17 juin 2025

John Edwards/ Albert Ayler Prophecy Complete w Peacock & Murray/ Evan Parker & Barry Guy/ Gertrude Clarissa Durizzotto Paolo Pascolo Gabriele Cancelli Marko Cisilino et Martin O’Loughlin

John Edwards Lisbon Solo Double Bass digital.
https://johnedwards.bandcamp.com/album/lisbon-solo-2

Une seule improvisation de 36 :20 durant lesquelles John Edwards fait vibrer les cordes, la touche, le corps de l’instrument, avec autant de sauvagerie débridée que de contrôle instrumental … alternant la percussion des cordes, les frottements ligneux, les glissandi, la frappe « col legno », les rebondissements de l’archet. Un jeu organique, frénétique ou détaché. Vous souvenez – vous de l’île au Trésor de R.L. Stevenson, ce livre légendaire qui raconte les tribulations du jeune Jim Hawkins et le pirate cuistot unijambiste et Long John Silver ? Stevenson décrit la force redoutable des doigts et des mains de Long John Silver qui agrippe et maintient le jeune Jim Hawkins sous sa domination en lui les serrant les bras tel une pince, un étau. John Edwards incarne à la fois toute l’espérance du jeune aventurier et la force irrésistible puissante du forban qui inflige des chocs et des pizzicato furieux en saccades improbables pressant les cordes sur la touche avec une force inouïe, dure et élastique. Au fil de sa longue improvisation, il décline toutes sortes d’effets, de résonances, de notes appuyées au-delà des gammes, grattements crissants, grosses vibrations bouleversant l’âme de l’instrument, la carcasse tremblante, le son du bois hypertrophié, des dérapages et incartades de l’archet, des bruitages insensés et surprenants . C’est à la fois intime, furieux, sauvage, savamment dosé et subtilement enchaîné dans l’instant. Un sommet qui apporte encor plus d’au au moulin de ses solos (cfr Volume/ CD Psi). John Edwards est l’aventurier de la contrebasse, son pirate qui aurait viré de bord pour la cause de l’amour du prochain et une réincarnation de ce Jim Hawkins de légende à qui tout arrive et qui parvient à retomber sur ses pattes après bien des aventures périlleuses … et… quelles pattes ! Ahurissant, existentiel. Unique.

Albert Ayler Trio avec Sunny Murray et Gary Peacock Prophecy Live First Visit Complete ezz-thetics 109.
https://first-archive-visit.bandcamp.com/album/prophecy-live-first-visit

12 juin 1964, Cellar Café, NYC : l’an zéro du free-jazz. Lors d’un concert légendaire, le poète Paul Haines enregistre ce nouveau trio issu d’un quintet – quartet de Paul Bley auquel participaientt John Gilmore, Gary Peacock, Paul Motian et puis Sunny Murray et, ensuite ce mystérieux saxophoniste ténor rencontré par Cecil Taylor et Sunny Murray en Suède au Gyllene Cirkel presque deux ans plus tôt: ALBERT AYLER. Dans l’assistance, il y a John Coltrane, Bill Dixon et beaucoup d’autres. Le mois suivant, ce trio (Albert Ayler Gary Peacock et Sunny Murray) enregistrera « Spiritual Unity » pour le label ESP Disk – ESP 1002. Jusqu’en 1975, les auditeurs et amateurs n’écouteront que l’Albert Ayler Trio enregistré en MONO et réédité en stéréo par ESP, Fontana etc .. avec une autre version du morceau Spirits indiqué en 1/ de la face B dc ce légendaire SPIRITUAL UNITY. Le vrai talisman audio de l’ « Albert Ayler Trio » est bien cet album live qui fut ensuite publié en 1975 par ESP Disk (Réf. ESP 3030) juste avant la cessation d'activités. Par rapport à Spiritual Unity Stéréo, la version la plus connue et la plus vendue, on y entend le « vrai » Spirits tel qu’on l’entend aussi dans l’album Spirits (publié par Debut et dont la réédition Transatlantic British reproduit le dessin de pochette).
Le grand avantage de ce CD , c’est qu’il reproduit avec un nouveau mastering l’entièreté des neuf morceaux enregistrés lors de ce concert inoubliable. Tu parles, c’est lors de ce concert que John Coltrane a été marqué à jamais et on retrouve dans le jeu de ce géant, certains des caractéristiques expressives d’Ayler.Bon nombre d'artistes incontournables du free-jazz étaient présents comme les apôtres du Christ lors de la ... Première Cène... On a droit à Spirits, Wizard et les deux versions de Ghosts 1st & 2nd Variations , … écoutez, vous comprendrez « ces deux variations ». Mais aussi Prophecy, Saints, encore Ghost , encore Wizard, Children (noté Spirits dans l’édition ESP 1002 Stereo). Oui c’est masterisé sérieusement : il suffit d’écouter le son de la contrebasse de Gary Peacock et ses doigtés – pizzicatos révolutionnaires. Oui, c’est bien l’an zéro du « vrai » free-jazz. Sunny joue ses vagues de vibrations sonores hors tempo, le saxophoniste énonce les thèmes mélodiques genre comptines enfantines pour s’échapper dans des glissandi et harmoniques, en speaking tongues échevelées et morsures rageuses, contorsionnant l’articulation du souffle, criant l’espoir et le désespoir. Tabula rasa ! Et le comble dans ce trio révolutionnaire, l’attitude cool et relax du contrebassiste qui joue sur un tout autre plan avec une sonorité de basse chaleureuse et des déboulés à la fois speedés, imprévisibles et … lyriques. La cohérence du trio est aussi puissante et irrévocable que le contraste entre Ayler et Peacock est total. C’est là que des improvisateurs « libres » comme John Stevens et Paul Lovens viendront puiser leur inspiration qui les amèneront dans un autre univers. En plus d’un point de vue « transharmonique » - les intervalles etc… ce sont les faces d’Ayler les plus révélatrices qui permettent de se faire un idée la plus fidèle de sa démarche ou de son « système », tout comme Coltrane ou Coleman ont leurs propres systèmes qui sous-tend leurs visions et les libertés qu’ils se donnent et nous donnent. Rien que pour la troisième version survoltée et différente de Ghosts en 7/ vous en aurez pour votre argent… Même si vous trouvez cet album à un prix trop cher, rien ne justifie de ne pas l’acheter. Car, face à ce moment de folie enregistrée en 1964, vous pouvez jeter une bonne partie de votre collection de disques de «free-jazz», tellement c’est extraordinaire…
Pour la petite histoire, Sunny Murray détenait l’entièreté des bandes de ce concert mirifique et en a fait publier l’entièreté dans « Albert Smiles with Sunny », un double CD du label In Respect en 1996 avec l’aide de Harmut Geerken, musicien et activiste impliqué dans la scène free. Ce double album s’est attiré les foudres d’un représentant légal d’ayant droit, comme si cette musique n’appartenait pas autant à Albert qu’à Sunny, celui-ci inventant un style aussi personnel et innovant que celui d’Albert. Ezz-thetics avait déjà publié cet album en caractères orange « Hatology ». Le voici avec des lettres bleues, celui du blues le plus profond. À se taper la tête contre les murs. LE DISQUE DE FREE JAZZ par excellence.
NB : pour ceux qui recherchent l’album vinyle avec le « véritable » Spiritual Unity – avec – le vrai-Spirits gravé sur le vinyle ESP 1002 MONO ( !), j’informe que le seul autre vinyle ou CD qui reproduit cette version originale est le LP Spiritual Unity publié par E.S.P. Explosive (France) et cela le restera longtmps. Mais qui s’en doute ? Par la suite on retrouve cette version dans le CD réédité par le label japonais Venus. Beaucoup plus tard et à la demande de Martin Davidson et d’autres allumés, ESP a finalement inclus le « vrai » Spirits dans une réédition CD ESP 1002. Le 9ème morceau de ce Prophecy First Visit, intitulé « Children » (et sa mélodie de base) est identique à ce Spirits inclus dans le LP ESP 1002, si ce n’est que la version présente est plus forcenée, plus incisive, plus sauvage, car il s’agit du dernier morceau joué lors du concert, vraisemblablement. On entend d’ailleurs « Children » dans l’album aylérien suivant, « Ghosts » a/k/a « Vibrations », enregistré avec les trois mêmes plus Don Cherry à Copenhagen en automne 1964 et aussi dans le CD d’A.A., The Copenhagen Tapes (Ayler Records) enregistrements publiés dans la grosse boîte Holy Ghost, chère aux collectionneurs fétichistes (label Revenant). Quelle époque !

Evan Parker Barry Guy So It Goes Maya Recordings MCD 2301.
https://mayarecordings.bandcamp.com/album/so-it-goes

Il s’agit bien du cinquième album d’Evan Parker et Barry Guy en duo après Incision (FMP SAJ 1981), Tai Kyoku (jazz & Now 1985), Obliquities (Maya 1995) et Birds & Blades (Intakt 2001, sans compter les nombreux albums en trio avec Paul Lytton. La musique du duo a toujours fluctué entre un jazz très libre complexe décoiffant et très détaillé mélodiquement et/ou une approche délibérément sonore, éraillée et presque bruitiste comme sur cet album du duo enregistré au Japon ou la collaboration avec Eddie Prévost et Keith Rowe (Supersession/ Matchless). Dans cet album dédié à Samuel Beckett et John Stevens et intitulé « So It Goes », un rituel bout de phrase de Stevens et extrait des correspondances de Beckett (quelle coïncidence !), Guy et Parker ont réuni deux duos contrebasse – sax ténor (So It Goes 1 et So It Goes 3) qui ouvrent et clôturent l’album pour 12 :13 et 10 :42 minutes, un duo sax soprano et contrebasse (So It Goes 2 pour 5 :48), un solo de basse (Grit 6 :47) et un solo de sax soprano (Creek Creak 5 :28) d'Evan Parker. On y retrouve concentrées les caractéristiques spécifiques de leur(s) musique(s), y compris le solo en respiration circulaire avec harmoniques, spirales imbriquées, illusion de polyphonie et notes très aiguës jouées au-dessus du registre aigu et ces pulsations isochrones tournoyantes. Ce qui me touche le plus est cette capacité à dialoguer librement avec une très grande précision comme si le matériau mélodique développé interactivement et les structures harmoniques qu’il implique apparaît clairement comme une démarche commune, interconnectée au plus profond de leurs neurones, leur perception, et leurs gestes réactifs. Une qualité d’écoute, un grand sens des nuances, un souffle décontracté prêt à s’emballer dans les spirales les plus hardies aux intervalles de notes « tarabiscotés » comme on aime en écouter chez Trane ou Braxton. Barry Guy s’affirme comme un contrebassiste « violoniste » aussi énergétique que délicat et léger avec cette unique qualité de frottement à l’archet (quels sons aigus sublimes) qui contrastent hardiment avec ses pizzicatos complètement décalés en zig-zag, bourdonnements, sursauts etc… Il y a des moments où la musique s’arrête subitement, les sons s’éclatent, implosent par giclées et frictions bruissantes pour mourir dans le silence. Parmi leurs grands œuvres enregistrés, un moment intime d’une belle qualité musicale fruit d’une collaboration et de recherches fructueuses depuis quasi un demi-siècle.

