Steve Lacy soprano saxophone solos in Avignon and after - 2
Une suite à la réédition "complète" de l'album solo mythique de Steve Lacy sur le même label avec de belles surprises. Durant plus de deux décennies, le disque Steve Lacy solo "au Théâtre du Chêne Noir Avignon 1972" (et le tout premier album du label Emanem, n° de catalogue 301), est resté au sommet de la liste des 33 tours fortement recherchés par toute une génération d'amateurs de jazz d'avant-garde et de musiques improvisées. Publié à quelques centaines de copies à deux reprises en 1974 et 75, il fut seulement réédité en CD vingt ans plus tard par son producteur d'alors, Martin Davidson (Emanem 4004). Fort heureusement, dès 1976, le label FMP/SAJ publia l'album solo Stabs, Hat Hut, Clinkers et Horo, Evidence, ce dernier avec des compositions de Thelonious Monk. Lapis (Saravah) est un album studio (avec multi-tracking), enregistré avant que Lacy n'ait donné un seul concert solo. Mais le fait de la rareté de l'Emanem 301et qu'il s'agissait de son premier concert solo a donné au Chêne Noir une aura légendaire, malgré le son assez moyen (bruit de fond) de la gravure. Elle a été sensiblement améliorée par la suite pour les deux éditions digitales dont la dernière en date, Avignon and After 1 (Emanem 5023) contient quasiment une moitié d'inédits dont l'entière Clangs suite jamais publiée en solo (Owl Torments Tracks Dome New Moon Berlin 1974). Conseil aux collectionneurs : au lieu de chercher à mettre la main sur une copie originale hyper coûteuse et de qualité assez relative, commandez les Emanem 5023 et 5031.
L'année dernière, Martin Davidson a quitté Londres pour l'Andalousie et a fortement ralenti l'édition suite à l'effondrement des ventes, de même pour le label Psi d'Evan Parker auquel il contribuait comme responsable technique et administratif. Les récentes productions d'Emanem se concentrent sur la réédition de pièces rares et quelques musiciens avec qui il est historiquement (et sentimentalement) attaché. Certains nous ont quitté il y a vingt ans, tel John Stevens, ou plus récemment, Paul Rutherford et Steve Lacy, artiste avec qui il a initié Emanem avec pas moins de cinq albums. On pourrait se dire : "Steve Lacy ! ? Encore ... on connaît !" Et bien, détrompez-vous, cette compilation solo des années 70 présente des pièces qui n'avaient jamais été publiées en solo ou dont les versions sont meilleures que celles publiées auparavant.
Par exemple, une version extraordinaire de The Dumps enregistrée à Avignon 1974. Il y a tellement de nuances et de traits fins dans cette version que, pratiquement, les concerts solos enregistrés deux décades plus tard vous paraîtront fades. Des deux concerts historiques d'Avignon 1972 , il y a trois morceaux de Billy Strayhorn : Johnny Come Lately, Lush Life et UMMG présentées comme des miniatures courtes en ouverture du récital et jouées de manière épurée avec toute l'élégance requise pour la musique ellingtonienne. Johnny Come Lately ne nous est pas inconnu dans l'univers de Lacy, car c'est un des morceaux enregistrés par Steve Lacy avec Cecil Taylor au festival de Newport en 1957 et avec Mal Waldron dans ce fantastique concert britannique des années 90 (Let's Call This Esteem Slam 501). Inconnus dans son répertoire solo, Moms et Pops, pièces écrites à propos des parents de Steve et de sa compagne Irene Aebi et enregistrées à Avignon en 1974. De même que Slabs à Paris en 1975, une sorte de blues polymodal jamais enregistré. Les