Transient : Clairvoyance Gianni Mimmo Silvia Corda Adriano Orrù Amirani Records amrn069
https://www.amiranirecords.com/editions/transient
Ces trois musiciens ont déjà enregistré ensemble l’album Clairvoyance pour Amirani (AMRN 056 - 2018) et j’en avais décrit le processus en octobre 2018 : https://orynx-improvandsounds.blogspot.com/2018/10/damon-smith-with-william-hooker-bertram.html . Très content donc de voir leur collaboration se prolonger en bonifiant avec encore plus de nuances et d’expressivité.
Le saxophoniste soprano Gianni Mimmo est sans nul doute inspiré et influencé par Steve Lacy, c’est indubitable. Mais l’essentiel de son travail musical consiste à insérer cet apprentissage sonore et musical au sein d’un autre univers et d’une pratique différente, un autre contexte, celui de l’improvisation totale ou composition instantanée. Ce qui est tout à fait remarquable dans son jeu de saxophone est sa maîtrise d’intervalles difficiles entre chaque note soufflée avec précision, ceux qui confèrent à ses improvisations une distinction « monkienne » virevoltant dans la chaîne zig-zaguante d’harmonies distendues faites de tierces et de quartes antagonistes, emboîtées avec un sens acéré de l’architecture et avares de fioritures et de traits pseudo-virtuoses. Et quand cela lui prend de cascader les échelles, d’être « loquace », c’est avec une logique confondante et une précision millimétrée. Steve Lacy ou pas, d’un point de vue instrumental et musical, il faut savoir et pouvoir le faire. Derrière ce son et ses gammes alambiquées, se cache un travail opiniâtre et méthodique. Pour Gianni Mimmo, cette démarche qui semble cérébrale et apprêtée est le vecteur d’un lyrisme distingué, généreux qui fait mouche chez l’auditeur ou auditrice lambda munie d’un tant soit peu d’oreille musicale. Ce n’est pas le tout d’être un musicien de grande qualité intrinsèque, il faut aussi trouver des collaborateurs qui soient à la hauteur et capables de ressentir et d’inventer des coïncidences et des complicités pour créer un sens véritable dans la musique jouée et une profonde communauté d’intérêt. Et là, je suis tout à fait enthousiaste avec la paire Silvia Corda au piano et Adriano Orrù à la contrebasse, lesquels ont en commun une longue et fructueuse vie musicale. Aussi, un autre album avec Corda et Orrù a attiré mon attention : For Massas avec le clarinettiste basse Joao Pedro Viegas et le saxophoniste ténor et soprano Guy-Frank Pellerin (Pan Y Rosas Discos PYR 213). J’ajoute encore qu’Adriano a enregistré Improvised Pieces For Trio avec Sebastiano Meloni et… Tony Oxley, une solide référence.
Gianni Mimmo a joué et enregistré avec des pianistes tels que Gianni Lenoci en duo (Reciprocal Uncles), Nicolà Guazzaloca (en trio avec la violoncelliste Hannah Marshall) et Elisabeth Harnik (trio avec la violoncelliste Clementine Gasser). Cette démarche en trio saxophone – piano – contrebasse est donc pour lui dans l’ordre des choses et un prolongement logique par rapport à ses expériences passées. On l’entend de suite, Silvia Corda a une profonde expérience du classique « moderne » dit contemporain et son jeu une élégance authentique. Clairvoyante, elle prend soin de créer un équilibre constant avec le souffle précis de son partenaire, équilibre fait de sons perlés, de soubassements d’accords cycliques, de voicings sombres ou miroitants, de scintillements de fontaines, se montrant discrète, complice ou intense, subtile ou basique. Un éventail de motifs précis, de dynamiques colorées et de suggestions habiles se succèdent au fil de huit pièces autour des 4 ou cinq minutes dont le souffleur est co-créateur dans un univers parallèle, un autre monde dont ils ont tous deux les clés magiques pour les connecter l’un à l’autre par instants, injonctions, clins d’œil, extrapolations harmoniques ou convergences dans les pulsations et la métrique impalpable. On dirait un duo parfait lorsqu’on l’écoute à un volume insuffisant qui laisse la contrebasse dans l’ombre. Et une fois le bouton tourné un peu plus fort, on réalise alors combien l’archet grondant dans l’épaisseur des graves et les vibrations boisées organiques du contrebassiste Adriano Orrù rattachent cette musique élégiaque et aérienne à la matrice terrestre, à la surface du sol limoneux d’une récolte sonore féconde, ombre hertzienne des doigtés agiles dans l’infini des fréquences basses. Adriano Orrù apporte une dimension contemporaine, un sens de la sculpture et de la texture, très éloignés des facilités des doigts qui courent sur la touche pour impressionner le chaland. En ce faisant, il crée un troisième univers adjacent et c’est à notre sensibilité et notre imagination qu’il revient d’en ressentir toute la pertinence dans l’alchimie de Transient. Une musique vive, entière et lumineuse, une dimension parfaitement orchestrale aux géométries multiples où chacun des trois improvisateurs trouve sa place en restant fidèle aux caractères intimes et personnels de leur musique individuelle. Quelle Clairvoyance !!
PS : Cela me donne envie de me replonger dans les albums précités réalisés par Mimmo, Corda et Orrù pour méditer sur la clarté et l’élégance de leurs musiques.
Benedict Taylor Decade Hundred Years Gallery CD
https://hundredyearsgallery.bandcamp.com/album/decade
Ce n’est pas le premier album solo de l’altiste Benedict Taylor (« violon » alto) mais sûrement le plus épuré avec huit compositions instantanées – improvisations concentrées sur l’essentiel et numérotées de « solo I » à « solo VIII » où se révèlent encore une fois ses voicings à la fois fragiles et puissants et son jeu microtonal très original. Microtonal, car il étire la hauteur de ses notes avec de subtils partiels de ton colorés ou fantomatiques qui n’appartiennent qu’à lui. Son style, sa voix instrumentale est immédiatement reconnaissable, voire inimitable et ses gammes ou échelles de notes forment un tout cohérent sur toute la tessiture. Cet usage poétique et sensible de la microtonalité n’est qu’un des aspects de sa pratique instrumentale : il incorpore une grande variété d’effets sonores basés sur des techniques alternatives étendues avec une expressivité lyrique et un goût maniaque pour les hamoniques. Ses pizzicatos tremblants et grumeleux ont aussi sa marque de fabrique. Ses grincements et frottements vibrionnant ou à peine audible dans le suraigu voilé ou scintillant sont intégrés à son jeu de manière organique et s’accompagnent de fascinants traits multiphoniques. Il y a tout un éventail de possibilités sonores possibles au violon ou à l’alto qui constituent un stock de timbres, sonorités ou effets dans lequel tout un chacun dans la profession violoniste « d’avant-garde » puise sans relâche sans que l’auditeur puisse distinguer X de Y. Benedict Taylor peut se montrer vif comme l’éclair ou faire languir, traîner les notes tout en descendant ou montant la hauteur par de fins glissandi expressifs, une des facettes de son style. Il y a bien sûr en filigrane l’inspiration des violonistes indiens de Raga au niveau de l’approche sonore. J’ajoute encore que le violon alto est un instrument plus difficile à manier que le violon et qu’une série d’altistes improvisateurs exceptionnels – excellents figurent parmi mes musiciens préférés (Charlotte Hug, Mat Maneri, Ernesto Rodrigues, Szilard Mezei et Benedict Taylor). Il avait déjà publié successivement des albums solo fascinants tels que Check Transit, Alluere, A Purposeless Play et Pugilism (voir ses labels CRAM et Subverten). Dans Decade, sa manière confine au sublime. Rien chez cet improvisateur n’est systématique car un des moteurs de sa sensibilité est cette grande ouverture, celle d’une personnalité solaire, magnétique et la simplicité qui est la marque des grands improvisateurs. Il est urgent qu’un label important et bien distribué édite un de ses enregistrements pour que tout le monde en profite.
Fall Five improvisations Wade Matthews Carmen Morales Aural Terrains TRRN 1649
https://www.auralterrains.com/releases/49
Enregistré à Madrid en août 2021, Fall – Five Improvisations réunit la pianiste Carmen Morales (prepared piano) et l’électronique de Wade Matthews (digital synthesis & field recordings) dans un remarquable duo d’improvisation contemporaine. Le contraste et l’empathie entre le piano joué par l’improvisatrice et les sons électro-acoustiques de ce chercheur-concepteur se révèlent extensibles et en métamorphose constante. Il en résulte quatre allégories sonores ciblées et remarquablement calibrées pour des durées assez courtes : 1. Aspen – 6’51’’ , 2. Abcission I – 5’59’’, 3. Plunge and Tumble – 5’52’’ , 4. Abcission II – 3’44’’ , et une cinquième forme de narration longue de 19’50’’, 5. Hawthorn. Le sens de l’imbrication sonore est tout à fait remarquable et appelle à des écoutes répétées. En effet, les interrelations de jeux, de sons et d’extrapolations des sons digitaux en appellent aux mystères à des évidences cachées qui se révèlent après plusieurs écoutes. À l’œuvre, l’intention de mettre une écoute attentive et réfléchie et des actions pointilleuses par le truchement de médiums sonores acoustiques – un piano préparé manipulé du bout des doigts avec une grande précaution et la synthèse digitale intriquée d’enregistrements de terrains. Crédité field recordings, le travail de Wade Matthews s’apparente alors à la « musique concrète » basée sur l’utilisation de sons acoustiques réels préenregistrés et transformés manipulés pour la création musicale instantanée. Leur talent consiste à nous faire oublier l’aspect technique et matériel de leurs instruments respectifs pour dévoiler leur sensibilité, leur empathie interactive d’un autre type, une écoute mutuelle oblique et mystérieuse, la fragilité de leur équilibre instable, le souffle du son et la résonance du silence, des questions et réponses du connu (leur expérience passée) vers l’inconnu (ce qu’ils découvrent à la seconde même où c’est enregistré). Un point fondamental de l’improvisation libre est souligné ici avec une belle pertinence : l’attente auditive de ce qui va arriver immédiatement, une forme de douce surprise. Aural Terrains et Thanos Chrysakis nous réservent toujours de belles surprises !
