Derek Bailey Han Bennink Evan Parker Topographie Parisienne Dunois April 3d 1981 Fou Records CD 34-35-36-37. Coffret 4 CD
intégrale du concert.
Une suite au
légendaire Topography of the Lungs qui avait réuni une première fois les
trois improvisateurs il y a presqu’un demi-siècle ? Ou une édition de Company,
le groupe à géométrie variable de Derek Bailey ? En effet, un livret de
Riccardo Bergerone relève des dates de Company au Dunois en avril 81 avec ces
trois musiciens ( 12-13 - 14 avril ?). Quasiment trois
heures et demie de musique pour une soirée au Dunois. Deux trios DB – HB –
EP de plus de 40 minutes. Deux duos DB-EP de 12 et 27 minutes, un duo DB - HB
de 30 minutes, deux duos de HB – EP de 12 minutes et deux solos d’EP de 11 et
10 minutes. Si Evan Parker et Derek Bailey ont collaboré étroitement en duo et
dans d’autres ensemble tels que Music Improvisation Company et ensuite Company, ainsi qu'avec le Spontaneous Music Ensemble (l'album Karyobin et
le double cédé légendaire The Quintessence par exemple), c’est surtout en duo
avec Derek Bailey qu’Han Bennink s'est produit durant des années. Jean- Marc Foussat , le responsable allumé de FOU Records, a été dès cette époque un
preneur de sons omniprésent, enthousiaste, désintéressé et généreux. On lui doit de superbes prises de sons pour ces musiciens : Aïda , un solo de Derek Bailey, Pisa 80 An Improvisor’s Symposium d’Evan Parker avec Bailey Lovens Lewis etc..., Epiphany de Company etc…
Aujourd’hui , après avoir vérifié soigneusement les circonstances du concert et
de l’enregistrement auprès des protagonistes et de témoins comme Jean Buzelin et Jean Rochard, Foussat a décidé d’en publier l’intégralité. Peut-être que Derek Bailey ou Evan
Parker en aurait sélectionné de quoi faire deux cédés.
Depuis
l’époque de l’enregistrement de Topography of The Lungs, album phare enregistré
en 1970 qui fait figure de manifeste créateur pour le label indépendant Incus fondé
par Bailey, Parker et Tony Oxley, beaucoup d’eau avait déjà coulé sous les
ponts. Topography était alors l’expression d’une exploration sonore dans la
marge de l’instrument . Chaque instrumentiste y assume directement ou à leur corps défendant la revendication
« non-idiomatique » exprimée par Bailey quelques années plus tard (cfr son livre Improvisation Its Nature and Practice in
Music) au sein du phénomène du free-jazz complètement libre et agressif
tendance panzer-muzik des Brötzmann
et Schlippenbach. Mais aussi la musique de cet album est celle d’un collectif
soudé et cohérent avec un but musical commun, la découverte de nouvelles
sonorités et de modes de jeux et d’improvisations complètement
révolutionnaires. En 1981, ce concert met en scène trois individualités qui ont évolué depuis l’année de l’enregistrement de Topography of The Lungs et tiennent à souligner leurs divergences. Il est clair que Bennink et Parker n'ont pas les mêmes préoccupations. Derek Bailey
s’est trouvé un style personnel qui trouvera sa plus belle expression en 1980
dans l’album acoustique Aïda (Incus
40) et son jeu virtuose à l’électrique, basé sur l’utilisation d’une pédale de
volume, a acquis en clarté et logique face à ses partenaires. Evan Parker s’est lancé dans la musique en solo au sax soprano (une
illusion de polyphonie avec la respiration circulaire) comme on peut l’entendre par deux fois dans ce coffret. Et lui aussi a créé un univers très
personnel où le traitement oblique d’éléments mélodiques et parfois répétitifs
avec une inspiration magique rencontre son goût immodéré pour les techniques de
souffle et d’articulation alternatives. Han Bennink a abandonné sa batterie
extrême composée de tambours chinois, woodblocks, cloches, racloirs, tablas
indiens, une multitude de cymbales et crotales de toutes dimensions et
provenances, sans oublier cette grosse caisse gigantesque, pour un kit antique beaucoup
plus basique. Son style actuel fait plus
référence à la sonorité de Baby Dodds qu’à celle d'Elvin Jones, réintroduisant des rythmes africains
tels qu’on les entend sur les enregistrements de terrain ethnologiques qu’il collectionna avidement (Ocora et Unesco).
