Malgré l'avertissement imprimé ci dessus qui indique clairement que le sujet de mon blog est consacré majoritairement à l'improvisation libre radicale, tout en commentant parfois des enregistrements plus proches du jazz "free" ou des oeuvres basées sur une forme d'écriture ouverte, je reçois des albums qui se situent tout à fait hors de l'objet de mes réflexions. Donc, certains albums reçus ne seront jamais chroniqués parce que je ne peux pas m'étendre sur tous les sujets et que j'estime que ma compétence est insuffisante dans d'autres domaines. Et je n'ai aucun autre collaborateur. En plus, je ne suis pas un critique, je suis avant tout un praticien de cette musique (chanteur) et si je continue à écrire (depuis 1999), c'est d'abord et surtout parce que de nombreux collègues improvisateurs en sont heureux et qu'un lectorat se mobilise pour suivre le contenu de ce blog... Il y a donc une confusion à mon sujet ! Bien sûr, je chronique un Ivo Perelman qui sonne "jazz", mais c'est avant tout parce que ce musicien de première grandeur (une voix unique du sax ténor) pratique un jazz librement improvisé et très consistant. Son label Leo m'envoye donc des choses excellentes ou intéressantes (Zurich Concerts), mais il ne faut pas compter sur moi pour commenter le récent Sergey Kuryokhin The Spirit Lives d'Alex Aigui & Ensemble 4'33 Leo CD LR 750/751, cette musique se situe hors de mon sujet. Si j'ai chroniqué le disque jazz traditionnel du Duck Baker Trio, c'est que ses trois musiciens sont des improvisateurs libres, que Duck Baker est un créateur hors norme et que son propos va plus loin dans la connaissance des origines et du contenu de cette musique que celle de bien des jazzmen de conservatoire. Son savoir est à la fois encyclopédique, humoristique et basé sur une pratique étendue. Et donc, je pensais qu'il était intéressant de voir jusqu'où ces gars sont capables d'aller. Une des choses que je trouve lassante dans le jazz libre (free - avant g.), c'est le recours systématique au sempiternel tandem basse-batterie propulsant des souffleurs. Et quand il y a des thèmes et que chacun joue son solo et qu'on retombe sur le thème... etc.... pfff... . Je fais déjà des efforts pour chroniquer certains disques parce que les musiciens impliqués sont bien méritants et courageux etc... et qu'ils ont un réel talent.... Mais si votre musique ne se situe pas dans le champ déjà très large de mes préoccupations, il ne faut pas s'attendre à lire quelque chose de ma part. L'album ci-dessous, Conversations About Thomas Chapin est déjà un cas limite. Mais pourquoi "about Thomas Chapin" ? Mon point de vue est que si on a quelque chose d'intéressant à dire on n'a pas besoin d'un maître à penser ou de se référer à qui que ce soit ou alors il faudrait interpréter la musique de cette personnalité incontournable de manière originale. Sinon à quoi bon ? Flow m'a convaincu car Lake, Fonda et Stevens essaient avec succès d'improviser collectivement dans le cadre qu'ils se sont choisis tout en assumant les risques avec brio et pas mal d'audace. Honnêtes ! Aussi, comme j'écoute très peu d'albums de jazz récents depuis des décennies en me réservant à des choses incontournables comme par exemple le trio de Jimmy Giuffre avec Paul Bley et Steve Swallow dont Emanem va publier les concerts de Bremen et Stuttgart de 1961 (wow !) ou Sonny Rollins au Village Vanguard, Coltrane etc... Depuis les années septante, je soutiens la musique improvisée libre et j'ai aussi entendu des réflexions incroyables (ment méchantes) provenant de l'univers du jazz (musiciens, organisateurs, journalistes, personnalités etc...) au sujet des meilleurs artistes de la free music européenne au niveau musical exceptionnel. A force d'être plongé dans la musique de ces nombreux artistes improvisant librement, je suis devenu très difficile dans le domaine du jazz même si j'apprécie les qualités intrinsèques d'un individu et son bagage musical : je m'intéresse au sens des choses !