Nuageux Gertrude Klopotec IZKCD156
https://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_gertrude_nuageux/

Sorry pour le retard pris pour la rédaction de ce texte sensé commenter cet excellent album de Gertrude intitulé Nuageux et ses dix morceaux - compositions orchestrales pour ensemble d’instruments à vents de durées très variées. Clarissa Durizzotto clarinette, Paolo Pascolo flûtes, Gabriele Cancelli trompette, Marko Cisilino trombone et french horn, Martin O’Loughlin tuba. Gertrude, comme Gudule, est le parfait prénom médiéval Brabançon typiquement belge d’une autre époque, devenu un tant soit peu godiche au fil des siècles. Et puis , il est question de Cielo, Cloud, Temporale, Nuageux, ça évoque un pays de par chez nous où il pleut plus souvent qu’à son tour (Pays Bas, Belgique…) . À l’écoute, ce qui débute par une sorte de gimmick mélancolique venteux et pluvieux se révèle au fil des morceaux très variés, comme une musique chatoyante, amusante, nostalgique avec force remarquables voicings, développements de formes et un bel amalgame orchestral, goût des nuances, demi-teintes, passages insolites, bâillements même. Rêveuse aussi : les deux Sonno parte 1 & parte 2 (Sonno : songe ou sommeil, c’est selon). Goût italien de la mélodie et faussoiements de notes. Assemblage insolite et décalé (Ovi – 1:42). Mais aussi, son d’ensemble travaillé, contre-chants, effets de canon . Même si je ne perçois pas bien le but de la musique, celle-ci, remarquablement bien exécutée et somme toute originale, se déploie à son avantage dans un parcours parfois accidenté (Ceneri 6 :35) et fructueux, si l’on considère chacune des compositions renouvelant agréablement les débats. On peut largement y trouver son plaisir et cette étonnante nostalgie imaginaire. Eh oui, il me faut du temps pour parvenir à écrire, les albums 100% improvisés étant prioritaires vu mes choix éditoriaux. Mais ne boudons pas notre plaisir , Gertrude est un projet méritant et avec un tel prénom ...

1 juin 2025

Barry Guy Plays/ Charlotte Hug voice & viola/ Cecil Taylor Unit w Jimmy Lyons Ramsey Ameen Alan Silva Sunny Murray & Jerome Cooper

Barry Guy PLAYS Luca Lombardi Hubert Stuppner Iannis Xenakis Bernard Rands John Anthony Celona “Anaklasis” with Stefano Scodanibbio Maya Recording MLP2401 2LP
https://mayarecordings.bandcamp.com/album/barry-guy-plays-2
https://mayarecordings.com/barry_guy_plays

Il m’est arrivé rarement de chroniquer des albums spécifiques du contrebassiste Barry Guy ces dernières années, faute d’obtenir les CD’s ou LP’s, bien que je fus un des quelques acheteurs de ses premiers albums des années septante comme Iskra 1903 (avec P Rutherford et D Bailey Incus 3-4), son album solo Statements V-XI (Incus 22) et le trio Synopsys avec Howard Riley et Tony Oxley (Incus 13), ainsi que des premiers cd's chez Maya. Vouloir brosser le profil musical et esthétique de Barry Guy en deux coups de cuillère à pot est vraiment dérisoire. Musicien classique dont la pratique couvre le baroque et le contemporain, jazzman d’avant-garde, compositeur « sérieux », chef d’orchestre de son London Jazz Composers’ Orchestra, improvisateur libre qui croit autant à l’extrême énergie du free-jazz qu’à une musique spontanée d’exploration sonore et formelle. Formation d’architecte et amateur pointu d’art contemporain issu d’un milieu populaire. Le recto de pochette est décoré d’une œuvre colorée d’un de ses peintres favoris, Albert Irvine. Avec cet album d’archives, Barry Guy nous fait découvrir un aspect important de ses sources musicales, celles qui ont nourri la démarche de nombre de ses collègues improvisateurs (Bailey, Rutherford, Stevens, Schlippenbach, Wachsmann etc…) : la musique contemporaine occidentale dite atonale, sérielle, Varèse, Webern, Cage, Xenakis, Stockhausen, Berio etc… J’ajoute encore un petit détail pour les « définitionnistes » du tout « non – idiomatique ». L’année et le lieu même où Derek Bailey a enregistré ses premiers albums de Company (1977 Riverside Studios), Barry Guy enregistra un furieux trio avec le très free-jazzy Trevor Watts et John Stevens (No Fear)… Barry Guy est avant tout un musicien de confluences, créateur sans étiquette, ni justificatif idéologique.
La plupart des œuvres présentées ici ont été enregistrées en concert durant les années 70 à l’époque où celles-ci ont été écrites à l’exception de Memo I de Bernard Rands enregistrée en 2000 et la composition Anaklasis de Guy lui-même interprétée avec son collègue contrebassiste disparu, Stefano Scodannibbio. Aussi, étonnamment, il intervient vocalement dans Voicings de John Anthony Celona et dans Ausdrücke – Rondo für einen Clown d’Hubert Stuppner. Sont reproduites, deux lettres de Iannis Xenakis à l’occasion de l’enregistrement et d’une performance par Barry Guy de Theraps de ce compositeur.
Ce qui frappe à l’écoute c’est la vivacité et l’énergie à l’archet de Barry Guy au-delà de la précision de jeu, le sens de la dynamique, les changements fréquents d’intonation, la spatialisation de son travail sonore et le magnifique frottement en spirales des cordes à proximité du chevalet. Il y a une puissance organique et expressive similaire à celle du Barry Guy improvisateur, même s’il arrive souvent à celui-ci de nombreuses outrances bruitistes, des actions sauvages et provocantes. On se souvient de l’avoir vu frapper les cordes avec une grosse brosse à crin « pour se frotter le dos sous la douche » et une violence gestuelle. Mais derrière cette apparence sauvage et décalée , on entend tout la maîtrise instrumentale qui resplendit tout au long de ces enregistrements du passé. Par la grâce d’un minutieux et magique traitement des enregistrements d’archives par l’unique ingénieur du son Ferran Conangla, on entend ici une musique miraculée, sauvée des aléas de la conservation des bandes magnétiques, comme si tout cela était pur et neuf. Ces six interprétations musicales font corps, cas unique, avec sa musique improvisée « libre » et son free – jazz, le trio Evan Parker Barry Guy Paul Lyttons qui en réalise la synthèse, ses compositions et les orchestres dont il est responsable, sans barrière mentale, ni explication fumeuse. PLAYS est un document de première main d’une personnalité exceptionnelle et sans doute le tremplin vers la musique de ses albums solos Fizzles et Symmetries. Si d’un point de vue stylistique, cette musique, fidèle aux intentions des compositeurs, est bien différente de celle de Barry Guy en solo (cfr Fizzles & Symmetries), le feeling et l’énergie de l’improvisateur est palpable.
PS : je viens de mettre la main sur une copie de Tai Kyoku, le deuxième album du duo Barry Guy – Evan Parker (label jazz & Now), un concert datant de novembre 1985 à l’aube de la « carrière » du trio avec Paul Lytton où Barry incarne l’improvisation radicale sans concession, implosion – explosion bruitiste du jeu technique de la contrebasse.

Charlotte Hug In Resonance with Elsewhere voice viola Fundacja Sluchaj FSR 05 / 225
https://sluchaj.bandcamp.com/album/in-resonance-with-elsewhere

Performances en solo enregistrées en jouant/ improvisant simultanément de la voix et de l’alto ou viola en anglais, instrument de la famille des violons avec un registre plus grave que celui du violon. Toute la musique instrumentale est jouée en fonction du chant et de la voix et celle-ci fait corps avec les sons et le jeu de l’alto. Charlotte Hug se présente comme Composer Performer et Visual Artist car si elle construit sa musique avec les intentions spécifiques d’une véritable compositrice, celle-ci se crée dans l’instant avec la spontanéité de l’improvisation contemporaine « libre » en conjonction étroite avec ses propres Son-Icons, larges bandes de papier – tissu suspendues durant ses concerts , créations graphiques - complément organique intime de sa musique. Si ma description semble compliquée, elle nous fait passer son message mystérieux et sensible avec une authentique simplicité. Avec l’archet et son « soft bow », elle irise des sonorités diffuses, tissus d’harmoniques et de drones mouvantes alors que sa voix expire et « aspire » râles, murmures sotto voce, chant opératique étincelant, harmoniques, ululements de sybille, imprécations de fée et ces extraordinaires « percussions » glottales qu’elle module magiquement. La journaliste Annelis Berger la décrit comme une Shaman of Contemporary Music dans les notes de pochette. Je la dirais Voyante, Poète, Sybille de l’Au-delà, Vestale d’un rite imaginaire. Son travail à l’alto évite l’excès démonstratif de la virtuosité technique, celle-ci étant exclusivement et sincèrement au service de la sensibilité, d’une minutieux dosage sonore et vibratoire, d’une concentration sans faille à la recherche du sens profond de son art merveilleux et de l’émotion, vécu à certains moments comme un état de transe. Le raffinement total et une sûreté dans l'exécution simultanée vocale et instrumentale . In Resonance with Elsewhere. Cet Elsewhere : un ailleurs rêvé, d'autres cultures lointaines qui nourrissent la réflexion, l'au-delà entrevu dans la transe musicale ? La musique de cet album se décline en neuf pièces de différentes durées et approches sonores et expressives, superbement enregistrées les 29 et 30 juillet 2023. « No overdubbing or electronic modification was used in Tracks 1 to 6 and 9. Composition with multi-track in 7 & 8”. Mises à part ces deux plages 7 et 8, vous avez droit étonnamment à une musique entièrement acoustique en temps réel sans aucun artifice technologique, si on excepte la technique d’enregistrement avec la « 3D Audio Microphone technology » de Malgorzata Albinska-Frank, une excellente ingénieur son si j’en juge le résultat audio. Je vous jure que vous n’allez pas vous ennuyer tant cette Shaman visionnaire est capable d’incarner de multiples facettes de sa personnalité en se dédoublant de manière vraiment troublante. Charlotte Hug projette une dimension onirique, des vibrations extra-sensorielles, une intimité profonde combinée à une mise à distance d’elle-même dans le feu de l’action, de nombreuses variations de registres, d’intensités, d’émotions et une pluralité de formes dans une synergie assumée de nombreuses inspirations qui se fondent dans une expression tout à fait unique.
Chapeau aussi à l'ouverture de Fundacja Sluchaj, label qu'on pourrait qualifer de "free-jazz" si on considère ses nombreuses publications, et qui s'ouvre ici à un univers qui échappe aux radars pourchassant des esthétiques trop définies. J’avais écrit autrefois une des chroniques commentaires dont j’étais le plus fier au niveau de l’écriture, au sujet de son album Slipway to Galaxies (Emanem 2010) dans lequel Charlotte Hug avait documenté les débuts de cette démarche combinée voix et alto. Le temps a passé et la musique a évolué et s’est envolée dans l’air qui vibre. In Resonance with Elsewhere nécessite de nombreuses écoutes (sans lassitude aucune) pour en appréhender toute la richesse.

