyaux.