Simon H Fell
Le
Bruit de la Musique Confront Records ccs 70
Le Bruit de la Musique est un festival situé au centre de la France et animé
par un collectif d’improvisateurs radicaux et engagés : Lê Quand Ninh,
Martine Altenburger, … Et comme ces deux musiciens exigeants sont des
improvisateurs d’envergure, ils présentent inévitablement des artistes
d’envergure et cela, sans considération pour le fait qu’un artiste est déjà
demandé un peu partout et a acquis une notoriété à l’échelle internationale. Lors
de la troisième édition en août 2015, c’est à Simon H Fell de se produire en
solo. Contrebassiste exceptionnel, SHF est un musicien incontournable dont la
multiplicité des démarches et des passions musicales défie l’entendement. Compositeur
hors norme pour grands orchestres utopiques (https://brucesfingers.bandcamp.com/album/composition-no-30 et https://brucesfingers.bandcamp.com/album/composition-no-62), free jazz-man avec l’explosif soufflant Alan Wilkinson ou compagnon des minimalistes Rhodri Davies et Mark
Wastell (lui-même responsable de Confront), Simon H Fell nous livre ici Le
Bruit de la Musique, une œuvre
pour contrebasse solo. Une saisissante architecture évolutive où différents
aspects sonores de l’instrument - y compris un puissant pizzicato – se
développent en toute liberté. C’est une œuvre intense, un parcours ludique,
l’expression d’une pensée musicale profonde jouée d’une seule traite (37:19). Initiée
par un frottement brumeux, une sorte d'halo sourd généré par l'environnement de l'église, les doigts éclatent un moment le timbre du pizz au plus près
du chevalet dans le premier mouvement. L’artiste enchaîne avec des frottements
simultanés en en modifiant la tessiture, le timbre, l’attaque, le mouvement de
l’archet, en les imbriquant de manière naturelle et organique et en introduisant
de nouveaux gestes sonores qui enrichissent le parcours. Son jeu est remarquablement approprié par rapport à l'acoustique, dont les caractéristiques sonores colorent le jeu instrumental avec cette résonance réverbérante particulière.Vers la cinquième
minute, deuxième mouvement, son pizzicato à la sonorité très puissante (on
songe à Charlie Haden ou au Paul Rogers à la quatre cordes) fait vibrer toute
la résonance de l’instrument et de l’espace avec une ductilité saisissante. Il
maintient ce son énorme en multipliant les lignes et les notes et cela aboutit
au raclage rageur des cordes col legno qui fait écho à la précédente conclusion
du premier mouvement, une sorte d’ostinato en accelerando. Instantanément, le
contrebassiste introduit une phase plus lyrique à l’archet qui évolue vers un
momentum intense transmué vers une curieuse juxtaposition simultanée d’effets sonores
dingues, etc. Au fur et à mesure que
l’écoute s’avance, l’auditeur découvre des séquences intrigantes où Simon H. Fell pénètre dans le champ de
l’inouï, de la découverte. Faire de telles trouvailles et assembler des sons
aussi grinçants, filés, tordus et jouer des choses aussi contradictoires
simultanément avec autant de précision et de sauvagerie, relève du tour de
force. Coordonner de tels affects, enchaîner ces trouvailles sonores, ces idées
brillantes dans une construction aussi élaborée qui vous fait entendre tous les
états de la contrebasse créative, c’est de la magie ! Paul Rogers
atteint de tels sommets, mais sur un plan formel et dans la conception, SHF
apporte une grandeur inégalée dans la création et dans sa réalisation
expressive. Bien sûr, d’un point de vue émotionnel, pour certains auditeurs, la
balance penchera pour PR, la musique de ces deux artistes étant aussi grandiose
l’une que l’autre. Le Bruit de la Musique devient sans nul doute l’un des (deux ou
trois) opus solitaires de contrebasse les plus formidables jamais enregistrés
depuis le fabuleux Journal Violone de
Barre Phillips (1968). Instrument d’accompagnement relégué au rang de faire
valoir, la contrebasse s’est révélée un instrument à la pointe de
l’avant-garde. Oubliez un peu les sempiternels artistes qui jouent partout et
dont les albums pleuvent dans tous les catalogues et ces plongeons nostalgiques dans le passé (après
les Unheard M.S. d’Atavistic, Klimt, Cien Fuegos et compagnie). Vivez
aujourd’hui ! Relativisez votre appréciation de la contrebasse improvisée
(Kowald, Léandre, Guy, Dresser, etc..), commandez au plus vite Le
Bruit de La Musique chez Confront ou Bruce’s Fingers, le label de SH Fell : https://brucesfingers.bandcamp.com/album/le-bruit-de-la-musique. Absolument incontournable et à 100 exemplaires
seulement ! Donc dépêchez-vous : il y a urgence si vous ne
voulez pas rater une œuvre majeure.