Derek Bailey Domestic Jungle scätter archives digital 1995
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/domestic-jungle
Derek Bailey Domestic Jungle DAT scätter digital 1995
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/domestic-jungle-dat
Le label scätter archive de Liam Stefani a encore frappé : Derek Bailey ! En 1995,Derek Bailey s’était enregistré lui-même jouant de la guitare amplifiée avec des morceaux de musique « Jungle » Drum ’n Bass provenant de la radio locale. En écoutant le programme, il s’est mis à jouer en surfant sur les frappes croisées et rapides, voires frénétiques des boîtes à rythmes et les vibrations de la basse. Ces enregistrements semble avoir été proposés par Derek à John Zorn pour qu’il le fasse publier sur son label Avant au Japon. Intéressé par le projet, Zorn a demandé que Derek le réenregistre avec un artiste Drum ‘n Bass. D.J. Ninj programma donc son attirail et l’enregistra à Birmingham au printemps 1995. Derek Bailey improvisa sa partie de guitare au studio de Bill Laswell à NYC en septembre de la même année. Il fut publié sous le titre Derek Bailey – Guitar, Drum n’Bass. https://www.discogs.com/release/226315-Derek-Bailey-Guitar-Drums-n-Bass
Mais en fouillant dans les archives de D.B., on finit par découvrir une cassette et la cassette DAT qui contiennent les essais initiaux du guitariste. Liam Stefani s’est empressé de les publier pour une livre symbolique ! Payez ce que vous pouvez et les fichiers de la musique sont à vous. Liam Stefani de scätter est un producteur sérieux et, pour ce projet, il a obtenu le concours de "stalwarts" de la scène londonienne comme Tim Fletcher et Clive Graham. À cette époque, Derek Bailey a remisé son amplification « hi-fi » et joue avec ce qui lui tombe sur la main avec une sonorité violemment électrique parfois à la limite du noise. On reconnaît son style, ses harmoniques hyper aiguës, ses clusters dissonnants et ses dérapages sonores, même si ça sonne « post-rock ». On reconnaît à peine le guitariste de Improvisations Lot 74 (Incus 12) et d’Improvisation (Cramps), ses légendaires enregistrements de 1974 et 1975 et son amplification stéréo avec ses deux pédales de volume Harmon. Mais il a toujours son inséparable archtop jazz accordée au micron près. Autres temps autres mœurs. Néanmoins, ça vaut vraiment la peine d’écouter cela, rien que pour la précision de la rythmique de son jeu, ses accords denses, criards et décalés, ses intervalles baileyiens caractéristiques empilés qui sursautent comme une batterie de canards à l’explosion d’une cartouche. Et son sens presque constant de l’invention tout au long de ces enregistrements home-made. Fort heureusement, Derek essaye de jouer vraiment , d’inventer, de ne pas se redire et les trouvailles fusent insérées dans la trame polyrythmique ou en contraste quand il appuie sur une ou plusieurs cordes derrière le chevalet, un de ses effets les plus récurrents pour mettre en valeur les harmoniques qui se détachent avec une précision diabolique (même avec ce son saturé et voilé). Son jeu peut se révéler ultra-véloce, fragmenté au possible, les percussionnistes ayant été très souvent ses collaborateurs préférés : de John Stevens et Jamie Muir à Han Bennink, Andrea Centazzo, Tony Oxley, etc... Il y a bien sûr des quasi-clichés « Bailey » pur jus, mais aussi des choses curieuses, audacieuses dans son jeu et ses réactions instantanées. Bref, on ne s’ennuie pas ou peut-être, un instant de temps en temps.
Pour que vous n’y perdez pas votre latin, voici un extrait d’interview concernant ces enregistrements, interview réalisée par le guitariste noise Stefan Jaworzyn :
(DB plays with radio for a while - horrible noise drowns out our voices on the tape) "The station's not there now - usually they've started by 5.30... They've no announcements - when they go off it just stops, when they come on it just blasts in... It's enormously loud - I get it accidentally sometimes when I'm just fucking about.
So I've been listening to it, and I really like the way they do it on the radio - I have to say that in recent times it seems to have got softer, a lot less abrasive in some ways. There are more vocal samples, for example... But what I like about the radio is the live quality - although the stuff is records, they don't leave them alone - they'll talk over them, advertise gigs, order a pizza - the music's constant but with interruptions. It's very live - and with that sustained pace, which of course is inhuman... And it's nice to play along with, particularly as opposed to free jazz situations where the pace is often very slow.
I've found it fantastic to practice with. So for a long time I've been doing that...
I've always liked the parts where the music stops and drifts along - you get some ridiculous string orchestra, then it just slips a bit, the pitch goes or they slow it down or something. Then the drums come back - it's completely meaningless! I like that...
What is a pain and can sometimes dilute it is the repetitive - looped or sampled - vocals... The funny thing is, I've never heard a jungle record, all I've heard has been off the radio..." Derek Bailey [talking to Stefan Jaworzyn]
Consacré aux musiques improvisées (libre, radicale,totale, free-jazz), aux productions d'enregistrements indépendants, aux idées et idéaux qui s'inscrivent dans la pratique vivante de ces musiques à l'écart des idéologies. Nouveautés et parutions datées pour souligner qu'il s'agit pour beaucoup du travail d'une vie. Orynx est le 1er album de voix solo de J-M Van Schouwburg. https://orynx.bandcamp.com
31 août 2022
Derek Bailey Domestic Jungle 1995/ Gianni Mimmo Silvia Corda Adriano Orrù/ Benedict Taylor SOLO/ Wade Matthews & Carmen Morales
Free Improvising Singer and improvised music writer.
27 août 2022
Daunik Lazro Jouk Minor Thierry Madiot David Chiesa Louis-Michel Marion/ Dario Dolci Osvaldo La Porta Omar Grandoso/ Evan Parker Electro-Acoustic Ensemble w Paul Lytton Richard Barrett Paul Obermayer Matt Wright Percy Pursglove Peter Van Bergen Mark Nauseef Sten Sandell & Adam Linson/ Pat Thomas & Dominic Lash
Sonoris Causa Daunik Lazro Jouk Minor Thierry Madiot David Chiesa Louis-Michel Marion No Business CD 153
http://nobusinessrecords.com/daunik-lazro-sonoris-causa.html
Pour la cause des sonorités et on ne peut pas mieux dire. Ce qui me fatigue dans la scène post free-jazz « qui tourne », c’est la récurrence systématique du triangle souffleur(s) – contrebasse – batterie qui mène trop souvent à une pratique mêlée de clichés, de tics, d’une énergie surjouée et finalement on tourne en rond. Voici qu’un des plus purs saxophonistes explosifs d’une autre ère (années 70 – 80) m’envoie ce CD, une vraie tentative d’improviser en élargissant la palette sonore. La formule est tentante, mais quasi personne ne la propose : un quintet d’instruments graves. « Grave » en français belge signifie un peu fou, décalé ou suggère l’ahurissant. Deux contrebasses « radicales » à cinq cordes aux mains de David Chiesa et de Louis-Michel Marion. Soit dit en passant, je recommande vivement l’écoute des enregistrements du Clinamen trio réunissant Louis-Michel Marion, le violoniste Philippe Berger et le clarinettiste vétéran Jacques Di Donato : le cd Décliné (Creative Sources) a été chroniqué dans ce blog. Un des meilleurs albums d’improvisation Made In France. David Chiesa a enregistré dès 1996 avec Fred Blondy, Jean Luc Guionnet, J-S Mariage, Xavier Charles et Daunik Lazro. Bien sûr, le saxophone baryton de Daunik Lazro qu’il préfère aujourd’hui à son sax alto chauffé à blanc de son époque hyper expressionniste – énergétique. Un revenant de cette lointaine époque, le saxophoniste baryton Jouk Minor, coupable d’avoir enregistré Candles of Vision (Calig CAL 30 609 – 1972) avec le tromboniste suédois Eje Thelin et le batteur Pierre Favre, un rare brûlot hard free. Pour l’occasion de ce rare concert, Jouk Minor a amené un sarrusophone contrebasse, instrument à vent inventé au 19ème siècle pour développer les textures sonores et possibilités du souffle dans les fanfares, histrions et orchestres classiques. Et un artiste improvisateur très engagé qui enregistre peu, mais a une expérience créative très fine, le tromboniste Thierry Madiot, ici aux prises avec un trombone basse et des tubes télescopiques.
