Aural Terrains, le label du compositeur Thanos
Chrysakis, nous offre un superbe enregistrement en duo entre le
clarinettiste Yoni Silver et le
percussionniste Steve Noble. Le
Londonien Steve Noble est connu pour
sa participation à des aventures musclées avec Alan Wilkinson, Peter Brötzmann
etc… mais il faut absolument suivre sa démarche de percussionniste - improvisateur radical, spécialement avec le clarinettiste Yoni Silver, lui aussi installé à Londres. C’est principalement
avec un archet frottant cymbales (chinoises), gongs, crotales que Steve Noble
crée des vibrations métalliques, des résonances cuivrées et des crissements en
suspension dans l’espace qui rencontrent les harmoniques et le souffle vagabond
de Yoni Silver. L’écoute mutuelle
est intense, tout autant que la qualité sonore. Ce qui pourrait être un effet
exploité durant quelques minutes avant de passer à autre chose est ici mis en
œuvre de manière intensive et jusqu’au
boutiste. Il faut entendre les gémissements de la peau du tambour sous le
frottement d’une cymbale chinoise pressée contre elle. Des voix irréelles
prennent corps des manipulations maniaques du métal contre les peaux
entremêlées de résonances de cloches – gongs et s’allient magiquement aux
grincements aigus de la colonne d’air. Steve Noble va aussi loin qu’Eddie
Prévost dans sa recherche sonore (cfr Loci of Change). Home est un fantastique album qui
met en évidence la face cachée de la percussion et d’un souffle
chercheur : les deux artistes créent des connections magiques. Les timbres
et les vibrations sonores de chaque musicien s’interpénètrent, se confondent,
leurs extrêmes se rejoignent. Maître-achat improvisation radicale.
Ivo Perelman Matthew Shipp
and friends
Ivo Perelman & Matthew
Shipp
Live In
Brussels 2CD Set Leo Records CDLR 804/805.
Scalene avec Joe Hertenstein Leo
Records CDLR 808
Live in
Baltimore avec Jeff Cosgrove Leo Records CDLR 806
Heptagon avec William Parker & Bobby Kapp Leo Records CDLR 807.
Philosopher’s
Stone avec Nate Wooley Leo Records
CDLR 809
Octagon Ivo Perelman Nate Wooley Brandon Lopez Gerald Cleaver Leo Records CDLR 810
Étant moi-même, l’initiateur et l’organisateur de ce concert à
L’Archiduc avec l’aide enthousiaste du patron, Jean-Louis Hennart, et de Koen
Vandenhoudt et Christel Klumpen de Sound In Motion et aussi l’auteur des notes
de pochette, raccourcies mais lisibles dans leur entièreté sur ce blog, il
m’est impossible d’en donner un compte-rendu « objectif ». Mais Ivo
Perelman a tenu à publier l’entièreté de ce concert Live In Brussels en priorité par rapport aux
autres concerts de la tournée (Munster, Amsterdam, Moscou et Vienne) parce
qu’il pense qu’il s’agit du meilleur ou du « plus profond » . En fait, il
n’avait pas eu le sentiment d’avoir fait son meilleur concert, depuis longtemps.
Et cela était aussi dû à l’accueil et à l’écoute active « warm » du
public nombreux qu'il trouvait encore plus intense que dans son propre pays, le Brésil.
