Iskra 1903
Paul Rutherford Derek Bailey Barry Guy Chapter One 1970 -1972 3CD
Emanem 5311.
Ce triple
cédé Emanem est la réédition du CD 4301 publié en 1999 qui reprenait
l’intégralité des sessions du trio Iskra 1903 dont une sélection était contenue
dans l’historique album double vinyle Incus 3 & 4. Improvisant librement sans percussionniste, Derek Bailey, Paul
Rutherford et Barry Guy se
répandent dans l’espace sonore en altérant la pratique conventionnelle de la
guitare, du trombone et de la contrebasse tout en s’éloignant radicalement du
free-jazz d’alors et de la musique contemporaine avant-gardiste (Stockhausen,
Berio). D’un morceau à l’autre, on est frappé par la variété extrême des modes
de jeux et de la volatilité des instrumentistes. Pour ceux qui connaissent Derek Bailey par ses nombreux duos
ultérieurs souvent largement amplifiés et son langage relativement codifié et
reconnaissable, découvriront ébahis l’explorateur qui lui – même redécouvrait
son instrument de façon inouïe à la limite entre le bruitisme et les nuances
sérielles. L’usage omniprésent de la pédale de volume fait songer à un effet de
zoom permanent et son plectre attaque parfois les cordes à peine amplifiées de
sa guitare électrique. Le souffle de Paul
Rutherford vocalisé d’une finesse hyper-sensible évite les réponses
évidentes et le jeu premier degré. Barry
Guy a amplifié sa contrebasse et son archet frappe, gratte, s’enfonce,
glisse ou rebondit sur les cordes. Chaque instrumentiste est soliste et
l’interdépendance ou la liberté s’exprime dans une déclinaison infinie d'occurences combinatoires des sons de chacun. Dans la session de 1972 dont
une partie figurait dans le second disque (Incus 4), la connivence est un
modèle, voire le modèle du genre. Ils improvisent ensemble en s’écoutant à
l’extrême tout en faisant comme s’ils s’ignoraient, mais on entend clairement
chez chacun des points communs, des allusions subtiles à ce qu’un des trois
autres vient de jouer en recyclant un élément particulier au niveau de la
sonorité, du tracé des lignes, du geste, des hauteurs, de l’harmonie, etc… Cette façon de jouer n’existait pas avant
qu’ils le fassent. Par rapport aux enregistrements précédents de ces musiciens
avec le Spontaneous Music Ensemble ou
leurs collègues de l’époque (Brötzmann, Kowald, Schlippenbach, Cecil Taylor, Art
Ensemble, le free jazz des sixties et seventies), il y a un pas en avant et sur le côté, et une
déchirure par rapport aux possibilités sonores, à l’interaction entre les
improvisateurs, à la multiplicité des formes, au champ d’exploration de très
nombreux paramètres à l’œuvre dans la création musicale. Aussi dans le
mouvement de cette époque, il y avait alors peu de guitaristes et de
trombonistes dans le free et la contrebasse avait encore très souvent un rôle
de support. Si nous récapitulons les noms des musiciens proéminents et dont la
musique était documentée alors, vous conviendrez qu’il y avait une masse de
saxophonistes, de pianistes, de batteurs, de trompettistes et un
guitariste : Sonny Sharrock. Deux trombones : Roswell Rudd et Grachan
Moncur III. Un trio trombone – guitare – contrebasse !! Et donc, à beaucoup de points de vue Iskra 1903 est sûrement un des
manifestes les plus emblématiques de la
nouvelle musique improvisée européenne de début des seventies. La musique de ce
trio se détache radicalement du jazz libéré qui , lui explose déjà de toute
part. Il y a une relation évidente avec des tendances dans la musique
contemporaine de ces années-là. On pense à Vinko Globokar, lui-même tromboniste,
et au New Phonic Art de Carlos Alsina
avec Drouet Portal et toujours Globokar avec qui le trio Iskra partagera le coffret Free
Improvised Music publié par Deutsche
Gramofon. Et comment ne pas penser à Nuova
Consonanza et aux travaux quasi-improvisés du Stockhausen d’Aus Den Sieben Tagen. Ces
enregistrements d’Iskra n’ont jamais eu
la prétention d’être un chef d’œuvre. Mais plutôt la documentation d’une
démarche, d’une pratique musicale en chantier en montrant comment le jeu
spontané MAIS très réfléchi arrive à produire des alliages sonores rares, des
instants extraordinaires et faire coexister avec bonheur les propositions de
chacun dans toutes sortes de contrastes ou d’empathie insoupçonnables. Dans les
enregistrements de 1970, Rutherford joue du piano et on sent que le groupe
cherche. Mais,lors des sessions de 1972, ils ont trouvé leur rythme de croisière et l’utilisation des deux pédales de volume simultanées du guitariste n’y est