Trois longues improvisations collectives qui se bonifient au fil des minutes et des séquences : Sonoris Causa 1 (28:42), 2 (26 :03) et 3 (11 :43) en se rapprochant du but ultime fabriquer de la (très) bonne musique et exprimer / partager sa / ses sensibilités. Ça commence un peu gauchement comme si chacun des cinq attendait un signal. Mais à forces de drones, de vibrations, d’harmoniques et de boucles (Lazro), la sauce prend, la communication s’installe. Et nous voilà allongés dans la clairière d’une forêt mystérieuse les yeux contemplant les étoiles, les orifices auditifs en alerte du moindre détail sonore et vibratile de ce monstre à vingt pattes et cinq bouches. Cette option de cerner l’improvisation de manière organique et continue dans un flux de sonorités qui s’interpénètrent est l’apanage de plusieurs acteurs de la scène improvisée française. Citons en quelques-uns. Michel Doneda et Lê Quan Ninh dans Une Chance pour L’Ombre avec des musiciens japonais. Daunik Lazro et David Chiesa ont à leur actif « Humus » avec Benjamin Bondonneau, Didier Lasserre et Laurent Sassi (Amor Fati). Le groupe Hubbub et pas mal d’autres. Certains de leurs enregistrements valent bien quelques-uns d’AMM. Cet enregistrement est sûrement un excellent exemple de cette pratique qui doit absolument être vécue en public avec une écoute attentive avant que vous fassiez tourner ce CD dans votre installation. Avec un peu d’imagination et en oubliant les contingences du monde qui nous entoure, voilà un merveilleux moment d’écoute totale, créateur d’un besoin de découvertes. Magnifique et indescriptible !!
Sindrome de Abstinencia Dario Dolci Osvaldo La Porta Omar Grandoso Chap Chap CPCD-009.
https://chapchaprecords.bandcamp.com/album/dario-dolci-osvaldo-la-porta-omar-grandoso-sindrome-de-abstinencia
Venu du Japon, cet album contient la musique raffinée d’un trio Argentin ancré dans la pratique de l’improvisation libre entre « pointillisme », interactivité et une accointance formelle avec musique contemporaine dans le collimateur. Dario Dolci triture l’embouchure de son sax sopranino à l’écart de la doxa saxophonistique et livre des fragments mélodiques étirés au moment le plus opportun. Osvaldo La Porta développe une variété intéressante de phrases et sonorités à la guitare électrique avec très peu d’effets et une approche sonore claire et limpide. Omar Grandoso manie glissandi et vocalisations subtiles avec son trombone qui plane avec délectation par-dessus les interventions appliquées de ses deux compères. Leurs activités instrumentales basées sur des techniques alternatives non conventionnelles sont coordonnées avec un beau sens de l’écoute et un sens aigu de l’architecture et de la lisibilité contribue à ce que Fase I (21 :20 ininterrompues) se déroule d’une traite sans fatiguer l’auditeur, que du contraire. Les échanges s’alimentent et s’échauffent dans un remarquable crescendo soutenu tout au long de cette longue première improvisation jusqu’à la 14ème minute où le guitariste réoriente très lentement les opérations vers une approche linéaire planante, mouvante et mystérieuse avec effets de souffle et bruitages minutieux en soutenant l’intérêt de l’auditeur . Fase II (15 :10) : Osvaldo joue de la guitare électrique sans amplification et Omar du piano avec un contraste certain qui finit par s’évanouir dans la connivence. Et ils font encore preuve d’initiatives face à la découverte de l’inconnu en tentant simultanément plusieurs approches individuelles en en changeant habilement les paramètres et le glissement des intentions dans l’instant. Par exemple : percussivité des cordes de la guitare et du piano, bruissements furtifs, cascade momentanée, sécheresse de la six cordes sans jus et frappée, frictionnée, secouée… cris de canard perturbé au sopranino… C’est, en fait, tout à fait réjouissant. Ce trio pourrait offrir une bonne occasion aux Argentins (et autres) pour découvrir l’univers de la musique improvisée et attiser la curiosité d’auditeurs ouverts et réceptifs, sans agenda. C’est cela qui compte avant tout. Sensibilité et imagination. Un bon album d’improvisation libre dans une région du monde excentrée par rapport aux scènes les plus prolifiques.
Evan Parker Electro-Acoustic Ensemble Warszawa 2019 Fundacja Sluchaj FSR 06/2021
https://sluchaj.bandcamp.com/album/warszawa-2019
Même s’il est publié depuis plus d’un an, je ne peux m’empêcher de vous en faire la revue. Pionnier de premier plan depuis les tous débuts de la scène improvisée libre et du free – jazz rébarbatif aux moindres conventions, Evan Parker est devenu au fil des décennies, un des principaux saxophonistes et « compositeurs instantanés » de la scène internationale au même titre que Steve Lacy, Anthony Braxton et Roscoe Mitchell. Sollicité pour de nombreux concerts plus proches du (free) free-jazz que de l’improvisation radicale de ses débuts dans les années 60 et 70, Evan Parker poursuit ses recherches « d’avant-garde" au sein de son Electro-Acoustic Ensemble où prédomine le traitement du son acoustique des instruments « conventionnels » (sax, trompette, percussions, piano, violon, contrebasse) par le truchement combiné d’installations électroniques de sampling et de signal processing. Pour ce faire, il a réuni au fil des années une confrérie de spécialistes comme Walter Prati, Bill Vecchi, Joel Ryan, Lawrence Casserley auxquels se sont ajoutés Paul Obermayer et Richard Barrett. Son équipe réduite d’instrumentistes (Barry Guy, Paul Lytton et Phil Wachsmann) a vu s’ajouter Peter Evans, Agusti Fernandez, Ned Rothenberg, Ko Ishikawa et parfois Adam Linson ou Peter Van Bergen étoffant ainsi la palette sonore et les soucis techniques ( !) alors que s’amoncelaient les CD’s : Towards the Margins, Drawn Inwards, Memory/ Vision, The Moment’s Energy, The Eleventh Hour chez ECM et Hasselt sur son label Psi. On ne peut pas faire plus simple : une musique interactive électro-acoustique en temps réel gravitant dans un entrelacs ou fouillis de connections, câbles, programmes, machines qui requiert une équipe de génie au niveau technique (Casserley, Ryan, Vecchi, Barrett…) et dont ne sait d’où provient la source sonore et qui fait quoi. La balance et la prise de son nécessite une prudente réflexion et énormément de travail préparatoire. Publier de tels OVNI sonores, une musique difficile et ambitieuse basée sur l’improvisation totale et la complexité digitale et échantilloneuse, sur le label de Keith Jarrett n’est pas une gageure. Mais au fil des ans, Evan Parker a voulu simplifier l’équipage (ils ont été dix-neuf).
Pour cet enregistrement à Varsovie en 2019, on retrouve Evan avec ses fidèles Paul Lytton aux percussions et électronique analogue, Richard Barrett et Paul Obermayer aux « sampling keyboards » et d’autres musiciens avec qui il a collaboré précédemment : Matt Wright (laptop et turntable), Percy Pursglove (trompette), Peter Van Bergen (bass & Ab clarinets), Mark Nauseef (percussion), Sten Sandell (piano & synthesiser) et Adam Linson (contrebasse et electronics). Outre les trois « purs » électroniciens, pas moins de trois instrumentistes jouent et adaptent de l’électronique à leur son instrumental, ce qui permet de complexifier le travail simultané du traitement sonore électro-acoustique. Une longue composition de 58:37 préconçue par Evan Parker avec une série de notations et d’indications précises afin de créer un flux musical cohérent et audacieux. On peut dire qu’Evan Parker fut un innovateur audacieux (et sans doute le plus audacieux après John Coltrane et des personnalités comme Albert Ayler) en faisant exploser les paradigmes du souffle et du jeu au saxophone. Et on retrouve cette audace à l’œuvre avec ce groupe multiforme de dix musiciens et leur instrumentarium « distendu » où toutes les combinaisons sonores peuvent s’agréger dans le fil de cinquante-huit minutes à la fois denses, espacées, texturales, mélodiques du côté de la trompette, graves, intersidérales, éclatées, sensibles. Vouloir décrire cette musique est une gageure, il ne reste plus qu’à l’écouter, à essayer de comprendre ou à s’émerveiller des sons, des éclats subreptices, de la multiplicité des traits, des courbes, de la singularité des interactions (Sten Sandell), des semi-silences (à la 20ème minute) et de l’imagination des percussionnistes (Lytton ou Nauseef). Des agrégats sonores intersidéraux inouïs éclatent ou chutent dans l’espace, crissant comme une explosion silencieuse ou glissant comme une avalanche, alors que des sons d’instruments traités vrillent dans les suraigus d’une autre dimension que la nôtre. On retrouve alors les paysages sonores entrevus il y a un demi-siècle dans Collective Calls et Unity Theatre (les albums Incus précurseurs du duo Parker - Lytton) dans une coexistence d’univers sonores parallèles, contigus ou interpénétrés. Cela devient un tourbillon étourdissant dont la giration ralentit dans un decrescendo remarquablement maîtrisé d’où fusent de brèves interventions – diversions des souffleurs avant une intervention en respiration circulaire qui se fond petit à petit dans la masse instrumentale. Celle-ci disparait alors au bénéfice de curieux sons percussifs isolés et de murmures inconnus. Un faisceau d’intentions diversifiées dans le chef des protagonistes nous empêche de nous lasser, car personne ne sait de quoi le lendemain sera fait. Il faut une écoute minutieuse et répétée pour arriver au bout de l’analyse d’une telle œuvre. Une composition instantanée ouverte inscrite à l’ère des réseaux digitaux et à l’écart de pratiques réductrices et d’idées toutes faites. Moi j’applaudis, car cela ne ressemble à rien d’autre de ce qui se fait aujourd’hui et cet E.P. E-A.E est depuis 1995 toujours aussi enthousiasmant et pertinent par sa dimension extraordinairement collective. En publiant une telle aventure, Fundacja Sluchaj démontre ainsi être un label de premier plan.
