4 décembre 2025

Paul Rogers & Paul Dunmall / Quentin Stokart & Tom Malmendier / Daniel Thompson Violet / John Butcher & John Edwards

Paul Dunmall & Paul Rogers Phoenix live 97 album digital
https://paulrogers3.bandcamp.com/album/phoenix-live-97

Je rate rarement un occasion de commenter ces deux Paul là, Dunmall et Rogers…. Respectivement saxophoniste et contrebassiste inspirés au croisement du jazz free, de l’improvisation libre et .. du « folk ». Folks c’est l’intitulé d’une facette de leur duo dédié à la musique folk d’inspiration britannique (écossaise, anglaise etc…). Tous deux avaient publié en 1995 un CD « Folks » avec 21 morceaux courts et « chantants » ancrés par la solide assise rythmique du contrebassiste (à quatre ou cinq cordes) et emmenés par le souffle du saxophoniste avec ses nombreux instruments (sax ténor, soprano, baryton et C Melody, clarinettes en Mi bémol et Si bémol et un Tin Whistle). Opus enregistré en 1989 et 1993 dont l’achat m’a échappé. Le compte bandcamp de Paul Rogers contient aussi quatre albums digitaux du duo : Folks History 1, Folks History 2, 3 et 4, soit la réédition du coffret 4CD Folks History paru chez Duns Limited Edition à 80 exemplaires que j’ai eu l’occasion d’acquérir. Je ne pense pas avoir dû écrire à son sujet. Donc je vais me rattraper surtout qu’il s’agit d’improvisateurs de haute volée qui collaborent en tandem depuis plus de quarante ans. Cet album live nouvellement paru a été enregistré lors d’un concert au Phoenix à Leicester en 1997 et contient trois compositions avec chaque fois une section improvisée dans des durées de 13 :09 minutes (Hairy Fox) et 5 :52 minutes (Saffron et Folk Talks) suivies de deux improvisations de 6 :37 et 12 :46 (Imp 1 et Imp 2). Rogers joue de la contrebasse à cinq cordes et Dunmall de la clarinette en Mi bémol, des bagpipes et du sax soprano. La « venue » Phoenix me fait penser au légendaire club Phoenix à Cavendish Square où Mike Osborne, Louis Moholo, Harry Miller, Elton Dean, Keith Tippett, John Stevens, Evan Parker et beaucoup d’autres se sont produit dans les années 70 en plein boom du free-jazz britannique. À l’écoute, leur musique a quelques accointances avec deux ou trois morceaux lyriques du légendaire album ECM « Conference of the Birds » de David Holland , le contrebassiste à qui Paul Rogers peut être comparé question musicianship et projection du jeu en pizzicato. D’ailleurs, il profite de l’aspect ouvert de leur manière jouer du « Folk » pour nous livrer de magnifiques et puissantes improvisations les doigts tirant et poussant les cordes fermement maintenues sur la touche de l’instrument (Saffron). C’est à l’archet qu’il lance la mélodie en canon avec le souffle super calibré au sax soprano de Dunmall dans ce mémorable Hairy Fox de 13 minutes. On peut y découvrir comment improviser sur un matériau thématique par l’enrichissement d’intervalles de notes suggérés par la mélodie dans un merveilleux éventail polytonal et mélodique. Dans Folk Talks, Dunmall embouche le tuyaux de son bagpipes dans une belle performance en souffle continu par-dessus les graves arrachés à la contrebasse par le maniement ensauvagé de son archet charriant des harmoniques telles des échardes splittant de la surface monumentale de sa contrebasse. Imp 1 : Dunmall fait lover le timbre et les notes de sa clarinette en douceur ou avec des aigus perçants avec une belle subtilité alors que la poigne de Rogers assène des pizzicatos d’une puissance réellement mingusienne comme vous ne l’entendrez jamais peut être. Mais il s’agit d’une improvisation libre voyageuse qui se meut spontanément dans différents décors. Si le jeu de Dunmall est ici en de çà de sa puissance énergétique habituelle pour marquer la différence entre souffle folk et souffle jazz libre, l’écoute de Paul Rogers est ici sidérante : la puissance, la force énorme de son jeu, le grain du son de la contrebasse sous les frottements de l’archet, son aisance à faire vibrer des harmoniques dans un spectre sonore unique. Mais très vite , dans Imp2, Paul Dunmall exprime l’essence de son style mélodique au sax soprano (virtuose) qui peut se faire pressant et survolté ou simplement suave et Paul Rogers captive avec son drive rythmique insatiable dave-hollandien en diable. Il s’agit donc d’une belle gâterie mélodique folkeuse de deux géants qui incarnent le free – jazz au sommet ces dernières quatre décennies avec beaucoup de sensibilité, musiciens dont on arrive jamais à en avoir fait le tour.
Cela dit, je recommande tous les Folks History et les solos de contrebasse de Paul Rogers dont Abbaye de l’Épau, proposés sur son compte bandcamp.

Mehin Quentin Stokart & Tom Malmendier eux saem
https://euxsaem.bandcamp.com/album/mehin

Voici un super brûlot noise concocté par deux des improvisateurs plus actifs de la scène improvisée belge : le guitariste Quentin Stokart et le percussionniste Tom Malmendier. Leur duo a été enregistré au printemps 2025 au Studio Grez, un haut lieu de l’improvisation radicale à Bruxelles. Mehin est une longue improvisation de plus de 35 minutes qui nous fait voyager dans différentes séquences spontanément improvisées qui ont chacune une dynamique et une énergie particulière et qui la distingue de la précédente ou de la suivante. Hyperactifs, les deux improvisateurs font éclater la notion de musique dans une avalanche de bruitages jaillissant en faisceaux d’étincelles, de crissements, de craquements explosifs, de frappes échevelées… cela peut tourbillonner dans un maelström électrocuté, grésillant à tout va et insaisissable à cause de son extrême mobilité ou grincer, scier, cracher, tressauter follement frictionnant le métal des cordes et des micros de la guitare mutante. Le percussionniste n’est pas en reste ajoutant au fur et à mesure de nouvelles manières d’extraire des sons, des agrégats sonores. Il semblerait qu’à un moment l’appareillage des effets de guitare ait capté des voix d’une émission radio (?). Soit leurs jeux s’interpénètrent tellement que leurs sonorités industrielles font corps les unes aux autres ou comme on le perçoit dès la quinzième minute (approximativement ) un échange clairement distinct opère entre la guitare qui percole et la percussion volatile, le batteur frappant à toute vitesse au niveau des aigus métalliques. Jouer noise c’est une chose, mais comme ils le font très bien, imprimer des formes, des idées, projeter des couleurs et des sons aussi divers dans une mutation métamorphique constante qui donne du sens, qui nous entraîne dans leur flux ininterrompu en tenant nos sens éveillés au moindre détail, est une performance impressionnante. On est touché alors par la valeur expressive des détails de leur course folle et des timbres inouïs qui giclent dans l’instant, faisant du bruitisme « brut de décoffrage » (pour reprendre cette expression bateau médiatisée à souhait) un art au-delà du réel, cauchemar ou rêve, fiction ou action, découverte éveillée ou course poursuite compulsive. Dans ce genre dit « noise » , un document vraiment intéressant qui devrait vous pousser à les et vous surprendre sur scène. Le label eux saem fourmille d'explosions élctrocutées de ce type, cela dit pour les amateurs. Bravo Quentin et Tom !

Violet Daniel Thompson Empty Birdcage EBR 014
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/violet