trois autres pièces de ce concert parisien nous offre une version fantastique et encore plus torturée de Torments, composition mémorable qui figurait dans l'album Clangs en duo avec Andrea Centazzo (où figure aussi la Clangs Suite). Une version différente de The Wool qui vaut la peine d'être entendue et un excellent Moma Duck, le fameux "canard" dédié à son ami Ben Webster, qu'il croisait alors souvent à Paris ou dans les festivals. Hooky enregistré à Edmonton en 1976 figure aussi dans l'album éponyme (Hooky Emanem 4042) comme inédit par rapport au vinyle Emanem "Quark 9998", The Weal and The Woe. La composition Hooky, du pur Lacy, n'existe que dans ces deux albums, mais son matériau de base nous est familier. Hooky, l'album, est resté très sous-estimé dans sa discographie (car sans doute publié en quasi unreleased ultérieurement 20 ans plus tard) alors qu'il contient la version solo complète de la Tao Suite (Existence - The Way - Bone - The Name - Breath - Life on Its Way) jouée en concert "d'une traite". Car si Steve Lacy, compositeur, est un véritable improvisateur qui veut donner le meilleur de lui-même en un seul concert, il questionne ses chefs d'oeuvre et les "déstabilise" de manière à en trouver un angle ou une facette inexplorées. Cette approche est une des caractéristiques de sa période des années 70. On peut parier qu'il avait tenu à ce que la version de Dumps d'Avignon 1974, présentée ici, soit sensiblement meilleure que celle de 1972. Et finalement, cette volonté une superbe version de Snips à Cologne en 1977, alors qu'il est au faîte du cycle de ses prestations solitaires. Elle est aussi belle que toutes les meilleures versions solo de ses compositions les plus fameuses et tranche par rapport aux autres compositions précédentes. 11 minutes épiques et un sommet. Il semblerait qu'il devait noter minutieusement ou mémoriser l'évolution de ses performances en tenant compte de chaque morceau interprété.
Cet album d'inédits constitue un témoignage irremplaçable de ce génie de la forme, de l'épure et du son du saxophone soprano. Nous découvrons d'autres aspects de son oeuvre et des interrelations entre des compositions qui semblent venir des différents "coins" de sa démarche. Fascinant et extrêmement sensible.
Nulli Secundus Andreas Willers Christian Marien Meinrad Kneer Creative Sources .
Sorti il y a quelque temps par l'intarissable fontaine digitale Creative Sources, Nulli Secundus est sans doute intitulé pour exprimer l'idée ou le fait qu'une improvisation est un acte unique dans le temps et l'espace. Second de Rien, si je le traduis littéralement, le latin littéraire aimant à jouer avec le sens des mots qui défie la logique du français, donc unique. Ces trois artistes, le guitariste Andreas Willers, un vieux routier du jazz d'avant-garde en Allemagne, le percussionniste Christian Marien et le contrebassiste Meinrad Kneer, de la génération montante, rassemble le produit de leurs pratiques et trouvailles pour construire, lors d'un concert berlinois de 2012, une suite de pièces où les effets sonores et le déroulement de l'improvisation sont habilement diversifiés, rendant ainsi le concert intéressant. De l'ensemble rejaillit le son superbe de la contrebasse à l'archet, Meinrad Kneer étant un musicien à suivre particulièrement. Il participe, à l'heure où j'écris ces lignes à une tournée avec Jon Rose et Richard Barrett. Qui dit Jon Rose, pense violon génial et donc vous imaginez la qualité du contrebassiste.