Pat Thomas et Dominic Lash New Oxford Brevity spoonhunt SHCD004 https://dominiclash.bandcamp.com/album/new-oxford-brevity
C’est avec une guitare électrique que le contrebassiste Dominic Lash aborde cette session d’enregistrement avec ce pianiste avec qui il partage une belle amitié, Pat Thomas, lui-même pianiste et musicien prodige de la scène britannique d’improvisation, un de ces phénomènes inclassables comme ses collègues Simon H.Fell (R.I.P.) et Alex Ward. Pat et Dominic ont fait partie de la scène d’Oxford et ont contribué à créer le collectif Oxford Improvisers, très actif dans cette ville. À la grande surprise de Dominic Lash, Pat Thomas l’invita un jour à partager la scène pour son premier concert de musique improvisée alors qu’il commençait à peine à apprendre la contrebasse. Il n’eut pas tort, car son protégé s’est révélé par la suite très talentueux auprès de Phil Wachsmann, Chris Cundy, John Butcher, John Russell, Steve Noble, Stefan Keune, Taylor Ho Bynum, Alex Hawkins, Rhodri Davies, Alex Ward, Denman Maroney etc… Tout comme le clarinettiste Alex Ward, Dominic s’est entiché de jouer de la guitare électrique en concert et doit donc réapprendre à improviser avec ce nouvel instrument auquel il confère une intensité électrique saturée brute et presque abrasive. Pat Thomas n’a donc pas hésité à lui proposer de jouer en duo. Mais marier la guitare électrique et le piano en duo n’est pas une chose aisée. Si vous investiguez les listes et catalogues d’albums de musique improvisée radicale depuis l’origine de ce courant musical, vous conviendrez que cette formule est extrêmement rare au niveau des enregistrements. Il y a bien l’antécédent occasionnel de Cecil Taylor et Derek Bailey en 1988 (Pleistoszaen mit Wasser/ FMP) enregistré lors de la résidence légendaire de Cecil à Berlin cette année-là, deux plages réunissant Eugene Chadbourne et Casey Sokol sur un LP Parachute (les deux autres étant des pièces en solo), le LP de Siegfried Kessler et J-F Pauvros pour Le Chant du Monde (1979), les collaborations fréquentes de Matt Shipp et Joe Morris qui ont donné un seul CD en duo à la fois très bien joué, mais pas entièrement convaincant (Thesis/Hatology). Et bien sûr, Duos For Doris (Erstwhile) dans lesquels le pianiste John Tilbury délivre son jeu perlé et aérien avec des préparations cagiennes, suspendu dans les vibrations bruissantes de la guitare couchée, préparée avec objets et effets de Keith Rowe. Il s’agit de 2/3 d’AMM, en fait.
Et donc voici une tentative de duo piano-guitare qui mérite d’être écoutée, révélant une musique énergétique au vitriol, hargneuse et explorative au niveau des sonorités et des phases de jeu. Une remarque préliminaire. La guitare et le piano sont des instruments « harmoniques » qui se font concurrence : le clavier autorise l’usage des dix doigts simultanément sur l’étendue du clavier, alors que les six cordes de la guitare et les positions des quatre doigts de la main gauche sont limitées par l’écartement de ceux-ci. Pour essayer de faire jeu égal avec le piano, il faut pouvoir tirer parti des doigtés possibles des cinq doigts de la main droite sur ces six cordes. En jouant avec les étendues variables d’intervalles et de leurs implications harmoniques, on a un grand risque de redondance de « l’information musicale », chacun des deux instruments pouvant « bouffer » l’espace sonore de l’autre. Cette combinaison instrumentale est donc un ressentie comme un casse-tête à éviter, surtout en musique improvisée libre.
Dans ce duo, les deux musiciens jouent en contraste, la guitare étant volontairement saturée, et le pianiste arc-bouté avec toute sa puissance sur le clavier. L’ intensité rythmique de leurs jeux respectifs et un sens de l’urgence contribuent intensément à distinguer auditivement leurs interventions respectives dans le champ sonore . Ce n’est peut-être pas le duo guitare - piano le plus « optimal », mais c’est une belle réussite et une occasion rare d’entendre ce pianiste original aux prises avec un duettiste qui en veut comme Dominic Lash. En effet, on entend trop peu souvent un pianiste aussi singulier et aussi puissant que Pat Thomas, trop peu visible. Pour vous convaincre, je peux vous recommander un rare album LP solo : The Elephant Clock of Al Jazari (Otoroku) et son remarquable CD « Nur» enregistré en 1999 pour Emanem. Ses racines musicales plongent autant dans le jazz moderne des Bud Powell, Thelonious Monk, Lennie Tristano, que dans le classique contemporain (Bartok, Stockhausen etc…), mais aussi dans les musiques africaines. Son toucher percussif et ses articulations de notes, sa capacité à faire frémir et trembler la carcasse de la « bête » le situent dans une dimension différente que celle de la majorité des pianistes issus du jazz ou du classique. C’est intense, musclé, avec un forte absolu jusqu’au-boutiste et il en obtient des résonnances uniques même quand il joue « piano » (en italien), pas éloigné de la furia de Cecil Taylor ou de Schlippenbach. Pat Thomas ne doit d’ailleurs pas être comparé à un autre pianiste, c’est un phénomène.
Comme il est souvent sollicité pour jouer de l’électronique, médium avec lequel il excelle, sa discographie se partage entre les deux options ou les associe. Par exemple, dans son duo avec Lol Coxhill (scätter) au sein du Tony Oxley Quartet (avec Matt Wand, Derek Bailey ou Phil Wachmann) et de WTTF (avec Roger Turner, Alex Frangenheim et Phil Wachsmann) ou dans Wazifa avec Clayton Thomas et Ray Strid, il joue simultanément du piano et de l’électronique. Cela contribue à brouiller les pistes, mais il est fidèle à sa démarche radicale et chercheuse. Certains de ses projets sont imprévisibles. On pense à son album Pat Thomas Plays the Music of Derek Bailey and Thelonious Monk (FMR) ou Play the Music of Anthony Braxton de The Locals, un combo improbable et électrique d’Oxfordiens, dont Alex Ward, Dom Lash, son frère Evan Thomas à la guitare et le batteur Darren Hassoon-Davis, qui ensauvage la musique braxtonienne à la boogaloo - punk, si je peux m’exprimer ainsi (Discus). Tout cela ne contribue pas à rendre visible son travail de pianiste proprement dit, dont on ne retrouve aucune trace chez les labels européens qui comptent (Intakt, Not Two, Fudacja Sluchaj, No Business, FMP, Inexhaustible editions, Trost, klanggalerie etc…). On imagine bien que les gens « sensés » ne vont pas parier sur un pianiste Jamaïcain d’Oxford, intellectuel musulman progressiste et artiste électronique genre Richard Barrett, Paul Obermayer ou Richard Scott. Un peu par hasard, un récent album, Descent en compagnie de Paul Dunmall et Mark Sanders pour FMR permet de se faire une bonne idée de son potentiel de pianiste dans un trio de première bourre.
Mais, il suffit d’écouter les trois minutes vingt-cinq secondes de Slide 28 please pour se sentir confondu par l’humour sardonique et obstiné de sa frappe hargneuse des cordes graves « bloquées » et la réaction de son acolyte guitariste « muet » qui s’amuse à l’imiter en le contrariant. C’est aussi dingue que les mimiques de Maarten Altena ou Han Bennink avec Derek Bailey à la grande époque. Avec un titre pareil « New Oxford Brevity », ils se paient la tête des gens « sérieux » tout comme leurs aînés. Chacune des six improvisations enregistrées dans cette New Oxford Brevity nous font entendre Pat Thomas s’engager avec des intentions et un état d’esprit différents d’un morceau à l’autre. Question harmonies et structures musicales, le panorama des possibilités s'affirme large et sophistiqué, sans ostentation. Son compère adapte alors son jeu à la guitare en fonction de l’orientation de chaque pièce en flagellant sa guitare, fouaillant à proximité du chevalet ou inventant des accords foutraques face aux montagnes russes, cascades d’arpèges fracturés de clusters frénétiques ou pincées des cordes. L’art du soubresaut, de l’imbrication sarcastique, d’une concurrence ludique avec de soudains changements de régime sonore où pointe la subtilité et un bruitisme bienvenu pour quelques instants. Car cet instant présent leur dicte d'autres inspirations ou de subits changements de décor. Coupant le souffle de la résonance des deux instruments avec une succession quasi ininterrompue d’attaques abruptes, hérissant nos nerfs, le duo Lash-Thomas remet les pendules à l’heure au niveau de l’expressivité de la free-music totalement improvisée qui confine parfois au théâtre de l’absurde, ce dialogue indicible des douleurs humaines traduites collectivement et spontanément en musique avec une bonne dose d’humour subreptice.
http://nobusinessrecords.com/daunik-lazro-sonoris-causa.html
Pour la cause des sonorités et on ne peut pas mieux dire. Ce qui me fatigue dans la scène post free-jazz « qui tourne », c’est la récurrence systématique du triangle souffleur(s) – contrebasse – batterie qui mène trop souvent à une pratique mêlée de clichés, de tics, d’une énergie surjouée et finalement on tourne en rond. Voici qu’un des plus purs saxophonistes explosifs d’une autre ère (années 70 – 80) m’envoie ce CD, une vraie tentative d’improviser en élargissant la palette sonore. La formule est tentante, mais quasi personne ne la propose : un quintet d’instruments graves. « Grave » en français belge signifie un peu fou, décalé ou suggère l’ahurissant. Deux contrebasses « radicales » à cinq cordes aux mains de David Chiesa et de Louis-Michel Marion. Soit dit en passant, je recommande vivement l’écoute des enregistrements du Clinamen trio réunissant Louis-Michel Marion, le violoniste Philippe Berger et le clarinettiste vétéran Jacques Di Donato : le cd Décliné (Creative Sources) a été chroniqué dans ce blog. Un des meilleurs albums d’improvisation Made In France. David Chiesa a enregistré dès 1996 avec Fred Blondy, Jean Luc Guionnet, J-S Mariage, Xavier Charles et Daunik Lazro. Bien sûr, le saxophone baryton de Daunik Lazro qu’il préfère aujourd’hui à son sax alto chauffé à blanc de son époque hyper expressionniste – énergétique. Un revenant de cette lointaine époque, le saxophoniste baryton Jouk Minor, coupable d’avoir enregistré Candles of Vision (Calig CAL 30 609 – 1972) avec le tromboniste suédois Eje Thelin et le batteur Pierre Favre, un rare brûlot hard free. Pour l’occasion de ce rare concert, Jouk Minor a amené un sarrusophone contrebasse, instrument à vent inventé au 19ème siècle pour développer les textures sonores et possibilités du souffle dans les fanfares, histrions et orchestres classiques. Et un artiste improvisateur très engagé qui enregistre peu, mais a une expérience créative très fine, le tromboniste Thierry Madiot, ici aux prises avec un trombone basse et des tubes télescopiques.