Conversations about Thomas Chapin
Stefano Leonardi Stefano Pastor Fridolin Blumer Heinz Geisser Leo Records CD LR 702
Publié en
2014, cet album Leo m’a échappé à sa sortie mais mérite qu’on s’y arrête.
Articulées autour de l’axe helvétique contrebasse – percussions formé par Fridolin Blumer et Heinz Geisser, celui-ci étant un habitué du label, se développent
les Conversations entre le flûtiste Stefano
Leonardi et le violoniste (« électrique ») Stefano Pastor, lui-même entendu dans d'autres contextes le révélant comme un artiste au son original. En effet, la
musique de Pastor se marierait parfaitement avec celle de l’altiste Mat Maneri
(alto = violon plus grave, faut-il préciser). L’intérêt de ce quartet réside
dans plusieurs éléments qui se coordonnent naturellement : le flux
polyrythmique free du batteur sensible et inventif qui ouvre le jeu collectif,
le contraste entre la sonorité particulière et la polymodalité systématique du
violoniste et le son truffé d’harmoniques inspiré des techniques contemporaines
du flûtiste. Le tout réuni par la pulsation libre du contrebassiste, assez en retrait. Une musique collective pleine de qualités et d’ouverture reposant
sur l’idée du jazz libre « libre » ou composé instantanément et
propulsé par le tandem basse-batterie, la basse incarnant le rôle fonctionnel
qu’on lui assigne dans le jazz proprement dit. Les crédits instrumentaux nous
informent que Leonardi jouent « des » flûtes sans préciser
lesquelles. Je l’entends tenter de faire swinguer une flûte basse avec un certain
taux de réussite et cette volonté à l’heur d’apporter une autre couleur qui
s’accorde bien avec le timbre du violon électrique. Le jeu de Pastor, assez
virtuose, a cette coloration particulièrement chaleureuse qui n’appartient qu’à
lui : son approche du son amplifié est originale et peut aisément se
prêter à des mariages sonores très riches, principalement avec des instruments à
vent. Il s’essaie aussi à la microtonalité, ce qui enrichit le niveau des Conversations. On se souvient du
merveilleux concert de Novara en compagnie de Gianni Mimmo (sax soprano) et
d’Angelo Contini (trombone) publié sur Amirani,
dans une formule originale s ‘il en est. Le défaut de son approche, assez
jazz finalement, est que ce violoniste n’exploite pas les nuances de timbre,
d’attaque et de dynamique propres au violon, un des instruments les plus
fascinants de l’univers musical toutes catégories. Il ne se départit quasi
jamais de son phrasé polymodal souvent pentatonique proche de la vocalité d'un chanteur de blues mais s'essaie à varier
ses improvisations sur la durée. Le flûtiste recherche, quant à lui, à
renouveler ses propositions au niveau des timbres, des idées et des nuances
apportant de l’eau au moulin collectif. Un hic : la prise de son n’est pas
optimale, la dynamique propre à la flûte n’est pas assez rendue et le bassiste
est relégué dans un coin du champ auditif. Le batteur, Heinz Gesser, qui a vécu aux USA et joué souvent avec William
Parker et le pianiste Guerino Mazzola, est vraiment remarquable par son écoute
et la diversité complexe de ses frappes et de leurs enchaînements : on
peut se concentrer sur son jeu à l’écoute au casque : un régal. Le titre
du disque est un hommage au grand saxophoniste disparu Thomas Chapin, lui-même
une sacrée pointure à la flûte. D’excellents musiciens qui ont véritablement
intégré l’acte d’improviser ensemble et cela s’entend ici, avec la réserve qu’ils
sont capables de graver un opus (live ?!) un cran au-dessus de ces
Conversations. Donc de bonnes raisons de les écouter en scène.
