Chant Nuova
Camerata : Pedro Carneiro Carlos Zingaro Joao Camoes Ulrich
Mitzlaff Miguel Leiria Pereira improvising
beings ib50
Pour ce
numéro ib50, Julien Palomo nous a vraiment trouvé un superbe album dans le
droit fil de l’improvisation contemporaine et du contemporain libre. Contemporain libre, comme il y a du jazz libre libre. Un quatuor de cordes
violon - alto - violoncelle - contrebasse agrémenté d’un marimba, instrument
requis par plusieurs compositeurs d’importance comme Boulez dans Le Marteau
Sans Maître. Le quatuor, dans le même ordre,
Carlos Zingaro, Joao Camoes,
Ulrich Mitzlaff et Miguel Leiria Pereira
et au marimba, Pedro Carneiro. De Chant
I à Chant VII , sept
pièces racées et équilibrées dans leur facture où chacun trouve sa place et où
l’auditeur peut suivre clairement le cheminement personnel de chaque
improvisateur, lesquels font fréquemment silence laissant la place à un des
autres instrumentistes. Les durées sous les cinq minutes pour
quatre morceaux, deux autres vont jusque 10 :18 , Chant II et 9 :16,
Chant IV. Ceux-ci sont l’occasion de développements vraiment intéressants où
les propositions individuelles colorent par leur feeling particulier la qualité
émotionnelle de chaque passage : surviennent dans le Chant II des duos entre
l’alto ou la contrebasse et à chaque
fois le marimba. Une fois l’alliage pris, un troisième s’intègre dans la
conversation oblique et partant de ce point, une construction nait spontanément
qui débouche sur des mouvements concertés qu’on croirait avoir été écrits par
un compositeur bien adroit mais qui résultent d’une capacité d’écoute mutuelle
et d’invention. Cela sonne quand même sérieux et appliqué si on compare à
d’autres formations plus expansives, dirais-je, voire enflammées, je pense au Stellari Quartet (Wachsmann, Hug, Mattos
et Edwards : Gocce Stellari Emanem
5006) ou au ZFP Quartet (Zingaro,
Mattos, Simon H Fell et Mark Sanders : Music
For Strings, Percussion and Electronics
BF 59) : l’expression est proche des codes du contemporain mais avec une
profonde interaction entre chaque instrument. Il y a une certaine réserve de la
part des instrumentistes sans doute pour faire régner un équilibre absolu entre
les parties, chaque voix, les séquences, au sein de l’espace sonore, etc….
C’est en tout cas, vraiment, intensément remarquable. Au fil de l’écoute, les
affects et l’accord mutuel dans la construction musicale font naître des
situations musicales qui auraient été obtenues par plusieurs procédés
d’écriture. Le compositeur peut retourner à sa feuille, Nuova Camerata en assume
le rôle et l’intention, ici partagée collectivement, avec le plus grand brio.
Voici un merveilleux voyage mouvant, émouvant, logique, subtil, propre à
répondre à la question : « c’est quoi, Papa, la musique contemporaine ?? »
(vocable quasiment septentenaire). Et
bien, pour tous ceux qui ont cru à la musique improvisée libre depuis la fin de
leur adolescence ou lors d’une prise de conscience due à une frustration
indicible, ON a gagné !! Il fut un temps où le grand ponte, feu Pierre
Boulez, déclarait publiquement que l’improvisation, c’était « de
l’onanisme en public » (sic). Déclaration commentée par Cecil Taylor
(Jazz Magazine août 1975). Il y a dix ans, Pierre Boulez n’a pas hésité un seul
instant à commissionner un des groupes précités d’improvisation libre lors d’un
festival de Musique Contemporaine
dans un pays germanique où on ne rigole pas. C’était bien le but de ces
pionniers (Zingaro au Portugal) : la musique n’a pas de frontières et
l’inspiration provient de toutes les expériences, sans exclusive. Il fallait
alors y croire * ! En voici une superbe démonstration !
* On
retrouve la foi de ces pionniers de la première heure chez notre ami Julien Palomo,
maître d’œuvres énamouré d’Improvising Beings, label utopiste s’il en est.
PS : CD physique en attente de lien bandcamp à l’instant où j’écris ces
lignes.