Trois longues improvisations collectives qui se bonifient au fil des minutes et des séquences : Sonoris Causa 1 (28:42), 2 (26 :03) et 3 (11 :43) en se rapprochant du but ultime fabriquer de la (très) bonne musique et exprimer / partager sa / ses sensibilités. Ça commence un peu gauchement comme si chacun des cinq attendait un signal. Mais à forces de drones, de vibrations, d’harmoniques et de boucles (Lazro), la sauce prend, la communication s’installe. Et nous voilà allongés dans la clairière d’une forêt mystérieuse les yeux contemplant les étoiles, les orifices auditifs en alerte du moindre détail sonore et vibratile de ce monstre à vingt pattes et cinq bouches. Cette option de cerner l’improvisation de manière organique et continue dans un flux de sonorités qui s’interpénètrent est l’apanage de plusieurs acteurs de la scène improvisée française. Citons en quelques-uns. Michel Doneda et Lê Quan Ninh dans Une Chance pour L’Ombre avec des musiciens japonais. Daunik Lazro et David Chiesa ont à leur actif « Humus » avec Benjamin Bondonneau, Didier Lasserre et Laurent Sassi (Amor Fati). Le groupe Hubbub et pas mal d’autres. Certains de leurs enregistrements valent bien quelques-uns d’AMM. Cet enregistrement est sûrement un excellent exemple de cette pratique qui doit absolument être vécue en public avec une écoute attentive avant que vous fassiez tourner ce CD dans votre installation. Avec un peu d’imagination et en oubliant les contingences du monde qui nous entoure, voilà un merveilleux moment d’écoute totale, créateur d’un besoin de découvertes. Magnifique et indescriptible !!
Sindrome de Abstinencia Dario Dolci Osvaldo La Porta Omar Grandoso Chap Chap CPCD-009.
https://chapchaprecords.bandcamp.com/album/dario-dolci-osvaldo-la-porta-omar-grandoso-sindrome-de-abstinencia
Venu du Japon, cet album contient la musique raffinée d’un trio Argentin ancré dans la pratique de l’improvisation libre entre « pointillisme », interactivité et une accointance formelle avec musique contemporaine dans le collimateur. Dario Dolci triture l’embouchure de son sax sopranino à l’écart de la doxa saxophonistique et livre des fragments mélodiques étirés au moment le plus opportun. Osvaldo La Porta développe une variété intéressante de phrases et sonorités à la guitare électrique avec très peu d’effets et une approche sonore claire et limpide. Omar Grandoso manie glissandi et vocalisations subtiles avec son trombone qui plane avec délectation par-dessus les interventions appliquées de ses deux compères. Leurs activités instrumentales basées sur des techniques alternatives non conventionnelles sont coordonnées avec un beau sens de l’écoute et un sens aigu de l’architecture et de la lisibilité contribue à ce que Fase I (21 :20 ininterrompues) se déroule d’une traite sans fatiguer l’auditeur, que du contraire. Les échanges s’alimentent et s’échauffent dans un remarquable crescendo soutenu tout au long de cette longue première improvisation jusqu’à la 14ème minute où le guitariste réoriente très lentement les opérations vers une approche linéaire planante, mouvante et mystérieuse avec effets de souffle et bruitages minutieux en soutenant l’intérêt de l’auditeur . Fase II (15 :10) : Osvaldo joue de la guitare électrique sans amplification et Omar du piano avec un contraste certain qui finit par s’évanouir dans la connivence. Et ils font encore preuve d’initiatives face à la découverte de l’inconnu en tentant simultanément plusieurs approches individuelles en en changeant habilement les paramètres et le glissement des intentions dans l’instant. Par exemple : percussivité des cordes de la guitare et du piano, bruissements furtifs, cascade momentanée, sécheresse de la six cordes sans jus et frappée, frictionnée, secouée… cris de canard perturbé au sopranino… C’est, en fait, tout à fait réjouissant. Ce trio pourrait offrir une bonne occasion aux Argentins (et autres) pour découvrir l’univers de la musique improvisée et attiser la curiosité d’auditeurs ouverts et réceptifs, sans agenda. C’est cela qui compte avant tout. Sensibilité et imagination. Un bon album d’improvisation libre dans une région du monde excentrée par rapport aux scènes les plus prolifiques.
Evan Parker Electro-Acoustic Ensemble Warszawa 2019 Fundacja Sluchaj FSR 06/2021
https://sluchaj.bandcamp.com/album/warszawa-2019
Même s’il est publié depuis plus d’un an, je ne peux m’empêcher de vous en faire la revue. Pionnier de premier plan depuis les tous débuts de la scène improvisée libre et du free – jazz rébarbatif aux moindres conventions, Evan Parker est devenu au fil des décennies, un des principaux saxophonistes et « compositeurs instantanés » de la scène internationale au même titre que Steve Lacy, Anthony Braxton et Roscoe Mitchell. Sollicité pour de nombreux concerts plus proches du (free) free-jazz que de l’improvisation radicale de ses débuts dans les années 60 et 70, Evan Parker poursuit ses recherches « d’avant-garde" au sein de son Electro-Acoustic Ensemble où prédomine le traitement du son acoustique des instruments « conventionnels » (sax, trompette, percussions, piano, violon, contrebasse) par le truchement combiné d’installations électroniques de sampling et de signal processing. Pour ce faire, il a réuni au fil des années une confrérie de spécialistes comme Walter Prati, Bill Vecchi, Joel Ryan, Lawrence Casserley auxquels se sont ajoutés Paul Obermayer et Richard Barrett. Son équipe réduite d’instrumentistes (Barry Guy, Paul Lytton et Phil Wachsmann) a vu s’ajouter Peter Evans, Agusti Fernandez, Ned Rothenberg, Ko Ishikawa et parfois Adam Linson ou Peter Van Bergen étoffant ainsi la palette sonore et les soucis techniques ( !) alors que s’amoncelaient les CD’s : Towards the Margins, Drawn Inwards, Memory/ Vision, The Moment’s Energy, The Eleventh Hour chez ECM et Hasselt sur son label Psi. On ne peut pas faire plus simple : une musique interactive électro-acoustique en temps réel gravitant dans un entrelacs ou fouillis de connections, câbles, programmes, machines qui requiert une équipe de génie au niveau technique (Casserley, Ryan, Vecchi, Barrett…) et dont ne sait d’où provient la source sonore et qui fait quoi. La balance et la prise de son nécessite une prudente réflexion et énormément de travail préparatoire. Publier de tels OVNI sonores, une musique difficile et ambitieuse basée sur l’improvisation totale et la complexité digitale et échantilloneuse, sur le label de Keith Jarrett n’est pas une gageure. Mais au fil des ans, Evan Parker a voulu simplifier l’équipage (ils ont été dix-neuf).