Cecil Taylor Unit Live at Fat Tuesday’s February 9, 1980 First Visit Ezz-thetics 101
https://first-archive-visit.bandcamp.com/album/cecil-taylor-unit-live-at-fat-tuesdays-february-9-1980-first-visit
Cecil Taylor Unit Live at Fat Tuesday’s February 10, 1980 First VisitEzz-thetics 111
https://first-archive-visit.bandcamp.com/album/cecil-taylor-unit-live-at-fat-tuesdays-february-10-1980-first-visit
` Enregistrements inédits de l’Unit de Cecil Taylor provenant d’une série de concert dont un large extrait « set » avait été publié par le même label autrefois avec l’étiquette Hat-Hut en double vinyle sous le titre It is in A Brewing Luminous. L’Unit de l’époque avait évolué depuis la trépidante équipée du triple album Hat Hut de 1977, One Too Many Salty Swifts And Not Goodbye. Le groupe était alors composé de Cecil Taylor piano, Raphé Malik trompette, Jimmy Lyons sax alto, Ramsey Ameen violon, Sirone contrebasse et Ron « Shannon » Jackson, le batteur qui jouait à l’époque dans le Prime Time d’Ornette Coleman. L’Unit convié à ce concert a dû se passer de la présence de Raphé Malik, mais se situe dans le sillage du groupe détaillé plus haut : il y a toujours Jimmy Lyons qui disparut en 1986 et le violoniste Ramsey Ameen et Malik malheureusement absent. Alan Silva, un camarade de longue date de Cecil durant l’époque des albums Unit Structures, Conquistador et Student’s Studies (1966) et de la première grande tournée européenne de C.T. L’ébouriffant batteur Shannon Jackson ayant fondé son propre groupe Decoding Society, Taylor a recours au créateur du free-jazz drumming Sunny Murray et du batteur Jerome Cooper, membre du Revolutionnary Trio avec, justement, Sirone et le violoniste Leroy Jenkins qui jouera dans la C.T. Unit dans une mémorable tournée européenne de 1987 documentée par quelques album du label Leo, Live in Vienna et Live in Bologna. D’ailleurs, la musique se développe d’une manière similaire à ces légendaires One Too Many Salty Swifts and Not Goodbye.
Je n’ai jamais compris pourquoi certains chroniqueurs français de Jazz Magazine et de Jazz-Hot semblaient terrifiés par la musique de Cecil Taylor et la préférait en solo (l’album Silent Tongues paru à l’époque de ses concerts à Montreux etc… , le recueil taylorien le plus « lisible »). J’écoute ici la démarche contrapuntique de Cecil bien avant que cela « délire » « free » dans le premier morceau du concert du 9 septembre. On a droit à l’imbrication du rythme et des éléments mélodiques au piano tel un « accompagnement complexe et mouvant qui se fait un écho du blues, du piano jazz moderne entre Monk, Ellington, Bud Powell et Lennie Tristano et quelles harmonies (!!), alors que Jimmy Lyons énonce le « thème » et le restructure systématiquement par tronçons – variations évolutives qui respire les intonations sacrées de son Charlie Parker le plus pur tout en se faisant le devin soufflant du jeu du pianiste. La dualité main gauche - main droite chère au pianistes de jazz est évacuée au bénéfice d'une extraordinaire coordination des doigtés et mouvements des deux mains (mais aussi des coudes, de l'avant-bras)qui se relaientindéfiniment dans un mouvement constant de pulsations changeantes. On mesure aussi l’influence de Bartok, Schönberg et Messiaen. Rien que pour cela, un vrai fan de jazz normal devrait adorer. Par la suite, au fil des minutes cela se complique, chahute, secoue, violente avec une obstination incompressible. En se concentrant sur le jeu précis et multiforme au piano et les spirales exacerbées du saxophoniste (1. February 9, 1980 I – 24 :06 et toutes ces réitérations de fragments thématiques connectés les uns aux autres, leurs variations, extemporisations et extrapolations vitalistes free, on parvient avec une peu d’habitude d’écoute à happer les meilleures idées au vol et à construire - appréhender intérieurement le cheminement extravagant de cette musique. La contrebasse est un peu enterrée et les deux batteurs tourbillonnent dans le maëlstrom, parfois submergés par les assauts insistants des vagues rythmiques – pulsations libérées aux axes dilatés. Et une fois parvenu à un point qui semble une situations de non-retour , c’est l’accalmie. Cecil rejoue autrement la section du début seul ou avec un ou deux acolytes et relance sa quête dans une direction différente pour quelques minutes jusqu’au point où il joue et rejoue les parties mélodiques de chaque tronçon de la composition et de chacun des musiciens tout en se lançant dans de courts tourbillons de note inspiré par le détail de chacune des sections appelant chacun d’eux à intervenir dans une subtile constructions aux motifs et dimensions mouvantes .. et toujours avec ces scansions, cette conception ultra- et poly- rythmique qui n’appartient qu’à lui. C’est une musique construite et élaborée dans une vision constructiviste où le ou les début(s), les variations, les sections secondaires ou successives s’imbriquent avec une incroyable complexité dans une débauche d’énergies et de tensions qu’on retrouve chez très peu d’artistes dans cet idiome (Schlippenbach – Parker – Lovens, par exemple). Dans cet univers strictement « atonal » et abruptement « clusterisé » règne une grand ouverture formelle. Il convient de considérer la coexistence au sein de l’Unit entre le langage blues post-parkérien exacerbé de J. Lyons et les folles frictions ensauvagées du violoniste Ramsey Ameen à l’archet sur les quatre cordes écrasées sans pitié sur la touche dans un sciage furieux, crissant et virevoltant qui compresse les fréquences comme dans une matière picturale abstraite. Il faut une évidente habitude d’écoute et une certaine expérience pour s’orienter dans cet éclatement du continuum spatio-temporel. Fort heureusement, j’ai pu m’exercer à écouter les deux faces de Conquistador (lp Blue Note avec Andrew Cyrille,J.Lyons, Bill Dixon,Henry Grimes et Alan Silva) et les quatre morceaux d’Unit Structures… qui aujourd’hui paraissent bien courtes et concentrées par rapport à la distance et la durée parcourueq lors de ces deux concerts – fleuves. Vous pouvez très bien décrocher un moment, penser à autre chose et vous replonger dans la musique quand des passages incroyables surgissent et happent toute vos capacités perceptives et émotionnelles comme dans un rêve (cfr la fin de 2. February 9, 1980 II (20:43) ou la partie vers les 8-9 minutes de 3. February 9, 1980 III (21 :17), avant les vocaux forcenés du leader et la mélopée microtonale au violon. Et quels enchaînements inédits de configurations instrumentales qui délivrent d’autres surprenantes perspectives de l’Unit vers la fin du concert. Extraordinaire ! Les deux enregistrements reproduits ici me semblent plus lisibles que ceux parus dans le double vinyle Hat Hut de 1981 même si la prise de sons des deux batteurs est un peu trop sourde et confuse, sa spatialisation dans le champ auditif étant déformée. Mais c’est ainsi et ça s’écoute ! Aussi ces deux enregistrements mettent bien en évidence la spécificité de Taylor, le compositeur. Sa musique est basée sur des structures arborescentes semblables à ces arbres africains aux longues branches tortueuses sur lesquelles viennent pousser / s’épanouir/ éclore, rameaux, feuilles, fleurs et fruits.. Les « thèmes » anguleux ou spiralés et multiples riffs de base en sont les branches qu’il enchaîne successivement avec ses musiciens en laissant chacun de ces « tronçons » évoluer et se métamorphoser en folles improvisations organiques accélérées dans une jungle végétale colorée, celle des branches secondaires, rameaux, feuillages, floraisons, lianes, oiseaux, insectes etc… à la vitesse éclair comme si on projetait le film de la vie en quelques instants qui semblent éclater dans un moment d’éternité.
Re … concert fleuve : le total de February 9, 1980 I,II et III s’élève à 66 minutes 8 secondes. Un copain qui, très jeune, a tourné avec Cecil s’est trouvé à jouer des concerts de deux fois deux heures : après les quinze premières minutes, il a eu l’impression qu’il allait mourir ! . Pensez à ce musicien, un des artistes virtuoses parmi les plus brillants que j’ai pu rencontrer en 50 ans de « carrière » d’écouteur. Alors, vous en prendrez bien pour 20-24 minutes sans ciller.