Skulging in the Big House Ariel
Shibolet Noel Jacoby Alexander Frangenheim, Ofer Bymel Creative Sources CS 259 CD
Encore un de ces remarquables
opus du label Creative Sources que je tiens sous le coude pour meubler ma
rubrique, avant de laisser exploser dans ces lignes leur tout récent arrivage
fin 2016. Le contrebassiste Alexander
Frangenheim documente soigneusement ses aventures avec un nombre conséquent
d’artistes internationaux (Gunther Christmann, Paul Lovens, Roger Turner, Phil
Wachsmann, Pat Thomas, Isabelle Duthoit, Ariel Shibolet..) chez Creative Sources.
Elles se situent à un très haut niveau d’exigence et de qualité et représentent
une véritable authenticité en matière d’improvisation contemporaine, sans pour
autant se fixer sur un «-isme » défini. Disons qu’AF adapte son jeu et son
travail avec les personnalités qu’ils rencontrent, comme son duo assez lyrique
avec le clarinettiste Harold Rubin. Avec ses trois improvisateurs israéliens,
le batteur Ofer Bymel, le violiste Noel Jacoby et le saxophoniste Ariel Shibolet (avec qui il a
enregistré en duo), l’attention se focalise sur des mouvements furtifs où le
détail sonore du jeu instrumental alternatif est mis en évidence. La recherche
consiste à combiner spontanément les timbres rares du frottement des cordes,
des divagations contrôlées et contorsionnées de la colonne d’air du sax
soprano, des frappes faussement évasives du percussionniste. On court dans
l’inconnu, vers l’inouï, si cela est encore possible. Et finalement, on s’en
convainc. Des harmoniques soutenues et vocalisées de Shibolet restent
suspendues au-dessus des grondements des cordes graves et des craquements
provoqués par l’extrême pression de l’archet. Ofer Bymel secoue, manie une plaque métallique dont les fréquences
oscillent dangereusement, pendant qu’Alexander
Frangenheim lance d’expressifs coups d’archets isolés. Dans l’action
spontanée, chaque musicien use du silence pour mettre en valeur les sonorités
des autres avec une profonde concentration. De temps à autres entraînés par le
percussionniste, le quartette rentre progressivement dans une phase éruptive
(cfr. Even If We Tried). C’est donc
un excellent enregistrement répondant clairement à la question : musique
improvisée libre, c’est quoi ??
