24 juin 2015

My Own (Vocal - Improvised ) Music Definition

My own(vocal – improvised) music definition. (For Jon Rose)


Dans mon corps et mon esprit, la musique, les sons, l’improvisation et la voix ne font qu’un . Le fruit d’ un étrange et long travail vocal, sonore, d’écoute, de jeu collectif , de rencontres, de lectures, de concerts et d’amitiés aussi indescriptible que profondément personnel.  Un tunnel sans fin avant le miroir d’Alice. Pour moi-même, je  pratique la musique en improvisant librement et totalement en mettant en jeu l’acquis de l’expérience et la recherche de l’inconnu. Avec une préférence pour le partage dans l’instant et la durée  avec d’autres improvisateurs « compatibles » / « choisis ».  Le langage du corps et la capacité de mémoire et d’invention immédiate et simultanée.  La mémoire du corps assumée. L’écoute mutuelle et une auto –écoute exigeante,  la voix humaine réceptacle de l’émotion , de la réflexion et de la sensibilité et son extension sonore, timbrale et harmonique sont l’objet et le sujet réunis de ma démarche musicale non préméditée, instantanée. Et…

“Music is a chance for self development, it is another little life in which it is easier to develop the art of giving, an art which makes you more joyous the more you practice it. The thing that matters most in group music is the relationship between those taking part. The closer the relationship the greater the spiritual warmth it generates, and if the musicians manage to give wholly to each other and to the situation they’re in, then the sound of the music takes care of itself. Good and Bad become simply a question of how much the musicians are giving, that’s the music’s form.”  John Stevens : notes for the album Karyobin (Spontaneous Music Ensemble) 1968.


23 juin 2015

Summer listenings : Paul Rutherford-Derek Bailey- Barry Guy / Cuir - Fou Records / John Russell with Parker Edwards Fukuda Lowther Moore / Vittorino Curci

Iskra 1903 Paul Rutherford Derek Bailey Barry Guy Chapter One 1970 -1972  3CD Emanem 5311. 


Ce triple cédé Emanem est la réédition du CD 4301 publié en 1999 qui reprenait l’intégralité des sessions du trio Iskra 1903 dont une sélection était contenue dans l’historique album double vinyle Incus 3 & 4. Improvisant librement sans percussionniste, Derek Bailey, Paul Rutherford et Barry Guy se répandent dans l’espace sonore en altérant la pratique conventionnelle de la guitare, du trombone et de la contrebasse  tout en s’éloignant radicalement du free-jazz d’alors et de la musique contemporaine avant-gardiste (Stockhausen, Berio). D’un morceau à l’autre, on est frappé par la variété extrême des modes de jeux et de la volatilité des instrumentistes. Pour ceux qui connaissent Derek Bailey par ses nombreux duos ultérieurs souvent largement amplifiés et son langage relativement codifié et reconnaissable, découvriront ébahis l’explorateur qui lui – même redécouvrait son instrument de façon inouïe à la limite entre le bruitisme et les nuances sérielles. L’usage omniprésent de la pédale de volume fait songer à un effet de zoom permanent et son plectre attaque parfois les cordes à peine amplifiées de sa guitare électrique. Le souffle de Paul Rutherford vocalisé d’une finesse hyper-sensible évite les réponses évidentes et le jeu premier degré. Barry Guy a amplifié sa contrebasse et son archet frappe, gratte, s’enfonce, glisse ou rebondit sur les cordes. Chaque instrumentiste est soliste et l’interdépendance ou la liberté s’exprime dans une déclinaison infinie d'occurences combinatoires des sons de chacun. Dans la session de 1972 dont une partie figurait dans le second disque (Incus 4), la connivence est un modèle, voire le modèle du genre. Ils improvisent ensemble en s’écoutant à l’extrême tout en faisant comme s’ils s’ignoraient, mais on entend clairement chez chacun des points communs, des allusions subtiles à ce qu’un des trois autres vient de jouer en recyclant un élément particulier au niveau de la sonorité, du tracé des lignes, du geste, des hauteurs, de l’harmonie, etc…  Cette façon de jouer n’existait pas avant qu’ils le fassent. Par rapport aux enregistrements précédents de ces musiciens avec le Spontaneous Music Ensemble ou leurs collègues de l’époque (Brötzmann, Kowald, Schlippenbach, Cecil Taylor, Art Ensemble, le free jazz des sixties et seventies), il y a un pas en avant et sur le côté, et une déchirure par rapport aux possibilités sonores, à l’interaction entre les improvisateurs, à la multiplicité des formes, au champ d’exploration de très nombreux paramètres à l’œuvre dans la création musicale. Aussi dans le mouvement de cette époque, il y avait alors peu de guitaristes et de trombonistes dans le free et la contrebasse avait encore très souvent un rôle de support. Si nous récapitulons les noms des musiciens proéminents et dont la musique était documentée alors, vous conviendrez qu’il y avait une masse de saxophonistes, de pianistes, de batteurs, de trompettistes et un guitariste : Sonny Sharrock. Deux trombones : Roswell Rudd et Grachan Moncur III. Un trio trombone – guitare – contrebasse !!  Et donc, à beaucoup de points de vue  Iskra 1903 est sûrement un des manifestes les plus emblématiques  de la nouvelle musique improvisée européenne de début des seventies. La musique de ce trio se détache radicalement du jazz libéré qui , lui explose déjà de toute part. Il y a une relation évidente avec des tendances dans la musique contemporaine de ces années-là. On pense à Vinko Globokar, lui-même tromboniste, et au New Phonic Art de Carlos Alsina avec Drouet Portal et toujours Globokar avec qui le trio Iskra partagera le coffret Free Improvised Music publié par Deutsche Gramofon. Et comment ne pas penser à Nuova Consonanza et aux travaux quasi-improvisés du Stockhausen d’Aus Den Sieben Tagen. Ces enregistrements  d’Iskra n’ont jamais eu la prétention d’être un chef d’œuvre. Mais plutôt la documentation d’une démarche, d’une pratique musicale en chantier en montrant comment le jeu spontané MAIS très réfléchi arrive à produire des alliages sonores rares, des instants extraordinaires et faire coexister avec bonheur les propositions de chacun dans toutes sortes de contrastes ou d’empathie insoupçonnables. Dans les enregistrements de 1970, Rutherford joue du piano et on sent que le groupe cherche. Mais,lors des sessions de 1972, ils ont trouvé leur rythme de croisière et l’utilisation des deux pédales de volume simultanées du guitariste n’y est pas étrangère. La liberté et la fantaisie s’y expriment dans une foultitude de détails remettant  en question tous les gestes et toutes les habitudes des joueurs à tout moment. Une facilité à interrompre son jeu un court instant successivement créant un enchaînement narquois de questions réponses en formes de cadavres exquis. Le cubisme et l’abstraction picturale dans la musique en trois dimensions  en y ajoutant le déroulement et l’échappement dans l’éphémère, l’insaisissable. Une chose fondamentale la distingue  du contemporain expérimental du sortir des sixties : une part d’humour et de provocation, une radicalité vécue, un brin narquoise, et la personnalisation du jeu sonore qui est clairement le reflet de la personnalité de chacun. Yorkshire goguenard du guitariste, native cockney du tromboniste et dessinateur architecte du contrebassiste. L’origine prolétarienne des membres du trio Iskra (allusion à la gazette de Lénine) fait dire que l’improvisation libre « à l’anglaise » est la musique contemporaine de la classe ouvrière, dont les enfants ne pouvaient se permettre de suivre le cursus du Conservatoire, stages, résidences etc… C’est la révolte des praticiens besogneux qui secouent leurs chaînes, matérielles, culturelles, mentales… J’ajoute encore qu’Emanem a ajouté des enregistrements complémentaires enregistrés lors de la tournée du London Jazz Composers’ Orchestra en Allemagne en 1973. En 1974, Bailey décide  alors de ne plus faire partie d’un groupe régulier et Iskra évoluera brièvement avec Peter Kowald et Tristan Honsinger et continuera avec Barry Guy et le violoniste Phil Wachsmann et leurs systèmes électroniques rehaussant et modifiant subtilement le son acoustique.
1903 signifie que la musique est celle du XXème s. et qu’il s’agit d’un trio. En quartet, ce serait 1904. Les pochettes intérieures de chaque cédé reproduisent les textes originaux de Paul Rutherford qui est l’initiateur du groupe. A écouter aussi Goldsmith et Buzz Soundtrack avec Bailey  et les albums avec Wachsmann : Frankfurt 1991, Iskra 1903 Chapter Two et South on the Northern ,le tout publié par Martin Davidson sur son label Emanem.