En écoutant Scalene, l’album de Perelman-Shipp avec le
batteur Joe Hertenstein (Leo Records
LRCD 808), on est immédiatement plongé dans l’univers à la fois lyrique et
anguleux, foisonnant et immensément expressif qui fascine dans Live
In Brussels. L'art d' Ivo Perelman allie l’expressionnisme intense et le
vibrato intime des souffleurs afro-américains (Shepp, Ayler), le lyrisme latino-américain (Gato Barbieri) à la recherche éperdue des sonorités vers des aigus étirés et
hypertrophiés, sublimant l’extension de l’improvisation dans le détail. L’entente et la
cohérence avec le pianiste Matthew Shipp
est totale, chacun assumant leur liberté d’improvisateur et la solidarité
dans un dialogue permanent, intense, subtil sans clin d’œil gratuit et
gesticulation inappropriée. Une rare évocation de Monk au démarrage de la Part
7. Cette capacité à allonger et poursuivre sur la distance les variations des
motifs inventés sur le champ confère à leur musique une densité magique. La
toute grande classe. Joe Hertenstein
témoigne d’une véritable empathie en suivant et en commentant l’évolution
méandreuse, tournoyante des deux inséparables duettistes. C’est aussi ce qu’a
compris ou ressenti Jeff Cosgrove,
le batteur présent dans Live in Baltimore : s’insérer
dans la dynamique du duo Perelman-Shipp
d’une ballade apaisée à un chassé-croisé polytonal dans des structures
spatiales multiples polygonales ou polyhédriques interdépendantes qui vont vers
l’infini en conservant toutes les caractéristiques de son jeu est en soi une
belle performance. Les titres des albums, Scalene, Heptagon avec Shipp,
William Parker et le vétéran de la batterie free Bobby Kapp ou Octagon
confirment cet amour de la géométrie, de l’architecture complexe. Et pourtant,
ce dernier album a été enregistré sans
Matthew Shipp, mais avec le brillant et intrigant trompettiste Nate Wooley, le contrebassiste Brandon Lopez et le batteur Gerald Cleaver. Aux constructions qui
évoque cette géométrie dans l’espace, le quartet semble préférer batifoler dans
des assemblages de guinguois reposant sur des piliers flageolant, et sur des chemins
de traverse qui font le grand écart, attiré par le jeu atypique de Nate Wooley. Sans doute, Octagon initie une
nouvelle phase dans le cheminement d’Ivo
Perelman. J’y reviendrai peut-être plus tard. En effet, j’ai mis Philosopher’s
Stone sur la platine : Ivo
Perelman et Matthew Shipp
partagent leurs échanges somptueux avec le trompettiste Nate Wooley, un musicien chercheur et découvreur de nouveaux sons
qui a travaillé intensivement avec un percussionniste et « artiste
noise » nettement plus radical : Paul
Lytton, un des chefs de file de l’improvisation libre
« européenne ». Les trois musiciens tentent avec un beau degré de
réussite à intégrer les bruissements inouïs du trompettiste dans leur démarche.
Celui-ci phrasant aussi comme un jazzman (d’avant-garde) quand le besoin se
fait sentir. Dans la part 6, Ivo Perelman
n’hésite pas à sortir complètement des sentiers battus : je n’ai jamais
entendu un saxophone déchiqueter le son et les notes comme cela ! Je ne
vais pas affirmer que cette session est un « masterwork ». Mais, ce
qui compte ici, c’est la capacité à créer du neuf, à improviser, à surprendre à
chercher les sons, parallèlement parfois à l’ordonnancement du jeu du pianiste.
On croise le grand jeu des articulations,
des fétus de sons, des bribes de mélodies, les filets de timbre
extrêmes et les ouah-ouahs étranges de Wooley, des pérégrinations dans un no
man’s land, celui de l’écoute des sons. Les duettistes IP& MS jouent le jeu,
celui-ci s’ouvre sur des trouvailles. Les techniques alternatives dites « non idiomatiques »
n’empêchent pas les souffleurs de jongler avec des éléments mélodiques bluesy qui font
mouche aussi efficacement que Lester Bowie ou Leo Smith. Perelman s’inspire du jeu et des
sons de Nate Wooley avec bonheur, étendant ses registres et celui du sax ténor.
On pense à Lol Coxhill. En ce qui me concerne, Philosopher’s Stone est
un des plus beaux albums des trois artistes et qui sort complètement de l’ordinaire Perelmanien. Donc, une Série Perelman – Shipp aussi dense, aussi fabuleuse que les six albums Art
of the Trio et les sept albums saturniens de The Art of Perelman-Shipp.
Birgit Ulher Matter
Matters Hideous Replica HR14
Trois compositions pour un CD à 100 copies.
1/ Traces (2014) for trumpet, radio, speaker, objects and tape. By
Birgit Ulher. 20 : 59
2/ From Die Schachtel (2013) By Christoph Schiller. A collection
of graphics, numbers, texts and pitch structures. 11 :54
3/ Splitting 21 (2011 – 2013) for trumpet, splitter and tape. By
Michael Maierof and Birgit Ulher.