Spielä PaPaJo Paul
Hubweber Paul Lovens John Edwards Creative Sources CS 340 CD
Troisième enregistrement de
ce magnifique trio, sans hésitation unes des toutes meilleures associations
d’improvisateurs en exercice. Enregistrées respectivement à Zagreb et Aachen en
2003 et 2009, ces deux concerts fournissent la matière précieuse des deux
compacts de Spielä. Le farfadet juvénile de la percussion libérée qui nous avait tant enchanté dans
notre prime jeunesse, nous revient tel un vieux sage, savant de l’épure et du
geste essentiel, Paul Lovens. Ce
magicien hors norme a trouvé un alter-ego incontournable, le contrebassiste John Edwards, un des improvisateurs les
plus demandés (Butcher, Weston, Parker, Dunmall, Brötzmann, Steve Noble, Mark
Sanders etc…). C’est à cette aune qu’il faut apprécier le tromboniste Paul Hubweber, un musicien trop sous-estimé,
sans doute parce que, sexagénaire, sa carrière a décollé sur le tard, malgré une
créativité et des capacités musicales sans égal. Suivez son cheminement et ses
albums à la trace et vous découvrirez un improvisateur insaisissable capable
d’adapter son jeu au plus profond avec ses divers collaborateurs tout en
continuant sa trajectoire esthétique et en maintenant ce qui fait de lui un
improvisateur essentiel. Pour ma part, je vous dirais que, depuis la disparition
de Rutherford et de Mangelsdorff chez les trombonistes, il y a George Lewis, bien sûr et puis, surtout, Paul Hubweber. Mais au-delà des qualités individuelles de chacun de ses membres, ce trio PaPaJo vaut pour son alchimie particulière, la symbiose des sons, des
timbres avec un équilibre fragile des dynamiques, une invention renouvelée des formes, des interactions subtiles, une empathie rare.
Pour Alex Schlippenbach, PaPaJo est le trio qui exprime le mieux les qualités de la musique libre
depuis ces quinze dernières années. On y trouve presque tous les éléments qui créent
toute la fascination que cette musique procure sur ses auditeurs :
simplicité, complexité, dérivation du free-jazz ou du contemporain, changement
perpétuel des paramètres des sons et de la pratique instrumentale, écoute
mutuelle, indépendance et entente tacite, invention et tentative simultanée et
risquée d’idées les plus folles, surprises, variété kaléidoscopique des timbres
… Si Paul Lovens est un des
percussionnistes les plus « vite », PaPaJo, « lui »,
prend le temps de jouer, chacun laissant de l’espace à l’autre afin que les
sonorités soient lisibles et que la musique respire. Cette qualité primordiale
distingue PaPaJo de la lingua franca du free jazz, alors que la mélodie
détournée (évocation de Loverman ou
d’une ballade d’Ellington) et le pizz charnu d’Edwards s’y rattachent. Spielä : un
double album de référence qui devrait fédérer bien des auditeurs éparpillés
sur les micro-univers de l’improsphère.
Light air still gets dark Isabelle
Duthoit Alex Frangenheim Roger Turner
Creative Sources CS 398CD
Du n° 340 (Spielä) à 398 (Light Air Still...), le label Creative Sources file à toute allure
laissant de rares trésors sur le côté à l’insu de bien des cognoscenti. Ainsi
cet « air léger qui (malgré tout)
reste sombre » en hommage au tromboniste Hannes Bauer, disparu cette
année et avec qui Roger Turner, le
percussionniste de ce trio, a joué durant plus d’une vingtaine d’années en
compagnie d’Alan Silva (In The Tradition /
In Situ). La chanteuse et clarinettiste Isabelle
Duthoit avait elle-même initié un autre trio avec Hannes Bauer et Luc Ex un
peu avant qu’Hannes nous quitte prématurément. Compagnon régulier de Roger Turner au sein de plusieurs
projets, le très fin contrebassiste Alex
Frangenheim complète l’équipée. Et quelle équipée !! On ne compte plus
les collaborations hallucinantes qui lient cet extraordinaire percussionniste
aux personnalités les plus marquantes de la free music tels Phil Minton,
Hannes Bauer, Lol Coxhill, John Russell, Phil Wachsmann, Pat Thomas, Birgit
Ulher, Urs Leimgruber etc.. pour en écrire l’histoire la plus vive. Voici
maintenant que notre grand poète de la percussion improvisée poursuit
l’aventure avec une vocaliste de l’impossible, la vestale du cri primal, la
prêtresse du gosier libéré : Isabelle
Duthoit ! En s’alliant les services d’un inventeur de sons à la
contrebasse, animé d’une écoute et d’un sens de la répartie peu communs, Alex Frangenheim, le percussionniste
trouve un partenaire qui joue à jeu égal avec lui. Ces deux-là ne se contentent
pas de variations d’un discours instrumental « créatif », mais
s’efforcent d’inventer et de rechercher des sons rares, des idées folles, des
voies extrêmes avec une expressivité et une subtilité inouïes, si on compare
avec pas mal d’autres improvisateurs de même calibre … nettement plus formatés.