Cuir chez Ackenbush FOU Records FR CD-08


Cuir, un groupe « nouvelle génération » : nouvelle peau ? Quintet dynamique et inventif composé de John Cuny, piano contemporain et préparé, Jean-Brice Godet, clarinettes sinueuses, Yoram Rosilio, contrebasse grondante, Jérome Fouquet et Nicolas Souchal, trompettes chercheuses, Cuir propose des improvisations très cohérentes, variées et originales dans une succession de climats, d’affects et de drames qui suscitent l’attention, relancée par leur imagination et une belle organisation collective de l’espace musical. On navigue donc dans plusieurs eaux, jazz libre, recherche sonore, introspection minimaliste ou on folâtre en suivant son instinct, très sûr. Quatre morceaux échantillons entre trois et neuf minutes séduisent par tous les champs sonores développés, l’écoute mutuelle et le sens collectif de la construction.  Un goût subtil du contraste et le feeling de l’improvisation sincère. Une pièce de résistance réussie clôture l’album après 19’ de jeux croisés et la satisfaction d’avoir emmené les auditeurs dans un beau voyage musical. L’atmosphère respire par la grande spontanéité de l’exécution… Yoram charpente et trace des lignes fondations, Jérôme et Nicolas se complètent, se relancent ou se distinguent dans des jeux ouverts, conjoints ou rebelles… John a étrangement préparé son piano et Jean-Brice suit ajoute du sel là où il faut avec une belle obstination. Ces musiciens sont actifs dans la scène jazz dans plusieurs projets et celui-ci fait montre d’une belle maturité. Je reçois tout cela à 100% et recommande ce bel ouvrage. Au départ, les premières mesures font songer à un mémorial free sixties, mais la suite délivre un message de liberté dans l’esprit d’aujourd’hui, sans autre référence que le plaisir intense du partage de la musique de l’instant. Cinq jeunes musiciens solidement armés par l’expérience et inspirés qui, réunis, offrent le meilleur d’eux-mêmes. Ayant frappé fort avec deux compacts anthologiques de personnalités incontournables (George Lewis/ Derek Bailey/ Joëlle Léandre/ Evan Parker au Dunois 1980 et Daunik Lazro/ Peter Kowald/ Annick Nozati aux Instants Chavirés 2000), FOU s’ouvre à des «nouveaux venus » (à l’échelle européenne) qui procurent un bonheur aussi égal que celui de leurs aînés, pour celui ou celle qui n’a aucune œillère, s’entend. Vraiment remarquable.