Pour cet enregistrement à Varsovie en 2019, on retrouve Evan avec ses fidèles Paul Lytton aux percussions et électronique analogue, Richard Barrett et Paul Obermayer aux « sampling keyboards » et d’autres musiciens avec qui il a collaboré précédemment : Matt Wright (laptop et turntable), Percy Pursglove (trompette), Peter Van Bergen (bass & Ab clarinets), Mark Nauseef (percussion), Sten Sandell (piano & synthesiser) et Adam Linson (contrebasse et electronics). Outre les trois « purs » électroniciens, pas moins de trois instrumentistes jouent et adaptent de l’électronique à leur son instrumental, ce qui permet de complexifier le travail simultané du traitement sonore électro-acoustique. Une longue composition de 58:37 préconçue par Evan Parker avec une série de notations et d’indications précises afin de créer un flux musical cohérent et audacieux. On peut dire qu’Evan Parker fut un innovateur audacieux (et sans doute le plus audacieux après John Coltrane et des personnalités comme Albert Ayler) en faisant exploser les paradigmes du souffle et du jeu au saxophone. Et on retrouve cette audace à l’œuvre avec ce groupe multiforme de dix musiciens et leur instrumentarium « distendu » où toutes les combinaisons sonores peuvent s’agréger dans le fil de cinquante-huit minutes à la fois denses, espacées, texturales, mélodiques du côté de la trompette, graves, intersidérales, éclatées, sensibles. Vouloir décrire cette musique est une gageure, il ne reste plus qu’à l’écouter, à essayer de comprendre ou à s’émerveiller des sons, des éclats subreptices, de la multiplicité des traits, des courbes, de la singularité des interactions (Sten Sandell), des semi-silences (à la 20ème minute) et de l’imagination des percussionnistes (Lytton ou Nauseef). Des agrégats sonores intersidéraux inouïs éclatent ou chutent dans l’espace, crissant comme une explosion silencieuse ou glissant comme une avalanche, alors que des sons d’instruments traités vrillent dans les suraigus d’une autre dimension que la nôtre. On retrouve alors les paysages sonores entrevus il y a un demi-siècle dans Collective Calls et Unity Theatre (les albums Incus précurseurs du duo Parker - Lytton) dans une coexistence d’univers sonores parallèles, contigus ou interpénétrés. Cela devient un tourbillon étourdissant dont la giration ralentit dans un decrescendo remarquablement maîtrisé d’où fusent de brèves interventions – diversions des souffleurs avant une intervention en respiration circulaire qui se fond petit à petit dans la masse instrumentale. Celle-ci disparait alors au bénéfice de curieux sons percussifs isolés et de murmures inconnus. Un faisceau d’intentions diversifiées dans le chef des protagonistes nous empêche de nous lasser, car personne ne sait de quoi le lendemain sera fait. Il faut une écoute minutieuse et répétée pour arriver au bout de l’analyse d’une telle œuvre. Une composition instantanée ouverte inscrite à l’ère des réseaux digitaux et à l’écart de pratiques réductrices et d’idées toutes faites. Moi j’applaudis, car cela ne ressemble à rien d’autre de ce qui se fait aujourd’hui et cet E.P. E-A.E est depuis 1995 toujours aussi enthousiasmant et pertinent par sa dimension extraordinairement collective. En publiant une telle aventure, Fundacja Sluchaj démontre ainsi être un label de premier plan.
Pat Thomas et Dominic Lash New Oxford Brevity spoonhunt SHCD004 https://dominiclash.bandcamp.com/album/new-oxford-brevity
C’est avec une guitare électrique que le contrebassiste Dominic Lash aborde cette session d’enregistrement avec ce pianiste avec qui il partage une belle amitié, Pat Thomas, lui-même pianiste et musicien prodige de la scène britannique d’improvisation, un de ces phénomènes inclassables comme ses collègues Simon H.Fell (R.I.P.) et Alex Ward. Pat et Dominic ont fait partie de la scène d’Oxford et ont contribué à créer le collectif Oxford Improvisers, très actif dans cette ville. À la grande surprise de Dominic Lash, Pat Thomas l’invita un jour à partager la scène pour son premier concert de musique improvisée alors qu’il commençait à peine à apprendre la contrebasse. Il n’eut pas tort, car son protégé s’est révélé par la suite très talentueux auprès de Phil Wachsmann, Chris Cundy, John Butcher, John Russell, Steve Noble, Stefan Keune, Taylor Ho Bynum, Alex Hawkins, Rhodri Davies, Alex Ward, Denman Maroney etc… Tout comme le clarinettiste Alex Ward, Dominic s’est entiché de jouer de la guitare électrique en concert et doit donc réapprendre à improviser avec ce nouvel instrument auquel il confère une intensité électrique saturée brute et presque abrasive. Pat Thomas n’a donc pas hésité à lui proposer de jouer en duo. Mais marier la guitare électrique et le piano en duo n’est pas une chose aisée. Si vous investiguez les listes et catalogues d’albums de musique improvisée radicale depuis l’origine de ce courant musical, vous conviendrez que cette formule est extrêmement rare au niveau des enregistrements. Il y a bien l’antécédent occasionnel de Cecil Taylor et Derek Bailey en 1988 (Pleistoszaen mit Wasser/ FMP) enregistré lors de la résidence légendaire de Cecil à Berlin cette année-là, deux plages réunissant Eugene Chadbourne et Casey Sokol sur un LP Parachute (les deux autres étant des pièces en solo), le LP de Siegfried Kessler et J-F Pauvros pour Le Chant du Monde (1979), les collaborations fréquentes de Matt Shipp et Joe Morris qui ont donné un seul CD en duo à la fois très bien joué, mais pas entièrement convaincant (Thesis/Hatology). Et bien sûr, Duos For Doris (Erstwhile) dans lesquels le pianiste John Tilbury délivre son jeu perlé et aérien avec des préparations cagiennes, suspendu dans les vibrations bruissantes de la guitare couchée, préparée avec objets et effets de Keith Rowe. Il s’agit de 2/3 d’AMM, en fait.
Et donc voici une tentative de duo piano-guitare qui mérite d’être écoutée, révélant une musique énergétique au vitriol, hargneuse et explorative au niveau des sonorités et des phases de jeu. Une remarque préliminaire. La guitare et le piano sont des instruments « harmoniques » qui se font concurrence : le clavier autorise l’usage des dix doigts simultanément sur l’étendue du clavier, alors que les six cordes de la guitare et les positions des quatre doigts de la main gauche sont limitées par l’écartement de ceux-ci. Pour essayer de faire jeu égal avec le piano, il faut pouvoir tirer parti des doigtés possibles des cinq doigts de la main droite sur ces six cordes. En jouant avec les étendues variables d’intervalles et de leurs implications harmoniques, on a un grand risque de redondance de « l’information musicale », chacun des deux instruments pouvant « bouffer » l’espace sonore de l’autre. Cette combinaison instrumentale est donc un ressentie comme un casse-tête à éviter, surtout en musique improvisée libre.
Dans ce duo, les deux musiciens jouent en contraste, la guitare étant volontairement saturée, et le pianiste arc-bouté avec toute sa puissance sur le clavier. L’ intensité rythmique de leurs jeux respectifs et un sens de l’urgence contribuent intensément à distinguer auditivement leurs interventions respectives dans le champ sonore . Ce n’est peut-être pas le duo guitare - piano le plus « optimal », mais c’est une belle réussite et une occasion rare d’entendre ce pianiste original aux prises avec un duettiste qui en veut comme Dominic Lash. En effet, on entend trop peu souvent un pianiste aussi singulier et aussi puissant que Pat Thomas, trop peu visible. Pour vous convaincre, je peux vous recommander un rare album LP solo : The Elephant Clock of Al Jazari (Otoroku) et son remarquable CD « Nur» enregistré en 1999 pour Emanem. Ses racines musicales plongent autant dans le jazz moderne des Bud Powell, Thelonious Monk, Lennie Tristano, que dans le classique contemporain (Bartok, Stockhausen etc…), mais aussi dans les musiques africaines. Son toucher percussif et ses articulations de notes, sa capacité à faire frémir et trembler la carcasse de la « bête » le situent dans une dimension différente que celle de la majorité des pianistes issus du jazz ou du classique. C’est intense, musclé, avec un forte absolu jusqu’au-boutiste et il en obtient des résonnances uniques même quand il joue « piano » (en italien), pas éloigné de la furia de Cecil Taylor ou de Schlippenbach. Pat Thomas ne doit d’ailleurs pas être comparé à un autre pianiste, c’est un phénomène.
Comme il est souvent sollicité pour jouer de l’électronique, médium avec lequel il excelle, sa discographie se partage entre les deux options ou les associe. Par exemple, dans son duo avec Lol Coxhill (scätter) au sein du Tony Oxley Quartet (avec Matt Wand, Derek Bailey ou Phil Wachmann) et de WTTF (avec Roger Turner, Alex Frangenheim et Phil Wachsmann) ou dans Wazifa avec Clayton Thomas et Ray Strid, il joue simultanément du piano et de l’électronique. Cela contribue à brouiller les pistes, mais il est fidèle à sa démarche radicale et chercheuse. Certains de ses projets sont imprévisibles. On pense à son album Pat Thomas Plays the Music of Derek Bailey and Thelonious Monk (FMR) ou Play the Music of Anthony Braxton de The Locals, un combo improbable et électrique d’Oxfordiens, dont Alex Ward, Dom Lash, son frère Evan Thomas à la guitare et le batteur Darren Hassoon-Davis, qui ensauvage la musique braxtonienne à la boogaloo - punk, si je peux m’exprimer ainsi (Discus). Tout cela ne contribue pas à rendre visible son travail de pianiste proprement dit, dont on ne retrouve aucune trace chez les labels européens qui comptent (Intakt, Not Two, Fudacja Sluchaj, No Business, FMP, Inexhaustible editions, Trost, klanggalerie etc…). On imagine bien que les gens « sensés » ne vont pas parier sur un pianiste Jamaïcain d’Oxford, intellectuel musulman progressiste et artiste électronique genre Richard Barrett, Paul Obermayer ou Richard Scott. Un peu par hasard, un récent album, Descent en compagnie de Paul Dunmall et Mark Sanders pour FMR permet de se faire une bonne idée de son potentiel de pianiste dans un trio de première bourre.