20 mai 2025

Stefan Keune – Sandy Ewen – Damon Smith/ Jimmy Lyons Live from Studio Rivbea 1974 & 1976 w Karen Borca Hayes Burnett Henry Letcher or Syd Smart/ Ivor Kallin solo

Stefan Keune – Sandy Ewen – Damon Smith Two Felt-Tip Pens: Live At Moers. For Hans Schneider (1951-2024) Balance Point Acoustics bpaltd 24024
https://balancepointacoustics.bandcamp.com/album/two-felt-tip-pens-live-at-moers-bpaltd24024

Dédié au contrebassiste disparu Hans Schneider avec qui Stefan Keune a enregistré plusieurs albums : Live at the Loft / Hybrid (avec Paul Lytton), No comment / FMP et The Long and The Short of It/ Creative Sources, (avec Achim Kraemer), Nothing Particularly Horrible/FMR (avec John Russell et Paul Lovens) et XPACT II (avec Lytton et Erhard Hirt) Two Felt Tips est un trio excitant et exemplaire et un hommage à Hans co-signé par Stefan, le contrebassiste Damon Smith et la guitariste Sandy Ewen. Si la démarche de Sandy Ewen se réfère à celle de Keith Rowe, Damon Smith est un fan inconditionnel de nombreux contrebassistes, tels Mark Dresser, Peter Kowald, Barre Phillips, Joëlle Léandre etc… Ici il œuvre à créer une synergie subtile entre les deux pôles extrêmes de ce trio pour assurer une véritable cohérence : en effet, les principes d’émission sonore de Sandy Ewen à la guitare électrique et de Stefan Keune aux saxophones sopranino et alto divergent. En effet, Stefan Keune fragmente et déchiquète l’articulation de son souffle dans des distorsions hystériques initiée il y a si longtemps par Evan Parker aux moyens de doigtés croisés, d’harmoniques, d’abrupts sauts de registres et d’intensité dans des gerbes de shrapnels et d’éructions vitrioliques avec un caractère expressionniste affirmé concassant le moindre soupçon de mélodie au niveau atomique. Alors qu’Ewen frotte et frictionne les cordes dans de subtils micro-bruitages avec d’improbables ustensiles et des effets électroniques extrêmement bien ajustés de manière quasi introspective sans jamais "éclabousser". Le flux de l’une semble être l’antithèse de l’autre, le feeling de la guitariste étant nettement plus introverti et son activité instrumentale très minutieuse, bruissante, à la fois méthodique et poétique sans les soubresauts survoltés de son compère et son sens explosif des pulsations bien au-delà de la moindre notion de rythme. Entendons-nous bien, si les interventions de Damon Smith se situent à la croisée des chemins, il peut tout autant initier le profil évolutif d’une improvisation, mener les débats et départager ses deux collègues dont la musique individuelle se distingue de celle de l’autre avec une merveilleuse précision, lui-même faisant corps avec le jeu bruitiste abstrait de la guitariste ou les éclats du saxophoniste. Un trio absolument remarquable qui doit être comparé à l’enregistrement de Company I de 1976 avec Derek Bailey, Evan Parker, Maarten van Regteren Altena et Tristan Honsinger (LP Incus 21 jamais réédté). On mesure alors le chemin parcouru au niveau de la conscience de l’interaction spontanée depuis cette lointaine époque.

Jimmy Lyons Live from Studio Rivbea 1974 & 1976 Volume 3 No Business Records NBCD 178
Jimmy Lyons - Karen Borca (Track 1) - Hayes Burnett - Henry Letcher (Track 1 1976) - Syd Smart (Track 2 1974).
https://www.nobusinessrecords.com/rivbea-live-series-volume-3-sam-rivers-jimmy-lyons.html

Voici deux perles enregistrées les 21 mai 1976 (1) et 20 Juin 1974 (2) au Studio RivBea, Bond Street NYC. Le premier morceau le fut lors du mémorable Wildflowers Festival duquel Alan Douglas a publié une anthologie de 5 LP’s légendaires (label Casablanca). Sam et Bea Rivers en ont été les organisateurs principaux et on retrouve des enregistrements de (presque) chacun des groupes dans cette série. Récemment, la famille de Sam Rivers a ouvert ses archives sonores permettant à No Business de publier des témoignages incontournables de concerts de Sam Rivers avec des musiciens comme Barry Altschul, David Holland, Joe Daley, Norman Connors, Cecil McBee durant les années 70’. Cinq CD’s et un coffret de 5LP ont été publiés par NB. Maintenant, une phase 2 de l’entreprise nous livre des enregistrements de concerts au RivBea Studio. Je recommande spécialement ce Rivbea Live! Series Volume 3 dun Jimmy Lyons Quartet ou Trio pour la première raison que le concert du 21 Mai 1976 nous fait découvrir un batteur « qui a compris » ce qu’est le free-drumming dans une option « conceptuelle » et technique et voisine de Milford Graves : Heny Letcher (1/ After You Left 27:52) . J’avais déjà entrevu/ entendu ce batteur dans un disque de Bill Dixon pour le label italien Fore. Ces années-là, on avait croisé aussi le puissant contrebassiste Hayes Burnett auprès de Jimmy Lyons (cfr Push Pull 3LP Hat Hut) et de Pharoah Sanders en tournée européenne. Le voici donnant le meilleur de lui-même improvisant habilement dans deux remarquables constructions collectives reliant les efforts des souffleurs et de chacun des deux batteurs. La même année, le public européen découvrit le Tuba Trio de Sam Rivers (à Umbria Jazz) avec Joe Daley et l’efficace et « ebullient drummer » Syd Smart. On retrouve Syd Smart dans le deuxième morceau (Diads 26 :10) et même si l’enregistrement est de moindre qualité, on peut se rendre compte que quelqu’un comme Sam Rivers pouvait donner sa chance à des musiciens qui méritaient d’être appréciés. Syd Smart se distingue par la combinatoire de multiples techniques de frappes et roulements de la batterie de jazz, concoctant artistement sa partie pour donner du sens à ce trio (sans Karen Borca)/ J’ai écrit « souffleurs » un peu plus haut, mais en fait c’est la joueuse de Basson Karen Borca qui officie aux côtés de Jimmy Lyons, le leader dont le quartet joue ici la composition After You Left. Je ne sais quoi trop penser de la prestation de Borca, si ce n’est qu’à l’époque on n’avait pas encore entendu une improvisatrice jouer du basson dans le free-jazz avec cette conviction grasseyante quasi microtonale. Comme toujours, Jimmy Lyons joue ici au sommet de son art avec des belles audaces, une superbe expressivité et des myriades de bribes – spirales – envolées tranchantes ou désarticulées issues du Bird littéralement « taylorisées » (Cecil !!). On apprendra peut – être rien de plus pour ceux qui ont écouté durant des heures et des soirées les disques studio et live du Cecil Taylor Unit depuis Mathusalem. On entend ce même quartet de Lyons dans le triple LP Push Pull (Hat Hurt) presque 2 ans plus tard (soit Lyons, Borca, Hayes Burnett mais avec le légendaire batteur Roger Blank entendu aux côtés de Pharoah Sanders et des Heliocentric Worlds de Sun Ra douze ans plus tôt. After you Left est étiré sur deux faces (wow wow Jimmy Lyons !!) Même remarque, Roger Blank, comme Syd Smart, est super, mais Henry Letcher nous introduit dans un univers de subtiles surprises.
Maintenant, si vous n’avez pas de témoignage audio de ce phénoménal saxophoniste, ce live at the RivBea Volume 3, fera sans hésiter votre plus grand bonheur. Avec Ornette, Dolphy et Braxton, Jimmy Lyons est un incontournable du sax alto de l’après- Charlie Parker. La présence active d’Henry Letcher offre une superbe perspective pour ce quartet de Lyons lesté d’un basson : le sens de la dynamique, les changements de registre, de scansions rythmiques, ce talent d’équilibriste du « free swing », tel un oiseau qui vole de branche en branche sans prendre le temps de se déposer, tout cela est du meilleur effet. Et, miracle, la qualité de la prise de son est au rendez-vous pour un gaillard qui met de côté ces insipides relents de back-beat et ces figures apprises à l’école. Précipitez-vous ou alors contentez-vous des mêmes gros lourdauds dont j’évite de me moquer, préférant pointer l’artiste original quand il se présente à moi.

Ivor Kallin. Bagpipe Practice Room scatter archives digital
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/bagpipe-practice-room

Ivor Kallin est un de ces improvisateurs incontournables de la scène londonienne dite locale, activiste de longue date et altiste de grand talent. On l’a entendu dans le trio Barrel en compagnie de la violoniste Alison Blunt, dont on n’a plus de nouvelles depuis quelques années (!?), et la violoncelliste Hannah Marshall. Deux excellents CD's dont un paru chez Emanem. Mais il n'y a encore rien là qui vous prépare à la surprise totale de cette étrange Bagpipe Practice Room. Il y a trente ans de cela, j’avais rencontré Ivor dans un workshop quand je faisais mes débuts de vocaliste improvisateur et il m’avait confié qu’il adorait le violoncelliste Tristan Honsinger. À l’écoute de ces 28 minutes d’improvisation volatile et superbement expressive à l’alto et des vocaux délirants qu’il assaisonne à toutes les sauces de son délire forcené. C’est formidablement goûteux, mordant, hirsute, provocant, persifleur. Dingue ! Le gars a un solide métier pour malmener son archet alors qu’il éructe, parodie, un air d’En Attendant Godot ou scratche les cordes sadiquement. Au fur et à mesure qu’il nous dévide toutes les ressources de son imagination, joue et chante simultanément un dialogue de fous ou hulule une partition forcenée d’un opéra d’aliénés avec force borborygmes et syllabes non-sensiques, on est sidéré par cet extraordinaire bagout que rien n’arrête et qui fait dire les choses les plus insoupçonnées à son alto torturé étirant les notes hors de la tonalité et du bon goût.Toute sa démarche et son expression vont droit à l'essentiel sans la moindre hésitation, mais avec un sens de la forme inouï sans jamais se redire tout en allant jusqu'au bout des choses. C’est le genre d’artiste fou qui nous manque dans les festivals renommés du continent. Ivor Kallin : à suivre absolument.

8 mai 2025

Misha Mengelberg & Sabu Toyozumi/ Carlos Zingaro Bruno Parrinha Fred Lonberg-Holm João Madeira/ Daniel Studer & Giancarlo Schiaffini/ Laurent Rigaut Andrea Bazzicalupo Peter Orins

Misha Mengelberg & Sabu Toyozumi:The Analects of Confucius No Business
1. My guru MM (39:56)
2. Song for AMY~Misha Mengelberg solo (7:38)
3. Teremakashi to Forest of KEYAGU (19:54)
4. Off Minor (Thelonious Monk) (3:44)
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/the-analects-of-confucius
Misha Mengelberg (p) , Sabu Toyozumi (ds)
Recorded on 21,Oct,2000 at Aoshima Hall,Shizuoka City,Japan
Recorded by Shigeru Inoue. Concert produced by Shigeru Inoue/IMA Shizuoka
Produced by Danas Mikailionis & Takeo Suetomi (Chap Chap Records). Thanks to Amy Mengelberg, Hideo Takaoka