John Russell With John Edwards Sakoto Fukuda Henry Lowther Phil Minton Thurston Moore & Evan Parker. Emanem 5037 

Deux trios : avec Sakoto Fukuda, violon et Henry Lowther, trompette et, ensuite, Evan Parker, saxophones et John Edwards, contrebasse. Deux duos avec Phil Minton, voix & Thurston Moore, guitare électrique. Avec ce dernier, John Russell joue à la guitare électrique. Enregistré au Vortex à l’occasion du 60ème anniversaire  d’une des personnalités les plus influentes de la scène improvisée londonienne et internationale, John Russell. Ayant choisi très jeune de se concentrer sur la guitare acoustique, John Russell n’a cessé de se bonifier en tant que guitariste et improvisateur tout en limitant son employabilité par le choix ascétique de son univers musical : improvisation radicale dans un mode exclusivement acoustique « musique de chambre ». Vu le nombre important de combos explosifs et , disons, « bruyants » de la free-music, son orientation esthétique a restreint ses possibilités de collaboration avec une poignée de fidèles, de Gunther Christmann à John Butcher, Phil Wachsmann, Phil Minton ou Roger Turner et à des concerts au compte gouttes sur le continent.  Avec une extraordinaire persévérence et malgré tous les aléas de l’existence, John Russell organise mensuellement un concert d’improvisation libre depuis 1974 sans discontinuer (!!) Sa série Mopomoso existe depuis 1991 et est installée au Vortex depuis 2008.  Mais resté fidèle à son choix de départ (dès 1975), son obstination, son esprit d’ouverture et son incommensurable générosité ont fini par être payantes. Même si, pour beaucoup, il a évolué dans l’ombre intimidante de Derek Bailey, dont le travail en guitare acoustique offre de nombreuses similarités avec le sien. C’est tout récemment qu’il s’est remis à la guitare électrique à l’instigation d’Evan Parker. On ne compte plus ses collaborations récentes, marquées du sceau de l’écoute et du partage, tant il personnifie à la fois l’improvisateur collectif  qui s’efface derrière la personnalité du groupe tout en se distinguant par son jeu très personnel. Guitare sèche, sèchement jouée avec l’ossature épurée d’accords « cubistes » et d’harmoniques obtenues par un plectre en pierre cristalline. Déconstruction tour à tour bruitiste, intuitive, gratteuse, anguleuse ou sérielle du jeu de la six cordes. Dans ces superbes dialogues avec ces musiciens superlatifs : Evan Parker, et Phil Minton qu’on ne présente plus, Lowther (trompettiste unanimement apprécié dans les studios depuis les sixties) Fukuda (violoniste classique hyper sollicitée) etc…, il nous fait entendre le meilleur de son jeu, du spontané à la construction raisonnée jusqu’à l’imprévisible.  Avec Parker et Edwards, c’est lui qui assume le rôle de meneur de jeu avec un réel brio. Le duo électrique avec Thurston Moore est bien dans la ligne des interventions improvisées des deux guitaristes de Sonic Youth. Ah, si les guitar héros pouvaient de temps en temps s'adonner à ces extemporisations sonores, la vie de leurs fans serait moins monotone.
Le talent de John Russell est basé sur une grande qualité humaine et un sens convivial de la musique partagée et cet album d’anniversaire qui en est la preuve, est à ranger dans les disques qu’on écoute pour un plaisir toujours renouvelé. 

The Diver  (Ten Plunges into the Sea of Silence) Vittorino Curci  Macadam Records 002 – 2014.


Sur la pochette, le dessin du plongeur provenant de la Tombe du Plongeur des ruines de Paestum. 10 solos de saxophone alto ou ténor par un poète, un vrai qui manie une langue forte, subtile, sensible …. Reconnu pour sa poésie (en italien) et son travail de longue haleine dans l’organisation de concerts et du fabuleux festival de Noci, la ville des Pouilles où il habite, Vittorino Curci est aussi un poète du saxophone en solitaire et ces dix petites formes ont un véritable charme. Le musicien joue ce qu’il doit exprimer avec une sûreté d’intention et un sens de la construction, une sensibilité poétique et une sonorité qui exprime une profondeur de sentiments, une réalité charnelle. Haïkus, aphorismes, quelques notes d’alto détachées et suspendues suffisent à créer un univers, une émotion. La vibration de l’air  coupe le silence ou le réfléchit. Une pièce en respiration circulaire au sax ténor simule une danse immobile qui accélère progressivement  vers des harmoniques réitérées. Il n’y a aucune autre ambition que de jouer pour se faire plaisir mais sans aucune trace d’autosatisfaction. La pureté de l’amoureux du son communique ce qu’il a dans les tripes  le plus naturellement du monde, sans forcer. Plusieurs de ses pièces contiennent des développements subtils  de motifs  menés avec un sens achevé de la mélodie et des inflexions qui sonnent juste. La musique du cœur. Pour information, Vittorino Curci a joué et enregistré avec William Parker, Joëlle Léandre, Benat Achiary, Gianni Lenoci, Marcello Magliocchi et d‘autres des albums collectifs qui valent le détour.

12 juin 2015

HK Raecke & L Casserley / Joe Morris- A Fernandez - Nate Wooley / Luc Bouquet Coltrane sur le Vif - Lenka Lente.