Bitten By A Monkey : I had a little not tree Dylan
Bates Roland Bates & Steve Myers https://bittenbyamonkey.bandcamp.com
Bitten By A Monkey se compose de trois musiciens aussi divers
en tempérament qu’ingénieux à faire coexister la carpe et le lapin avec une
précision et un sens formel peu commun. Steve
Myers souffle dans les flûtes à bec de toute dimension, Roland Bates est un excellent pianiste
et le frère du fameux Django Bates, et son frère Dylan Bates violon,
overtone flute, vièle médiévale, scie musicale et xaphoon est une des personnalités
les plus originales de la scène musicale britannique. Cet enregistrement date
de 2008 et est sorti en cd physique avant d’être accessible via bandcamp, la
plate forme la plus musician friendly. J’ai
plusieurs points de congruence auditive avec les frères Bates et Steve Myers
car ces artistes sont mêlés à plusieurs projets musicaux qui vont du Texas
Swing délirant et révivifié, au Médiéval hirsute et organique, en passant par
une conception off-the-wall de l’improvisation libre dont BBAM est un excellent exemple. Ces derniers temps, Alterations
(Beresford, Cusack, Day et Toop, excusez du peu) renaît de ses cendres après
trois décennies, si l’un ou l’autre de leurs disques avaient des occurrences
enthousiasmantes (écoutez la folie du concert publié par Intuitive Records), on
a pu se rendre compte que l’art de l’hybridation des pratiques et des
intentions musicales n’est pas une chose facile tout comme manier l’humour, la
goguenardise, le délire excentrique est parfois périlleux. Tout aussi
talentueux et contrasté sans aucune affectation, BBAM a choisi pour l’enregistrement
de I
had a little not tree une voie plus épurée détachant les interventions
individuelles dans le silence créant un suspense dans les sonorités et les
actions en suspens dans un temps retenu plutôt qu’en se précipitant dans le
flux. Symbiose organique de l’éclectisme assumé et de l’expressivité de
mélodies gauchies. Entrelacs de haikus qui s’attirent ou se repussent dans
l’imagination auditive. Attractivité presque visuelle de l’événement musical et
sonore isolé entraînant la réaction ludique expressive. Une belle efficacité se
répand pour imprimer un feeling dans le moindre son. Lyrisme de la déraison. On
voisine parfois le persiflage sans vulgarité. Les sentiments exprimés passent
par tous les changements d’humeur qu’un individu sensible et imaginatif, un
artiste British, traverse durant une journée à ruminer l’élaboration de ses
prochains gigs dans une économie de
mouchoir de poche. Insouciance, poésie, dérision, dérisoire, gravité, désespoir,
foi du charbonnier, sagacité, révolte …L’alternance des sonorités et des
timbres, souffle/vent (Steve Myers)
et cordes (Dylan Bates), est presque
kaléidoscopique et dans ces échanges la main heureuse du pianiste (Roland
Bates) est lumineuse. J’avais écouté leur précédent album, le premier BBAM
nettement plus rempli, et avait été convaincu à moitié. Ici avec ce petit non
arbre, on atteint une vitesse de croisière, un niveau musical considérable.
Vraiment, je l’assure, on tient chez Dylan
Bates un des grands excentriques British, dans le plus beau sens du terme
et chacun à sa façon, à l’aune des Lol Coxhill, Terry Day, Derek Bailey, Jamie Muir, Adam Bohman etc… Et
ce penchant est conjugué par sa fratrie, Roland Bates, Steve Myers, le
guitariste Jerry Wigens etc…. A la fois musiciens de jazz basiques (les styles
HCF et assimilés, le Texas swing, le bop ou la musique africaine n’ont pas de
secret pour Dylan qui tire une partie de ses maigres revenus dans ces univers
musicaux), poètes du non sens ou du sens caché des choses, utopistes de
l’universalité des musiques, BBAM et tous leurs potes doivent encore être
découverts par les maîtres à penser de la planète improvisation à laquelle il
manquera toujours une couleur tant que de tels zèbres n'aient pu courir dans la savane des rencontres de Berlin à Madrid. Dylan Bates est aussi son propre sosie, Stanley Bäd, auteur de
plus de 120 chansons décalées 150 %
british complètement folles dans un style issu du cabaret anglais dont vous
devriez avoir une petite idée si vous avez parcouru les albums des Kinks voire
certaines chansons des Beatles (remarque : la chanson décalée française n’a jamais fait rire un Bruxellois au parfum de
la zwanze éternelle, mis à part Bobby Lapointe). Stanley Bäd en assure toutes les parties
instrumentales et, issu de sa fertile imagination, son projet « médiéval » déjanté
A
Folysse Fyssh convie des visions
breugheliennes voire celles du maître d’Hertogenbosch…. Plus que ça tu meurs.