Ce n’est pas le premier album de Misha Mengelberg et de Sabu Toyozumi. Chap Chap Records et Takeo Suetomi ont déjà publié The Untrammeled Traveller, un enregistrement de concert de 1994 (CPCD 006). Mais Chap-Chap récidive à travers la série Chap-Chap de No Business avec ce concert du 21 Octobre 2000. Bien que Sabu Toyozumi a joué et enregistré avec de nombreux artistes de haut vol tels que Charlie Mingus, Derek Bailey, Han Bennink, Leo Smith, Barre Phillips, Peter Kowald, Peter Brötzmann, Joseph Jarman, Paul Rutherford, John Russell, ses compatriotes Kaoru Abe, Masahiko Satoh, Yuji Takahashi, Takashi Mizutani, Otomo Yoshihide, le percussionniste voue son plus profond attachement esthétique et spirituel au pianiste Misha Mengelberg, autant au point de vue musical que philosophique. Comme il me l’affirmé : Misha Mengelberg est mon « guru ». Sans doute, Misha est une personne qui lui a beaucoup apporté, pour l’équilibre de sa santé, dit-il. Pour Sabu-san, cet enregistrement revêt une importance tout à fait particulière, une dimension profondément humaine, amicale et admirative. Je dois ajouter que Sabu Toyozumi était un proche du grand maître du shakuhachi, ces flûtes sans bec taillées dans une large tige de bambou par une main experte : Watazumi Dosō. Mais en fait, son instrument était plus exactement un hocchiku dont la pratique très exigeante demandait une ouverture à tous les aléas de la vie et un apprentissage « sauvage » . Celui-ci était aussi une forte personnalité du Zen Rinzai- Shū, et c’est dans le cadre de cette « philosophie » que Sabu est venu à fréquenter le vénérable maître. Indépendant d’esprit, celui-ci refusa de recevoir le titre de Trésor National du Japon pour ces disciplines. Sabu Toyozumi est un homme d’une grande simplicité qui s’intéresse à l’individu musicien et auditeur en tant que personne humaine de manière intensément positive. Il se fait que Misha Mengelberg était très intéressé par les philosophies orientales et l’alimentation japonaise. Amy à qui est dédié le solo de Misha est son épouse dont la mère est d’origine Indonésienne. Un profond échange de valeurs et de sentiments, de discussions musicales ont contribué à créer cette compréhension mutuelle, un lien fondamental entre des improvisateurs qui se fondent en une seule entité lors d’ un concert. L’album se compose d’une longue improvisation de quarante minutes où intervient assez vite un solo de percussion ou plus exactement le batteur joue le temps d’un long silence du pianiste. Celle-ci est suivie d’un solo de Misha Mengelberg dédié à Amy et d’une seconde improvisation en duo longue d’une moitié moindre que la précédente. Le tout est couronné par une interprétation finale de l’Off Minor de Thelonious Monk qui fut une influence majeure de Misha Mengelberg.
On sait que MM fit partie du mouvement Fluxus dans les années 60. Cette démarche a continué à se révéler prépondérante dans sa musique. Il déclarait que sa musique improvisée est vécue comme la vie de tous les jours : on boit un verre, répond au téléphone, ouvre un paquet de cigarettes, on prend une cigarette et on l’allume, on fume, on lit son journal ou on va faire ses emplettes… Sa musique n’établit pas de hiérarchie entre le savant ou le populaire : quelques notes jouées presque par hasard, un morceau de Monk, un air de musique de cirque ou une évocation de chansonnette, des intervalles dissonants dont il a le secret, des miniatures dodécaphoniques ou une cascade de notes virevoltante qui déboule par surprise. Même s’il ne semble pas être concerné, Misha Mengelberg est toujours profondément à l’écoute, car il ne veut pas perdre un seul instant une occasion de nous étonner. À cet égard, le numéro que les deux improvisateurs nous offrent dans cette teremakashi vers la Forêt de KEYAGU aux accents très contrastés. Tout ce que Mengelberg inspire à notre Sabu – san est phénoménal : il y a alors chez le batteur une invention débridée, imaginative et farfelue. Les deux compères s’en donnent à cœur joie, comme des enfants dans un paradis perdu. Sabu Toyozumi fait cliqueter, secouer ou agiter ses ustensiles percussifs, baguettes, cendriers comme on ne l’a jamais entendu faire. Cendriers, oui ! En effet, le cendrier était un objet indispensable pour Misha Mengelberg, ne fut-ce que pour y déposer l’éternel mégot de cigarette qui pendait à ses lèvres par-dessus le clavier. Par contre, lors de la première longue improvisation, Misha -San tâtait scrupuleusement le terrain en jouant avec le silence et laissant les notes parcimonieuses résonner, permettant à Sabu de déployer son univers sonore et rythmique, son abondante imagination. Misha y fait même un long silence, sans doute pour s’intégrer mentalement au rayonnement ludique du percussionniste qui nous donne là une merveilleuse démonstration de son approche joyeuse et unique de la batterie polyrythmique éclatée… et déchaînée lors d’un instant crucial, tant avec les baguettes et les balais que sur toutes les surfaces de ses tambours. Sa démarche est sans nul doute en phase avec cette vision « sauvage », organique de batteurs comme Milford Graves ou Sunny Murray de façon tout aussi originale et authentique. Aussi, on dira que sa spontanéité naturelle est balancée par un sens aigu du dosage équilibré et même de l’épure pointilliste, comme il appert dans cette longue première partie. En finale conclusive, la version à la fois désenchantée et enjouée d’Off Minor est une narquoise, mais fidèle leçon de choses. Le titre de Monk est joué à la lettre un instant par Misha, pour être subitement détourné de manière free au clavier, digne du Cecil des années cinquante (Jazz Advance, High Drivin’Jazz). Sabu ne peut alors s’empêcher de forcer le trait comme une caricature vivante du swing dixieland. Comme quoi, une forme d’humour est partagée par ces deux amis, tout autant que les sujets les plus fondamentaux de l’existence. La musique de la vraie vie. (notes de pochette de J-M VS)

Carlos Zingaro Bruno Parrinha Fred Lonberg-Holm João Madeira Enleio 4DARecords
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/enleio

Trio à cordes violon -violoncelle – contrebasse avec clarinette basse.
Le violoniste portugais Carlos Alves « Zingaro » a entamé une relation musicale avec le violoncelliste Chicagoan Fred Lonberg-Holm il y a de nombreuses années en 2003 : Grammar les réunissait avec le platiniste Lou Mallozzi (Rossbin CD 2003) et Zingaro / Lonberg- Holm en duo fut enregistré lors du même séjour (label Aspidsitra). Les revoici de 2024 dans deux sessions Lisboètes en compagnie du contrebassiste João Madeira, le boss de 4DARecords et respectivement avec le clarinettiste (basse) Bruno Parrinha dans le présent CD Enleio et avec le guitariste suisse Florian Stoffner dans le CD Na Parede paru sous le même label 4DAR en CD, parution précédée par une publication en digital chez Catalytic et chroniquée dans ces pages. À la fois ou successivement énergique, pointilliste, multiforme et en évolution constante au gré de l’humeur et de l’inspiration instantanée des quatre improvisateurs, la musique d’Enleio comporte plusieurs facettes : dans Trama (9 :47) les improvisateurs sursautent, se relancent par de brèves interventions en zigzag qui se répondent vivement et jouent à saute-mouton sans se laisser le temps de dire ouf, les idées fragmentaires s’emboîtent en cascade… Notez le parti pris du clarinettiste basse, Bruno Parrinha de s’intégrer au plus près de ses camarades comme s’il était l’alto d’un quatuor. Il fait cela avec flair par petites touches plutôt que de jouer au soliste omniprésent par-dessus ses trois camarades. Nervos 18’35’’ commence dans une lente complainte à plusieurs voix formant des torsades expressives. L’accent est mis sur la qualité du travail à l’archet, l’étirement du son, une qualité de timbre spécifique à chacun des trois cordistes s’agrègent et se distinguent par leurs dynamiques, vibrations tactiles boisées respectives et une qualité intensément métamorphique. Il faut vraiment réécouter ce long deuxième morceau est ses multiples phases, ses aspérités, ses fluctuations liquides ou vif argent, ses nuances, ses diversions ludiques et ses formes mouvantes parfois contrastées. Si les violons et violoncelles sont fait de bois, la terminologie générique des vents tels les clarinettes est « les bois ». On ne croyait pas si bien dire tant le souffleur se fond dans ce quartet. Liames 11’35’’ approfondit la démarche initiale de Nervos avec plus de détachement, de lenteur et de langueur et une belle partie de pizzicatos puissants de João Madeira. Notez le contraste entre les envolées en arabesque de Zingaro et certains frottements maniaques et astringents de Lonberg – Holm et aussi comment ils intègrent leurs facéties respectives avec une cohérence complice. Dans Enleio, 5’34’’ , dernier morceau, Lonberg-Holm initie des frappes d’archet en secousse, on entend des col legno, grincements, la touche pressée au point de faire chuinter la corde, violon sifflant dans les aigus, soit un beau et touffu concentré de sonorités expressives tel que le modus operandi , l’empathie et le feeling maniaque de l’improvisation libre collective amène des instrumentistes en trance à laisser éclater au travers de notre perception éblouie. Une séance vraiment réussie.

Breeze Daniel Studer & Giancarlo Schiaffini Lineae Occultae
https://danielstuder.bandcamp.com/album/breeze

Le duo contrebasse – trombone s’impose comme une des combinaisons instrumentales les plus significatives de la musique improvisée libre. Pensez donc : Paul Rutherford et Barry Guy, Günter Christmann & Torsten Müller, Radu Malfatti & Harry Miller, Paul Hubweber & John Edwards, Patrick Crossland & Alexander Frangenheim. La raison fondamentale : dans les mains d’improvisateurs expérimentés, ces deux instruments sont propices aux dérapages, glissandi, recherches de timbres curieux, effets expressifs, bruissements, délires ludiques, jeu en dehors de la marge et des similitudes au niveau des fréquences…. Giancarlo Schiaffini est un des premiers pionniers du free – jazz en Italie et a contribué à créer le courant improvisation libre « européenne ». Il a laissé un super témoignage « d’avant-garde » sur le légendaire label italien Cramps : Memo From en duo avec le percussionniste Michele Iannacone série DIVerso n°12 – 1979. Schiaffini a gardé pour lui une sonorité issue du jazz tout en jouant vraiment contemporain. On retrouve ces inflexions subtilement blues jouées du bout des lèvres malaxant la pâte sonore alors que G.S. a adopté cet esprit d’invention imaginative instantanée en mutations sonores constantes proches des Rutherford et Christmann avec une expressivité méditerranéenne, abusant joyeusement des soudines. Daniel Studer, contrebassiste Suisse et brillant partenaire d’Harald Kimmig et d’Alfred Zimmerlin au sein du String Trio de Zürich, un groupe incontournable, ou d’un duo de basses avec Peter K.Frey, incarne la démarche « contemporaine » avant-gardiste « sérieuse » des improvisateurs Européens. Il n’a pas son pareil pour pêcher d’innombrables effets soniques dans les moindres recoins de sa contrebasse. Mais c’est vraiment bien vu, leurs différences et leur capacité à dialoguer et partager leurs inventions font de ce rare duo un tandem de grande classe. Jouer de manière aussi disparate en insérant des silences bien calibrés en alternant aussi précisément les moindres gestes, les sonorités crissantes des cordes, les effets de souffle grasseyant du trombone, des changements de registre, des accents lyriques, zig-zags en vrille, notes tenues à l’archet, sourdines wouah-wouah, effets percussifs soudains à même la surface du gros violon, murmures sotto voce dans le pavillon ou harmoniques effilées… C’est une belle conversation entre deux locuteurs, l’un germanique, l’autre italien qui se comprennent profondément dans ressentir le besoin de traduire dans la langue de l’autre, de s’imiter… Ils se racontent des histoires qui elles-mêmes se transforment en une magnifique narration, en précis de philosophie, audace auditive pour artistes visuels visionnaires. C’est absolument magnifique , généreux et mesuré à la fois. Neuf courtes improvisations qui déclinent tous les possibles de l’improvisation sans tambour ni trompette mais avec un sourire en coin, prodige de subtilités toujours renouvelées.