pas étrangère. La liberté et la fantaisie s’y expriment dans une foultitude de
détails remettant en question tous les
gestes et toutes les habitudes des joueurs à tout moment. Une facilité à
interrompre son jeu un court instant successivement créant un enchaînement
narquois de questions réponses en formes de cadavres exquis. Le cubisme et
l’abstraction picturale dans la musique en trois dimensions en y ajoutant le déroulement et l’échappement
dans l’éphémère, l’insaisissable. Une chose fondamentale la distingue du contemporain expérimental du sortir des
sixties : une part d’humour et de provocation, une radicalité vécue, un
brin narquoise, et la personnalisation du jeu sonore qui est clairement le
reflet de la personnalité de chacun. Yorkshire goguenard du guitariste, native
cockney du tromboniste et dessinateur architecte du contrebassiste. L’origine
prolétarienne des membres du trio Iskra
(allusion à la gazette de Lénine) fait dire que l’improvisation libre « à
l’anglaise » est la musique contemporaine de la classe ouvrière, dont les
enfants ne pouvaient se permettre de suivre le cursus du Conservatoire, stages,
résidences etc… C’est la révolte des praticiens besogneux qui secouent leurs
chaînes, matérielles, culturelles, mentales… J’ajoute encore qu’Emanem a ajouté
des enregistrements complémentaires enregistrés lors de la tournée du London Jazz Composers’ Orchestra en
Allemagne en 1973. En 1974, Bailey décide
alors de ne plus faire partie d’un groupe régulier et Iskra évoluera
brièvement avec Peter Kowald et Tristan Honsinger et continuera avec Barry Guy
et le violoniste Phil Wachsmann et leurs systèmes électroniques rehaussant et
modifiant subtilement le son acoustique.
1903
signifie que la musique est celle du XXème s. et qu’il s’agit d’un trio. En
quartet, ce serait 1904. Les pochettes intérieures de chaque cédé reproduisent
les textes originaux de Paul Rutherford qui est l’initiateur du groupe. A
écouter aussi Goldsmith et Buzz Soundtrack avec Bailey et les albums avec Wachsmann : Frankfurt 1991, Iskra 1903 Chapter Two et
South on the Northern ,le tout
publié par Martin Davidson sur son label Emanem.
Cuir chez
Ackenbush FOU Records
FR CD-08
Cuir, un
groupe « nouvelle génération » : nouvelle peau ? Quintet
dynamique et inventif composé de John
Cuny, piano contemporain et préparé, Jean-Brice
Godet, clarinettes sinueuses, Yoram
Rosilio, contrebasse grondante, Jérome
Fouquet et Nicolas Souchal, trompettes chercheuses, Cuir propose des
improvisations très cohérentes, variées et originales dans une succession de
climats, d’affects et de drames qui suscitent l’attention, relancée par
leur imagination et une belle organisation collective de l’espace musical. On
navigue donc dans plusieurs eaux, jazz libre, recherche sonore, introspection
minimaliste ou on folâtre en suivant son instinct, très sûr. Quatre morceaux
échantillons entre trois et neuf minutes séduisent par tous les champs sonores
développés, l’écoute mutuelle et le sens collectif de la construction. Un goût subtil du contraste et le feeling de
l’improvisation sincère. Une pièce de résistance réussie clôture l’album après
19’ de jeux croisés et la satisfaction d’avoir emmené les auditeurs dans un
beau voyage musical. L’atmosphère respire par la grande spontanéité de
l’exécution… Yoram charpente et trace des lignes fondations, Jérôme et Nicolas
se complètent, se relancent ou se distinguent dans des jeux ouverts, conjoints
ou rebelles… John a étrangement préparé son piano et Jean-Brice suit ajoute du
sel là où il faut avec une belle obstination. Ces musiciens sont actifs dans la
scène jazz dans plusieurs projets et celui-ci fait montre d’une belle maturité.
Je reçois tout cela à 100% et recommande ce bel ouvrage. Au départ, les
premières mesures font songer à un mémorial free sixties, mais la suite délivre
un message de liberté dans l’esprit d’aujourd’hui, sans autre référence que le
plaisir intense du partage de la musique de l’instant. Cinq jeunes musiciens
solidement armés par l’expérience et inspirés qui, réunis, offrent le meilleur
d’eux-mêmes. Ayant frappé fort avec deux compacts anthologiques de
personnalités incontournables (George Lewis/ Derek Bailey/ Joëlle Léandre/ Evan
Parker au Dunois 1980 et Daunik Lazro/ Peter Kowald/ Annick Nozati aux Instants
Chavirés 2000), FOU s’ouvre à des «nouveaux venus » (à l’échelle
européenne) qui procurent un bonheur aussi égal que celui de leurs aînés, pour
celui ou celle qui n’a aucune œillère, s’entend. Vraiment remarquable.