Hans Kaersten Raecke and Lawrence Casserley Sculptures of Wires and Drifts auto production via http://www.lcasserley.co.uk 


Hans Kaersten Raecke est un compositeur contemporain et constructeur d’instruments – sculptures sonores. Il y a une vingtaine d’années, il collabora avec Hugh Davies et leur enregistrement, KlangBilder était vraiment intéressant et singulier : http://www.discogs.com/Hugh-Davies-Hans-Karsten-Raecke-Klangbilder/release/965996  
Nous le retrouvons dans un superbe enregistrement en symbiose avec le spécialiste du Live Signal Processing : Lawrence Casserley. Rien que le deuxième morceau de l’album, une pièce d’anthologie de 6’51’,  Sculpture of Wire – Draht Sculptur n° 1 vaut l’achat du CD-R. Les instruments de HKR crédités sont piano préparé et ustensiles bruiteurs, voix, blow-metal-tin-harp, pipes-pot et gummiphon. Le piano préparé est utilisé comme un instrument percussif et si Raecke en utilise d’autres (à quoi ressemblent – ils ?), ils s’intègrent parfaitement dans la structure et les sonorités émises par le piano. Les sons de HKR ont une couleur et une dynamique remarquables spécialement dans l’intérieur du piano. Il imprime des pulsations qui transcendent l’usage du piano préparé des Sonates de Cage. Tour à tour insistantes, obsédantes ou dans une relaxation onirique ou une lévitation quasi dansante. Une espèce de harpe métallique blow-metal-tin-harp  évoque certaines sonorités des ShoZyg et Springs Collection d’Hugh Davies. Rappelons que Davies fut le compagnon de Derek Bailey et Evan Parker dans Music Improvisation Company entre 1968 et 1972 et que son travail a eu une influence sur de nombreux artistes dont Derek Bailey et que Casserley a eu un rôle de premier plan dans l’Electro Acoustic Ensemble d’Evan Parker. Ce qui rend ce  disque fascinant est le travail des sons de Raecke en temps réel par Casserley  d’une manière complémentaire, organiquement intégrée, colorant, déformant, répétant, décalant et transformant la matière sonore dans une variété d’occurrences lumineuses, brillantes, sourdes,  nébuleuses, vaporeuses, liquides, grinçantes, sifflantes… Densité ou lisibilité. Saupoudrage d’effets mirifiques ou échappées rêveuses. Chutes en apesanteur. Puissance et extrême délicatesse de l’électronique. Cat and Mouses Machines est une extraordinaire conversation vocalisée au travers de l’électronique et un des instruments magiques de HKR. L’un d’entre eux est un curieux instrument à vent fait de tubes en PVC (je crois bien !). Le jeu de H-K  au piano et à la simili-harpe est volontairement espacé pour créer un temps propice  aux inventions de LC comme dans les sobres et majestueux Drifts  de 17’ qui clôturent l’album.  Ce qui est renversant, c’est d’entendre Casserley créer des sons en transformant ceux de Hans Karsten Raecke au point où on est médusé par la « métamorphose » de leurs natures intrinsèques. De la science fiction ! Des cailloux deviennent des fleurs, le gris, multicolore, l’air se transforme en feu. Une réalisation très originale dans la ligne des meilleures collaborations du genre ou l’électro-acoustique et les instruments physiques s’interpénètrent au point de former un tout indissoluble en étendant les solutions sonores et dynamiques dans un univers neuf et cohérent. On pense à Furt (Barrett – Obermayer), le fantastique duo de Casserley avec le contrebassiste Adam Linson, Integument,  ou le tandem Schnack ! unissant le trombone Paul Hubweber et son acolyte Ulli Böttcher.
Une très belle découverte hors des sentiers battus entre un artiste sonore peu commun et un magicien du live signal processing.

From the Discrete to the Particular  Joe Morris Agusti Fernandez Nate Wooley Relative Pitch RPR 1008  http://www.relativepitchrecords.com/releases/rpr1008.html  