L’indépendance totale et la complémentarité intuitive. Ce faisant, les deux
instrumentistes laissent le champ libre à la vocaliste pour explorer la face la
plus cachée de la voix humaine. Ce qu’Isabelle fait est indescriptible. La
variation infinie des affects du cri, du spasme, de la glottisation du
sifflement, du râle, le délire surréel à côté duquel la supposée poésie sonore semble platement à un
effet théâtral. Il y a une émotion indicible, le voile de la souffrance, le
désespoir de la raison… A la clarinette, elle torture la colonne d’air et
évoque les extrémités auxquelles elle soumet son organe vocal. Ces deux
compagnons traduisent cette furieuse inventivité en inventant sans relâche des
parties instrumentales requérantes modifiant en permanence les paramètres
sonores, les timbres, les pulsations dans un flux vibrant qui attire et stimule
l’écoute. C’est un enregistrement intense, inouï, un produit parmi les plus
authentiques de l’improvisation libre, une démarche musicale qui, après plus de
quarante ans d’évolutions, n’a pas fini de nous étonner. Il y a d’ailleurs un
parallèle indubitable à faire au niveau de la qualité entre Light air still gets dark et le CD Spielä
de PaPaJo (Hubweber/Lovens/Edwards)
que je viens de chroniquer ici plus haut. A tomber des nues, une fois pour
toutes !!
Erythro Jérôme Lacoste Christine Wodrascka Creative Sources CS 377 CD
En quarante huit minutes et
treize pièces remarquablement bien construites la pianiste Christine Wodrascka et le percussionniste Jérôme Lacoste déclinent tout un panorama de sons, d’articulations,
de vibrations, de timbres, de pulsations folles … Le piano est soigneusement
préparé, rempli d’objets et martelé au-delà du raisonnable, ses timbres et
résonnances enchevêtrés dans le foisonnement percussif. Après l’obstinato
furieux de la deuxième pièce, Shaolin Si,
vient les sons planants des cymbales à l’archet et de la vibration éthérée d’un
grand gong supendu complété par le
grondement sourd des tréfonds du grand piano. Symbiose totale digne du meilleur
AMM ! Le quatrième mouvement, Hokusai, se veut mobile, volatile au clavier et acéré aux
percussions métalliques, ponctué par une grosse caisse sourde et tonitruante.
Les gestes des instrumentistes secouent littéralement et font résonner les
objets qui encombrent le piano et la batterie. Le numéro cinq, La Pierre Jaune, sollicite le raclage
violent des cordiers de la carcasse et le sciage expressif et mouvant d’une
cymbale tordue résonnant sur une peau. D’un point de vue sonore, on est à fond
dans la free music qui n’hésite pas à mettre en avant les possibilités sonores
inusitées avec une réelle force expressive comme le faisaient Paul Lytton et
Paul Lovens, il y a trois ou quatre décennies. Ce qui est heureux, c’est que
leur duo ne doit rien à personne. Ils ont choisi de bien distinguer l’ambiance
sonore et le contenu musical pour
chacune des pièces, lesquelles sont toutes vraiment réussies. Focalisées sur la
richesse des sons plutôt que l’articulation des phrases, arpèges et roulements.
On entend des voix hanter les frottements de la percussion et les grincements
des cordes. Dans le très court 7, Erichtho,
c’est une harpe délirante qui s’affirme produite sur les cordes du piano. Et le
morceau suivant apporte encore quelque chose de neuf. On fait coexister et
combiner des jeux instrumentaux divergents qui se complètent admirablement,
créant ainsi la surprise. Au final, Erythro est un album merveilleux et
parmi les plus intéressants pour le plaisir de l’écoute et de la découverte.
Excellent de bout en bout.