Mais, il suffit d’écouter les trois minutes vingt-cinq secondes de Slide 28 please pour se sentir confondu par l’humour sardonique et obstiné de sa frappe hargneuse des cordes graves « bloquées » et la réaction de son acolyte guitariste « muet » qui s’amuse à l’imiter en le contrariant. C’est aussi dingue que les mimiques de Maarten Altena ou Han Bennink avec Derek Bailey à la grande époque. Avec un titre pareil « New Oxford Brevity », ils se paient la tête des gens « sérieux » tout comme leurs aînés. Chacune des six improvisations enregistrées dans cette New Oxford Brevity nous font entendre Pat Thomas s’engager avec des intentions et un état d’esprit différents d’un morceau à l’autre. Question harmonies et structures musicales, le panorama des possibilités s'affirme large et sophistiqué, sans ostentation. Son compère adapte alors son jeu à la guitare en fonction de l’orientation de chaque pièce en flagellant sa guitare, fouaillant à proximité du chevalet ou inventant des accords foutraques face aux montagnes russes, cascades d’arpèges fracturés de clusters frénétiques ou pincées des cordes. L’art du soubresaut, de l’imbrication sarcastique, d’une concurrence ludique avec de soudains changements de régime sonore où pointe la subtilité et un bruitisme bienvenu pour quelques instants. Car cet instant présent leur dicte d'autres inspirations ou de subits changements de décor. Coupant le souffle de la résonance des deux instruments avec une succession quasi ininterrompue d’attaques abruptes, hérissant nos nerfs, le duo Lash-Thomas remet les pendules à l’heure au niveau de l’expressivité de la free-music totalement improvisée qui confine parfois au théâtre de l’absurde, ce dialogue indicible des douleurs humaines traduites collectivement et spontanément en musique avec une bonne dose d’humour subreptice.
Free Improvising Singer and improvised music writer.
22 août 2022
Albert Ayler Revelations 4 CD Box Fondation Maeght 1970 avec Mary Parks, Call Cobbs, Steve Tintweiss et Allen Blairman. Horace Tapscott Quintet Legacies For Our Grandchildren
Albert Ayler Revelations The Complete ORTF Fondation Maeght Recordings
Elemental Records 4CD box avec livre et photos.
https://elementalmusicrecords.bandcamp.com/album/albert-ayler-revelations
En juillet 1970, Albert Ayler n’a malheureusement plus que quelques semaines à vivre avant que son corps soit retrouvé dans l’East River à New York.
Une partie des enregistrements de ses deux derniers concerts des 25 et 27 juillet 1970 furent publiés par le label Shandar sous forme de deux LP’s 33 tours « Fondation Maeght volume 1 et volume 2 ». Ils furent fort appréciés à l’époque, car enregistrés live, ils devenaient un témoignage irremplaçable dès lors que notre héros du free-jazz nous avait quittés. Dès 1969, Ayler collabore avec sa compagne, Mary Maria Parks, une poétesse et chanteuse issue du gospel qui partage ses préoccupations religieuses et mystiques. Invité à se produire par le célèbre galeriste Aimé Maeght (proche de Joan Miro etc…) au siège de sa Fondation à St Paul de Vence les 25 et 27 juillet 1970, il réunit un « pick-up » band de musiciens engagés dans le free jazz, le batteur Allen Blairman et le contrebassiste Steve Tintweiss, ainsi que dans le gospel, le pianiste Call Cobbs, et Mary Maria qui chante, déclame des textes et joue de temps à autre du sax soprano, tout comme Ayler. On retrouve Call Cobbs dans plusieurs enregistrements d’A.A. : Swing Low Sweet Spiritual a/k/a Going Home (paru initialement en 1981 aux Pays-Bas), une plage dans Spirits Rejoice (ESP) et dans le disque Love Cry (Impulse). Quant à Mary Maria, elle collabora avec Ayler sur ses deux derniers albums studios, Music is the Healing Force of the Universe et the Last Album en écrivant toutes les compositions et en en chantant ou récitant les paroles. On entend d’ailleurs plusieurs de ses morceaux ici, parsemés de chevaux de bataille aylériens tels que Ghosts, Love Cry, Spirits, Spirits Rejoice. Parmi les compositions de Mary Parks enregistrées ici, on trouve Music is the Healing Force of the Universe, Birth of Mirth, Masonic Inborn, A Man is Like a Tree, Oh! Love of Live, Island Harvest, Again Comes the Rising Sun, Desert Blood… On trouve aussi ces mystérieuses Revelations jouées quatre fois dans le premier concert du 25 juillet en l’absence du pianiste Call Cobbs. En effet, inexplicablement, Cobbs était présent dans l’aéroport à NYC lors de l’embarquement, mais serait resté attablé à la cafétaria. Il rejoint donc le groupe uniquement pour le concert du 27 juillet dont proviennent les enregistrements publiés par Shandar qui seront ensuite réédités en un seul CD par le label Water.
Daniel Caux, le producteur chargé de la sélection des deux albums Shandar à la Fondation Maeght, a sélectionné des morceaux enregistrés lors du concert du 27 juillet, avec Call Cobbs au piano. Il a écarté tous les morceaux issus de la collaboration d’Ayler avec Mary Parks dont la chanteuse est compositrice à l’exception de son Music is the Healing Force Of the Universe où elle intervient vocalement. Dans une interview, Daniel Caux explique qu’il a voulu proposer les enregistrements d’Ayler qui correspondent à sa perception personnelle de l’artiste, le souffleur révolutionnaire et avant-gardiste révélé par ses albums Spiritual Unity, Spirits, Ghosts etc… déconsidérant tout à fait la musique enregistrée dans l’album Music Is the Only Force Of The Universe et composée par Mary Parks alors que ceux-ci sont intégralement joués lors du concert du 27 juillet. Dans toute l’œuvre d’Ayler, l’influence du Gospel et des fanfares de rue de la « Great Black Music » populaire est indéniablement prépondérante et celle-ci est remarquablement, organiquement intégrée aux innovations sonores et rythmiques du saxophoniste comme on le découvra dans ells et les enregistrements de "In Greenwich Village" (Impulse) et ceux de la tournée de 1966 (Berlin - Lorräch Paris - Stockholm). À l’écoute, quoi qu’on puisse penser de l’apport de Mary Parks dans ce projet, celui-ci se situe clairement dans la trajectoire esthétique d’Ayler. Et il y a une vraie musicalité au sein du groupe. Si je conçois volontiers que le style vocal de Parks, même s’il est inspiré par le gospel, doit singulièrement dérouter le public convaincu du free-jazz pour son côté désuet lorsqu’on le compare à une Jeanne Lee très innovante ou une Julie Tippetts, la chanteuse fait preuve de sensibilité et maîtrise le chant comme une véritable professionnelle. En l’absence du pianiste Call Cobbs lors du premier concert, le contrebassiste Steve Tintweiss fait preuve d’une essentielle fiabilité musicale et d’un sens de l’invention spontanée qui opère une véritable symbiose avec Ayler et sa compagne. Plusieurs contrechants du saxophoniste dans ces instants dévolus aux chants et textes de Mary Parks démontrent à l’évidence à quel point Ayler est un musicien subtil et accompli : il possède un style unique et, comme très peu, un pouvoir émotionnel admirable. Qu’on considère ces morceaux tels que Music is the Healing Force of the Universe, Birth of Mirth, Masonic Inborn, A Man is Like a Tree, Oh! Love of Live, Island Harvest, Again Comes the Rising Sun, Desert Blood, etc… comme un volet mineur de la musique qu’Ayler nous a léguée, soit ! Mais il ne faut surtout pas rayer cela de la carte. La première partie du concert du 25 juillet démontre la pertinence du travail de trois excellents instrumentistes, Ayler, Steve Tintweiss et Allen Blairman qui se décarcassent pour faire vivre leur réunion peu préméditée et la nature intrinsèque transcendantale du jeu du saxophoniste. Sa sonorité extraordinaire et unique sont non seulement ici intactes, mais aussi magnifiées par des instants magiques, comme cette version de Ghosts, assez différente des albums Spiritual Unity, Prophecy et Ghosts a/k/a Vibrations et qui ouvre le CD 2. Ayler y démontre avec une puissance et une authenticité rares, la base musicale « modale » de son jeu usant d'intervalles audacieux, traces probantes de son expérience musicale. Et insistons sur Steve Tintweiss tire son épingle du jeu par sa créativité lorsque le souffleur lui cède l’espace sonore, à l'archet et au pizzicato : ses interventions sont coordonnées par ce qu'implique la mélodie et les choix du saxophoniste au niveau modal.
Suit une version de Love Cry avec A.A. aux bagpipes et qui soudain, tel un orage, hurle au sax soprano dans une rage brötzmanniaque - ou est-ce Mary Parks ? Alternance avec un Desert Blood chanté par Mary et un solo quasi-pastoral et mélodique d’Albert Ayler dans lequel il nous livre les racines gospel de son art (+de 13 minutes) et où ses deux acolytes adaptent leurs contributions avec tact et sensibilité. On retrouve la furie Aylerienne de manière imprévisible dans les trois versions de Revelations (n° 2-3-4) : avec Ayler aux bagpipes au début, on entend Parks déchirer violemment l’espace sonore au sax soprano comme le ferait Peter Brötzmann avec de brutaux coups de langue et des harmoniques sauvages. Après quelques minutes, Ayler la rejoint au ténor avec des suraigus de Dieu le Père et du Saint Esprit ! Expressionnisme free-jazz suivi d’un court contrechant imaginaire gospel aylérien. La version suivante n°3 de Revelations commence par une improvisation mélodique au ténor suivie de près par le pizz du bassiste et ensuite par les envolées de Mary Parks au soprano. Il me semble que ces Revelations n°2 – 3 – 4 serait une suite composée par Ayler lui-même avec des passages improvisés par Mary Parks – cela ne manque pas de fantaisie – , suite interrompue par les applaudissements du public. Des riffs simplissimes s’ouvrent soudain sur une complexité mélodique arborescente, laquelle s’impose dans le Revelations n°4 en révélant toujours plus son invention mélodique naturelle. Et donc pourquoi ne pas intituler ce coffret d’Ayler, Revelations ? C’est largement mérité. Quant à l’improvisation vocale de Speaking In Tongues d’Albert et Mary qui clôture la première partie du concert du 27 juillet (fin du CD 2), elle est vraiment merveilleuse malgré son apparente simplicité.