Il adopte une foule d’instruments : on l’entend ici à à la clarinette et
au trombone avec lequel il ouvre les hostilités dans le trio du CD 2 avec un
réel talent tout en jouant de la batterie avec les pieds. Un peu plus loin,
c’est à l’harmonica qu’il s’insère entre les deux duettistes British. Mais il
n’était pas rare qu’il s’escrime avec un violon ou un banjo assis par terre. On
l’entend aussi faire tournoyer les pulsations et les frappes sur la surface de ces instruments
comme si tout le mobilier d’un appartement volait dans les escaliers en
rebondissant sur les marches.
Plutôt que
de créer un univers basé sur un dénominateur commun, chaque artiste, et
spécialement Bennink et Bailey, essaye d’entraîner l’autre vers ses marottes
personnelles. Lors du premier trio du CD 1, on entend à peine Bailey jouer de
la guitare acoustique entouré par la puissance sonore des deux autres. De même lors du duo HB - DB du CD 4. Ce cd 4 se clôture par un fascinant duo de Parker au soprano et Bennink à la clarinette et à la clarinette basse qui arrive à faire face au prodige. Comme il
s’agit vraisemblablement de la deuxième et ultime réunion de ces trois musiciens incontournables,
ces enregistrements devraient alerter tout qui s’intéresse de près et de loin
aux musiques improvisées et rappeler l’importance du 28 Dunois dans la vie
musicale de l’improvisation. Steve Beresford vient de faire un commentaire à propos d'un gig du trio au Little Theatre Club , sans doute au début des années 70. On retire de l'écoute de cet album des moments extraordinaires et des
tentatives courageuses pour diversifier les pratiques sonores et tenir le
challenge de la durée et de la diversification des improvisations. Topographie
parisienne d’une multiplicité de sonorités
et d’actions musicales et d’une réelle complicité entre trois artistes
majeurs. Ces enregistrements contiennent tous les ingrédients de la free-music,
l’énergie explosive frôle la transe, le silence est approché avec moult détails
sonores, la folie d’Han Bennink presse Bailey dans ses derniers retranchements, même dans les séquences aérées en inventant des figures rythmiques
inoubliables. Si Parker semble imperturbable, il n’hésite pas à faire éclater
la colonne d’air et faire chauffer son anche.
Malgré les débordements inévitables (Bennink !), une écoute
profonde lie les trois musiciens, particulièrement en trio. Le Trio du Cd2
évolue d’ailleurs de manière inattendue, exprimant très valablement la
philosophie du projet Company dans sa démarche de renouveler et d’étendre la
pratique de l’improvisation. J'ajoute encore qu'on entend le public se marrer avec les facéties (visuelles) du batteur.
Certains
diront que ces quatre cd’s sont trop longs et excessifs. Je maintiens que les
échanges et folies contenues ici exercent (encore et toujours) une réelle
fascination et qu’elles nous entraînent dans des extrêmes auxquels une session
studio n’aboutit pas toujours. Merci Jean-Marc, Han et Evan d’avoir autorisé
cette parution inattendue et si hautement réjouissante !
Pour
rappel :
Topography of the Lungs fut publié en 1970 par Incus dont c'est le n° 1 du catalogue (Incus 1) et a été réédité en 1977 avec une autre présentation question pochette l'année où Derek Bailey organisait les premières tournées de Company. En 2006 , réédition cd par Psi , le label de Parker. Dernièrement réédition chez Otoroku, le label du Café Oto.
les duos
Bailey & Bennink :
Han Bennink – Derek Bailey ICP 004 1969,
Performances at Verity’s Place (Incus 9 - 1972) réédité en CD par Cortical
Foundation et par Honest John’s en vinyle avec un enregistrement concert en bonus,
Company 3 (Incus 25 - 1976),
Han (Incus
CD 3 1986)
Post
Improvisation Vol 1 & Vol 2 (Incus CD).
les duos
Bailey & Parker :
The London Concert (Incus 16 - 1975) concert intégral réédité en cd par
Psi.