Manœuvres sentimentales Delightfully Deceitful Laurent Rigaut Andrea Bazzicalupo Peter Orins circum disc.com
lien audio disponible à partir du 15 mai.
https://circum-disc.bandcamp.com/album/delightfully-deceitful

Un sax ténor et alto d’obédience free jazz expressionniste ou rêveur : Laurent Rigaut ; un guitariste « noise » aux trouvailles et effets multiples : Andrea Bazzicalupo ;un batteur réactif dans la marge : Peter Orins ; changements d’ambiances d’un morceau à l’autre. On a droit à des recherches de sons tous azimuts, et des occurrences d’actions et perspectives pluri dimensionnelles des quelles ruissellent de nombreuses inventions sonores d’une variété profuse au niveau de la guitare et des percussions, elles-mêmes parfois discrètes (Not Loud Enough et Into the Boiling Sand), alors que le souffle de Laurent Rigaut truste plusieurs modes de jeux entre expressionnisme free et déambulation lunaire (Into the Boiling Sand). Le travail percussif de Peter Orins est concentré sur la dynamique, la lisibilité et actionne une belle diversité de frappes sur un ensemble d’ustensiles variés qui rend son jeu intéressant, très remarquablement articulé dans le sillage des batteurs free les plus pointus (Lovens, Turner, Blume). Son style remarquable est particulièrement affirmé avec une belle qualité de toucher et incarne le vrai free drumming authentique et complexe celui qui vous donne le tournis (Into the Boiling Sand). Un très bon point : ça tournoie très vif avec une belle classe. Andrea Bazzicalupo utilise à souhait un maximum des possibilités sonores de la guitare électrique avec une large palette aussi détaillée que confinant au noise brut. Laurent Rigaut, saxophoniste qui peut se révéler outrageusement aylérien avec son acolyte Jérôme Ternoy la joue collective s’insérant excellemment entre les deux pôles électrique / acoustique tout s’autorisant de super dérapages. Là, aussi, on salue sa capacité d’adapter son jeu dans ce trio Manoeuvres Sentimentales lequel manifeste une écoute mutuelle fructueuse et un vrai sens du décalage.

5 mai 2025

Miguel Mira Yedo Gibson & Felice Furioso/ Alexander von Schlippenbach Barry Altschul Quartet Joe Fonda et Rudi Mahall/ Rick Countryman Itzam Cano Gabriel Lauber Juan Castañón/ Wilfrido Terrazas & Kyle Motl/ Nūria Andorrā, Michel Doneda, Lê Quan Ninh

Machinerie Mira Trio : Miguel Mira Yedo Gibson & Felice Furioso 4DARecords 4DRCD014
https://4darecord.bandcamp.com/album/machinerie

Album intrigant du Mira Trio, groupe formé autour du violoncelliste portugais Miguel Mira, un proche collaborateur de ces cordistes portugais Carlos Zingaro, Ernesto & Guilherme Rodrigues, Joao Madeira (le patron de 4DARecords), Hernani Faustino etc… parmi les plus actifs dans leur pays. À ses côtés, le saxophoniste Brésilien Yedo Gibson et le percussionniste Felice Furioso, un habitant d’Alatamura dans les Pouilles entendu aux côtés de Miguel Mira et de son concitoyen, le tromboniste Carlo Mascolo avec qui João Madeira a gravé le cd Cinestesia pour FMR. De Yedo Gibson, j’avais particulièrement apprécié un album Emanem avec Veryan Weston, Marcio Mattos et Martin Blume de haute tenue (Caetitu 2007). J’apprécie particulièrement son travail sur le son hachurant menu la vibration du souffle de manière à la fois frénétique et méthodique, ou vociférante. Felice Furioso développe un jeu ouvert et nuancé à la percussion. Chaque improvisateur apporte des idées de jeu différentes que les deux autres sont libres de suivre ou contourner, puis de faire silence comme dans le n°1 , Machinerie (22’56’’) laissant soit Miguel Mira proposer un ostinato monocorde à l’archet auquel s’associe en réplique quasi similaire le bourdonnement insistant du souffleur. Celui-ci se retrouve à souffler seul un moment jusqu’à ce que son jeu s’ensauvage pour la plus grande joie du batteur qui fait tournoyer caisses et cymbales dans un déluge collectif ravageur. Ces séquences successives s’enchaînent à merveille jusqu’à la conclusion finale faite d’échanges contrastés, brisures, implosions et actions du tac-au tac et au ralenti. Cette dernière passe d’armes trouve sa suite logique dans la délicate introversion détaillée et « minimaliste » bruissante ou murmurée du morceau suivant, Pereira (28’), au bord du silence, sans qu’on devine l’origine de certains sons. Sans doute, les ffff, et plop, plep et légers sifflements sont des effets de souffle de Yedo Gibson, certains suraigus et vibrations mystérieuses proviennent d’ustensiles percussifs frottés ou d’une corde de violoncelle ou des percussions à même l’anche du sax ou du corps du violoncelle. Mystère qui dure durant une douzaine de minutes jusqu’à ce que une sourde tension se fait jour en un très lent crescendo pour livrer le passage à un court « solo » de batterie. Au fil des minutes s’établit un dialogue plus évident basé sur des sons rares, gestes lents, effets de clés et de souffle murmuré au sax … un travail d’exploration sonore introverti. Une deuxième intervention percutée sur les peaux de Felice Furioso emblerait avoir été planifiée... avant que le trio replonge dans cette atmosphère feutrée de sons disconnectés et presque silencieux de laquelle naît l’impression d’une conversation imperceptible de signes sonores, de frottements délicats… Voilà un album intéressant où trois improvisateurs tentent de faire confluer des idées différentes sans se coltiner un cahier de charges trop précis, si ce n’est un goût pour le mystère d’une machinerie impénétrable.

Free Flow Alexander von Schlippenbach & Barry Altschul Quartet with Joe Fonda and Rudi Mahall. Fundacja Sluchaj 2CD
https://sluchaj.bandcamp.com/album/free-flow-2cd

Il y a quelques dizaines d’années, le public informé aurait trouvé étrange que deux personnalités apparemment aussi différentes, mais ô combien talentueuses, que sont le pianiste Alexander von Schlippenbach et le batteur Barry Altschul, se commettre dans un enregistrement tel que ce Free Flow, alors qu'ils divergent par leurs parcours, leur esthétiques musicales etc…. À Alex, le free total et convulsif avec Lovens, Parker, Brötzmann et son Globe Unity Orchestra. Barry a été l’enfant chéri du free – jazz « structuré », basé dans le post-bebop et batteur irremplaçable aux côtés de Paul Bley, Chick Corea, Anthony Braxton, David Holland, Sam Rivers et Ray Anderson. Dès les années 65-66, il a sillonné l’Europe et a croisé d’assez près les improvisateurs européens tout comme Braxton lui-même le fera avec Derek Bailey et Evan Parker quelques années plus tard. En 1968, par exemple, il donne un concert avec un quartet de Fred Van Hove avec John McLaughlin et Peter Kowald. Très tôt, on le voit dans le public du Little Theatre Club à Londres avec John Stevens sur scène et il joue avec Chris Mc Gregor. Son alter-ego contrebassiste des seventies, David Holland, a fait partie du même Spontaneous Music Ensemble … avec Evan Parker et Kenny Wheeler. Parker s’est associé à Alex et Wheeler à Braxton et Altschul. Le tromboniste George Lewis qui a succédé à Wheeler dans le quartet de Braxton a ensuite très souvent travaillé avec Schlippenbach dans le Globe Unity et intensément avec Evan Parker et Derek Bailey que Braxton considérait déjà vers 1975 comme étant les « meilleurs improvisateurs de la planète ».
En 2023, Altschul et Schlippenbach réunis par leur amour du jazz authentique, ont réuni un quartet prodigieux. Né en 1937, le pianiste extraordinairement virtuose et volubile a restreint son style en « utilisant moins de notes » ce qui permet de rendre plus lisible sa pensée créatrice et son sens inné des structures musicales complexes dont il tire parti dans ses improvisations multiformes. Étrangement, cela respire le Monkisme de manière organique et musicale en faisant sienne, la définition de l’improvisation d’Éric Dolphy, un artiste qui a eu une grande influence sur lui et sa capacité à architecturer des improvisations tridimensionnelles au clavier àl'instar des improvisations ce souffleur au sax alto. Et Dolphy a inspiré tout autant le clarinettiste basse Rudi Mahall (qui joue de la clarinette en Mib qui n’est pas mentionnée dans les infos de pochette cfr CD2). Rudi est sans doute un des très rares brillants souffleurs « dolphystes », « style » qu’il incarne de manière authentique. Doit – on rappeler que Mahall et Schlippenbach se sont retrouvés dans le Monk’s Casino de Die Enttaüschung dont les enregistrements sont consacrés uniquement à toutes les compositions de Thelonious Monk et enregistrées à la file le même soir. À tomber par terre ! Le contrebassiste Joe Fonda est un ancien fidèle de Braxton et, avec sa sonorité charnue et son énergie, il s’est beaucoup associé avec Barry Altschul dans deux trios successifs avec feu le violoniste Billy Bang et le souffleur prodige Jon Irabagon. Prodigieux est bien le qualificatif qui convient pour décrire la puissance des pizzicati de ce curieux petit bonhomme dont la taille semble inférieure à celle de sa contrebasse. Dans cet enregistrement, on retrouve la facette la plus volatile et sauvage d’Altschul, sans doute un des plus funambules parmi tous les batteurs de Jazz de ces soixante dernières années. Avant de passer l’arme à gauche, le génial Sam Rivers, grand maître de la musique modale « véritable » a tenu à nous laisser un témoignage enregistré avec les deux compères de son trio de choc, David Holland et Barry Altschul. Celui-ci a un talent fou pour jouer à l’intersection mouvante entre le domaine du swing le plus avancé et celui du free drumming avec toutes ses nuances d’accélérations/ décélérations de pulsations et de rythmes, crescendos – decrescendos de puissance motrice et de lévitation surnaturelle. Il est unique en son genre et absolument inimitable! On goûte ici un aspect de son talent multiforme qui consiste à croiser et superposer différents tempi simultanément. Remarquablement, cette option de jeu s’intègre à merveille aux tournoiements de doigtés en cavalcades du pianiste et leurs dimensions intensément polyrythmiques qui swinguent en dehors de la gravitation terrestre. Alex von Schlippenbach ne « détonne » pas « free » en contraste – dérapage par rapport aux pulsations profuses du percussionniste, mais contribue dans une démarche similaire à enrichir le travail du batteur et la cohérence disparate du groupe. Le quartet s’immobilise pour laisser l’initiative à la puissance digitale et boisée de Joe Fonda, un phénomène du pizzicato fondamental et ultra expressif avec un cœur gros comme ça. Deux longues improvisations collectives de 34 :29 et de 50 :31 se partagent les deux CD’s clôturés par un Encore bien tassé de 8:29. On y trouve sur chacun des deux sets un morceau de Monk surgi de toute la monkerie qui percole et fume de ce brouet son aura magique : Work – entre 27 :39 et 34 :25 lors du Set 1 et We See lors de l’Encore entre 5 :22 et 6 :22. Avec Alex au clavier, on entend un grand pianiste issu du milieu classique contemporain « Centre Européen » (il est né à Budapest) avec son style si syncrétiquement personnel sollicitant toutes avancées les innovatrices du piano jazz contemporain. Dans ces embardées c’est toute la furie d’un Eric Dolphy à la clarinette basse que ressuscite un soufflant allumé parmi les plus grands soufflants, notre Rudi Mahall national. Il cite d’ailleurs une célèbre composition de Dolphy et un autre thème bebop (aïïe ma mémoire) vers le milieu du Set 2 et la mise en place de leurs pérégrinations jazziques fleure l’excellence spontanée. Si la balance de l’enregistrement n’est pas parfaite, cette expérience d’occasion a quelque chose de merveilleux tant ces quatre musiciens élaborent sur le champ de multiples variations, combinaisons, enchaînements, séquences improvisées qui se succèdent sans jamais faire faux bond. Le grand art de pousser la jam-session au niveau d’une œuvre d’art éphémère certes, incarnant le fruit de toute une vie musicale.