Ce que j’aime particulièrement lorsque j’achète moi – même le CD plutôt que de l’avoir reçu en service de presse (mais je ne suis pas journaliste, plutôt un praticien de l’improvisation) est de me sentir plus libre pour exprimer mes sentiments. C’est un tel cadeau de recevoir un cd (reconnaissance éternelle à Martin Davidson et quelques autres) que cela devient une récompense inestimable d’y trouver un intense plaisir d’écoute après autant d’années de soutien pour ces musiques. Lorsque j’ai commandé ce cd à Improjazz, j’avais d’autres albums en tête qui m’avaient fortement enthousiasmés : Kopros Lithos d’Agusti Fernandez avec Peter Evans et Mats Gustafsson, Parallelisms avec Herb Robertson et Evan Parker toujours avec Agusti, de parfaites réussites (labels MultiKulti et Ruby Flower). Alors je me suis dit : Wow ! Cette fois-ci avec un troisième trompettiste de choix, Nate Wooley, dont j’aime beaucoup les duos très réussis  avec Paul Lytton (un lp dingue sur Broken Resaeach et Creaking 33 sur Psi) et Joe Morris coupable de collaborations exceptionnelles avec Joe Maneri, Three Men Walking et Nate Wooley, justement, dont mon ami Kris m’a fait la réclame.  Et cette merveille toute récente, chroniquée plus haut, CounterpointJoe Morris fait un superbe travail avec Ivo Perelman et Mat Maneri. Tous les albums précités sont des modèles de connivence, de symbiose dans le domaine de l’improvisation libre, faite d’écoute mutuelle et d’invention de manière que chaque individu contribue à son expression personnelle la plus remarquable tout en mettant ses collègues en valeur. Que l’assemblage soit fructueux et fasse sens. Alors à l’écoute de cet album From the Discrete to the Particular, je dirais que les instrumentistes livrent chacun une partie enthousiasmante en ce qui concerne leur voix individuelle et qui justifient à elle seule tout l’intérêt qu’on leur porte. Le premier morceau, pris à un tempo d’enfer est ébouriffant, Automatos qui porte bien son titre avec ses fulgurances en pilotage automatique. C’est vraiment impressionnant. Les lèvres de Wooley dérapent, il crachouille à la vitesse grand V alors que les deux mains de Fernandez sollicitent tout le clavier avec une puissance peu commune. Là-dessus, le trompettiste surfe comme une fusée alors que le guitariste tient le cap par en-dessous se livrant à un chassé croisé d’accords et de lignes sursautantes en tenant la cadence infernale. Le deuxième, As Expected : Fernandez lance un jeu par pincées asymétriques et petits jets de grappes de notes qui invitent les deux autres à s’insérer. Wooley joue avec sa sourdine en survolant à l’écart. Dans Bilocation, le piano se fait lyrique comme dans une ballade et la guitare se pose comme si elle égrenait des notes de contrebasse au repos et quelques belles notes en sourdine de Wooley s’élèvent discrètement avec une pointe d’aigu et des hésitations bienvenues. C’est, comme on dit, « des jazzmen qui improvisent librement ». Les  deux dernières notes du piano terminent gravement en beauté et Hieratic commence (continue ?) dans cette ambiance grave avec  les déchirements du souffle saturé vraiment remarquables. Ensuite l’échange s’anime avec la guitare (acoustique) devenue bruitiste, sorte d’harpe froissée. La configuration guitare – piano est une chose malaisée vu la nature des deux instruments et dans cet album Morris et Fernandez creusent comment pouvoir dialoguer et coexister créativement. Je rappelle que ni Fred Van Hove, Alex von Schlippenbach, Irene Schweizer, Howard Riley etc… ne se sont essayés à enregistrer en duo avec un guitariste. Et que Derek Bailey n’a quasi jamais joué en tête-à-tête avec un pianiste, mis à part le pas trop convainquant duo avec Cecil Taylor, lequel n’est pas, à mon avis, une réussite collective transcendante, mais plutôt un premier jet « pour voir ». Tant la tâche est ardue. Hieratic offre une belle coexistence dans l’espace sonore et Membrane à lui tout seul justifie l’achat de ce disque. Les cordes rassemblées (Agusti dans les cordages) créent des ostinati fascinants pleins de vibrations métalliques commentés par le bruissement tuyauté de la colonne d’air. Un court That Mountain (3 :25) avec des sons épars et des actions qui prennent le temps de naître et de mourir est le plus bel épilogue à ce qui avait été joué précédemment. Chums of Chance est une belle conclusion où chacun trouve des sons nouveaux, Agusti frottant les cordes et Morris trafiquant sa guitare acoustique … avec les doigts (!),  et laisse l’imagination et l’instinct créer des correspondances insoupçonnées. Un art bruitiste où chacun navigue à égalité trouvant sa place dans l’espace par le choix judicieux de l’action sonore la plus appropriée dans une dimension ouvertement radicale et chacun dans sa vitesse propre. Morris y est à l’archet sur une bonne partie jusqu’à une superbe excursion solitaire comme je n’ai pas encore entendu ailleurs. Ce trio fonctionne. Donc pour conclure mon sentiment et mon observation : une tentative courageuse de collaboration d’artistes incontournables qui honorent leur contrat avec énergie et conviction sans constituer un groupe à part entière. - Le trio de Kopros Lithos, cité plus haut, fonctionne, lui, comme un groupe, si vous voulez- . Leur créativité met en relief différentes approches musicales et ludiques et cela se termine sur un bel exercice sonique, bruitiste à la dynamique fort réjouissante.
Nate Wooley et Agusti Fernandez sont des virtuoses rompus à l’improvisation libre (qualifiée de « non-idiomatique », vocable d’usage relatif et galvaudé) et Joe Morris se révèle être un solide client dans ce domaine. J’ai été témoin de rouscailleurs « non-idiomatiques » qui ont pris un jour Joe Morris à partie dans une conversation en ligne et le pauvre a dû se défendre par écrit. Misérables colleurs d’étiquette! La musique et sa pratique par les improvisateurs existent pour être transcendée en la jouant et cet album est une preuve vivante.  Il faut jouer pour le découvrir. Rien n’est acquis et tout reste à faire.