Guitariste exclusivement acoustique apparu dans la scène londonienne au début les années 2010 avec ses compagnons Tom Jackson, clarinette et Benedict Taylor (violon) alto avec qui Daniel Thompson a depuis beaucoup joué et enregistré. Il a suivi des cours de guitare chez le défunt John Russell avec le même type de six cordes archtop (chevalet) et lui a dédié un court solo de 12 :20 intitulé John en hommage à cet ami irremplaçable disparu en décembre 2021. Comme John, Daniel a organisé des concerts mensuels durant plusieurs années. Au fil du temps et de nombreux concerts, il a superbement évolué avec les trois potes susmentionnés, mais aussi le flûtiste Neil Metcalfe, le batteur Steve Noble, la chanteuse Kay Grant, les saxophonistes Colin Webster et Adrian Northover, le percussionniste Marcello Magliocchi et le contrebassiste John Edwards (Runcible Quintet que je chroniquerai incessamment sous peu). Et donc après ce cheminement obstiné et la bonification graduelle de son jeu, il était temps pour Daniel d’enregistrer un album solo.
Si vous écoutez l’énergique improvisation three de 4:31, vous allez reconnaître indubitablement l’approche en clusters tournoyants de Derek Bailey et ce côté abrupt qu'il partage avec John Russell. De même, improvisation four de 13:26 avec ces larges va-et-vient d'intervalles singuliers et de cascades fracturées de notes. Mais c’est vraiment malaisé de faire des comparaisons avec DB et JR. Si le bagage instrumental et l’expérience d’improvisateur de Daniel Thompson est déjà considérable et qu’il est indubitable que Derek Bailey est un génie de la guitare, ce dernier a en plus un solide avantage : son instrument acoustique a une projection sonore dans l’espace miraculeuse. Ces musiciens jouent sur des guitares anciennes munies d'un chevalet avec un cordier métallique attaché à la base de l'instrument : elles datent d’il y a des dizaines d’années, voire un siècle. Celle que John affectionnait, achetée à un musicien de jazz de l’époque swing, s’était amortie avec l’âge au fil des décennies. Derek Bailey dont j’avais organisé un concert solo en Février 1987 à Bruxelles, m’a confié par la suite qu’il a cherché longtemps une archtop dont les harmoniques puissent résonner dans un théâtre jusque dans la salle par-dessus la tête des spectateurs sans la moindre amplification, y compris ses fameuses harmoniques. Il m’a dit avoir eu énormément de chance avec cette guitare archtop. Était-ce son Epiphone Blackstone ou la suivante ? Les harmoniques sont les sons qu’on obtient en touchant une corde d’un doigt de la main gauche sans l’enfoncer sur la touche tout en tirant la corde à hauteur des ouïes avec un plectre à la main droite en levant le doigt gauche simultanément et un son aigu qui semble irréel s'échappe.. On obtient ainsi des intervalles logiques par rapport aux notes « à vide » ou touchées en fonction des positions qui obéissent à des ratios que je n’ai pas le temps ni l’espace d’expliquer ici. Disons que le toucher au milieu de la corde « à la douzième frette » (sic Derek Bailey) produit une hauteur identique que celle obtenue en enfonçant la corde sur la frette. Plus on touche la corde vers le haut du manche ou le bas du manche en s'éloignant de cette fatidique douzième frette située à un octave de la corde à vide, plus les hauteurs sont aiguës. Derek était un des rares guitaristes capables de jongler avec ce matériau avec une extrême justesse, une grande projection sonore et un sens de la forme en les combinant avec des notes "normales" ou tirées sous le chevalet. Il avait basé son système en intégrant cet effet (plus bien d'autres) à la perfection. Cette technique avec les harmoniques est remarquablement utilisée par Daniel Thompson qui parvient à les jouer avec une belle justesse. Certains lecteurs amateurs de free pur et dur doivent peut-être interloqués qu’on mentionne la justesse de la guitare pour des musiciens comme Bailey et Thompson. Mais Derek Bailey accordait sa guitare comme un maniaque et ses harmoniques étaient d’une justesse sidérante même jouées à toute vitesse. Il n’y a pas de frettages des cordes dans cette technique et le doigt touche alors la corde à un endroit très précis, Bailey regardant bien souvent son manche. Derek a ajouté que s’il appréciait fortement son ami John Russell, il aurait aimé que John ait trouvé une guitare archtop plus « puissante » pour son ancien élève. John a appris les rudiments de la guitare conventionnelle, comme les passsages d'accords de jazz, auprès de Derek. Il faut noter aussi que le jeu "free" de Derek Bailey est basé sur les positions de doigtés d'accords de septième, huitième, ... augmentés ou diminués, etc... dont il modifie les doigtés avec une précision savante pour s'approcher de l'univers d'un Anton Webern,... appelez ça dodécaphonique, sériel, atonal ... et qu'il enrichit par toutes sortes de trouvailles astucieuses, excentriques, exotiques ou humoristiques...
Revenons à nos moutons. Le jeu de Daniel est exemplaire et est devenu un achèvement esthétique en soi. Son talent certain réside dans le fait qu'il diversifie une approche similaire avec sa propre sensibilité et de l'imagination face au défi technique posé par son instrument et ses six cordes frettées, un plectre et cinq doigts. Il doit faire coïncider plusieurs paramètres du jeu de la guitare avec une belle simultanéité en coordonnant clusters, notes isolées, harmoniques, notes assourdies, accords dissonants, larges intervalles, inspiration dodécaphonique, rallentando ou accélérations de la cadence de jeu en maintenant l’imbrications des motifs mélodico-rythmiques en imprimant des cadences et pulsations mouvantes en réinventant son discours au fil de ses improvisations. Les cascades de notes doivent se mouvoir avec un sens musical, une relative lisibilité S’il y a des similitudes avec le style personnel de John Russell en solo, celui de Daniel est moins pointilliste, parfois plus lyrique, ou plus cascadant et pas aussi bruitiste que pouvait l’être celui de John, plus cru et plus incisif. John était fortement inspiré par le jeu millimétré de John Stevens avec sa mini-batterie au sein du Spontaneous Music Ensemble qu’il a écouté live au Little Theatre Club et des conceptions de son ami Günter Christmann. Écoutons les albums du trio Butcher - Durrant - Russell comme Conceits ou Concert Moves et nous nous rendrons compte de la dynamique de son jeu, économe et aéré, situé au centre arrière et qui propulse le sax de John Butcher et le violon de Phil Durrant créant une troisième dimension. Cet apprentissage intense s’est infiltré dans son DNA au point de transformer complètement son approche de la guitare acoustique vers le milieu des années 70 avant qu’il ne réalise que Derek Bailey s’était mis à jouer de la guitare Archtop (Public & Domestic Pieces 1975, enregistrées dans sa cuisine). Le développement de Daniel Thompson a commencé après le décès de Derek Bailey et une de ses premières sources d’information a été la pratique de John Russell tout en étant un fan de jazz depuis son enfance dans son milieu familial. Aujourd’hui, il utilise des plectres en résine tels que les façonnait Derek Bailey. Si dans les milieux francophones ou continentaux, les afficionados tentent à parler de « copiage », les musiciens British conçoivent cela comme un héritage à faire vivre, à remodeler, à transformer en se servant des acquits de leurs aînés pour exprimer leur personnalité propre et en donner une perspective différente et une nouvelle sensibilité. Et c’est bien à ce niveau – là qu’on peut apprécier Daniel Thompson : la sensibilité et l'expression de sa personnalité discrète joyeuse et affable. J’ai croisé Derek Bailey à plusieurs reprises et bavardé avec lui et on reconnaît sa forte personnalité, son caractère qui transparaît dans sa musique, ce côté goguenard du one man show du cabaret anglais. De même, John Russell à qui j’ai rendu visite et passé des journées en sa compagnie, son jeu reflétait sa foi inébranlable dans la force collective des improvisateurs, du fait de se mettre au service du groupe, de l’écoute mutuelle en s’effaçant presque tout en imprimant sa marque de manière indélébile. Avec Daniel Thompson, toute son attitude envers autrui, l’idéal de la jeunesse, la simplicité et son affabilité se lit dans cette Violette autant que son exigence authentique et sa volonté déterminée face aux challenges qu’il impose à son jeu de guitare ainsi de sa grande sincérité allant jusqu’à déborder des limites physiques manuelles pour essayer de les outrepasser à la vue de tous. Comme l'a un jour expliqué Evan Parker, son esthétique n'a rien à voir avec un monument ou une oeuvre d'art exposée qu'on admire, mais plutôt un shelter, un abri, un atelier... Ou comme le disait si bien John Russell, ce n'est pas un bel objet genre horloge décorative ou bibelot en porcelaine qui trône sur la cheminée, mais un acte qui bouge, une idée qui point 'in a blink of an eye", une vision. C’est l’expérience acquise dans l’instant infini qui crée le cheminement vers le futur de l'artiste dans l'accomplissement réussi de son travail incessant. Et dans cette optique, il faut saluer la ténacité, l'inspiration et le savoir-faire de Daniel Thompson. Il y a tellement investi son énergie, de temps de travail et d'espoir que cette musique lui appartient tout autant, car cette musique se partage entre celui qui joue et celui qui écoute, celui-là étant aussi celui-ci.
Pour conclure, on dira que John Russell avait complètement raison d’avoir accueilli et fait confiance à ce gamin avec sa guitare qui avait alors beaucoup de choses à apprendre. Cette ouverture généreuse est une particularité de la scène londonienne initiée il y a fort longtemps par John Stevens qui avait offert à John son premier gig quand celui-ci avait à peine 18 ans. Aujourd’hui, Daniel Thompson est devenu un incontournable comme le témoigne les enregistrements parus sur son label Empty Birdcage.

John Butcher & John Edwards This Is Not Speculation Fundacja Sluchaj FSR CD
https://sluchaj.bandcamp.com/album/this-is-not-speculation

Il y a presque 25 ans, ces deux-là ont réussi le premier concert que j'ai organisé au bar L'Archiduc, un lieu emblématique et légendaire de Bruxelles et club de jazz-mais-pas-que et leur performance a contribué à enthousiasmer le public et le patron du lieu et à continuer d'y présenter des concerts de musique improvisée. On peut en découvrir un set dans l'album Optic (Emanem 4089). Parmi les chercheurs aventureux de vibrations d'anche et de colonne d'air en y incorporant des techniques de souffle et de doigtés alternatives, John Butcher occupe une place à part : tout en pouvant se révéler extrême et jusqu'au boutiste dans le bruitisme, il structure ses trouvailles par des formes "organisées" et un contenu mélodique délinéant des harmonies complexes avec un lyrisme réservé qui le rende familier ou des cordons sonores évolutifs et millimétrés d'une précision extrême, infiniment épurés, que certains compositeurs contemporains rêveraient d'écrire. Aussi, si on entend des bribes d'éléments de jazz (c'est du sax ténor quand même !), son approche est éloignée du jazz ou même du free-jazz historique pra l'aspect soigneusement méthodique de ses improvisations.Son acolyte est le contrebassiste John Edwards, un des improvisateurs les plus demandés et aussi un des plus audacieux dans le maniement de l'archet pour obtenir une qualité et une quantité infinie de sons, d'impulsions, d'actions imaginatives, au cœur même de la nature profonde de son gros violon. Si John B., un véritable scientifique de profession au départ, est pétri de logique et d'un bon sens pragmatique, John E. se révèle comme un poète et farfadet de la touche de la contrebasse avec tous ses écarts, ses frappes sur les cordes et l'extrême variété des jeux des deux mains, de la puissance de son jeu et de la projection sonore parfois sidérante de ses pizzicatos, qu'ils soient sauvages ou savamment organisés. Ce sentiment de spontanéité juvénile face au sérieux du saxophoniste un des rares souffleurs capables de jouer dans quasiment le même style au sax ténor et au sax soprano crée à la fois le contraste et l'empathie entre les deux duettistes, un spectacle à lui tout seul. Autant Butcher concentre sa carrière et ses concerts sur sa musique "contemporaine sérieuse" avec bon nombre d'improvisateurs aux idées similaires, autant Edwards partage la scène avec les Evan Parker, Paul Dunmall, Joe McPhee, Peter Brötzmann, Charles Gayle, Roscoe Mitchell, Alan Wilkinson dans un domaine "free-jazz" afro-américain qui déchire que dans l'improvisation radicale auquel il se dédie ardemment.
Dans ce remarquable enregistrement de concert du 8 octobre 2023 à Munich, on touche autant au familier, à l'unique et à une phase dans l'évolution de la relation musicale des deux John. On admire les incartades qui bousculent la contrebasse et la violente patiemment avec une telle variété de touchers, de frappes, de frottements, d'exorcismes.. alternance maniaque des doigts et mains sur la touche, frottement boisés qui s'irisent dans un grain tactile sensible - on a rarement entendu cela à ce point - et les succions, suraigus contrôlés, sifflements d'harmoniques pointues étirées, feulements, grognements, multiphoniques, frictions nerveuses ou notes éthérées du souffleur , vous aurez toute la panoplie, le kaléidoscope sonore et coloré démantelé, étiré, hachuré, recomposé dans la surprise de l'instant ou le cheminement méthodique de la construction formelle inéluctable. Voilà un concentré merveilleux des possibilités de l'improvisation libre à la rencontre d'un véritable grand art de la composition "instantanée". Une merveille ! Il faut saluer le travail éditorial et la sagacité de Maciej Karlowski de Fundacja Sluchaj. Son catalogue alterne la crème du free jazz créatif et l'improvisation libre pointue de qualité sans jouer la redondance éditoriale en programmant des artistes et des "formules" qu'on retrouve partout ailleurs sur d'autres labels. Il faut avouer qu'il y là de nombreux albums (que j'ai chroniqués) qui sont exemplaires par leur singularité et la créativité que leur écoute dégage comme ce This is not Speculation

26 novembre 2025

Sabu Toyozumi, Sainkho Namtchylak, Masashi Harada/ Jaap Blonk Damon Smith et Michael Zerang / Chistian Marien Quartet w. Jasper Stadhouders Antonio Borghini & Tobias Delius/ Jasper Stadhouders & Jaap Blonk