10 :33
Trompettiste et improvisatrice acoustique, la Hambourgeoise Birgit Ulher est une artiste sonore
incontournable dont la démarche se situe aux confins de trois pôles :
improvisation radicale, art sonore et composition alternative. Dans la
pochette, une reproduction de Traces sur papier millimétré avec
des traits de couleurs et des indications chiffrées. J’ai souvent commenté la
musique de Birgit Ulher au fil de ses parutions : avec Damon Smith et
Martin Blume ou Ulli Philipp et Roger Turner, en solo (Scatter, Hochdruckzone ou Radio Silence No
More), en duo avec Gino Robair, Heddy Boubaker, Ute Wassermann, Leonel
Kaplan ou Felipe Araya. La matière de son travail est la matière du son pour
lui-même, l’acte de jouer focalisé, les sourdines bruissantes, l’air qui frémit
dans l’embouchure, le filet de timbre qui perce, le gargouillement du souffle,
la radio comme source sonore, des signes intangibles. Matter Matters :
Trois cheminements - mises en évidence de ses recherches et découvertes. Une artiste essentielle.
Avec le
pianiste Rodrigo Pinheiro , entendu
à maintes reprises avec le trompettiste Luis Vincente, et le contrebassiste Hernani Faustino, un pilier de la scène
portugaise, le saxophoniste Jose
Lencastre et le percussionniste Joao
Lencastre forment le Nau Quartet, un ensemble soudé, cohérent, pour un
projet d’une musique « free-jazz » de la meilleure facture dans une
perspective contemporaine et une profonde conscience de l’acte de jouer
collectivement. L’écoute mutuelle se concentre sur le jeu de chacun en suivant
des schémas subtils, le squelette que l’originalité de leurs jeux respectifs,
leur empathie et les nombreuses connections timbrales, rythmiques, thématiques,
scalaires, etc… étoffe et nourrit la musique de manière organique pour ouvrir des horizons
enchanteurs. La démarche du soliste qui s’appuie sur riffs et pulsations est
absente ici, chaque instrumentiste se posant à l’égal de l’autre dans le champ
sonore et la masse orchestrale. Le souffleur et le pianiste articulent leurs
phrasés sur les vagues rythmiques incessamment renouvelées, accentuées ou
différées du bassiste et du batteur. Une Aphorism Suite en six mouvements balancés, à la fois étudiés et
spontanés et six compositions supplémentaires : Fragments of Always, Peculiar
Landscape, Dancing Snake, Visible Wind, All Ways, Axis Mundi. Leur
trame est riche et son incarnation est vécue, vivifiée, assumée. Une démarche originale pour le modèle sax-piano-basse-batterie,
sentier battu par tous les musiciens de (free) jazz sur tous les continents. On
songe à Paul Bley et son trio avec Altschul, lorsque ceux-ci scotchés au Little Theatre Club vers 1967/68
découvrant John Stevens et Evan Parker ou Trevor Watts, enregistrèrent Ending et So Hard It Hurts suspendus dans l’abstraction. On dit qu’une bonne
improvisation collective se déclare lorsque la musique du groupe va au-delà de
la somme de ses parties. Le pianiste Rodrigo Pinheiro est une solide recrue qui
pourrait briller aisément en tirant les marrons du feu avec sa brillante
technique (en « détonnant ») , mais il s’échine à jouer dans l’esprit
du quartet. Ces quatre musiciens peuvent paraître individuellement
« moins » originaux que d’autres, MAIS la manière dont ils évoluent
en quartet et leur étroite imbrication les distinguent de nombreux groupes
proches de leur style : subtilité, équilibre et togetherness !
Paulinus
Trio : Dave Tucker / John Edward
Rangecroft / Marcio Mattos Creative Sources CS CD 242
Trois personnalités différentes de la scène improvisée londonienne et
membres du London Improvisors Orchestra depuis 1999. Au fil des sessions, une
amitié est née et leur trio a vu le jour. Une constante de la communauté des
improvisateurs britanniques est d’essayer de jouer ensemble même si à première
vue les personnalités ont ou semblent avoir des divergences et des esthétiques
et des expériences musicales (très) différentes. C’est le cas du Paulinus Trio.