Coltrane sur le Vif  par Luc Bouquet Lenka Lente


Tout comme pour Luc Bouquet, John Coltrane est pour moi un musicien essentiel dont la passion communicatrice et l’intense créativité ont bouleversé les âmes et le cours de l’histoire musicale en amont et en aval, dans son évolution à travers les générations. Et puis quel SON, quelle audace, cette densité et cette fulgurance !
Dans l’œuvre enregistrée de Coltrane, deux ou trois grands moments sont, selon moi, les clés de voûte dans une multitude de passages et de transitions aussi essentielles les unes que les autres. Après l’affirmation irrévocable de son talent exceptionnel chez Miles et Monk et l’envol à la vitesse supérieure concrétisé par les albums Atlantic (Giant Steps, My Favourite Things, Olé), les enregistrements live du Village Vanguard de novembre 1961 avec Chasin' the Trane, India et Impressions, les albums posthumes de la fin du JC Quartet en 1965 (Sun Ship, Transition et First Meditations) et le brûlot Interstellar Space en duo avec Rashied Ali. Entre-temps, il y a aussi  les « classiques Impulse » Africa Brass, Coltrane !, Crescent, Love Supreme et Live at The Birdland avec Garrison, Tyner et Jones. Plus que ça tu meurs. L’originalité de la démarche (existentielle) de Luc Bouquet, poète assumé de la batterie libre et de l’écoute des autres, est d’essayer de lever le coin du voile du Coltrane in the Flesh en rassemblant ses commentaires sur le vif à l’écoute des meilleures versions des tous les nombreux enregistrements live de Coltrane, pirates, officiels ou contractuels. On pense au double album Afro-Blue Impressions Live In Europe publié par Pablo en 1977, dix ans après sa disparition, année qui vit aussi la publication des Other Village Vanguard tapes de novembre 1961 par Impulse. Peu ose se risquer à acquérir TOUT Coltrane live en « pirates » non autorisés en raison des prises de son ou des gravures peu réussies ou par éthique. J’ai acquis ainsi en seconde main un Live at The Sutherland Hotel est c’est assez dur ! Le travail de bénédictin de notre ami Bouquet est bien utile pour nous aider à y voir un peu plus clair dans des dizaines d’heures de Copenhagen, Stockholm, Graz, Paris, Stuttgart ou au Japon dans un ordre chronologique et en prenant en compte l’évolution depuis ses tout débuts. Coltrane est tellement vivant qu’on entend peu de différences dans l’ambiance générale entre certains albums studio comme Sun Ship et l’animation des concerts. Si ce n’est que dans ces enregistrements live, les standards coltraniens se font la part du lion : Favourite Things, Mr P.C., Impressions, … alors qu’en studio on découvre des pièces quasiment jamais jouées en concert. C’est le cas de Love Supreme, suite magistrale qui couvre les deux faces d’un trente-trois tours mythique que beaucoup considèrent comme son chef d’œuvre, sans doute parce que plus accessible et structuré. On ne trouve la suite de  Love Supreme  que dans ce concert d’Antibes de 1965 qui fut publié par Esoldun au départ des archives de l’INA il y a une trentaine d’années. Comme vous n’auriez jamais entendu Coltrane. Elle figure dans une version double cédé Impulse de Love Supreme  tout à fait officielle indisponible aujourd'hui.  La famille Coltrane veille jalousement sur l’héritage en faisant publier des documents de valeur soigneusement préparés comme cet Offering Live at Temple University découvert tout récemment et publié par Impulse. Mais il ne faut pas mésestimer les albums pirates. Par exemple, le concert de Graz de 1962 est une aventure insoupçonnée offrant un son suffisamment correct pour que son écoute nous envoie au septième ciel (The 1962 Graz Concert Complete Edition Jazz Lips). On y est surpris par la seule version d'Autumn Leaves en concert et un choix de pièces de consistance qui nous font entendre le vrai Elvin Jones, celui des concerts. Certains lieux, Stockholm ou Copenhagen se retrouvent dans des albums différents correspondant à des tournées de 1961, 1962 et 1963, soit en Quintet avec Dolphy ou avec le Quartet et suivez le guide Bouquet !  Au niveau « officiel », la présence magique d'Eric Dolphy figure seulement dans les albums du Village Vanguard, Live at the VV et Impressions, complétés par les Other VV Tapes citées plus haut et The Mastery Of John Coltrane / Vol. IV 'Trane's Modes' qu’on retrouve intégralement en CD dans the Complete 1961 Village Vanguard Recordings. Les traces pirates de la collaboration avec Dolphy se révèlent encore plus passionnantes et tout le mérite revient à l’écoute patiente de Luc pour nous permettre de le découvrir. Autre pièce incontournable : le coffret Live Trane de 7 cd's chez Pablo records qui offre un fantastique parcours des différentes tournées du Coltrane Quartet en Europe et dont le responsable de Pablo, Norman Granz, était l'organisateur et agent.
Livre sans prétentions, ni thèse hasardeuse ou savante, Coltrane sur le Vif est un outil sûr et amoureux pour quiconque a laissé une part de John Coltrane, le musicien universel, au plus profond de lui. Des Byrds, Jimi Hendrix et Neil Young jusqu’à Evan Parker, Dave Liebman, Ravi Shankar et Roland Kirk, Allman Brothers etc.. la musique de Coltrane concerne un nombre incalculable d’artistes et d’auditeurs qui ont été touchés d’une manière si profonde qu’on peut dire que J.C. est le musicien le plus unique du XXème siècle et d’aujourd’hui. Donc, même s’il semble s’adresser aux spécialistes, le livre de Luc Bouquet pourra être utile à quiconque veut en connaître un peu plus ne fut-ce que pour un moment supplémentaire de bonheur, différent par rapport aux albums officiels réglementés et sélectionnés par la FNAC, Amazon ou Wikipédia. 
- Tu aimes Coltrane ?   - Oui ! J’ai enfin mon Bouquet !! 




7 juin 2015

Moon in June : Ivo Perelman - Matt Shipp - Mat Maneri - Joe Morris - Stefan Keune - Guylaine Cosseron - Xavier Charles - Fred Blondy