Interstellar Nao 4 tet Rick Countryman Itzam Cano Gabriel Lauber featuring Juan Castañón. FMR CD 671-0422
https://rickcountryman.bandcamp.com/album/4tet

Rick Countryman a beaucoup joué et enregistré aux Philippines, mais on le trouve aussi dans un autre pays hispanophone de l’autre côté du Pacifique : le Mexique. Contrairement, a ce qu’ont raconté les amateurs et chroniqueurs de jazz stricto sensu formatés aux idées toutes faites, le free-jazz n’est pas une musique d’intellectuels blancs européens ou américains ni l’expression exclusive des Afro-Américains et autres « Black Nationalists ». C’est devenu une way of life planétaire qu’on retrouve aussi bien en Amérique Latine, dans toutes les régions d’Europe, et dans toute l’Asie, Chine, Japon, Thaïlande, Malaisie, Philippines etc… Et quel enrichissement culturel : il suffit d’écouter le batteur Gabriel Lauber et ses roulements extatiques. On y trouve un autre feeling rythmique. Trois improvisations de 12 :38, 22 :33 et 21 :20 enregistrées à Mexico les 7 et 8 mars 2023. On goûtera le souffle envoûtant et sensuel de Countryman, un fidèle du mémorable Sonny Simmons. Un guitariste attentif bien en phase avec les trois autres, Juan Castañón rencontré dans des Trullo Improvisations dans les Pouilles en 2009 avec le batteur Marcello Magliocchi et le saxophoniste Bruno Angeloni https://marcellomagliocchi1.bandcamp.com/album/trullo-improvisations-2009 Ce quartet a donc fière allure, emporté dans la fureur du free-jazz improvisé, surfant sur les pulsations et le drive impétueux de Lauber. L’intensité de Countryman taille son chemin dans l’impénétrable jungle polyrythmique endiablée à coups de machette sonores : le souffle survolté, coupant et allumé du saxophoniste brûle l’oxygène sur son passage propulsé par l’implacable tandem Itzam Cano – Gabriel Lauber qui finit par libérer les démons soniques du guitariste. Une extase sans nom occultée sans doute par la technique d’enregistrement home made, mais l’énergie est telle que l’on s’en soucie bien peu. Un brûlot, une énergie folle et atavique, et quelques changements de régime pour laisser le contrebassiste faire vibrer et palpiter amoureusement sa contrebasse. Super concert !

Seven Gifts Wilfrido Terrazas & Kyle Motl FMRCD692-0524

Le contrebassiste Kyle Motl a contribué à un excellent trio publié par FMR et réunissant aussi le batteur Nathan Hubbard et le magnifique clarinettiste Peter Kuhn. Celui-ci travailla et enregistra il y a longtemps avec William Parker, Dennis Charles et les trompettistes Arthur Williams et Toshinori Kondo. Récemment No Business a publié des enregistrements de cette équipée déjà illustrée dans Living Right, un rare LP de 1979. Juste pour dire que ces musiciens ne viennent pas de nulle part. Seven Gifts est une affaire plus intime et intimiste, mettant en présence le souffle vagabond du flûtiste Wilfrido Terrazas et de Kyle Motl. On navigue ici dans un univers de nuances détaillées, d’harmoniques happées en plein vol, d’intervalles dissonants, d’effets de souffle bucoliques animés et entraînés par les jeux ondoyants ou rebondissants, ombrageux ou primesautiers de ce contrebassiste de première qu’est Kyle Motl. Les titres nous font entendre des survols (Overflight), des pas (Dance Trance), un dialogue (Conversation), un sens de la liberté (Liberation), un instinct de croissance (Growth), la diffraction des pulsations (Mystery Groove) et un salut mélodique (Goodbye Melody). Une musique d’une grande finesse, libre et sensuelle à souhait avec cette retenue qui évite trop d’expressivités racoleuses pour se concentrer dans la plus profonde sincérité sur l’exploration sonore et l’extension de l’expressivité de nuances infinies. Wilfrido Terrazas est un improvisateur et flûtiste contemporain qui a mis au point une palette instrumentale de très haut niveau qu’il distille intelligemment dans des perspectives formelles et émotionnelles superlatives au fil de sept différentes compositions instantanées. Son camarade est complètement impliqué à lui tisser un écrin avec un travail à l’archet aussi spontané que méticuleux. Un album rare, touchant et subtilement expressif.
El Retorn de l’Escolta A la Memoria de Mariann Brull Nūria Andorrā, Michel Doneda, Lê Quan Ninh Fundacja Sluchaj FSR 07/2025
https://sluchaj.bandcamp.com/album/el-retorn-de-lescolta-a-la-mem-ria-de-marianne-brull

En mémoire d’une amie commune disparue, un enregistrement à trois dans une configuration instrumentale peu commune. Il y a longtemps déjà, Lê Quan & Doneda avaient enregistré en trio avec le saxophoniste Daunik Lazro. Au fil des ans et de nombreuses expériences, on a inversé le rapport de forces instrumental : un saxophoniste concentré sur les deux tuyaux percés et côniques des soprano et sopranino face à deux percussionnistes bruiteurs qui font crisser cymbales et vibrer / grincer la résonance d’ustensiles métalliques, végétaux, ligneux et d’autres à même les peaux de grosses caisses « couchées ». La photo de couverture nous montre une grosse pomme de pin qu’on applique sur la surface horizontale d’un large tambour ou une épaisse cymbale chinoise à la verticale sans doute à portée d’un autre tambour. L’angle d’incidence de cette cymbale sur la surface de la peau détermine l’intensité et la hauteur de son d’un long sifflement – vibration stridente dans l’espace. Les deux percussionnistes, Nūria Andorrā et Lê Quan Ninh fusionnnent leurs efforts dans un même flux où il est quasiment impossible de distinguer les sons et les gestes de l'un et de l'autre. Merveilleux. Plutôt qu’une musique référentielle prédigérée, c’est l’expression insolite et libératrice de sons et fréquences, d’intensités qui prédomine et nous plonge dans un écoute fascinée, une découverte sensorielle, émotionnelle ou avidement curieuse. Il n’y a qu’un seul long morceau, un événement sonique brut, un déparasitage des sensations et de la communication auditive, silencieuse, bruitiste et gestuelle. Décrivez les sons ou tentez de les imaginer « voir se produire » dans l’espace et le temps est une gageure. On est conquis d'emblée ou laissé perplexe à l'écart mais troublé … Le saxophoniste Michel Doneda pressure le bec et l’anche, explose l’articulation du souffle en déconnectant les fréquences de la colonne d’air des gammes et des accents de cette loquacité mélodique propre au saxophone et des harmonies pour les insérer dans un flux sauvage, subjectif et outrancier. Ça couine, éructe, déchiquète le timbre, contorsionne le souffle, nasalise les aigus au delà du registre le plus haut, harmoniques biseautées et magiques qui surgissent comme sans effort... une recherche constante entre le connu et l'inconnu qu'ils découvrent au même instant que l'auditeur attentif. Une débauche de frictions, de scories, d’éclats fragmentés par l’action exacerbée du corps, du souffle, des frappes, grattages, crissements, sons fantômes, excès, suraigus parasites, rumeurs … La durée n’est pas notée sur la pochette, le temps perçu étant une construction éminemment personnelle. Vraiment exemplaire !