Joe McPhee solo Flowers Cipsela 005
Enregistré
en 20009 dans le festival Jazz ao Centro à Coïmbra , cet album solo nous fait
entendre Joe McPhee au seul
saxophone alto dans septcompositions personnelles , alors qu’il joue plus
souvent du ténor et du soprano. Il y a de « véritables »
saxophonistes alto dans le jazz libre comme feu Jimmy Lyons, Anthony Braxton,
Sonny Simmons, Trevor Watts ou Marco Eneidi qui vient de disparaître. Mais le
but de Joe Mc Phee n’est pas d’investiguer toutes les possibilités de
l’instrument, mais de transmettre un message lyrique, de faire sortir sa voix à
travers l’instrument dans des thèmes – ritournelles en dérivant de leurs axes
vers un chant libéré. On lui doit, avec plusieurs autres, la « deuxième
libération » du jazz libre après la première vague des sixties,
renouvelant ainsi l’apport aylerien. On entend une version de Knox
(plage 3), morceau fétiche qui se trouvait sur son premier album solo Tenor
(Hat Hut C), indispensable. Knox rend un hommage à Niklaus
Troxler, organisateur du Festival de Willisau dès 1975. Troxler avait eu le
culot de présenter cet artiste encore inconnu et tout-à-fait atypique. Les deux
premiers concerts de Joe à Willisau en 1975 et 1976 et Tenor furent parmi les tous premiers albums du label Hat Hut, devenu hat Art par la suite et enfin Hatology. D’ailleurs, ce concert eut lieu en présence
du même Niklaus Troxler pour l’inauguration
de son exposition d’affiches, Troxler étant un artiste graphique remarquable. En plus de quarante ans de vie musicale, Joe Mc Phee ne s’est jamais départi de
sa liberté de ton, de spontanéité et de sa fraîcheur comme quand il se met à
siffler un thème dédié malgré le fait qu’il est devenu une icône
incontournable et une artiste prolifique par le nombre de concerts, festivals
et d’enregistrements qu’on ne compte plus. Cela dit, s’il y a une émotion
palpable, que l’atmosphère se réchauffe et la passion poindre au fil des
morceaux et que j’éprouve du plaisir à l’écouter, cette prestation me semble en
deçà de celle de Tenor que je tiens pour
un album incontournable. Il y joue du ténor avec une voix éminemment
personnelle et c’est vraiment son instrument. Avez-vous seulement une fois
entendu Rollins ou Coltrane ou Lacy à l’alto ? Ou Braxton au ténor ? Third
Circle, dédié ici à Anthony Braxton, évoque une pièce de celui-ci
incluse dans son double album Saxophone Improvisations
Series F pour America que j’ai écouté des dizaines de fois. Je ne peux pas m’empêcher citer quelques
saxophonistes alto qui méritent d’être écouté d’urgence pour l’originalité de
leurs concerts solo. Dans le cadre polymodal (initié par Steve Lacy : Gianni
Gebbia, vraiment un grand original incontournable (H Portraits et Arcana Major -
Sonic Tarots pour Rastascan) et Trevor Watts (Veracity /FMR & World
Sonic/ Hi4Head) , un créateur historique qui étonnera toujours. Dans une
voie « éclatée » : Georg Wissel de Cologne (The Art of Navigation/ NurNichtNur) et l’explosif Stefan Keune (Sunday sundaes/ Creative Sources). On
peut citer les très subtils Audrey Lauro ou Massimo Falascone, lui-même un
connaisseur remarquable de l’univers de Roscoe Mitchell. Justement, cela me
rappelle que Roscoe Mitchell a gravé avec son incroyable concert solo à
Willisau 75 (justement) sur son double album Noonah (Nessa) dans des circonstances difficiles. Il remplaçait
Braxton et le public « branché » chahutait. A côté d’une telle performance, Flowers
manque vraiment de sel. J’aime beaucoup Joe
Mc Phee (un super double album 45rpm du trio X pour No Business que je n’ai
pas hésité à acheter) et Cipsela est
un excellent label (le fantastique solo de violon de Carlos Zingaro). Mais si
sa carrière a démarré en Europe, il y a quarante ans c’est parce qu’il
apportait autre chose, il est donc naturel que certains veuillent aujourd’hui
se passionner pour d’autres artistes qui creusent la différence.