Ici le texte de mon post sur FB le 22 décembre 2016 à propos de cette video
youtube : https://www.youtube.com/watch?v=1CNRuCbObpI&feature=share
The Paulinus Trio live
at John Russell 's Mopomoso in
Dalston's The Vortex : Dave Tucker guitar , John Edward Rangecroft tenor sax & clarinet and Marcio Mattos double bass. John was pal with Trevor Watts , John Stevens and Paul Rutherford during their musical stay in the Royal Air
Force .... which team became the very influential Spontaneous Music Ensemble
John recorded landmark recordings with Ken Hyder but overall has his own tenor
hitting sound. Marcio Mattos is a stalwart bass and cello player in the London
community from Brazil having initiated his career playing with John Stevens and
SME , Eddie Prévost , Georg Graewe etc... he is simultaneously a fine jazz avant
player and an intriguing cello &electronics explorer . With electric
guitaristDave Tucker, they are members of the London Improvisers Orchestra. Dave is a genuine exponent of the electric guitar and a true free improviser
from an avant noise punk background . See how he handles the guitar with the
right hand 's fingers in a sensitive maneer making his way in communicating
with these two superb acoustic players... That would have been a great set in
one of the late Derek Bailey's Company ...
Hyperpunkt
Richard Scott ‘s Lightning Ensemble Sound Anatomy SA013.
Vraiment ,
un excellent document éclairant la vivacité et la pertinence de la démarche
pointilliste sonore aux multiples pulsations de Richard Scott, le spécialiste British du synthétiseur modulaire
installé à Berlin. Son groupe, le Richard
Scott ‘s Lightning Ensemble est une variété rare / offshoot spirituel du Spontaneous Music Ensemble « post
Face To Face » (1973). L’élément central est le beat, le sens du rythme et
de son décalage, la précision des accents, les sons rares projetés à la
nano-seconde près, mais aussi la dynamique et un superbe sens du détail, très
fin. Philip Marks s’est déjà révélé
puissant et déjanté avec Bark ! featuring Paul Obermayer (electronics) et
Rex Casswell (guitare éclectrique). Groupe essentiellement acoustique, le R.S.
Lightning Ensemble va voir aussi du côté du guitariste acoustique John Russell
et de Terry Day et John Stevens avec leur mini-batterie. Le sax ténor lunaire
et désincarné de Sam Andreae intervient dans presque tous les morceaux (sauf trois) apportant un
éclairage désenchanté sur la dynamique du groupe. Le guitariste David Birchall ne joue donc que de la
guitare acoustique par petites touches, coups brefs, percussifs, les doigts de
la main droite rebondissant sur les cordes amorties. Surfant sur ce découpage
acéré du temps, le jeu virevoltant, brouillé et volatile de Richard Scott, nous fait oublier qu’il
s’agit d’électronique. La plupart du temps, les musiciens électroniques
étendent et répandent leurs nappes, envahissant l’espace sonore. Richard Scott pratique un jeu
essentiellement basé sur le temps fragmenté, sélectionnant les accents
percussifs les plus pointus, les moins évidents tout en travaillant le son, la
hauteur des notes, la texture, en réduisant la durée. Une musique grouillante, fébrile, cohérente…
cohérente car les gestes des musiciens interagissent, coordonnés par une télépathie improbable. Les titres qui
intitulent ces 11 courtes improvisations
traduisent la démarche phonétiquement et par leur sémantique : skiffle,
scuffle, scatter, skittles, spitballs, sniggers, snoggers, scrapers, streakers,
squatters, squitters. Au fur et à mesure cela dérape, fascine. On
cherche à saisir le mouvement, à agripper le moindre son, l’instant fugace. Je
suis preneur ! Pour rappel, Evan Parker a publié deux albums de Grutronic et de Bark! sur son label Psi, deux groupes dans lesquels Scott et Marks sont partie prenante. Evan souffle même dans le deuxième opus de Grutronic...