Generations Quartet Flow Oliver Lake Joe Fonda Michael Jefry Stevens Emil Gross Not Two
Rien n’est
plus sympathique que l’association humaine et amicale du bassiste Joe Fonda et du pianiste Michael Jefry Stevens qui ont déjà
traversé à deux plus de deux décennies avec leurs trios, quartettes et
quintettes en compagnie d’indiscutables : le saxophoniste Mark Whitecage , le trompettiste Herb Robertson, le batteur Harvey
Sorgen , etc…. soutenus imperturbablement par le label Leo records. Un vrai
groupe de scène – toujours le même que celui de l’enregistrement, le Fonda Stevens Group. Bref des honnêtes
gars ! Ici Not Two a publié un quartet où le batteur a un rôle swinguant
et relativement musclé (cfr Rollin’
signé Lake) et le souffleur est de la trempe d’un vrai fils spirituel d’Eric
Dolphy, Oliver Lake. J’ai entendu
Oliver Lake dans ma jeunesse et j’appréciais, mais au fil des années je me suis
mis à aimer sincèrement son jeu au sax alto (comme avec le Trio qu’il partage
avec Reggie Workman et Andrew Cyrille) : il a vraiment bonifié son jeu de
manière exponentielle dans son domaine au niveau des tous meilleurs (encore en
vie !) de l’instrument : Roscoe, Trevor Watts, Sonny Simmons … et
vraiment peu d’autres…). Musicalement, il exprime le mieux qu’il est possible
la vérité et le courage de ses racines en les conjuguant avec une réelle
ouverture vers la réalité qui se joue dans l’instant. Sur base des idées –
compositions - schémas de Lake (deux), Fonda (deux) et Stevens (trois), les
quatre musiciens développent une musique en concert qui alterne swing
contagieux, improvisation solitaire ( ah le coup de pouce du bassiste !),
équilibres instables dans un free aussi maîtrisé qu’il permet à chacun de
lâcher prise, puissance et finesse conjuguées, espace de recherche sonore qui
point à bon escient, ….. Une richesse dans la complémentarité des appétits
musicaux qui se livrent sans complaisance ni facilité. Le saxophoniste ne mâche
pas ses mots - expressionnisme et réflexion -, poussé dans ses retranchements
par un trio aussi charpenté que volatile. Les idées neuves les plus appropriées
sont liées naturellement à la construction déjà acquise, etc…. Lake n’hésite
pas à faire vibrer et éclater sa colonne d’air comme un vrai frère d’Albert
Ayler (Flow), méprisant ouvertement la
bienséance «des saxophonistes avec un
contrat dans un label sérieux» ! Un
art solide de la musique collective et spontanée basée sur un cheminement
pré-établi dans lequel on insuffle la flamme des meilleurs (Mingus, Art
Ensemble, Jimmy Lyons etc…) et qu’on détourne en jouant. Le temps passe quasi
en un instant dans la substance et la consistance malgré la longueur des pièces
(17:24, 12:43, 11 :11, …). D’une
tradition éprouvée, ces musiciens renouvellent l’agencement des affects, du
vécu et de l’entente et évitent les poncifs. Le pianiste a ses moments lumineux
et recueillis qui font une accalmie bienvenue et l’archet remarquable du
contrebassiste introduit la mélodie du morceau suivant (La Dirge de la Fleuer (sic !) dans le quel il prend un solo
superbe et excellemment phrasé …. Le batteur comprend à merveille ce qu’il faut
faire dans tous les cas et donc on peut saluer son travail, à la hauteur. On en
a pour son argent, dirais-je ! Je remercie fortement le copain qui m’a
envoyé ce disque pour que je le note ! C’est un beau cadeau musical.
Mingus, Richmond, Byard, Dolphy auraient sincèrement aimé cette musique.