Compatibles (Incus 50 –
1985),
Arch Duo (Rastascan BRD 045 - 1980).
le duo Bennink & Parker :
The Grass is Greener (Psi 02.02 )
Le trio a joué au Little Theatre Club au début des années 70 (sans doute 72 ou 73) et il en existe une copie cassette de qualité low-fi.
PS : J'ajouterai encore que Jean-Marc Foussat est un solide improvisateur électronique et que si vous êtes un fan d'Evan Parker, vous allez vous régaler avec le duo de Jean-Marc face à Urs Leimgruber, un des rares improvisateurs au sax soprano - absolument déchirant- qui joue aussi en duo avec Evan (cfr CD Twine/ Clean Feed). L'album de Foussat avec Leimgruber est publié par FOU Records sous le titre Urs Leimgruber & Jean Marc Foussat dans un double CD incontournable (FOU Records FRCD- 32-33) que je vous détaillerai dans ma prochaine fournée.
Harald Kimmig one body one box one string
inexhaustible edition ie-014
Album en
solo de violon improvisé et … maîtrisé de manière alternative, bruissante et
virtuose. Deux pièces respectivement de 37 :05 et de 26 :59. La
science du frottement à la fois faussement répétitive, mécanique et pleine de
nuances, extrême, étirée, jusqu’au boutiste.
J’avais été fasciné par le Live at
the Mosteiro Santa Clara a Velha par le violoniste Carlos Zingaro,
habité par un lyrisme inouï. Se situant au même niveau que son collègue
portugais, mais dans une démarche plus « conceptuelle », Harald Kimmig incarne la gestualité et
le rapport physique les plus expressifs qu’on puisse entendre. Une formidable capacité
à varier les sonorités dans un ostinato dense et sauvage à l'image du dessin de la pochette. Les percussions col legno sur les cordes et le corps de
l’instrument, l’insistance rythmée de ces pizzicati et frottements et son
audace se libèrent dans un flux organique qui happe l’écoute, l’attention de
l’auditeur dans une mise en tension jamais prise en défaut, même quand cela
frise le silence (cfr 1/ vers la minute 32-33). Le violoniste sublime
l’utilisation des techniques alternatives : magique. Harald Kimmig fut un
jour sélectionné par Cecil Taylor lui-même pour se produire avec lui à Berlin
en 1989 lors de la deuxième de ses inoubliables résidences Berlinoises (Looking (Berlin Version) Corona/ FMP).
C’est tout dire. Il a fait peut parler de lui publiant un album ou deux par
décennie. On peut l’entendre aujourd’hui avec le String Trio, en compagnie du violoncelliste Alfred Zimmerlin et du
contrebassiste Daniel Studer, un groupe aussi convaincant que le Stellari Quartet de Wachsmann, Hug,
Mattos et Edwards. Écoute recommandée du String Trio : Im Hellen (hat Now ART) et Raw avec John Butcher en invité (Leo). Voici
un improvisateur incontournable, intransigeant, radical et portant l’acte
d’improviser au sommet comme ses collègues Jacques Demierre, Michel Doneda, Lê
Quan Ninh, Urs Leimgruber, John Russell, Gunter Christmann…
Incontournable !
Produit par László Juhász, un irréductible basé à Ljubljana, une ville où il se
passe quelque chose.
PS : le premier album solo d'Harald Kimmig fut publié il y a longtemps sur le label Hybrid et est tout aussi merveilleux : Im Freien.