Fractions Stefan Keune Dominic Lash Steve Noble No Business NBLP 83 

Une belle pochette blanc minimal parsemée de points en forme de constellation papillonnante et le titre Fractions pour une musique endiablée, arcboutée contre les éléments déchaînés, menée par un saxophoniste incendiaire, Stefan Keune. Personnalité réservée, improvisateur libre archétypal pour qui a écouté le superbe duo pointilliste avec le guitariste John Russell (Frequency of Use / Nur Nicht Nur & Excerpts and Offerings / Acta), articulant d’une précision ébouriffante des sonorités multiples et des harmoniques aiguisées à la vitesse de l’éclair, le voici qui s’époumone avec une énergie et un mordant rares. Un autre trio de Keune avec  le contrebassiste Hans Schneider et le batteur Achim Krämer, No Comment, est le dernier grand album du label FMP et  lorgnait vers une veine plus expressionniste tout intégrant le silence et la lisibilité des moindres détails. Steve Noble est un des percussionnistes phares de la scène londonienne, virevoltant sur ses fûts, tam-tam et cymbale retournés dans la lignée Han Bennink. Dominic Lash, un contrebassiste en vue, apporte une assise musicienne et un vrai savoir faire. Pris entre le marteau et l’enclume dans un Vortex extasié (Dalston, Hackney), il ne se contente pas de faire figure de tranche de gouda dans un sandwich. Par tous les moyens, ses doigtés font palpiter le gros violon sous les assauts du batteur et sous le cri et la fureur du cracheur de feu. Si voir et écouter Mats Gustafsson  et Peter Brötzmann qui se lâchent est votre tasse de thé ou … votre coupe de Chimay Bleue (souvenirs de Peter B avec une pinte teutonne pleine à ras-bord de Chimay à Anvers), il faut absolument que vous preniez Stefan Keune sur le coin de la figure. Ne vous fiez pas à son allure d’homme rangé bon enfant, notre soufflant en connaît un rayon pour chauffer à blanc l’anche et faire hurler la colonne d’air qui contraste avec son air de sainte nitouche. C’est d’ailleurs ce qui fait toute le sel de ses performances… Véritable autodidacte 100%, il s’est créé un univers original, un son et une attaque de l’instrument immédiatement reconnaissable, quelque soit son humeur ou l’instrument, alto, baryton, ténor ou sopranino. Ce sont ces deux derniers instruments avec lesquels il œuvre ici. Venu au saxophone par la pratique sur le tas, il se distingue par une complexité dans le jeu et une énergie atavique car il a travaillé son instrument de la manière la plus exigeante qui soit en suivant une approche très peu orthodoxe. Un très original dans la mouvance Evan Parker et c’est dans la Longest Night de 1976 (Ogun) qu’il faille chercher la connection  ! On apprécie son registre pointu au petit saxophone dans le premier morceau de la seconde face, celle-ci étant plus orientée vers une dynamique sonore interactive à laquellle se prête mieux la volatilité du sopranino, explosant ici par le souffle véhément  et abrasif de Keune. Sorry, si j’ai l’air d’insister sur notre soufflant par rapport à ses deux camarades, on a entendu  ces derniers temps Steve Noble avec Brötzmann, Mc Phee, Simon Fell, John Edwards etc… , - pas mal de festivaliers étaient éberlués de n’avoir jamais encore ouï dire de cet enthousiasmant percussionniste -, Stefan Keune est un des plus sérieux clients qu’il faille faire connaître pour remettre les choses à leur place : un immense plaisir d’écoute, la free-music à l’état pur. Dans la foulée, recherchez Frequency of Use (Nur Nicht Nur) et Excerpts and Offerings (Acta) avant qu’il ne soit trop tard ou The Short and the Long of It (Creative Sources) !

PS : Un autre enregistrement en duo avec avec Paul Lovens serait en attente de publication

Guylaine Cosseron Xavier Charles Frédéric Blondy Rhrr…

Pas de label, une pochette fleurie et colorée, une chanteuse un clarinettiste et un pianiste, une musique de recherche de sons, de mise en commun des bruissements dans l’espace sonore, un concert enregistré au Carré Bleu à Poitiers, dans une structure qui ose toujours (2014) bravant le médiatiquement correct et le culturellement responsable. Dès le départ le souffle dans la gorge, les percutages des cordes du piano, préparées …touches effleurées, marteaux amortis, glissements de la colonne d’air, résonance du tube, harmoniques éthérées. Une quête éperdue de sons, d’élans de la voix, une récolte prodigue, leurs agencements singuliers comme s’ils naissaient d’une nature sauvage, encore jamais profanée. Pas de structure verticale mais un étalement infini. Tous trois sont des maîtres de leur instrument. La performance du clarinettiste, Xavier Charles, est exceptionnelle : en effet, je ne connais quasi aucun clarinettiste, « professionnel de l’impro » qui fait éclater ainsi l’instrument du Concerto de Mozart que Michel Portal a contribué à ressusciter il y plus de quarante ans. La chanteuse Guylaine Cosseron a le chic pour faire varier un cri de désespérée comme si c’était un poème, pressurée par les raclements rageurs du bocal de la clarinette. Une approche extrême, un don de soi sincère. J’ai déjà écrit, dans ces lignes, ô combien essentielle se révèle la contribution organique du pianiste Frédéric Blondy. Mais plus qu’une réunion de fortes personnalités, c’est à un exceptionnel partage de l’improvisation et de la musique collective auquel nous avons droit dans ce Rhrr constitué d’envoûtantes séquences extraites d’un concert qu’on jugerait mémorable.  Il se termine, presque, par un superbe moment de « folklore imaginaire », celui l’imagination au pouvoir. 

Counterpoint Ivo Perelman Mat Maneri Joe Morris Leo Records LR730

Après l’extraordinaire Two Men Walking de Perelman et Maneri qui unissaient le saxophone ténor de l’un avec le violon alto de l’autre dans un miroitement microtonal singulier, une des plus belles choses qui ait pu arriver, inédite, dans l’univers du jazz libre. Et il ne faut pas s’étonner les entendre remettre cela à nouveau avec le guitariste Joe Morris. C’est au début des années nonante et en compagnie du guitariste que feu Joe Maneri et son très jeune fils, Mat Maneri nous étaient apparus comme un miracle : Three Men Walking (ECM), disque manifeste d’un manière contorsionnée de jouer avec décalages, retards, tressautements constants des intervalles dans un univers chambriste. Counterpoint est né de la volonté d’Ivo Perelman de jouer dans toutes les formules possibles avec ses fidèles : Mat Maneri, Matt Shipp, Michael Bisio,  William Parker, Joe Morris, avec ou sans batteur, Whit Dickey ou Gerard Cleaver. L’ayant entendu récemment dans un enregistrement risqué avec le pianiste Agusti Fernandez et le trompettiste Nat Wooley, je suis vraiment heureux qu’on puisse apprécier un guitariste original comme Joe Morris dans un trio aussi bien balancé que ce lui de Counterpoint. Ivo Perelman est un extraordinaire chanteur dans le registre aigu du ténor obtenu avec une qualité de souffle exceptionnelle. Jouer des harmoniques, soit, mais leur imprimer une telle vie, une telle chaleur et mille inflections dans le droit fil du grand Albert, est un véritable tour de force. Un merveilleuse suite d’improvisations libres dans le prolongement du jazz free. Sans thèmes, sans compositions, de la pure improvisation où la mélodie est étirée, et s’échappe dans un jeu inouï avec les intervalles et le son. Le ténor évoque Shepp, Ayler ou un Getz survolté qui dérape. Il y a aussi un feeling mélodique brésilien, Ivo étant Brésilien d’origine et New Yorkais d’adoption. Le jeu inouï de Mat Maneri convoque tous les écarts des intervalles tonaux qu’il soit possible de tirer de son difficile instrument, le violon alto, avec une cohérence digne d’un maître du raga indien. La voix de Maneri est aussi profondément originale que celle du saxophoniste.  Leur correspondance intime dans le miroitement des microtons, de chaque minutieuse altération sur toutes les notes jouées confine au prodige. Le jeu du Joe Morris, anguleux et contrasté,  s’inscrit avec beaucoup de justesse visualisant une géométrie imaginaire dans l’espace. Il les aiguillonne avec le dosage parfait de sel pour rendre l’entreprise aussi aventureuse que merveilleusement équilibrée.  Ce trio écrit une page aussi fascinante que les trios de Jimmy Giuffre, le Tips de Lacy  avec Potts et Aebi, ou le Reunion de Trevor Watts et Steve Knight. Un vrai trésor du jazz entièrement improvisé en toute liberté.