I AM THREE Mingus Mingus Mingus Silke
Eberhard Nikolaus Neuser Christian Marien Leo CD LR 752
12
compositions légendaires ou peu connues de Charles Mingus, lui-même un des deux
ou trois plus géniaux, importants et indispensables compositeurs et chefs d’orchestre du jazz moderne ou même
tout court, arrangées par un curieux collectif saxophone alto (Silke Eberhard), trompette (Nikolaus Neuser) et batterie (Christian
Marien). On a droit bien sûr à ces hymnes extraordinaires (que j’adore et
connaît quasi par cœur) que sont Better
Get…, Fables of F…., Oh Lord…….. That Atomic….., Goodbye Pork….., Self-Portrait
in ……., Jelly … et Orange ………, Then Blue…… . Si ce que je viens d’écrire ne
vous dit rien (du tout), dites vous que vous avez une sérieuse lacune musicale
ou que vous n’avez pas assez creusé la veine mingusienne, Mingus étant, à mon
avis un compositeur, du XXéme s. aussi compétent et important que Schönberg,
Bartok, Cage, Xenakis, Ellington ou Monk. Sa pratique et son expérience de
compositeur – instrumentiste «collectif » est une influence majeure
dans la musique d’aujourd’hui, transcendant à la fois musique populaire et
musique savante comme personne et poussant l’improvisation dans ses retranchements
ultimes, parfois en fait plus loin que pas mal de free-jazzmen. Les souffleurs
Eberhard et Neuser comprennent de l’intérieur et vivifient le message de Mingus
et en cultivent souvent les nuances. Cela sonne réellement à la Mingus dans le
feeling, le son et les altérations de la substance mélodique : dans
Goodbye…. Ou Moanin’, par exemple. Le
batteur Christian Marien est un excellent batteur que j’ai eu plaisir à écouter
en duo avec le tromboniste Matthias Müller (Superimpose
sur Creative Sources), mais Nom de D….
j’ai presqu’envie de fâcher !! Le batteur !! Je me lâche : si ce musicien, excellent
au demeurant (sa tentative est méritante !), pense avoir le goût et le
feeling pour jouer la musique de Mingus, et bien, je pense qu’il se trompe. Pourquoi
ce jeu rock trop lourdingue (on est loin de la finesse de celui d’un Jim
Black) ?? Je trouve cela malheureux pour ces trois excellents musiciens et
j’ai l’impression de perdre mon temps, moi qui réserve en fait l’emploi de mon temps
libre à écrire sur l’improvisation libre radicale – sans références à un
compositeur célèbre, sans thèmes, ni béquilles et incentives en tous genres etc…. Je suis un
des rares à m’y consacrer entièrement dans le détail sans me soumettre à la
censure d’un rédac‘chef… Surtout, qu’il y a des dizaines de critiques qui
sont spécialisés dans le jazz sous toutes ses coutures (et censurés par leur
rédac’chef).
Richard « Duck » Baker est un véritable grand artiste de la
tradition nord-américaine de la guitare. Il y a des décennies, il enregistrait
pour Kicking
Mule, le label de Stefan Grossmann, lui-même fils spirituel number one du
plus grand et du plus incontournable guitariste de toute l’histoire du blues
(mais aussi du ragtime et du folk), le légendaire Reverend Blind Gary Davis. La
pratique de la guitare (acoustique et picking pouce - index démoniaque) du
Révérend illumine toute la scène de l’instrument acoustique, dite folk-blues. C’est dire dans quel environnement musical
Duck Baker a évolué. Le présent trio, dont le titre de l’album, Déjà Vouty, évoque ceux de Slim
Gaillard, distille un jazz (de chambre ?) de grande classe. A la
contrebasse, un musicien incontournable (aux côtés d’Evan Parker, Paul Lovens,
Veryan Weston, Mark Sanders, Roscoe Mitchell, Paul Dunmall, Lol Coxhill etc….)
et un improvisateur libre indiscutable (le genre de type à aller au fond des
choses) : John Edwards.