Song For Leluhur Sabu Toyozumi, Sainkho Namtchylak, Masashi Harada Creative Unit w Kosei Yamamoto & Noriko Terukina Chap-Chap Records CPCD 030-031
https://chapchaprecords.jimdofree.com/sabu-sainkho-creative-unit-live-at-mai-2024/
https://chapchaprecords.bandcamp.com/music

Song for Leluhur signifie Chant pour les Ancêtres. Dans les cultures asiatiques telles que celles du Japon, de la Chine ou de Sibérie, le culte des ancêtres est prépondérant. De même, ces civilisations d’Extrême Orient ont maintenu des expressions musicales très anciennes vivantes jusqu’à nos jours. Sainkho Namtchylak est une chanteuse originaire de Touva, une République de la Fédération de Russie contiguë à la Mongolie avec une culture musicale liée au chamanisme, principalement la musique vocale. Cette musique vocale utilise des techniques expressives considérées en Occident comme étant alternatives, comme par exemple l’utilisation des harmoniques et de la technique diphonique que le peuple Touvin partage avec ceux de Bouriatie et de Mongolie. Après avoir évolué dans le free jazz de Russie d’Europe (Vladimir Tarasov et le groupe Tri-O), Sainkho Namtchylak a émigré en Europe et travaillé avec Peter Kowald, publié un album solo pour le label FMP et gravé un CD duo avec Evan Parker. Nous la découvrons ici dans le contexte asiatique avec le batteur vétéran Yoshisaburo « Sabu » Toyozumi et le pianiste – percussionniste – danseur Masashi Harada. Sabu a tourné et enregistré avec le who’s who de la scène improvisée internationale : Leo Smith, Brötzmann, Bennink, Bailey, Rutherford, Kowald, Mengelberg, Masahiko Satoh, Tristan Honsinger, Mats Gustafsson, John Russell. Il a aussi fait partie de l’AACM lors d’un séjour prolongé à Chicago en 1971. Masashi Harada a travaillé avec Cecil Taylor, Malcolm Goldstein, Joe Maneri et dirigé son propre Condanction Ensemble à Boston (2 CD’s Emanem).Sainkho et Sabu (et sans doute aussi Masashi) ont en commun un intérêt profond pour la spiritualité et une forme de dévotion liées à leurs cultures et leurs traditions respectives, tout en étant des esprits libres ouverts sur le monde. Cet aspect des choses revêt une importance particulière dans ce projet.
En outre, ils sont tous trois des artistes graphiques comme on peut le voir dans l’excellent livret inséré dans ce magnifique double CD. Song For Leluhur contient des enregistrements de trois concerts : les morceaux Disc 1-1 et Disc 2-1 – 2-5 les 23-24 octobre 2024 à Kure City, Hiroshima et les morceaux Disc 1-2 – 1-4 le 26 octobre 2024 , Gallery MAI, Hofu City, Yamaguchi. Dans ce troisième concert à Hofu City deux autres artistes renforcent l’équipe : la musicienne Noriko Terukina experte et enseignante de musique traditionnelle indonésienne , ici au gender wayang, gangsa et gong pule et le souffleur Kosei Yamamoto au saxophone et à la flûte de bambou. Veuillez noter que Noriko Terukina a enregistré au vibraphone avec Makoto Kawabata et Acid Mother’s Temple. Le premier morceau du CD1 s’ouvre sur The Sunset of Kure Port avec Toyozumi, Namtchylak et Harada, celui-ci jouant des percussions métalliques additionnelles (non créditées sur la pochette) alors que la chanteuse et le batteur (Sabu T.) impriment leur marque en duo « parallèle ». En effet, la chanteuse chante à toute voix avec un son nasal prononcé et un timbre extraordinaire issu de la tradition vocale de l’Altaï où les vocalistes font concurrence aux vents sifflant entre les pics rocheux de cette chaîne qui sépare Touva de la Mongolie. Chacun suit son chemin, le batteur faisant osciller ses frappes sur les peaux et les vibrations des gongs en toute liberté alors que la voix hantée de Sainkho évolue par-dessus les pulsations majestueuses telle un oiseau esprit magique et cela durant 22 minutes. La capacité de la chanteuse à s’exprimer de la sorte en faisant évoluer graduellement son expression, les intervalles des modes et le contenu mélodique est vraiment impressionnante pour une telle durée. Sur tout ce CD1, il faudra attendre les deux derniers morceaux (n°4) pour entendre Masashi Harada jouer (très bien) du piano. S’il intervient, c’est dans doute aux percussions, ce que je crois entendre à certains moments.Le deuxième morceau du CD1 documente la rencontre de Sainkho avec les deux invités du concert de Hofu City sous le titre Song For Shoko qui marque un contraste intimiste et recueilli avec l’improvisation précédente. La chanteuse hulule doucement face au son délicat de la flûte de Kosei Yamamoto et les interventions discrètes de Noriko Terukina au métallophone javanais. Une atmosphère pastorale se répand créant une toute autre dimension, tout à fait introspective. Les deux morceaux suivants Yontaro, Cha, Kinchan (10:44) et Fierce Animal Squat (17:59) rassemblent les cinq musiciennes-musiciens dans deux belles tentatives de collaboration, étendant la palette du quintet où la voix de Sainkho se craquèle, se tord alors que Noriko et Kosei ou Harada vocalisent et que fuse les aigus de la flûte de bambou par-dessus les martellements ondoyants et les friselis de cymbales du batteur. C’est le moment choisi pour cet excellent pianiste qu’est Masashi Harada de s’introduire adroitement dans le dispositif en créant une trame tout en dissonances, intervalles décaphoniques et une dynamique contrôlée en dents de scie. Sabu et lui augmente la tension dans un remarquable crescendo où la voix de Sainkho Namtchylak mute comme une furie créant des sons agressifs, croassant dans des incantations hallucinantes où sa le timbre de sa voix se fissure et se fragmente de toutes parts dans un feuilleté sonore semblable visuellement à celui d’ardoises ou de verres fracassés. Effrayant ! Mais la tension tombe très vite pour laisser la place à un dialogue collectif où chaque musicien est entendu dans un rapport d’égalité et d’interaction sonore y compris la flûte de bambou.
Le final du CD 1, est régi au début par le dynamisme du pôle percussion – piano de Sabu et Masashi dialoguant dans une multiplication de pulsations, cascades de frappes et ostinatos mouvants et multiformes au clavier agissant comme un exorcisme vital avant que résonne la voix mélodieuse et intimiste de Sainkho et le souffle recueilli de l’orgue à bouche « sho » de Kosei noués dans une comptine oscillante où se mêle petit à petit interventions vocales (Harada ?) sifflantes ou percussives des collègues. On appréciera la variété rythmique du jeu de Sabu Toyozumi dans ce contexte et la sensibilité de tous. Dans le CD2 et suite du concert de Hiroshima, c’est le pianiste Masashi Harada qui conduit la musique du trio avec un style moderniste free épuré, perlé dont il aime a répéter certaines notes et auquel fait écho les frappes variées de Sabu Toyozumi. La chanteuse élance sa voix dans un lyrisme extraordinaire, la coloration des voyelles en mutation constante à la fois hiératique, réservée et expressionniste. Sa capacité à moduler sa voix en altérant et modifiant chaque instant de son émission sur la moindre vocalise est impressionnante et semble sans effort malgré toute l’énergie que ce chant forcené requiert pendant que le pianiste poursuit son improvisation avec la plus grande précision. C’est sur le souffle de la respiration et les outrances vocales de Sainkho et Masashi que débute les 9 minutes de 2/ Torachan Ponsuke sans qu’on puisse parfois déterminer lequel des deux chantent ce qu’on entend alors que le pianiste toujours en activité au clavier poursuit un chemin improvisé avec variations d’intensité avec de superbes dissonances lequel structure tout le morceau amenant la voix irréelle, voilée et délicate de la vocaliste dans un échange intimiste qui se termine par des sauts de glotte aigus signés Sainkho. Deux improvisations plus courtes, Song for Yukko (5 :40) et Rotate the Shell (5 :57) nous font découvrir le duo de Sabu et Harada, le premier avec l’un à la batterie et l’autre aux percussions, dont un vibraphone et à la voix, dans un échange spacieux et nuancé, la qualité du dialogue se traduit par une belle mise en commun des ponctuations, accents, pulsations et rythmes dans une remarquable dimension orchestrale. Excellent, surtout que Masashi se plie intelligemment à la manière percussive de Sabu, toujours reconnaissable. L’intérêt de cette suite d’enregistrements réside aussi dans les changements de combinaisons instrumentales et de registres sonores.
Dans 4/ Rotate the Shell, c’est un très actif duo piano – batterie qui s’impose durant le quel il arrive que le pianiste intervienne de la voix comme un véritable alien avec une tessiture de contre ténor – alto fantasmagorique. Le batteur se déchaîne avec une multiplicité de frappes, roulements free et fracas de cymbales. Pour le finale Family Mako, Fukko & Mami (13:14) , le trio qui a débuté le double CD (Sabu Sainkho et Harada) parvient à une réelle fusion des énergies dans une dimension lyrique chauffée à blanc, Sainkho donnant toute sa mesure dans tous ses registres que ce soient les plus intimes, les plus extrêmes , l’improvisation collective traversant différents affects, avec autant de nuances et de subtilité. On entend aussi Harada et Sainkho vocaliser ensemble de manière intéressante. Se révèle aussi la plénitude du jeu à la fois savant et intuitif de Masashi Harada dans un dosage habile des moindres notes, des subtils ostinatos : il joue ce qui doit être joué dans l’instant laissant l’espace et le temps disponible pour que ces collègues puissent intervenir librement. Il y alors un sens de la communication irrévocable entre chacun d’eux et une intégration collective de leurs aspirations esthétiques et leurs inspirations musicales.
Pour résumer il s’agit d’une magnifique pérégrination musicale collective où rien n’est donné et tout est à trouver au fil de 105 minutes intenses et imprévisibles dans les quelles les improvisatrices- teurs coexistent dans leur quête sans faillir un instant à leurs idéaux.