John Russell With John Edwards Sakoto Fukuda Henry Lowther Phil Minton Thurston Moore
& Evan Parker. Emanem 5037
Deux
trios : avec Sakoto Fukuda, violon et Henry Lowther, trompette et, ensuite, Evan Parker, saxophones et John Edwards, contrebasse. Deux duos avec Phil Minton, voix & Thurston Moore, guitare électrique. Avec ce dernier, John Russell joue à la guitare
électrique. Enregistré au Vortex à l’occasion du 60ème
anniversaire d’une des personnalités les
plus influentes de la scène improvisée londonienne et internationale, John Russell. Ayant
choisi très jeune de se concentrer sur la guitare acoustique, John Russell n’a
cessé de se bonifier en tant que guitariste et improvisateur tout en limitant
son employabilité par le choix ascétique de son univers musical :
improvisation radicale dans un mode exclusivement acoustique « musique de
chambre ». Vu le nombre important de combos explosifs et , disons,
« bruyants » de la free-music, son orientation esthétique a restreint
ses possibilités de collaboration avec une poignée de fidèles, de Gunther
Christmann à John Butcher, Phil Wachsmann, Phil Minton ou Roger Turner et à des
concerts au compte gouttes sur le continent.
Avec une extraordinaire persévérence et malgré tous les aléas de
l’existence, John Russell organise mensuellement un concert d’improvisation
libre depuis 1974 sans discontinuer (!!) Sa série Mopomoso existe depuis 1991 et est installée au Vortex depuis 2008. Mais resté fidèle à son choix de départ (dès
1975), son obstination, son esprit d’ouverture et son incommensurable
générosité ont fini par être payantes. Même si, pour beaucoup, il a évolué dans
l’ombre intimidante de Derek Bailey, dont le travail en guitare acoustique
offre de nombreuses similarités avec le sien. C’est tout récemment qu’il s’est
remis à la guitare électrique à l’instigation d’Evan Parker. On ne compte plus
ses collaborations récentes, marquées du sceau de l’écoute et du partage, tant
il personnifie à la fois l’improvisateur collectif qui s’efface derrière la personnalité du
groupe tout en se distinguant par son jeu très personnel. Guitare sèche,
sèchement jouée avec l’ossature épurée d’accords « cubistes » et
d’harmoniques obtenues par un plectre en pierre cristalline. Déconstruction
tour à tour bruitiste, intuitive, gratteuse, anguleuse ou sérielle du jeu de la
six cordes. Dans ces superbes dialogues avec ces musiciens superlatifs :
Evan Parker, et Phil Minton qu’on ne présente plus, Lowther (trompettiste
unanimement apprécié dans les studios depuis les sixties) Fukuda (violoniste
classique hyper sollicitée) etc…, il nous fait entendre le meilleur de son jeu,
du spontané à la construction raisonnée jusqu’à l’imprévisible. Avec Parker et Edwards, c’est lui qui assume
le rôle de meneur de jeu avec un réel brio. Le duo électrique avec Thurston Moore est bien dans la ligne des interventions improvisées des deux guitaristes de Sonic Youth. Ah, si les guitar héros pouvaient de temps en temps s'adonner à ces extemporisations sonores, la vie de leurs fans serait moins monotone.
Le talent de
John Russell est basé sur une grande qualité humaine et un sens convivial de la musique partagée et cet album d’anniversaire qui en est la preuve, est à ranger dans les disques qu’on
écoute pour un plaisir toujours renouvelé.
The Diver (Ten Plunges into the Sea of Silence) Vittorino
Curci Macadam Records 002 – 2014.
Sur la
pochette, le dessin du plongeur provenant de la Tombe du Plongeur des ruines de
Paestum. 10 solos de saxophone alto ou ténor par un poète, un vrai qui manie
une langue forte, subtile, sensible …. Reconnu pour sa poésie (en italien) et
son travail de longue haleine dans l’organisation de concerts et du fabuleux
festival de Noci, la ville des
Pouilles où il habite, Vittorino Curci
est aussi un poète du saxophone en solitaire et ces dix petites formes ont un
véritable charme. Le musicien joue ce qu’il doit exprimer avec une sûreté
d’intention et un sens de la construction, une sensibilité poétique et une
sonorité qui exprime une profondeur de sentiments, une réalité charnelle.
Haïkus, aphorismes, quelques notes d’alto détachées et suspendues suffisent à
créer un univers, une émotion. La vibration de l’air coupe le silence ou le réfléchit. Une pièce
en respiration circulaire au sax ténor simule une danse immobile qui accélère
progressivement vers des harmoniques
réitérées. Il n’y a aucune autre ambition que de jouer pour se faire plaisir
mais sans aucune trace d’autosatisfaction. La pureté de l’amoureux du son communique
ce qu’il a dans les tripes le plus
naturellement du monde, sans forcer. Plusieurs de ses pièces contiennent des
développements subtils de motifs menés avec un sens achevé de la mélodie et
des inflexions qui sonnent juste. La musique du cœur. Pour information,
Vittorino Curci a joué et enregistré avec William Parker, Joëlle Léandre, Benat
Achiary, Gianni Lenoci, Marcello Magliocchi et d‘autres des albums collectifs
qui valent le détour.
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