Heureusement pour lui et pour la contrebasse, on l’entend un peu partout… À la
clarinette, un grand artiste largement sous-estimé, magnifique dans de nombreux
contextes musicaux et clarinettiste fétiche du génial compositeur- chef
d’orchestre-contrebassiste Simon H.Fell : Alex Ward. Très jeune, il joua dans la Company de Derek Bailey et est devenu une des dix ou douze
personnalités musicales de la scène londonienne les plus importantes. Un récent album
solo de Duck Baker (Outside) publié
par Emanem
et enregistré entre 77 et 83 est une excellente introduction à l’univers
inspiré de ce guitariste à qui John Zorn a proposé un album de compositions
d’Herbie Nichols (ouf !!) pour son label Tzadik. Bien que la musique
« habituelle » de ces trois musiciens navigue dans la liberté
(quasi)totale ou via des structures « risquées » dans le cas du
guitariste, la musique du Duck Baker trio, fondé en 2006, est
du swing pur jus un brin modernisé. Même si l’instrumentation du Duck Baker Trio est similaire au trio de
Jimmy Giuffre avec Jim Hall et Ralph Pena le feeling et l’ambiance, l’esprit, tout est en complètement
différent. Il y a une forme d’humour, la construction des pièces à la fois
traditionnelle et délicieusement abstruse, presque pour se payer la tête des
puristes du jazz conventionnel en leur
montrant où réside l’imagination. Les titres de chaque morceau font parfois un
clin d’œil narquois à la niaiserie des collectionneurs sans qu’ils s’en rendent
compte. Le clarinettiste, au centre du débat vu la qualité vocale de son
instrument et de son souffle, joue le texte pas tout à fait comme il faut, mais
dans les règles de l’art avec l’air nostalgique et tout. J’aime
particulièrement son solo dans There’s No Time Like The Past. S‘entrecroisent
une variété homogène de styles et d’allusions à la tradition du jazz dignes
d’artistes qui en ont fait une investigation minutieuse. Les compositions
de Baker démontrent à l’envi sa grande
érudition jazzistique étendue par une pratique pointue. Même sans devoir lire
les remarquables notes de pochette du leader, on a compris. Dans le monde du
jazz, tant depuis quelques décennies qu’actuellement, il y a une idée fixe, un
préjugé malfaisant : c’est que les musiciens « free » ne savent,
ne peuvent pas etc… jouer cette musique dite de jazz. Mais cet univers socio-culturel
étant perverti par les médias, la stratégie des majors, la cupidité et la
volonté d’acclimater la musique de la
liberté à ce que les décideurs estiment être « tout-public » au point que les artistes qui jouent le
jeu finissent par en livrer une mouture sans âme, avec peu d’imagination et
superficielle, il advient que le parfum de la liberté se hume ailleurs que sous les
projecteurs, même dans ce cadre traditionnel, sans doute dans une salle à l’étage d’un pub londonien ou dans un
petit festival de province. Bref, Déjà Vouty est un beau témoignage de
musicalité.
Après avoir
publié l’extraordinaire album solo d’un des deux ou trois géants du violon
improvisé, Carlos Zingaro, Cipsela nous propose un autre album de
cordes dont la qualité musicale se hisse à des hauteurs voisines, Elastic.
J’ai toujours trouvé que si Joëlle
Léandre a bien du talent musical, son parcours enregistré et publié était
un peu trop étendu par rapport à ce pour quoi elle excelle. Par exemple, j’adore le
trio des Diaboliques avec Irène
Schweizer et Maggie Nichols. Plutôt qu’improvisatrice libre (ou radicale etc…),
je qualifierais sa démarche de compositrice de l’instant pour son goût sûr à construire une musique intéressante à l’aide de l’improvisation et avec
de la suite dans les idées. Fort heureusement, l’adage des compositeurs
violonistes du lignage Rosenberg est ici entendu : Joëlle Léandre joue avec un autre excellent cordiste, le violoniste
Théo Ceccaldi, et cela pour le grand
plaisir de nos oreilles, ces deux instruments étant faits l’un pour l’autre.