Jaap Blonk Damon Smith et Michael Zerang Improvisors Kontrans 372
https://jaapblonk.bandcamp.com/album/blonk-smith-zerang

Jaap Blonk est un vocaliste poète sonore réputé et extrêmement doué, adepte de Kurt Schwitters. Il a fini par s’adonner à l’improvisation libre en compagnie d’improvisateurs devenus par la suite incontournables. Il y a plus de trente ans on découvrait de nouveaux musiciens dont le saxophoniste Mats Gustafsson. En 1996, Jaap Blonk enregistre un des premiers CD’s de sa série Improvisors (Kontrans n° 143) avec Gustafsson et le percussionniste Chicagoan Michael Zerang, un moment mémorable. Sa démarche allait alors dans une tout autre direction que celle de son collègue Phil Minton. La même année 1996, le cd First Meetings confirmait son extraordinaire talent vocal et expressif avec le violoncelliste Fred Lonberg-Holm et Michael Zerang à nouveau (BUZZ - ZZ6002). On retrouve ici Michael Zerang et Blonk avec le contrebassiste Damon Smith avec qui Blonk a déjà « chanté » à plusieurs reprises en Europe et aux USA (par exemple North of Blanco avec Chris Cogburn et Sandy Ewen en 2014 et JeJaWeDa pioneer works vol.1 avec Jeb Bishop et Weasel Walter, tous deux sur Balance Point Acoustics). J’ai mis le mot « chanté » entre guillemets car tout l’art de Jaap Blonk réside dans le contexte principal de la poésie sonore où la bouche, la voix, les cordes vocales, lèvres etc … émettent exclusivement des sonorités quelles qu’elles soient pour créer une forme de poésie proche de l’art « abstrait » au niveau sonore, bruitiste à l’écart du langage lui-même et du chant musical. Cette invention délirante est livrée à avec une facilité d’émission vocale et une articulation de la voix transcendante, acrobatique et surréaliste. À cette acception de poésie vocale pure, il faut aussi ajouter que l’art de Jaap Blonk consiste à inventer des « phrases » construites avec des langages imaginaires et une diction tout à fait particulière qui lui appartient en propre. Car, on reconnaît sa voix, son approche sonore, ses bruissements vocaux, ses inventions phoniques immédiatement : « c’est du Jaap Blonk » et de nombreux éléments distincts de sa vocalité se différencient très fort de ceux de Phil Minton et des miens. Alors, on appréciera toutes les inventions ludiques de Damon Smith et de Michael Zerang, y compris l’électronique de Blonk. Smith et Zerang créent adroitement des paysages sonores audacieux en adéquation avec l’esprit même de la démarche de Jaap Blonk dans l’esprit de l’improvisation libre collective où chacun travaille pour le bien commun en étendant chaque morceau dans d’autres occurrences sonores évolutives. J’ajoute aussi que Damon Smith est devenu même un collaborateur proche de Jaap Blonk en travaillant et enregistrant Hugo Ball: Sechs Laut-Und Klanggedichte, 1916 [Six Sound Poems, 1916] publié par le label de Smith, Balance Point Acoustics. Hugo Ball (1886-1927) est un poète Dada eu des fondateurs de ce mouvement, connu pour avoir inventé ce qu'on décrira plus tard comme étant la poésie sonore.
Je recommande évidemment ce nouveau CD Improvisors en trio surtout si vous n’avez aucun album documentant le rare travail de ce vocaliste hors norme dont vous pourrez découvrir les nombreuses facettes via son label KONTRANS https://jaapblonkkontrans.bandcamp.com/. J’ajoute encore que Damon Smith est devenu un contrebassiste incontournable dans la scène free U.S. en compagnie de Joe McPhee, Birgit Ulher, John Butcher, Peter Kowald, Joëlle Léandre, Roscoe Mitchell, Wolfgang Fuchs, Peter Evans) et que les collaborations de Michael Zerang comptent des duos passionnants avec les percussionnistes Hamid Drake et Raymond Strid, des albums avec Axel Dörner, Fred Lonberg- Holm, Peter Brötzmann, Mats Gustafsson, Joe Mc Phee, Elisabeth Harnik, Dave Rempis, Sophie Agnel, etc… et ce remarquable "IMPROVISORS" offre un autre aspect décloisonnant de leur pratique musicale.

Christian Marien Quartett avec Tobias Delius,Jasper Stadhouders,Antonio Borghini Beyond the Fingertips MarMade Records MMR 003
https://christianmarienquartett.de/

Batteur accompli impliqué dans la scène de la musique improvisée, Christian Marien a développé un remarquable duo avec le tromboniste Matthias Müller depuis de nombreuses années : Superimpose. Mais il affectionne de jouer une musique versée dans le swing avec un sens du risque et de l’invention. Après avoir collaboré avec de nombreux collègues dans plusieurs groupes estampillés « avant – jazz » , il crée enfin son propre quartet avec un team vraiment passionnant. Le contrebassiste Antonio Borghini a enregistré avec Anthony Braxton et fait partie de nombreux groupes en Italie (Eco d'Alberi) et à Berlin où il réside. Le saxophoniste ténor Tobias Delius a tourné et enregistré avec son propre quartet dont le batteur n’était personne d’autre qu’Han Bennink et le violoncelliste Tristan Honsinger. Le guitariste Jasper Stadhouders fait partie de Made To Break un groupe proéminent de Ken Vandermark et Christoph Kurzmann où il joue de la basse électrique. C’est à la guitare qu’on l’entend dans ce deuxième album du Christian Marien Quartet après leur précédent How Long Is Now (MarMade MMR002). Même si je suis un inconditionnel de l’improvisation libre radicale, je suis toujours resté un fan de jazz de ce côté-ci de l’innovation, de la bonne humeur et/ou de la prise de risque. Après avoir été un fanatique des quartets « swinguants » de Braxton de la grande époque, j’ai découvert avec grand plaisir le quartet Die Entaüschung de Rudi Mahall, Axel Dörner, Jan Roder et Michael Griener (qui l’a remplacé ?) qui dans cette catégorie « jazz » est mon préféré. Mais, je vous assure, je ne vais pas bouder mon plaisir. Ces quatre-là non seulement swinguent, mais surtout ils n’hésitent pas à empiler idées folles ou saugrenues et des emboîtements de thèmes et d’arrangements imaginatifs parsemant leurs trouvailles de solos cascadants, rafraîchissants et enjoués. Le jeu empressé et énergique du guitariste peut se tendre au maximum et déraper ou se joindre aux ponctuations du saxophoniste atypique qu’est Tobias Delius. S’il joue aussi bien que les sax ténors propres sur eux du post-bop « ou contemporain » inspiré ou mainstream, Tobias a un abatage farfelu de bon aloi, .. un vrai poète inspiré. Idem à la clarinette pour laquelle il se révèle aussi atypique et faussement mélancolique. Toutes les compositions de Beyond The Fingertips sont signées Christian Marien et enchâssées dans deux longues suites durant respectivement 16:09 et 17:00 qui n’excluent pas différents modes de jeux hors tempo ou avec des tempi peu orthodoxes et un panachage intensif de de rythmes chaloupés, ternaires déboîtés, changements de cadence humoristiques ou inspirations swing à l’ancienne. Impossible de situer exactement lorsqu’une des huit compositions commence et finit dans ce pandémonium. Ça joue, ça se cabre et cela prend du bon temps sans prétention, mais avec un talent vraiment collectif et un esprit un tant soit peu délirant.

Jaap Blonk & Jasper Stadhouders JAJAA ! improvisors Kontrans 272 https://jaapblonkkontrans.bandcamp.com/album/jajaa

Enregistré à Amsterdam en May 2025 par Jasper Stadhouders, ce dernier compact offre une belle lisibilité du travail vocal sonore de Jaap Blonk auquel il mêle une électronique sauvage et à fleur de peau. En effet, son acolyte, le guitariste Jasper Stadhouders joue de la guitare plutôt noise parfois minimaliste et introspective ou... inattendue en laissant le champ libre au vocaliste sur l'autre canal stéréo. Les titres s'intitulent Horplokta, Ederkonjou, Ruhomkerlog, Ajaarspook Sujes, Drarap Ondok et Jajadelots et la durée atteint les 48 minutes. L'invention verbale dadaïste de ces titres tire sa substance de la philosophie esthétique de la poésie sonore dont l'univers poétique est fait de sons vocaux, bruits de bouche, mots et phrases inventés de toute pièce à l'écart de toute signification sémantique, logique et de la théorie musicale. Comme je l'indique plus haut, Jaap Blonk a un talent vocal expressif exceptionnel dans l'art de trouver toutes les ressources possibles au niveau de la bouche, de la cavité bucale, de la respiration et des cordes vocales, des intonations et de l'articulation des mots et de la voix, sans qu'on puisse penser à un démarche de chanteur musicien en soi. En outre, on entend souvent ici que sa démarche életronique semble être véritablement une extension parfois affolante de son expression vocale. Je pense que Jasper Stadhouders, connu comme guitariste de "free-jazz" cadre ici finement avec la démarche du vocaliste et ne surjoue jamais. Il n'y a pas un "solo" de guitare ici comme dans le jazz ou le rock, voire le free-jazz, mais plutôt une attitude ouverte aux sons, aux bruits qui parlent d'eux-mêmes, à la démarche expérimentale immédiate. Le duo fonctionne bien, un peu au-delà de la musique improvisée pointilliste et dans un univers bruitiste non conventionnel. À glaner, des trouvailles sonores dans un no man's land esthétique

18 novembre 2025

Ivo Perelman full 68 Leo Records albums 1997 - 2019 digital reissue /Ruben Machtelinckx & Frederik Leroux + Ingar Zach & Evan Parker/ Philip Gibbs

Ivo Perelman : L’intégrale des 68 CD’s Leo Records parus de 1997 à 2019 publiés en digital.
https://ivoperelmanleo.bandcamp.com/music

Milles excuses à mes lecteurs et aux producteurs d’arriver si en retard pour commenter cette publication … colossale. Leo Records a été longtemps un label essentiel focalisé sur la New Thing afro-américaine, l’euro-jazz « risqué et l’improvisation libre européenne et « ex-soviétique » depuis la fin des années vinyles vers 1980 jusqu’il y a quelques années. Un catalogue impressionnant d’œuvres d’Anthony Braxton, du Sun Ra Arkestra, de Cecil Taylor, Evan Parker, Joëlle Léandre, Vyacheslav Ganelin Trio, Simon Nabatov, Sainkho Namchylak, Joe et Mat Maneri… et le saxophoniste ténor brésilien Ivo Perelman, souffleur exclusivement « ténor ». Musicien promis à un bel avenir dans le latin jazz à la brésilienne repéré par la grande chanteuse Flora Purim, mais aussi Paul Bley et Don Pullen, Ivo Perelman quite la Californie pour rejoindre la Grosse Pomme (NYC) et sa scène free. Il y démarre très vite avec le bassiste William Parker, le batteur Rashied Ali, le pianiste Matthew Shipp en enregistrant Cama da Terra avec Parker et Shipp, ses deux compagnons des années Leo Records. Premier album « free » insigne chez Leo Records : Sad Life avec Rashied Ali à la batterie et William Parker à la contrebasse enrgistré en 1996. Rashied fut le batteur free du groupe de Coltrane (Meditations, Live at Village Vanguard Again, Live in Japan, Expression, Stellar Regions) jusqu’à sa mort. À cette époque William Parker est le contrebassiste de choix de Cecil Taylor tant avec feu Jimmy Lyons qu’en trio avec Tony Oxley et ses Ensemble durant de nombreuses années. Shipp et Parker sont aussi des incontournables du quartet du saxophoniste David S. Ware. Alors, l’expressionnisme forcené, la sonorité incandescente à la saudade brésilienne d’Ivo Perelman conquiert les meilleurs musiciens du free-jazz New-Yorkais dès 1995-96. Seeds Vision and Counterpoint fait suite à Sad Life la même année, l’Ivo Perelman trio avec le bassiste Dominic Duval, successeur de Parker auprès de Cecil Taylor et le batteur Jay Rosen, ces deux musiciens formant plus tard le TRIO X avec Joe McPhee. Avec Brazilian Watercolour, Ivo revisite et affirme son identité et son amour du Brésil avec Rashied Ali, son futur partenaire le plus proche, le pianiste Matthew Shipp et ses compatriotes Brésiliens, les percussionnistes Guilherme Franco qui joua avec McCoy Tyner dans les années 70 et Cyro Baptista, un proche de John Zorn qui enregistra un des plus fascinants albums en duo de Derek Bailey. Mais étrangement, l’ouverture d’esprit de Leo Feigin (Mr Leo Records) lui permet d’enregistrer The Alexander Suite avec le C.T. String Quartet en 1998 : Jason Kao Hwang violon, Ron Lawrence alto, Thomas Ulrich, violoncelle et Dominic Duval contrebasse, initiant la partie de son œuvre enregistrée chez Leo avec des cordistes tels que l’altiste Mat Maneri, un de ses plus proches collaborateurs et le guitariste Joe Morris en duo et trio, puis le violoniste Mark Feldman et le violoncelliste Hank Roberts.