Gianni Mimmo & Yoko Miura Departure Setola di Maiale SM 3140.
Voilà qui
est beau ! Ayant moi-même chanté sur scène avec ces deux artistes et amis,
je les retrouve dans un même disque et cela me rend heureux. D’abord, je dois
préciser que c’est un peu le hasard qui les a mis sur ma route et que, de prime
abord, je n’aurais pas pensé travailler
avec eux, simplement parce que ma direction esthétique personnelle est sensiblement
différente dans l’univers des musiques improvisées. Seulement Gianni Mimmo (sax soprano) et Yoko Miura (piano) sont tous deux d’excellents artistes et c’est un réel challenge de chanter avec
eux et de créer des correspondances entre nos univers respectifs. Nous partageons tous les trois un travail avec Lawrence Casserley et son live signal processing. Récemment, un concert avec Lawrence et Yoko à Oxford s'est déroulé de manière inespérée ainsi qu'un duo avec elle à Louvain (2015) et à Bruxelles (2016). Donc ayant du "tirer mon plan" avec mes ressources musicales face à cette pianiste, je suis sans doute suffisamment habilité à mesurer les écueils d'une telle entreprise. Dans cet
album enregistré à Milan par Paolo Falascone au studio Mu Rec, Gianni Mimmo sort de lui-même et c’est un nouveau Départ (Departure). Il trace de
nouveaux espaces par rapport à ce que je connais de sa musique et il finirait par se recopier si de tels challenges ne le poussaient hors de ses gonds. Ici, il adopte des réflexes d’improvisateur de l’instant même s’il est confronté à une pianiste qui joue de
manière « plus conventionnelle » que la plupart des free musiciens
auquel ce blog se consacre quasi-exclusivement. Par exemple, on l'entend souffler avec un growl primal
alors que la pianiste croise les rythmes en martelant un Boogie Woogie Wonderland lunatique. Dans Prologue et Departure
qui ouvrent successivement (avec succès !) l’album ou dans le long Rain
Song final, Yoko Miura nous livre des Haikus en suspens qui mettent subtilement
en valeur la voix singulière de Gianni. De belles nuances qui dévoilent la subtilité intérieure du jeu. C'est elle qui a composé l'entièreté de la musique, une suite polymodale remarquablement enchaînée avec force passages obligés, mais qui offre une grande liberté au souffleur. Elle joue aussi brièvement dans les
cordes du piano juste ce qu’il faut et d’un harmonica à tuyau ou d’un xylophone, ajoutant quelques couleurs sur le côté du plus bel effet. Le cheminement de sa
pensée musicale dans l’instant et tout au long de ce disque, nous démontre sa
capacité à construire sur la longueur avec une réelle qualité compositionelle.
Cette rencontre nous fait oublier que Gianni
Mimmo se réfère à l’expérience de Steve Lacy au point que certains y trouvent
à redire. Son jeu au soprano et le son qu’il obtient font de lui un souffleur
qui accroche l’oreille et ouvre le cœur des auditeurs. Ici, les risques pris dans cette rencontre en terrain peu familier pour lui (il s'agit des compositions très travaillées de Yoko Miura) créent une urgence intérieure propice à la surprise. Ce duo devrait absolument se poursuivre en public pour grimper encore en intensité et en assurance. C’est le genre d’album qu’on
écoute pour le plaisir et qui a été
enregistré d’une traite comme une conversation entre amis qui commence et finit
et dont on sort heureux et réjoui avec de nouveaux sentiments en tête.
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