Cette suite enregistrée en concert semble bien organisée, mais j’imagine
qu’elle a été crée dans l’instant : l’écoute, la construction, le sens de la
forme etc… étant une seconde nature pour ces deux musiciens. Par exemple, on
prend la liberté de faire du « call
and response » explicite seulement une fois arrivé au numéro # 6 final
de la suite, laquelle coule de source depuis le début et semble se terminer
abruptement comme par surprise. Mais un
numéro # 7 (non mentionné sur la pochette) raconte encore une belle histoire
intime de frottements indécis, allégoriques, fantomatiques. Avant ces deux
événements musicaux bien marquants, on a bien mis ici l’excédent de virtuosité
et d’énergie « palpable » sur le côté
pour se concentrer sur la qualité sonore et des variations subtiles sur
des choses élémentaires en vue (!) de stimuler l’écoute et de créer du sens. Entente
parfaite. Il se dégage une véritable maturité musicale et une sorte de qualité
visuelle, picturale dans le matériau sonore. Une des qualités intrinsèques de
Joëlle Léandre est le pouvoir de communiquer l’essentiel à un public qui
commence à découvrir ce type de musique et de toucher sa corde sensible. Elle
le fait sincèrement et son collègue a très bien compris la démarche. Une seule
pointe d’humour surgit et cela suffit (#6). Johannes Rosenberg a insisté sur
l’importance capitale pour les violons, altos, violoncelles et contrebasses
d’improviser ensemble exclusivement. En effet, il y a une qualité sonore spécifique
qui se transmet d’un instrument à l’autre et, à travers lui, vers chaque
instrumentiste. Cette qualité révèle la nature de l’instrument, etc… Cet Elastic
en est la preuve tangible. Je préfère cette association violon – contrebasse,
Ceccaldi – Léandre, que les opus avec des saxophonistes, par exemple, auxquels
Joëlle s’est livré, que ce soit Braxton ou Lacy. Même si je suis un
inconditionnel des duos de ces deux artistes, il y a une logique dans les
démarches musicales et il est parfois bon de suivre ce simple bon sens jusqu’à
ce que la bonne fortune vous autorise tourner le dos aux évidences pour vous
singulariser une fois pour toutes à la surprise générale. Donc, si je donne un
avis vraiment favorable à l’écoute de cette musique, je ne cache pas qu’en matière de
cordes – petits et gros violons, je préfère sensiblement l’altiste Benedict
Taylor et son tout récent opus solo Pugilism,
le solo de Carlos Zingaro pour Cipsela (Live at
The Mosteiro de Santa Clara) et ceux de Charlotte Hug (à l’alto) publiés
chez Emanem. A la contrebasse, le Volume de John Edwards. En matière de rencontres violon - contrebasse, le duo de Barre
Phillips et Malcolm Goldstein pour Bab Ili Lef et celui de Phil Wachsmann et
Teppo Hauta-Aho, August Steps (Bead) sont de solides références tout comme le Grand Duo de Maarten Altena et Maurice Horsthuys (Claxon). Je
trouve leurs musiques plus riches, plus requérantes et correspondant mieux, à
mon avis, aux défis de l’improvisation totale * et à mon expérience d’écoute de
cette musique.
* Totale : par totale, j’exprime la
réalité (et l’ambition) de vouloir remettre en question les paramètres (tous ou
presque) de la musique dans l’instant et au fil d’une improvisation dans sa
durée en concomitance avec son ou ses partenaires en utilisant les possibilités de l'instrument. Tâche ardue ou seconde
nature, selon votre inclination à improviser.
PS 2 :
je ne chronique pas souvent des albums de Joëlle Léandre car tout comme les
soufflants Brötzmann, Gustafsson, Vandermark, Mc Phee, etc… d’autres que moi
s’en chargent déjà et que le nombre exponentiel et croissant d’improvisateurs
me fait préférer d’essayer d’en révéler l’extraordinaire bio-diversité, si je
peux me permettre ce terme, indispensable à la survie de cette musique, et cela auprès d'artistes moins
notoires que les précités.