Un aspect fondamental de la démarche d’Ivo Perelman est son approche collective et entièrement improvisée dans l’instant avec un ou deux partenaires dans une dimension égalitaire. Cela veut dire que quelque soit l’instrument joué, chacun des improvisateurs à toute la liberté et la latitude de pouvoir improviser entièrement sans interruption ni servilité (vous savez , le syndrome du soliste et la hiérarchie entre le souffleur et le rôle d’accompagnement du bassiste et du pianiste). Après avoir joué fréquemment avec le pianiste Matthew Shipp, Ivo Perelman et lui ont gravé un album en duo en 2012 : The Art of the Duet. Séduits par l’empathie créative et les perspectives musicales et émotionnelles de leur duo, les deux amis ont poursuivi la voie du duo en enregistrant une merveilleuse série d’albums : Corpo en 2015, Callas (cd double) en 2016, Complementary Colors et puis deux coffrets Oneness 3 CD’s 2017 et Efflorescence 4 CD’s 2018 , tous contenants de courtes improvisations de quelques minutes très diversifiées par leurs formes et leurs évolutions spontanées, sortes de compositions instantanées, alors que leur album 2CD Live in Brussels est construit dans de longues suites musclées granitiques. Croyant avoir épuisé le filon du duo, ils furent surpris de pouvoir encore se renouveler dans le coffret Efflorescence et un autre album duo camouflé dans une des trois séries de sept albums publiés d’un jet : the Art of Perelman – Shipp vol 6 : Saturn. Les autres albums de cette série The Art of Perelman Shipp et de The Art of the Trio et de beaucoup d’autres publications Leo consistent en une déclinaison – constellation de trios ou quartets autour du duo Perelman - Shipp en compagnie des contrebassistes William Parker, Michael Bisio et Joe Morris et des batteurs superlatifs : Whit Dickey, Gerald Cleaver, et les vétérans Andrew Cyrille et Bobby Kapp. Intervient aussi le vibraphoniste Karl Berger en duo ou trio, l’inclusion de Mat Maneri dans une série de 4 albums intitulés Strings vol 1, 2, 3, 4 . Renseigner au public lequel de ces nombreux albums sont les meilleurs est illusoire et vous donnera le tournis car on passe de la musique de chambre presque intimiste et équilibrée à quelques charges épico-énergétiques déchirantes du free brûlant en quartet avec piano - basse - batterie (Serendipity). Aussi parmi les plus belles réussites en quartet, Soul et Heptagon sont incontournables. Et s’insère aussi vers la fin de la période Leo, le trompettiste Nate Wooley, devenu par la suite un fidèle : Philosopher’s Stone trio avec Shipp et Octagon avec Brandon Lopez et Cleaver. Blue, le duo avec le guitariste Joe Morris et Two Men Walking avec l’altiste Mat Maneri situe le lyrisme de Perelman dans l’intimité d’une musique de chambre elliptique d’un haut niveau d’empathie sensible. Ou ses duos musclés avec les batteurs Whit Dickey, Gerry Hemingway ou Jay Rosen. Une constante : le brillant interplay, l’interaction permanente dynamique et lisible (qualité d’enregistrement optimale), le lyrisme. On trouve aussi des duos avec les clarinettistes basse Jason Stein et , surtout Rudi Mahall (2CD Kindred Spirits) qui initient ses futures rencontres ultérieures avec une kyrielle de saxophonistes tels Joe Lovano, Joe McPhee, David Murray et Roscoe Mitchell. Bon, ouf !

Je dois avouer que les discographies de saxophonistes hyper productifs au-delà du raisonnable m’ont toujours rendu dubitatifs. C’est vraiment selon certains voire beaucoup de journalistes, organisateurs, supporters et acheteurs compulsifs une manie qui occulte la créativité des trombonistes, violoncellistes, altistes, violonistes, guitaristes risqués, accordéonistes, créateurs atypiques ou vocalistes. Et fort heureusement, ce qui fascine chez Perelman, c’est son lyrisme authentiquement jazz dans un moule entièrement improvisation libre basée sur l’écoute mutuelle. On ne l’entendra jamais dans d’autres « projets » , « aventures » qui ne correspondent pas à son éthique intransigeante « collective et librement improvisée égalitaire ». Pas question pour lui de jouer avec un « leader » d’interpréter une composition sur partitions et à se conformer à quelconque format ou stratégie, quitte à avoir moins de travail, de concerts et de revenus. Et il y a avant tout la qualité sonore de son jeu racé, brésilien, inspiré par Albert Ayler mais aussi Stan Getz, Hank Mobley, Coltrane, Joe Henderson.. non pas pour les idées musicales proprement dites ou le style de ses aînés, mais seulement pour la sonorité. Aussi ses nombreuses sessions ne sont pas laissées au hasard, sa constante capacité créative au niveau mélodique étant son atout majeur. C’est là-dessus que ce bourreau de travail de l’instrument accorde la plus grande attention, les soins les plus minutieux jusqu’à l’obsession, le dépassement de soi. Bien sûr, il y des génies de l’instrument qui détonnent par leur articulation acrobatique avec triples détachés sur tous les intervalles ou presque comme Evan Parker ou Paul Dunmall (deux de mes grands favoris… mais il y en a d’autres !). Question puissance déchirante aylérienne jusqu’à l’hallucination, Perelman a fait fort par le passé : son double CD For Helen F. avec un double trio deux basses et deux batteries (label Boxholder) dépasse tous les records d’albertophilie. Mais sa démarche au départ ultra - expressionniste s’est étendue dans différents registres au fur et à mesure que sa technique d’émission sonore s’est raffinée, étendue, devenant plus liquide, plus charnelle, plus translucide et vibrante mais aussi instrospective. Et cela c’est fait par étapes dont une des plus insignes se situe lors de la session du double album duo Callas avant laquelle il s’est soigné le larynx et les cordes vocales avec des cours de chant et l’écoute des œuvres de la légendaire chanteuse lyrique. La VOIX ! Car qui d’autre parvient à faire chanter le saxophone ténor au-delà de sa tessiture dans des suraigus chantants, en glissandi qui évoquent la musique latino-brésilienne, la saudade. C’est là que réside tout l’originalité de ce souffleur chaleureux à la voix divine. Il ressent la musique et les sons qu’il produit au niveau de la couleur, du visuel quasiment autant que par la perception purement auditive. C’est du moins comme cela qu’il exprime cet aspect sensible, sensuel de sa personnalité musicale. Il est d’ailleurs un véritable créateur graphique et peintre dont les œuvres décorent les pochettes de ses albums. Choisissez des enregistrements d’années différentes entre 2000 et 2018/19 et vous pourrez déjà mesurer sa marche en avant vers la maturité en notant bien que son taux de réussite en impose depuis le départ. Après la période Leo Records, Ivo Perelman a poursuivi ce travail intense sur le son du sax ténor pour graver d’autres merveilles dont vous trouverez les références en piochant dans mon blog les articles où je révèle les tenants et aboutissements de son évolution.

Poor Isa : Ruben Machtelinckx & Frederik Leroux + Ingar Zach / Evan Parker Album vinyle Aspen23
https://rubenmachtelinckx1.bandcamp.com/album/poor-isa-evan-parker-ingar-zach

Étonnant projet réunissant les deux guitaristes Ruben Machtelinckx et Frederik Leroux, le souffle d’Evan Parker aux sax ténor et soprano et la percussion d’Ingar Zach. Les indications de la pochette laissent planer un doute à propos de qui joue quoi et quand… mais la production est resplendissante et soignée. Donc, Poor Isa est le duo de Ruben et Frederik aux banjos (!) et woodblocks et leurs jeux sont soigneusement synchronisés dans une sorte de folklore imaginaire – bluegrass cosmique lancinant et « répétitif ». On songe un peu au travail du luthiste Jozef Van Wissem, il y a une vingtaine d’années. Sur une des faces (laquelle ?), Clearing commence avec un super tandem des banjos dans une cadence enlevée en giration elliptique sur laquelle vient surfer les articulations alambiquées, mais lyriques, d’Evan Parker au ténor, en Wayne Shorter décalé avec son style inimitable fait de spirales imbriquant ses intervalles de notes distendues et ses glissandi, issues de sa pratique révolutionnaire des cross fingerings. La rythmique des deux banjos suggèrent une danse de chevaux tournoyants de manière assez subtile. Leur mise en place rythmique est formidable : ça a l’air simple, mais franchement il faut le faire pour y arriver aussi bien. C’est suivi par une pièce intimiste au sax soprano d’une belle douceur et avec de fausses hésitations qui relâche l’atmosphère avant de s’enfuir dans les méandres de sa respiration circulaire, intitulée Ply. Son solo introduit en fin de face, Untitled 7, où les deux banjoïstes balancent leurs gammes eschériennes en rotation permanente, elles - mêmes étrangement rythmées par les frappes et le cliquetis percussif subtil d’Ingar Zach sur le daf (?), et clochettes, mini-cymbales qui tintinabulent etc … impossible de deviner où se situe le premier temps et le dernier, peut-être sont-ce les mêmes. Il s’agit toujours dans ce projet, de compositions de Machtelinckx et Leroux, celui-ci étant l’unique compositeur de Untitled 7. L’autre face contient deux compositions Two Way et Hewn. La première démarre sur une superbe cavalcade des banjos siamois oscillants et tournoyants comme si les deux musiciens, Ruben et Fred Leroux chevauchaient des poneys à proximité de l’Altaï en Sibérie du Sud. En effet, on songe à la rythmique de ces musiques orientales et aux intervalles des gammes. Evan Parker a un plaisir évident à se mouvoir en rythme sur les pulsations du tandem des banjoïstes avec son souffle caractéristique et ses notes qui sursautent comme si elles étaient jouées à l’envers par-dessus les harmonies et les pulsations. Dans la deuxième pièce finale et plus longue, Hewn, le souffleur distille quelques notes pour petit à petit s’élancer et tournoyer en solo jusqu’à ce qu’il soit rejoint par les deux banjos sonnant un peu comme une cithare d’Asie Centrale dans une comptine se lovant sur elle-même à l’infini. S’ajoutent les superbes frappes frottées et mouvantes et les sonnailles, crotales …(?) d’Ingar Zach, un des percussionnistes les plus originaux de la scène improvisée, Parker laissant les trois autres nous envoûter. Comme je vous disais, du folklore imaginaire.