La musique du trio, ici très souvent réussie et vivante, me pose une question de praticien de la musique improvisée : doit on "changer de style" ou transformer son approche lors d'un même concert. C'est un peu ce qui se passe avec le guitariste Andreas Willers. Qu'un artiste ait plusieurs champs d'investigation et participe à des projets artistiques variés, c'est tout à fait louable et même recommandé. On apprend toujours et les plaisirs pris à gauche et à droite n'ont pas la même saveur. Le challenge d'un improvisateur "libre collectif" est de se soumettre à l'exigence du moment en fonction de la musique des autres et de poursuivre une voie / une voix, jouer jusqu'au bout un personnage comme un acteur le ferait dans une pièce de théâtre. C'est tout le mérite d'un Derek Bailey d'avoir pu jouer "son personnage musical" avec autant d'artistes différents. La guitare contemporaine telle qu'elle est pratiquée de nos jours est le fruit d'influences très diverses provenant du classique, du flamenco, du rock, de l'avant-rock, du jazz des différentes époques et des possibilités technologiques. Heureusement, Willers joue excellemment et intelligemment acoustique ou amplifié, avec les doigts ou "couché" sur une table, offrant un espace ouvert à ces deux coéquipiers. Christian Marien est un remarquable technicien qui pratique l'improvisation avec coeur et dont on espère une belle évolution dans ses trouvailles sonores. L'espace d'Ausland n'est peut être pas idéal pour l'enregistrement de la percussion. Il y a un effet de résonance qui déforme les gestes du percussionniste au niveau de la reproduction sur le compact. Personnellement, j'ai tendance à faire deux catégories dans les percussionnistes d'improvisation radicale (excusez-moi). Les percussionnistes qui sont liés à une pratique (jazz, rock, classique contemporain, ethnique ou un savant dosage de ces sources) laquelle transparaît dans leur musique. Et ceux qui ont sublimé leurs pratiques initiales pour personnifier l'improvisation libre au plus haut degré, et ce n'est pas une question de "technique", mais plutôt une affaire de conviction ou d'exigence, d'inventivité jusqu'au boutiste. On pense à Roger Turner, au Tony Oxley de l'ère Incus, à Paul Lovens et Paul Lytton et à l'héritage benninkien des premières années de la free-music. Il y en a d'autres comme Lê Quan Ninh, John Stevens et son mini-kit ou un Tatsuya Nakatani. Christian Marien se situe actuellement dans l'entre deux et on lui souhaite de jouer encore pour qu'il puisse contribuer à nous surprendre. Donc, j'aurais eu pas mal de plaisir à avoir pu écouter leur concert ici enregistré. Mais la réflexion qui me vient à l'esprit pour que cette musique improvisée survive à elle même en conservant son essence intrinsèque, soit un devenir permanent et insaisissable : "Assez de documents, on veut des manifestes !"
Malgré tout de la bonne musique.
Oleszak/ Turner Over the Title FreeForm Association Multi Kulti
Il y a un musicien dont la communauté improvisée peut être fier car il personnifie l'esprit éternellement insatisfait, investigateur, remise en question permanente et qu'il demeure toujours pertinent quelque soit le contexte : le percussionniste Roger Turner. En plus et visiblement, Roger n'est pas encombré par sa notoriété, il fait volontiers oeuvre utile avec des artistes complètement inconnus partageant les aléas de la collaboration comme s'il était un novice. Sincère jusqu'au bout musicalement et esthétiquement. Et cet album en est un précieux témoignage. Vraiment pas gâté par les opportunités de la scène improvisée internationale à ses débuts, il s'est accroché avec l'énergie du désespoir pour survivre en ne faisant que cela : improvisation libre radicale en développant une approche personnelle et profondément originale, entre autres avec le vocaliste Phil Minton. Il faudrait quand même que les critiques qui s'extasient devant le phénomène vocal que constitue Phil Minton réalisent qu'il a un alter-ego instrumental percutant : Roger Turner, avec qui il partage une relation musicale féconde et irremplaçable depuis plus de trente années. Ces 39 minutes d'improvisation enregistrées en 2010 en Pologne avec le pianiste ("d'intérieur") Witold Oleszak confirment cette réputation et surprennent par la qualité de la dynamique du percussionniste dont les sons n'encombrent jamais l'espace autour des cordages pincés et frottés du piano. Voilà le genre d'album qu'on recommande volontiers pour répondre à la question "musique improvisée libre c'est quoi ?". En tout point remarquable. Que dire de plus sinon, écouter et y prendre du plaisir.