Callas Ivo Perelman Matthew Shipp Leo Records LR 728

Après nous avoir gâtés avec une suite quasi ininterrompue d’enregistrements de haute volée, le saxophoniste ténor brésilien Ivo Perelman frappe encore plus fort avec une merveilleuse trilogie : Counterpoint en trio avec Mat Maneri et Joe Morris, Tenorhood en hommage aux saxophonistes de toujours (Trane, Rollins, Mobley, Ayler) en duo avec le batteur Whit Dickey et Callas, un duo au titre étonnant, avec le pianiste Matthew Shipp. Maria Callas ! La diva qui fit autant sensation qu’elle fut vilipendée de son vivant et qui représente dans l’imaginaire collectif la chanteuse d’opéra prodige entre toutes. Cet hommage tire son origine dans la préoccupation d’Ivo Perelman au sujet de maux de gorge constants causés par sa pratique intensive du saxophone. Son médecin lui fit remarquer que cette douleur est identique à celle subie par les chanteurs dans leur manière personnelle de porter la voix. Ils y remédient en rééduquant le processus d’émission vocale avec un professeur spécialisé. Et donc Ivo Perelman s’est mis à suivre un cours de chant curatif et dans la foulée, s’est mis à écouter des chanteuses et est tombé amoureux de la voix nauturelle et enflammée de la Callas. L’écoutant au casque, il s’est mis à jouer en temps réel  toutes ses parties vocales en la suivant note à note, complétement fasciné par la puissance physique de sa voix. Chaque morceau de ce double album se réfère à un rôle chanté et joué par la diva : Norma, Medea, Lucia, Violetta, Aida, Leonora, … Comme il se devrait avec une chanteuse ou un chanteur, le pianiste Matt Shipp, se met entièrement au service du chant singulier du saxophoniste comme si celui-ci était un chanteur. Car c’est vraiment une voix de chanteur qui transparaît dans toutes les inflexions du saxophone ténor qu’il sollicite le registre intime, introspectif ou le plus  expressionniste « aylerien ». Dans aucun des morceaux, Matt Shipp ne prend l’initiative de broder un solo ou de se lancer dans un morceau de bravoure soliste qui pourrait mettre en valeur son immense technique et sa très forte personnalité. Plutôt, il cherche à créer l’écrin idéal pour l’épanchement lyrique (Tosca), les volutes vocalisées dans l’aigu qu’affectionne son ami Ivo et qui font de lui un saxophone ténor aussi unique que le sont Evan Parker et Paul Dunmall, etc…(dont il admire éperdument la musique et la technique supérieure). Ou alors il se lance à un équilatéral chassé-croisé comme dans cette manière de course poursuite dans Rosina. Comme toujours avec Perelman, l’imagination est au rendez-vous car une fois lancé sur un caractère tiré des nombreux rôles de la Callas, il ne peut nous empêcher de nous surprendre, évitant clichés, lieux communs et autres œillades faciles. Le ton est généralement suave passant sans effort du registre médium presque vaporeux à des pointes aiguës qu’il va chercher dans les harmoniques de l’instrument qu’il fait chanter comme personne. Ou alors il tempête avec véhémence l’instant d’un éclat. Matthew Shipp sollicite des rythmes, des couleurs qu’il fait vivre avec un sens aigu des variations  comme si c’étaient des vagues d’une mer infinie. Medea voit se développer un entrelacs d’arpèges poursuivi dans une remise en question permanente de leur cambrure rythmique et sur la quelle notre ténor surfe avec des doubles détachés pointés d’échappées d’une seule overtone…  Le blues et les racines africaines (Leonora) sont sollicités et tout le substrat des ballades nord – américaines transparaît en filigrane. L’écoute sans interruption de cet album vous révèle comment des improvisateurs assument chacune de leurs propositions telles qu’elles qu’énoncées une fois amorcées, chaque fois une chanson en somme (Violetta), en la développant et la transfigurant en tirant pleinement parti de ce que leur construction musicale implique. Une mention au superbe travail du pianiste qui, s’il s’efface devant la voix du saxophone ténor, trace tout du long un chemin toujours mouvant qui entraîne le chant perelmanien vers des sommets de connivence. Ses seize pièces sont chaque fois un modèle du genre et l’art de ces deux improvisateurs réside autant de leur complicité que de tous leurs points forts individuels. A recommander chaleureusement à tous ceux que la chaleur du sax ténor fait vibrer intérieurement et qui veulent s’échapper de la monotonie du jazz corporate.