Evan Parker est sans nul doute un des saxophonistes les plus impressionnants qui soient et une très forte personnalité très marquée esthétiquement. Ce qu’on sait moins est qu’il est toujours prêt à se mettre au service d’autres artistes dans des univers différents ou parallèles à sa démarche et à s’insérer créativement dans les projets des autres quels qu’ils soient de manière ouverte et enthousiaste, comme celui-ci, où sa démarche est plus accessible. Cet album intimiste et intrigant se révèle ses exquises ritournelles avec une belle fraîcheur, sans prétention mais avec beaucoup de charme. Une gâterie.

Philip Gibbs hear my soul sutras 33-60 blackmound soundlab CD
https://blackmoundsoundlab.bandcamp.com/album/bm-innovation-bmi-001-hear-my-soul-sutras-33-60

Guitariste fétiche du saxophoniste britannique Paul Dunmall (ténor, et soprano, mais aussi baryton, alto, clarinettes, flûtes et bagpipes), Philip Gibbs a travaillé et enregistré quasi-exclusivement avec ce géant du saxophone, un phénomène du post – Coltranisme créatif une extraordinaire quantité d’albums pour les labels Slam, FMR et les Duns Limited Edition de Dunmall lui – même. Et cela en compagnie des batteurs Mark Sanders, des « trois Tony », Levin, Bianco et Marsh , aujourd’hui disparus, ainsi qu’avec Hamid Drake. Côté bassistes, les incontournables Paul Rogers, John Edwrds et Marcio Mattos, le pianiste Keith Tippett, des guitaristes fous comme Barry Edwards et John Adams etc…. Paul Dunmall est aussi un des très rares souffleurs « post-Coltrane » qui soit devenu un total original en créant son propre style sur les bases coltraniennes en ingurgitant tout le reste question influences du sax ténor tout en étant un prodige dans l’explosion sonore des bagpipes et un saxophoniste soprano de grande classe.
Je dois ajouter qu’un des rares autres improvisateurs avec qui Phil Gibbs a enregistré et joué ici et là dans la scène anglaise « hors Dunmall » est moi-même, J-M Van Schouwburg, vocaliste improvisateur. Parmi les différentes techniques développées figurent d’une part un jeu amplifié à peine électrique qui conserve une immaculée aura sonore acoustique et d’autre part, un jeu de « tapping » à dix doigts sur les frettes de la guitare préparée et allongée sur ses genoux dans un tourbillon percussif giratoire et ondulé qui fait penser à une musique de sanzas ou mbiras d’Afrique (« le piano à pouces »), une cithare psychédélique ou une harpe hantée. Une de ses préparations de la guitare consiste d’insérer un morceau de corde de guitare entre trois ou quatre cordes, (dés-) accordant étrangement sa six cordes dans un autre univers tonal carrément psychédélique. C’est bien ici l’objet de ce magnifique album solo intitulé Hear my soul - sutras 33-60 et composé de 27 courts morceaux. Il y développe une grande variété de motifs, de pulsations, d’imbrications tournoyantes et de girations aériennes sans solution de de début et de fin qui se chevauchent, se torsadent et filent comme le vent fait tourner les feuilles dans les clairières illuminées. Juste une remarque : les plages n°1 (T21) et n°27 (T19) sont consacrés à deux morceaux électriques saturés qui indiquent que Phil Gibbs est aussi versé dans les pédales d’effets électroniques quand le besoin ou l’humeur se fait sentir.
On retrouve cette technique dans son album en duo Stringing the Bridge Over the Air (avec moi-même) https://orynx.bandcamp.com/album/stringing-the-bridge-over-the-air. Phil , Dominic Lash et moi même avons entregistré Overlapping Layers pour le label Intrication de Thierry Waziniak et du point de vue de Phil Gibbs, l'artiste y développe une perpspective différente pour y construire le dialogue interactif https://orynx.bandcamp.com/album/overlapping-layers. Un autre de ses albums solos publiés par Duns Limited Edition : Thoughts and Feelings offre lui un panorama plus exhaustif de toutes ses recherches sur la guitare acoustique et électrique dans différentes approches https://www.youtube.com/watch?v=DY--_IPMXmM. Un artiste curieux et original dont la qualité du travail est inversément proportionnelle à l'infime quantité de concerts auquel son talent pourrait prétendre.

13 novembre 2025

Carlos Zingaro Carlos Bechegas Ernesto Rodrigues/ Marie Takahashi Baptiste Vayer Thierry Waziniak/ Christian Vasseur Steve Gibbs Nicolò Vivi/ João Madeira & Miguel Mira

Spleen Carlos Zingaro Carlos Bechegas Ernesto Rodrigues Creative Sources CS848CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/spleen

Vu le nombre exponentiel d’enregistrements du label Creative Sources autour de son responsable, l’altiste Ernesto Rodrigues, je n’ai pu trouver le temps pour commenter la remarquable musique à la fois puissante et fragile de ce trio atypique marqué du sceau du Spleen, une fois le titre d’une œuvre du poète Baudelaire. Atypique par son instrumentation, violon, flûte / piccolo et alto et très remarquable par l’altération précise des timbres, tonalités, intervalles commune aux trois musiciens comme s’ils chantaient d’une même voix, Spleen se déroule dans le temps en deux mouvements intitulés I , II pour faire simple, sans que la durée soit indiquée dans les détails de la pochette ornée d’une aquarelle de Carlos Zingaro,le violoniste. Cette aquarelle symbolise les difractions des lueurs sonores et des micro – altérations des sonorités sur leur hauteur imprimée par la pression des lèvres et du souffle du flûtiste Carlos Bechegas en écho aux nuances subtiles et infinis mélismes microtonaux des violonistes pressant leurs archets délicatement sur les cordes. Les sonorités irisées de Carlos Zingaro et d'Ernesto Rodrigues font corps dans un même flux, un unique faisceau de timbres moirés, un agrégat indissociable qui lui-même intègre et échange bien des nuances avec leur camarade flûtiste. Impossible de deviner lequel des deux, altiste ou violoniste émet ces sonorités chatoyantes et fantomatiques et les ombrages des vibrations des cordes où le flûtiste évolue comme un poisson dans l'eau qui s'écoule comme des aquarelles en mouvement aléatoire. Le comble de l’empathie, un sommet de togetherness par les sons, leurs interférences, leurs miroitements. Les manipulations instrumentales font appel à ces fameuses techniques alternatives, bien sûr, mais basée sur une connaissance fondamentale et organique de leurs instruments jusque dans des profondeurs insondables. Toute l’attention auditive pour leur musique est concentrée sur cette symbiose instrumentale : ses mouvements et ses enchaînements en oblitèrent la durée sensible dans un Spleen sensitif magique.
Comme j'ai souvent chroniqué les faits et gestes de Carlos Zingaro et d'Ernesto Rodrigues plus qu'à son tour, il serait bienvenu que je cadre les antécédents notoires du flûtiste Carlos Bechegas. Cet artiste exceptionnel a commis d'excellents enregistrements en duo dans les années 2000 avec les contrebassistes Peter Kowald (Open Secrets) et Barry Guy (Open Textures), le flûtiste Michel Edelin (Open Frontiers), le guitariste Derek Bailey (Right Off !),le pianiste Alex von Schlippenbach (Open Speech) et mes compatriotes Peter Jacqmyn,contrebasse, et André Goudbeek, sax alto, dans Open Density. Juste pour vous situez le niveau d ce musicien d'exception méconnu.Tous les titres de ses CD's contiennent le mot Open, ouvert. Et Spleen est bien ici un album de musique ouverte qui se singularise par une personnalité collective très forte, rare, voir unique au niveau sonore et, surtout, spontanée.

Muted Songs A Part : Marie Takahashi Baptiste Vayer Thierry Waziniak intrication label Tri 008
https://waziniakthierry.bandcamp.com/album/muted-songs