9 avril 2025

Sofia Borges/ Stefan Keune Steve Noble Dominic Lash/ Christian Vasseur & François Paquet/ ZAÄAR - Ovules


Sofia Borges Trips & Findings 4DARecords 4DACD005
https://4darecord.bandcamp.com/album/trips-and-findings

Trips and Findings est une intéressante récollection de compositions expérimentales basées sur la pratique des percussions au sens larges. Deux CD’s avec pour chacun d’eux deux compositions enregistrées à Amsterdam en septembre 2017 (3/ Winding and Roll CD2) et en janvier 2022 ( 1/ Trips and Findings, 2/ Chimeric Offering – CD1 et 3/ I am 22 – CD2). Les compositions de Sofia Borges sont créées par elle-même aux percussions, batterie, objets amplifiés, jouets, field recordings et electronics. C’est excellemment enregistré, conçu avec une belle variété de sonorités, de rythmes, d’approches, d’ambiances, de détails et de créativité. Évidemment, la conception de ces œuvres foisonnantes et étrangement évolutives a nécessité l’usage minutieux du multipiste et leur aboutissement révèle le parti-pris de « voyage » dans un univers qui s’ébauche et se définit au fil d’un parcours. Comme elle l’écrit dans les notes de pochette « Trips ad Findings n’est pas une fin en soi mais un segment d’un voyage. Il montre quatre esquisses issu de mon carnet de voyage : ce que j’observe et oublie ce que je découvre, perd et retrouve à nouveau, ce que j’écoute, ce que je touche (ou qui me touche ?) et ce qui me frappe. Chacune de ces pages exprime différentes facettes de mon travail. »
Je peux faire remarquer que ces compositions sonnent comme le travail d’une improvisatrice très expérimentée. D’ailleurs, I Am 22 (20’32’’) est une contraction des mots Improvisation Amsterdam 2022. C’est la seule pièce dans laquelle l’improvisation s’impose en sus de procédés compositionnels sans structures prédéterminées. Il faudrait de nombreuses lignes pour décrire cette musique complexe, évolutive , ses nombreuses sources, ses différents aspects d’une grand richesse. Chimeric Offerings (23’12’’) exploite habilement des enregistrements de terrain dans un parc de Berlin à l’aube en capturant des rumeurs et des instants de presque silence. Sont incluses de remarquables percussions métalliques ou d’objets avec des effet de cloches agitées ou de chocs de coquillages qui semblent créer un narratif dans les bruissements de l’espace du parc et de la ville pour s terminer dans de curieux glissandi électro-acoustiques. Winding and Roll (15’08’’) tire son origine dans la fascination exercée sur Sophia par les sons mécaniques, jouets et boîtes musicales. Les sources sonores de Winding and Roll proviennent principalement de sons causés par des mouvements rotatifs et circulaires, dans lesquels plusieurs éléments mélodiques contrôlés manuellement ou via un software créent une variété étendue de formes et textures. Bref, il s’agit d’un superbe travail de création musicale avec des techniques et des procédés très variés et beaucoup de sensibilité. Vraiment remarquable. Sofia a publié récemment un superbe album de free-jazz – improvisation libre en compagnie du violoniste Carlos Zingaro et du contrebassiste João Madeira, le maître d’œuvres du label 4DA Records dont il assure une multiplicité synergique d’esthétiques musicales qui font toute partie des univers expérimentaux, improvisés contemporains ou jazz libre. Espérons la retrouver en aussi bonne compagnie ou avec d’autres projets de cette envergure. Sorry pour le retard, mais il m'est difficile de suivre la cadence des écoutes et des réflexions.

Stephan Keune Steve Noble Dominic Lash Black Box scätter archives
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/black-box

Black Box est une série de concerts de musique improvisée programmés par le guitariste Erhard Hirt à Münster, une ville importante située sur les liaisons entre d’une part Cologne, Dusseldorf et d’autre part Hannovre et Berlin, faisant de CUBA un idéal point de chute pour les tournées de groupes d’improvisateurs. Si Steve Noble a acquis une notoriété universelle dans l’univers du free-jazz et des musiques improvisées au côté de Brötzmann, Mc Phee, Alan Wilkinson, John Edwards, Derek Bailey etc…. le nom de Stefan Keune tend seulement à poindre assez récemment sur les programmes, tournées et festivals. Plus jeune que ces deux vétérans de la « seconde génération », Dominic Lash est devenu un contrebassiste incontournable de la scène British, mais aussi guitariste (Alex Ward, Pat Thomas, John Butcher, John Russell Phil Wachsmann).
Souvent l’orientation musicale d’un saxophoniste improvisateur détermine la dynamique d’un trio avec basse et batterie comme celui-ci. La dimension ludique et le souffle de Stefan Keune allie la virulence expressionniste et éruptive post Ayler du free – jazz sanglant et la recherche sonore détaillée evanparkérienne « d’obédience British » qui s’est répandue parmi un série de souffleurs « expérimentaux» ou improvisateurs libres radicaux comme Michel Doneda, John Butcher, Urs Leimgruber et Stefan Keune lui-même. Il suffit d’écouter les deux CD’s gravés par Stefan Keune avec John Russell : Excerpts and Offerings (ACTA) et Frequency of Use (Nur Nicht Nur) pour s’en convaincre ou son album solo Sunday Sundaes (Creative Sources). Ce trio Keune - Lash - Noble a déjà publié deux albums : le LP Fractions pour No Business (2017) et le CD And Now pour FMR (2020). Bien que le genre de trio sax basse batterie est une commodité courante et même redondante dans le flux productiviste improvisé et free-jazz dont j’ai parfois envie de me passer, j’ai quand même un vrai faible pour ces deux sets de club, séparés en six improvisations de durées différentes. On y trouve une série de perles détaillées où le jeu de percussions de Noble, un sérieux catcheur benninkien dans d’autres circonstances, devient une merveille de détails sonores, de déclinaisons ultra-sensibles de frappes, de dynamique ouverte et sélective toute en nuances à la hauteur des Lovens et Turner. Le contrebassiste a un sacré talent à s’insérer dans les frictions sonores et l’éclatement des formes de ces confrères et cimenter la cohésion à l’aide de soigneuses oscillations d’archet boisées et ligneuses à souhait. Keune presse la colonne d’air de tous ses poumons avec des doigtés croisés hallucinés et une articulation mastication dantesque de ses spirales, coups de becs sauvages, cascades de notes broyées et étirées et ses éructations savamment mesurées. Il allie en alternance la rage brötzmanniaque ultra-expressionniste à l’atomisation evanparkérienne des sonorités,notes, diffractions des fréquences. Et laisse aussi l'initiative à ses collègues. Un vrai phénomène triangulé par deux experts en improvisation libre et assauts survitaminés. Il faut réécouter cela à plusieurs reprises pour réaliser à quel point ces lascars sont capables d’entretenir le feu sacré en renouvelant incessamment le propos, l’énergie, l’invention instantanée. À s’taper la tête contre les murs de l’indifférence et du formatage. C’est à cela que sert le label digital scätter… Vive la liberté sauvage !!

Paquet X Vasseur Sérieux, si tu me piques mon banc, t’es vraiment un gros enfoiré Cuchabata Records 2024 CUCH – 229
https://cuchabatarecords.bandcamp.com/album/cuch-229-s-rieux-si-tu-me-piques-mon-banc-t-es-vraiment-un-gros-enfoir-2024

Duo de guitares atypique auquel nous a habitué le guitariste « classique » Christian Vasseur, ici en compagnie de François Paquet dans six pièces variées dont la premièr d’entre elles est viscéralement bruitiste avec les cordes frottées avec je ne sais quels ustensiles (Ici les écureuils dont différents). Le titre de l’album provient d’un graffiti dont un cliché approximatif figure sur un volet de la pochette à rabat signé par une Marylin inconnue : « Sérieux, si tu me piques mon banc, t’es vraiment un gros enfoiré ». Cette première partie évolue vers un travail minutieux, mais saccadé, de recherche sonore improvisée où pointe un peu d’électroniques pour lesquelles chacun des musiciens sont crédités, en ajoutant la voix pour Christian Vasseur. La vielle dame ou about de la rue nous fait entendre une lente déambulation précautionneuse aux touchers délicats mettant en valeur la vibration des cordes nylon et du corps des deux instruments avec de subtiles dissonances et une interaction imbriquée des deux guitaristes. Cet esprit collaboratif se poursuit dans le morceau suivant en faisant habilement évoluer le matériau en boucles tournoyantes, saccadées, presque frénétiques (Il est presque midi trente) insignes de la free-music européenne dans un crescendo de pulsations et de motifs répétitifs décalés à outrance et en rotation vers l’infini. Allez savoir qui joue quoi, c’est une excellente performance instrumentale avec une évolution de formes superbement maîtrisées. Du grand art. Le suivant , Les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel , véhicule une idée similaire mais en utilisant d’autres schémas et intervalles, la musique étant exécutée par les deux artistes comme par le truchement d’un miroir, l’imbrication mutuelle de leurs jeux étant quasi mimétiques. Fort heureusement, s’il y a quelques similarités de procédés entre ces deux pièces successives, chacune d’elles a son identité propre. Tout comme Qu’est ce que tu fais là qui, elle, est singulièrement plus décousue dans sa conception, révélatrice de l’état d’esprit de l’improvisation libre radicale avec ses phrasés volontairement déstructurés et des sons obtenus par frottements, secousses, percussions etc… Je vous dis que ça : le duo PAQUET X VASSEUR met le paquet et un tel duo mérite d’être programmé un peu partout dans le réseau « musiques improvisées et expérimentales ». Belle réussite produite par un label Québécois astucieux !

ZAÄAR Ovules Subsound Records – WV Sorcerer Productions WV 107 – SSR148
https://zaaar.bandcamp.com/album/ovules https://subsoundrecords.bandcamp.com/album/ovules

ZAÄAR est un collectif basé à Bruxelles qui opère à l’intersection du néo-psychédélique, du « space-ambient » , du free-jazz et tente avec succès de défier les limitations des genres musicaux tout en créant un univers sonore fantasmagorique contemporain. Didier Nietzsche : pads, Sébastien Schmit : drums percussion, Guillaume Cazalet : voix, flûte, zourna, Hugues-Philippe Desrosiers : basse électrique et Jean-Jacques Duerinckx : sax sopranino et ténor. Le groupe est une excroissance de Neptunian Maximalist, un « cosmic free-jazz orchestra that has been turning the heads of psychedelic, experimental and space music ambient music lovers for the past two years”. N.M. a tourné aux Pays Bas, en Allemagne, Pologne, Tchéquie, mais les enregistrements de ZAÄAR compilés dans ce CD ont été réalisés lors de concerts à Bruxelles, Gand et Courtrai. D’un point de vue créatif ces musiciens outre-passent les audaces d’un autre temps, cfr Kraut-Rock, le rock noise japonais, etc... et rejoignent par d’autres voies, l’esprit d’improvisation totale de certaines parties totalement libres des concerts du groupe Henry Cow ou des extrapolations expérimentales de Faust, MAIS avec un tout autre propos ! Dire que cette musique est surréaliste n’est pas vraiment exact (cfr le texte de présentation sur le compte bandcamp de Subsound), mais on doit avouer qu’il s’agit d’une mixture gargantuesque qui brise les sens et éclate dans le continuum spatio-temporel, surtout pour la conscience d’un public ouvert à la découverte qui, au départ, ne conçoit que la musique intéressante d’aujourd’hui ne puisse être qu’intensément ou violemment électrique et sous haute tension. Et en contradiction avec la musique commerciale actuelle. La musique totalement improvisée d’Ovules forme un triptyque inspiré de la fable de Tchouang Tseu « Le Rêve d’un Papillon » et décliné en sept improvisations courtes et ramassées (maximum 7:40 et la plupart autour des 3 ou 4 minutes). Donc pas de longues suites, mais de courtes séquences lave, éruptives, tour à tour stratosphériques, magmatiques, intersidérales et multicolores. Cri primal des machines et des vibrations humaines. Subversion des sens, secousses perceptives, rhizomes du délire sonique. J’ajoute que si ces artistes ont des intérêts musicaux diversifiés, Didier Nietzsche et JJ Duerinckx sont des partisans de l’improvisation libre radicale actifs en Belgique.