Charlotte Hug & Lucas Niggli Fulguratio Live at Ad Libitum 2016 sluchaj foundation fsr 12 2018
Tentative de
dialogue et de construction collective dans l’improvisation totale de deux
artistes que tout pourrait opposer : alto frotté entre autres avec la
technique du soft bow où intervient la voix de l’improvisatrice et un
percussionniste puissant et coloré issu à la fois du free-jazz et de l’école
suisse de la « quincaillerie ». Un contraste nourri entre les
vibrations des éléments métalliques (cymbales, gongs) et du jeu en glissando de
l’altiste qui arrivent à communier et se proposer mutuellement des échappées,
des timbres et des mouvements qui relancent constamment la grande qualité de
leurs échanges. Musicienne de formation classique aussi à l’aise dans le
baroque que dans le contemporain, Charlotte Hug exprime la puissance organique
et sauvage de la free music improvisée frottant sauvagement les cordes, et vocalisant comme une chamane, sortant
complètement de la personnalité sagement éduquée de l’interprète classique pour
se métamorphoser en prophétesse de l’indicible, éructant des voix de l’au-delà,
sussurant lugubrement telle une pythonisse. Elle communique sa transe à son
partenaire qui ensauvage lui aussi les frappes et les frottements d’une manière
de jouer relativement conventionnelle si on la compare aux Lovens et Lytton de
l’époque héroïque et de l’intraitable Roger Turner. Au fil des morceaux, Lucas
Niggli met la pression, mais rien n’arrête Charlotte et sa furia, sa vocalité
insondable et sa recherche sonore à l’alto unies dans la physicalité de l’acte
d’improviser, renouvelant sans cesse son matériau (timbres, couleurs, canevas
mélodique, tensions, dynamiques, harmoniques) face aux éléments des pulsations déchaînées du percussionniste. Sa voix dit
des sons qui pourraient être les mots d’une langue secrète exprimant l’extase,
l’inquiétude, la quête, la furie, le renoncement, la rage…
Il revient à
Lucas Niggli de savoir calibrer et incarner la relance idoine pour faire vivre
et bonifier l’abandon de sa partenaire dans son univers, aussi onirique
qu’intensément vécu. Au-delà de l’idée du « grand art » , une conviction
inébranlable dans le vécu fragile. Merveilleux.
Enfin !
Un album où on peut enfin entendre le saxophoniste sopranino virtuose Jean-Jacques Duerinckx, mon concitoyen
de Braine l’Alleud (Belgique), et son camarade Matthieu Saftaly, un violoncelliste radicalement expérimental. Une
cassette, car c’est autant dans l’air du temps que le vinyle et nettement moins
encombrant. Dans Serpentes, ils se
joignent à John Russell, guitariste de son état et un des plus grands
activistes de la scène improvisée internationale, qui, à force de travail, est
parvenu à imposer sa série de concerts MoPoMoSo au fil des décennies comme
une fenêtre incontournable de l’improvisation libre et créer le label Weekertoft
qui a publié cette petite merveille. Serpentes exprime on ne peut mieux
la quête d’improvisateurs qui cherchent l’improbable et repoussent les limites
du sonique au sein des échanges interactifs. Sans pour autant éviter un aspect
mélodique très oblique chez Duerinckx qui évoque feu Lol Coxhill en plus rêveur.
Sans doute, un des albums les plus intransigeants où intervient Russell depuis
l’époque bénie du son trio avec John Butcher et Phil Durrant. C’est d’ailleurs
ce trio historique qu’évoquent à John Russell ses aventures avec JJD et
MS. Russell a travaillé régulièrement
avec les artistes les plus remarquables de la scène improvisée : John
Butcher, Maarten Altena, Paul Lovens, Evan Parker, John Edwards, Roger Turner, Stefan
Keune, Sabu Toyozumi, Lol Coxhill, Mats Gustafsson, Maggie Nicols, Gunter
Christmann etc… C’est à cette aune qu’il faut considérer ce trio qui serpente
dans les timbres fous, les gestes insensés, les contorsions de la colonne d’air
du sax (le sopranino si difficile à maîtriser), les objets qui vibrent sur le
corps du cello, le plectre qui pince inexorablement les cordes de la six cordes
dont fusent les harmoniques et les grincements étranges. Cela gratte, fouille,
griffe, frémit, se répand, se dilate, striant l’atmosphère, implosant les
formes proposées et remises perpétuellement en question, avec ou sans réponse
et toujours à l’écoute. Trente-huit minutes mystérieuses enregistrées au Worm à
Rotterdam, un lieu légendaire pour une musique qui défie le temps, l’espace et
parle à notre imaginaire.