Intrication documente fidèlement les différentes pratiques et les univers sonores et musicaux dans lesquels évolue avec bonheur le percussionniste Thierry Waziniak avec de multiples complices. On l’a entendu dans un original hommage à Thelonious Monk recréant ses compositions avec son ami guitariste Pascal Bréchet. Récemment, un duo très fouillé avec le saxophoniste chercheur Michel Doneda – le chemin du jour. Aussi, deux opus où intervient la sublime vocaliste Isabelle Duthoit : Don’t Worry Be Happy et White Eyes, album où figure étonnamment un souffleur de shakuhashi (Daniel Lifermann) et une calligraphe japonaise (Yukako Matsui) … !! Il y a, entre autres, le CD Overlapping Layers de Phil Gibbs, Dom Lash et moi-même… (encore mille mercis). En outre ,Waziniak joue sur de magnifiques albums aux incroyables pochettes « magnétique – caoutchouc » du label en compagnie du violoncelliste Gaël Mevel avec des invités comme Michaël Attias, Mat Maneri , J-L Capozzo ou Gianni Mimmo. Cette production maison d’Intrication a lieu d’être grâce au travail technique et graphique de Baptiste Vayer qui se révèle ici comme guitariste improvisateur inventif de choix et même vocaliste. Le titre Muted Songs peut se référer à sa manière de mettre l’électricité sauvage de sa guitare en sourdine voilant l’énergie abrasive de son jeu cabossé. Avec les percussions habiles et elliptiques et ses "electronics"de Thierry Waziniak, on trouve l’autre pôle « cordiste » de ce trio vraiment « À Part » : l’altiste Marie Takahashi, joueuse de « violon » alto, un instrument qui s’est répandu dans la scène improvisée de ces vingt dernières années : Mat Maneri, Ernesto Rodrigues, Charlotte Hug, Ig Henneman, Szilard Mezei, Benedict Taylor. Faut – il informer ou rappeler les efforts de ces musiciens ALTISTES pour développer leurs capacités et talents, car l’alto (viola en anglais) est un instrument nettement plus difficile à maîtriser que le violon lui-même si on veut en tirer les possibilités sonores vers le haut. Donc tant mieux que soit donné une fenêtre à cette altiste dans un tel album d’improvisation exploratoire.
Ironiquement qualifié de Fine Extinction, le premier titre (10'24'') démarre avec la voix folichonne et cahotante de Baptiste Vayer et les spirales déjantées et les griffures zébrées de Marie Takahshi soutenues sournoisement par Thierry Waziniak par intermittence instantanée. Mais la guitare sauvage et ses effets envahit soudainement le décor faisant monter l'adrénaline de la "violiste" surexcitée. Et la voix s'échappe... Puis, un beat électronique et des vibrations inconnues clôturent le morceau. "Instinct Noita" (8'05)cultive une intéressante approche "minimaliste" "laminaire" faite de drones, sonorités électroniques "industrielles", crachottements, une sorte de musique "AMM" insouciante à laquelle une dimension ludique bruissante et mystérieuse s'insinue progressivement, s'enfle et aboutit à une cohérence narrative évidente incorporant aussi des sonorités plus délicates. L'art de la métamorphose imprévisible etla diversité des quatre improvisations constitue une belle caractéristique de ce trio À Part. "Captain Tarawa" s'ouvre sur les contorsions de l'archet compressant les cordes au point de rendre le jeu de Marie abrasivement destroy, par dessus les soulèvements des tambours martelés par Thierry et auquel répondent les entrailles électrocutées de la guitare à effets de Baptiste. De ce paysage sonore de départ, s'ensuit une foire d'empoigne mouvementée et des interlocutions statiques où se distinguent l'inventivité du guitariste (passage en solo à un bon moment) et la sagacité du percussionniste - électronicien. Sans vouloir conférer à leurs improvisations un format ou une approche particulière travaillée et presque préméditée en amont, le trio À Part opte pour une dérive poétique actionniste où ils semblent s'égarer et se retrouvent ahuris. The "Lines of Convergence", le quatrième morceau final, se déroule dans l'univers lisible de l'improvisation radicale où le silence a une importance prépondérante qui met en valeur distinctement et clairement les sonorités et gestes musicaux de chacun des trois improvisateurs avec en réel sens du dosage quasi minimaliste tout en retenue pointilliste au ralenti ... Et soudainement, une montée de fièvre - hausse du volume qui s'intègre dans le processus un instant avant de chuter en douceur à la fin de l'album. Comme je disais plus haut , chacune de leurs quatre improvisations enregistrées ici occupe un univers en soi souvent clairement distinct des trois autres. Ce séquencement aura peut-être de quoi faire réfléchir, par exemple l'auditeur avide de guitares noise saturée 'bruyante' (ici ... les passages destroy de Baptiste Vayer), qui en jetant une oreille sur la plage 1 ou 3 prend le risque de découvrir ensuite d'autres approches musicales plus introspectives, intimes ou implosées. Un travail réussi.

Christian Vasseur Steve Gibbs Nicolò Vivi FWWU+ 4DaRecords 4DACD020 https://4darecord.bandcamp.com/album/fwwu-duos-trios

Duo (Vasseur et Gibbs CD1) et Trio (le duo précité plus Nicolò Wivi CD2) de guitaristes musicalement très pointus et situés entre l’improvisation libre et la musique contemporaine expérimentale. Un des intérêts majeurs de ces artistes réside dans leurs guitares acoustiques « nylon » à onze cordes (Vasseur) et à huit cordes (Gibbs et Vivi) et l’amplification par piézo. Je cite les crédits de chaqun des 4 CD’s
CD1 : Left : Christian Vasseur 11 string alto guitar Philip Woodfield tuned in quarter tone. Twin 3-way piezos under bridge by Tao Guitars Brussels.Right : Steve Gibbs 8 string classical guitars Alastair McNeill and Jack Sanders. 4-way piezos under fretboard by Tao Guitars Brussels
CD2 : Left : Nicolò Vivi 8 string classical guitar Alastair McNeill. 4-way piezos under fretboard by Tao Guitars Brussels. Centre : Christian Vasseur 8 string classical guitar Stein Schuddinck. 4-way piezos under fretboard by Tao Guitars Brussels. Right : Steve Gibbs 8 string classical guitar Alastair McNeill. 4-way piezos under fretboard by Tao Guitars Brussels Stereo Field track 4 Left Nicolò Vivi / Right Christian Vasseur. Ouf !
Ce n’est pas la première fois que j’ai été confronté à une telle rencontre de guitaristes avec Christian Vasseur et Steve Gibbs. En effet, j’avais programmé un festival entier de guitaristes à Bruxelles : il y en avait six dont Pascal Marzan, Jean Demey, Dirk Serries et Magali Rischette. Un événement dont la richesse musicale et sonore a dépassé toutes les attentes. C’est une des plus belles réussites de ma « longue » carrière d’organisateur.
Alors, je vous le dit franchement, oubliez d’abord les références (Bailey, Chadbourne, Frith, Reichel, Sharp, Russell), cette musique se situe dans un autre univers. D’abord ces guitaristes ont une très grande expérience et des conceptions complètement allumées, dingues qui sortent de l’ordinaire. La vibration simultanée des cordes nylons conjointes des deux guitares à travers l’amplification ne ressemble à rien d’autre. Il s’agit d’un univers sonore étonnant, enfiévré, mystérieux, arachnéen avec des imbrications harmoniques aventureuses, la guitare accordée au quart de ton à la résonnance métallique y étant pour quelque chose. Un OVNI guitaristique d’obédience classique au départ métamorphosée dans un expérimentalisme radical jusqu’au bout des ongles, des doigts et des frettes. Si vous êtes à la recherche d’en enregistrement de musique d’avant-garde recherchée de guitares, voilà qui fera votre affaire. C’est sauvage, minutieux, résonnant, bruitiste, gratouilleur au niveau des fils de cuivres des cordes graves, çà résonne un peu comme un piano préparé, les harmoniques sont pures, des pulsations africaines surgissent çà et là. Une dimension percussive, des accordages surréalistes se pointent sans crier gare avec des effets percussifs en ostinato foldingue, des nuances de toucher inespérées et des tournoiements irréels. Et presque chaque pièce s’ouvre sur des sonorités différentes qui nous font voyager dans une autre partie du cosmos (les glissandi frénétiques du n°4). Ce qui est absolument fantastique, c’est le degré d’empathie et d’unité cohérente entre Vasseur et Gibbs comme si les deux jouaient du même instrument dans des constructions emboîtées avec une dextérité folle et une logique délirante (n° 5) . Et l’utilisation intelligente et appropriée de techniques « alternatives » . Sept pièces qui se surpassent l’une de l’autre durant tout le CD 1, lequel nous aurait suffi tellement c’est réussi. Mais, avec la concours de Nicolò Vivi, la surface des choses est pleinement reconsidérée et le challenge est encore plus imposant. Devoir raconter en détail tout ce qui s’y passe est un véritable pensum, la joie et la curiosité suscitée par cet étrange phénomène à cordes est indicible. Vivat !!

João Madeira & Miguel Mira 21 07 12 02 05 24 4darecords 4DRCD019 https://joaomadeira.bandcamp.com/album/21-07-12-02-05-24

Un contrebassiste, João Madeira et un violoncelliste, Miguel Mira en solo chacun plus de 16 minutes et en duo durant 38 minutes et des avec un « encore » de plus de quatre minutes. Et cela publié par l’excellent label de João, 4Darecords qui recèle de bien belles surprises et des choses vraiment pointues. Comme ce drone évolutif maîtrisé à l’archet d’une belle traite sans flancher une seconde, des gestes délicats dans les infimes changements de position du doigt sur la touche et la vibration du crin de l’archet. Mais cela dépasse l’effet de style pour une recherche formelle d’une structure construite et pensée avec soin avec de presque imperceptibles crescendo / decrescendo et une dynamique sonore qui enfle le son avec une vraie justesse. Puis l’archet danse initiant des battements qui suggèrent une de ces danses traditionnelles enfouies dans la mémoire collective. On entend le talon toucher le sol jusqu’à ce que le frottement grogne, gonfle ou s’éloigne pour enfin doubler/ tripler la cadence ou flûter une harmonique, le doigt rebondissant sur la touche jusqu’à ces pizzicati distingués et aériens avec la lenteur idoine. Ça à l’air aussi simple que c’est superbement maîtrisé. Une belle pièce. Tout l’art du violoncelliste est d’enchaîner après le final de João en évoquant l’esprit de ce qui précède en percutant les cordes de manière intimiste et insistante à la fois, aléatoire sur la surface des cordes col legno ou plus expressive en suivant le cours de sa narration… une histoire de violoncelle objet frappé, griffé, frotté, bruité en ajoutant subrepticement des notes surprises ou des enjambées irrégulières. Bref une interrogation sonore du violon basse (l’instrument de João est une contrebasse). Césure et archet saturé sur la corde vibrante par contraste , puis murmure du frottement obstiné dans l’ombre de la touche joué en lent crescendo jusqu’au mezzo-forte affirmatif. Tout comme son collègue une recherche sonore hiératique et introspective sur le champ expressif de l’instrument avec cette maîtrise incontestable qui vous fait aimer leur musique.
Rien d’étonnant que ces deux là déploient leurs effets dans un duo décalé aux formes mouvantes, lyriques mais irrégulières au niveau du temps comme l’introduction de João Madeira en pizzicati élastiques et gommeux. L’archet strie les cordes du violoncelle saturent l’espace par-dessus l’ostinato courbé du contrebassiste. Ces deux – là font partie d’une grande fratrie de cordistes lusitaniens révélées dans le sillage du violoniste Carlos Zingaro, de l’altiste Ernesto Rodrigues, du violoncelliste Guilherme Rodrigues, des bassistes Hernani Faustino et Alvaro Rosso et d’autres qui se croisent dans de nombreux ensembles de cordes frottées qui pullulent sous l’étiquette Creative Sources. Il y a donc un esprit de famille, une volonté de dialogue, de contrastes et de cohérences. On oublie ici qui du violoncelliste et de la contrebassiste cherche, implémente, dérive, se fait oublier, percute, grince ou s’élance. Une quête de formes, de sons, de frappes, de grésillements, d’harmoniques,de grondements forcenés titube, ahane, force le destin, fait crisser les ventres résonnants du corps des deux gros violons. Franchement réussi, sans redondance et droit au but.

2 novembre 2025

Stefan Keune Dirk Serries Benedict Taylor/ Agogol NaabtalDeath Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues/ Simon Rose & Michel Doneda/King Imagine & Bruno Gussoni

Stefan Keune Dirk Serries Benedict Taylor Closer & Beyond a new wave of jazz digital
https://newwaveofjazz.bandcamp.com/album/closer-and-beyond

Trio acoustique saxophone, guitare & alto (viola) éclaté. Stefan Keune joue ici des sax alto et sopranino, Dirk Serries de la guitare archtop (chevalet) et Benedict Taylor de l’alto. Rappelons que Stefan Keune a joué et enregistré avec le guitariste John Russell depuis les années 90 (Frequency of Use / NurNichtNur) Cette expérience radicale entre cordes et anches s’est prolongée récemment dans un trio avec Dirk et Benedictlors d’un concert à Baarle Nassau enregistré et inclus dans un triple CD intitulé Live At Plus Étage (a new wave of jazz anwoj0060). La partie est remise dans ce nouvel album en trio enregistré en 2022 au Studio Sunnyside à Bruxelles. Je pense sincèrement que Stefan Keune se situe parmi les saxophonistes chercheurs « post Evan Parker » qui explorent toutes les ressources sonores de leur instrument (harmoniques extrêmes, « morsures » , doigtés fourchus, vocalisations,bruitisme ...). On songe à Michel Doneda, Urs Leimgruber, John Butcher, Jean-Luc Guionnet, Georg Wissel mais aussi les pratiques les plus extrêmes de Steve Lacy ou Anthony Braxton. Les phrasés staccato et les morsures soniques de Stefan Keune se meuvent avec une articulation ultra-véloce, déchiquetante, exaspérée, tordant le cou inexorablement à la notion de mélodie. Cela cadre parfaitement au jeu inquisiteur de Benedict Taylor à l’archet qui nous fait entendre une variété étonnante de frottements tout à tour ultralégers, vocalisés, saturés, fantomatiques, harmoniques torturées, en glissandi voilés ou expressifs ou encore des tournoiements affolés. S’ajoutent à cela les clusters et cascades de notes entrechoquées, bruissements métalliques, frictions des cordes sur la touche de la guitare de Dirk Serries, le responsable de a new wave of jazz. On peut y trouver des instants parsemés de silence aux détails infinis, pointillistes étirés comme si le temps allait s’arrêter. La concentration des musiciens construit une toile aux ramifications étoilées et distendues, ou un flux échancré ou dense, compressé dans un crescendo à la fois statique et hyper mouvant,…
Un excellent trio d’improvisation qui nous change du sempiternel et rituel assemblage saxophone contrebasse batterie…. Et ici le saxophoniste est un phénomène tout à fait particulier incarnant l’art sonore « abstrait » du saxophone et il a du mérite car le saxophone sopranino qu’on entend très souvent ici est un engin compliqué à manipuler. Le violoniste est un as de l’alto dont la manière et le style personnel est immédiatement reconnaissable par la finesse du jeu à l’archet qui semble à peine toucher les cordes tout en les pressant sur la touche pour en altérer la sonorité. Et l’alto demande un réel effort technique et sensible, plus malaisé à jouer à ce régime. Et donc, suivant Dirk Serries depuis plusieurs années, je mesure les progrès sensibles de ses interventions en interagissant à très bon escient tout en propulsant la furie de ses deux collègues. Excellent CD.

mistika jpeg oscillations Agogol NaabtalDeath Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Creative Sources CS859CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/mistika-jpeg-oscillations

Avec un titre pareil, mistika jpeg oscillations, les noms des deux artistes à coucher dehors - Agogol et Naabtal Death - et la photo de pochette, le connaisseur sera un peu interloqué d’y voir le père et le fils Ernesto et Guilherme Rodrigues incarner le (saint-) esprit de la musique improvisée libre de ceux qui sont « sc…. toujours prêts » à se commettre avec quiconque joue à improviser librement sans aucune arrière-pensée esthétique ou carriériste. Ernesto et Guilherme sont deux cordistes très remarquables, « viola » et « cello » parmi les meilleurs qui se trouvent dans la scène actuelle. Ils ont récemment enregistré avec des incontournables comme Fred Lonberg Holm, Floros Floridis, Frank Gratkowski, Alex von Schlippenbach, Willi Kellers, Ute Wassermann et un nombre exponentiel de musiciens de grand talent. Il leur arrive de croiser dans une tournée des artistes issus d’un autre filière, d’un tout autre background. Agogol et Naabtal Death sont deux artistes sonores – musiciens de la scène locale d’Hannover, celle du génial Günter Christmann et de sa muse l’extrordinaire chanteuse Elke Schipper, mais aussi de l'Atelier Grammofon. Mais ce que ces deux zèbres pratiquent vient d’une autre planète que celle de l’improvisation libre historique issue du jazz libre et dela musique contemporaine. Agogol est crédité modified electric guitar, electronics, voice et son copain Naabtal Death, amplified tortured zither, electronics, tools. On pourrait penser que ce serait une session free-noise. Mais non ! Ce quartet improbable joue avec une belle sensibilité une musique improvisée radicale soignée avec un super sens de la dynamique et l’intégration réussie de pratiques différentes dans un flux sonore détaillé de 42'48'' vraiment réussi en dehors des radars et des tendances. La musique de l’instant. Vous trouverez là une série de séquences reliées les unes aux autres dans un large panorama d’approches, de sifflements oscillatoires (l’alto / viola d’Ernesto), d’irisations électroacoustiques, des vibrations étranges, de discrets bruitages, des glitch, de chocs sur la touche du violoncelle, des ambiances – drones soutenues. Cela dure d’abord quasi trois quart d’heure : 1. playing the paintings upside down – 42 :48 plus un final 2. paintings want to rotate – 07 :47. C’est un beau message d’ouverture d’esprit. Il y a une dimension cosmique et chacun se sent libre de s’exprimer pleinement en restant lui-même dans une harmonie auditive et réactive. On est tous là sur terre pour s’écouter, se comprendre et essayer de collaborer, et cette communion des sens, des actes et de l’écoute en témoigne. Je les ai rencontrés fin juillet dernier à Atelier Gramophon à Hannover et l’un deux, AGogol, un joyeux drille sérieux comme un pape, s’est joint dans notre programme pour égayer la soirée. Mémorable ! Merci à Naabtal Death pour m’avoir tendu ce très intéressant album inclassable.

Simon Rose & Michel Doneda METAL NOTEBOOK scätter archives
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/metal-notebook
Un duo d’anches tranchant, bruissant, extrême, deux colonnes d’air sous pression des lèvres et du souffle, une métamorphose des sons de deux saxophones. Le soprano de Michel Doneda et le baryton de Simon Rose résonnent dans l’espace fusant des harmoniques acérées ou secrètes, bourdonnant, lacérant les fréquences, leurs morsures aériennes délivrant une intense énergie physique même dans leurs coups de langues furtifs sur le bord de l’anche, fétu de bambou arrimé au bec que leurs gosiers irritent ou fait gémir. C'est autant une ascèse viscérale, qu’une une philosophie de la recherche d’un botaniste curieux des sons, qu’un trop plein d’émotions, une science de l’indicible et de sifflements revêches , la rage et l’espérance. Leurs deux personnalités sont complémentaires au-delà qu’il est possible et les croisements de leurs musiques individuelles forment un tout, un univers, un vécu collectif. Ils ne nous épargnent rien dans leurs débauches d’effets de souffle et pourtant, ils communiquent l’essentiel en une seule prise dans un instant qui dure sans qu’on en mesure le temps, effacé, extrapolé, sublimé et évanoui. 28 minutes aussi bon marché (vous payerez ce que vous pourrez pour les acquérir) que c’est absolument unique. On découvre ici la nature de leurs instruments … à l’état de nature. Une musique sauvage basée sur une écoute mutuelle intense et un travail ultra-précis. La mécanique des clés et tampons rejoint le pensée, la réflexion intime, cet état second qui distingue le rêve de l’action et les réunit dans un même temps.
Simon Rose a travaillé avec acharnement depuis ses deux trois premiers CD’s de junior de la scène londonienne (avec feu Simon H Fell, Mark Sanders, S. Noble) il y a plus de trente ans… et c’est tout à fait merveilleux de l’entendre au saxophone baryton, devenu son instrument de prédilection avec ce défricheur chercheur ultime du saxophone soprano qu’est Michel Doneda ... dont on se demande comment il parvient à contrôler l’émission de telles sonorités quasi inaccessibles par delà les limites techniques et physiques de l’instrument. Franchement, s’il y a un excès de saxophonismes dans l’univers des musiques improvisées, ces deux-là nous offrent l’indispensable, l’élémentaire. Une éclipse. Une leçon de vie.
Publié par Liam Stefani sur son mythique label digital scatter archive et que vous pouvez acquérir en payant ce que vous désirez, même quelques pennies in the heaven.

King Imagine & Bruno Gussoni Electric Path of the Samuraï
https://kingimagine2.bandcamp.com/track/electric-path-of-the-samurai

Par-dessus un dense et rebondissant réseau de sonorités électroniques étonnamment diversifiées, tournoyantes, vibratiles, croassantes, s’échappe le souffle ou les souffles paisible(s) d’un adepte du shakuhashi, la flûte japonaise « sans bec » taillée dans un tuyau de bambou à l’extrémité duquel une entaille aiguisée artistement permet de faire vibrer des notes dans cette colonne d’air tout à fait aléatoire. Vu la rusticité simplissime de cet instrument, le musicien, Bruno Gussoni, a bien du mérite, cet instrument requiert beaucoup de concentration et d’astuce pour tracer un son mélodieux d’une note à l’autre sans jamais en altérer la qualité de timbre. King Imagine est un artiste de musique électronique ukrainien basé à Kiev qui entend siffler et exploser missiles et drones Russes quasi-journellement. Cette musique a été réalisée à la fois en Ukraine (King Imagine) et à Gênes où vit le flûtiste Bruno Gussoni, lequel a travaillé avec Marcello Magliocchi et Adrian Northover ces dernières années.
Je dois dire que son travail musical électronique construit en multi-pistes agrégées les unes aux autres est vraiment réussi. En outre, aimant à jouer avec des improvisateurs qui veulent à la fois montrer leur solidarité face à cette horrible guerre et apprécient le challenge. En effet, si je comprends bien, King Imagine semble aussi insérer les interventions de Gussoni, dans le montage des pièces, tout en lui laissant aussi de l’espace : on entend plusieurs fois clairement et simultanément deux ou trois parties de flûtes en re-recording qui finissent par s’épandre largement dans un orchestration organique dans une longue pièce de 21:40, At The Sea, initiée au départ par une sorte de ressac de vagues maritimes et les accents du blues insufflées dans l’anche du bambou. Même si le niveau d’ enregistrement de la flûte n’est pas optimal, on est positivement impressionné par le savoir faire délicat des spirales sonores du shakuhachi dans les mains de Bruno Gussoni et par l’interaction en parallèle des deux improvisateurs. Les morceaux suivants, nettement plus courts offrent chacun un autre ambiance. Ce type échange musical à distance entre deux musiciens a été développé durant la pandémie du Covid 19 et c’est heureux que cette approche se perpétue entre des artistes situés loin les uns des autres dans un esprit sincèrement internationaliste.