Pour ceux qui connaissent mal Albert Ayler et voudraient acquérir ses albums les plus remarquables – incontournables, rien de tel que les publications en CD du label ESP (Spiritual Unity, Hilversum Sessions avec Don Cherry, Spirits Rejoice, Prophecy, ou encore New York Ear and Eye Control). Chez Impulse , Love Cry avec Don Ayler, Milford Graves, Alan Silva et Call Cobbs. Et bien sûr , il ne faut pas rater la réédition améliorée par le label Ezz-thetics de ces mêmes enregistrements chez ESP. Spirits évidemment avec Sunny Murray, la trilogie Ghosts, Copenhagen Tapes et les Hilversum Sessions de la tournée européenne de 1964 avec Don Cherry, Gary Peacock et Sunny Murray. Mais aussi les concerts de Berlin, Stockholm, Lörrach et Paris de la tournée de 1966 avec son frère Don Ayler à la trompette, le violoniste hollandais Michael Sampson, le bassiste Bill Folwell et le batteur Beaver Harris, même s’il y a redondance dans le matériel enregistré sur ce double CD. En fait, ce coffret Revelations est un outil formidable pour aller au plus profond du cheminement d’Albert Ayler et la compréhension de son travail. Les CD 3 et 4 contiennent l’entièreté du concert du 27 juillet avec Call Cobbs où on peut encore entendre parmi d’autres merveilles les versions N° 5 et 6 de ces mystérieuses Revelations. La participation du pianiste accentue l’aspect modal du jeu d’Ayler qui entonne Truth is Marching In pour commencer cette deuxième concert, une pièce du répertoire du quintet avec Don Ayler et qui ouvrait le vinyle Shandar – Fondation Maeght volume 2 avec ses suraigus vitaminés en final du morceau.
L’ensemble de ce deuxième concert se focalise sur le saxophoniste lui-même avec une belle prédominance de sa facette gospel, déchirée à de nombreuses reprises par l’urgence émotionnelle de son jeu free explosif. Pour les auditeurs du jazz free, c’est donc une facette reconnue des arts musicaux afro-américains, le gospel et son interprétation vivante au saxophone accompagnée par un pianiste du cru (Call Cobbs rhapsodiant à souhait) intégrée naturellement dans le feeling et la pratique de la musique libre, laissant la place à l’émotion et à l’affirmation culturelle du peuple noir américain avec ses espérances, sa foi dans un monde meilleur et ses contradictions. Mary Parks intervient encore dans Again Comes the Rising Sun (parlé puis chanté), A Man is Like A Tree et Music is the Healing Force of the Universe parmi les chevaux de bataille de la saga aylérienne : Zion Hill, In Heart Only, Spirits Rejoice, Spirits, Spiritual Reunion et ce morceau presque Rock n' Roll, Holy Family qui figurait dans le volume 1 Shandar, à la fois enthousiaste et rageur. Il suffit d’écouter les Revelations n°5 et N°6. Le n°5 dure plus de vingt minutes : Albert Ayler ressasse des fragments de riffs gospel en les écrasant de tout son souffle, puis s’élance dans ces suraigus ponctués de honk grognons qui n’appartiennent qu’à lui et ses sifflements stratosphériques qu’il maîtrise à la perfection et avec lesquels il se lâche comme très peu seraient capables de le faire. Sa sonorité a toujours cette chaleur phénoménale et ce feeling mélodique même dans les phases de jeux les plus « extrêmes » et déchirantes. La longue version de Spirits du CD 4 qui figure après la fabuleuse "Mayonnaise" de Spirits Rejoice est très enlevée et un des points culminants du concert, même avec un Cal Cobbs enjoué et sautillant. Délirant ! Albert s'écarte du thème avec ses harmoniques fantômatiques et sifflées dans l'aigu et revient dessus pour à chaque fois pour le transformer. Thanks God For Women : thème bastringue et chanté (improvisé !) à la gloire des femmes ! On réalise alors quel véritable showman sincère il était, complètement ancré dans la musique et la réalité vécue de son peuple...
Albert Ayler, artiste qu'on voudrait sérieux, avait un réel sens de l'humour et un pouvoir de transcender tout ce qu'il jouait même les choses les plus "banales" comme le faisaient Louis Armstrong ou Billie Holiday. Au crédit du groupe, il n’y eut quasi aucune répétition, comme l’expliquent chacun d’eux dans les interviews publiées dans le copieux livret, lui-même un document incontournable de l’historiographie aylerienne. Les « accompagnateurs » se sont simplement surpassés en réagissant sur le tas au fur et à mesure que défilaient les 28 morceaux pour un total de 3h et demie de musique. Pour information, Allen Blairman qui joue ici avec souplesse et un sens fluctuant du tempo très sûr, a séjourné plusieurs années en Allemagne et enregistré avec Karl Berger et Masahiko Satoh (With Silence/ Enja), Berger et Peter Kowald (We Are You/Calig), Mal Waldron, Manfred Schoof et Steve Lacy (Hard Talk /Enja), Albert Mangelsdorff (Spontaneous/ Enja). C’est dire si cet allumé du free avait du talent ! Il faut faire remarquer que la position des micros de la batterie n’est pas idéale : la prise de sons est signée Claude Jauvert, responsable de nombreux albums BYG et de la prise de son des Second Act of A de Cecil Taylor à la Fondation Maeght publiés aussi par Shandar, enregistrements qui ne brillent pas par leur clarté et leur dynamique. Quant à Steve Tintweiss, il a travaillé et enregistré avec l’exigeant et créatif pianiste Burton Greene (ESP, CBS), et joua aussi avec Sam Rivers.
Elemental Records est le label de Zev Feldman et Jeff Lederer, Feldman étant le producteur scrupuleux et super professionnel du label Resonance Records (inédits de Bill Evans (live),Chet Baker, Sonny Rollins avec Han Bennink, et intégrale des enreg. d'Eric Dolphy pour Alan Douglas). Quant à Elemental, le label a aussi des albums live de inédits de Jimmy Giuffre avec Joe Chambers, Dexter Gordon, Barney Wilen, Woody Shaw et Bill Evans amoureusement réalisés à son catalogue. Il s'agit donc d'une publication digne de confiance et tout à fait estimable. Et le copieux livret est très sérieusement documenté avec des photos inédites, les circonstances exactes de ces deux concerts et plusieurs interviews dont celles de Sonny Rollins, Don Cherry, Archie Shepp, Joe Lovano, Steve Tintweiss, Allen Blairman, David S Ware, Thurston Moore et Carlos Santana. Notes de Ben Young, le concepteur du projet Holy Ghost qui reprend des inédits d'Ayler sur 9 CD's avec un livre passionnant et une boîte et des fac similés luxueux. D'autres concerts "privés" ont été enregistrés la même semaine dans un camping voisin et se trouvent dans le pesant coffret Holy Ghost avec une qualité sonore approximative
Bref, mon opinion est que cette boîte est tout à fait cohérente (plus que le légendaire Holy Ghostcité un peu plus haut du label Revenant) et si vous aimez Albert Ayler, vous n’allez pas perdre votre temps. Il y a là bien des Révélations alors que nous croyons avoir fait le tour de cet artiste inclassable et extrêmement sincère, même en s’exprimant de manière « populaire ». Du Albert Ayler pur jus !
Ce texte est aussi dédié à mon ami KRIS VANDERSTRAETEN, dessinateur en black and white , Aylerophile notoire, percussionniste free inspiré et réalisateur d'affiches et de pochettes inoubliables.
PS : Pour acquérir ce coffret Ayler , il faut passer par un vendeur basé en U.E. comme Souffle Continu à Paris ou Open Door - Peter Schegel qui me l'a livré pour moins de 50 euros hors frais d'envoi. En le commandant via les USA , vous vous exposez à des taxes douanières coûteuses de l'ordre d'une trentaine d'euros.
Horace Tapscott Quintet Legacies for Our Grandchildren Dark Tree DT (RS) 116.
http://www.darktree-records.com/horace-tapscott-quintet-%E2%80%93-legacies-for-our-grandchildren-%E2%80%93-live-in-hollywood-1995-%E2%80%93-dtrs16
Le label Dark Tree documente systématiquement des enregistrements d’archives du pianiste Horace Tapscott et du tandem John Carter et Bobby Bradford, mais aussi Robert Miranda et Vinny Golia. Après avoir publié deux enregistrements avec des groupes plus larges (comme Horace Tapscott with the Pan Afrikan Peoples Arkestra and the Great Voice Of UGMAA – Why Don’t You Listen? DT (RS) 11), voici que Dark Tree propose un excellent quintet qui a très souvent joué à Los Angeles. Excellement capté dans le légendaire Catalina’s Bar and Grill, Cahuenga Blvd à L.A., un lieu qui accueillit régulièrement des concerts de Christian Mc Bride, David Sanchez, Buddy Colette, John Scofield, etc … , le quintet de Tapscott réunit son groupe régulier. Le saxophoniste Michael Sessions, le tromboniste Thurman Green, le contrebassiste Roberto Miranda et le batteur Fritz Wise entourent le leader dans une formation soudée, puissante et cohérente autour des compositions bien charpentées du leader et un Motherless Child chanté par Dwight Trible, lequel chante aussi dans Close To Freedom et Little Africa dans une manière nourrie de la tradition du gospel. C’est donc de l’excellent jazz moderne avec une sérieuse pointe de Coltrane imprégnée de blues dans le chef du saxophoniste Michael Sessions. S’il tient les cadences rythmiques ave une fermeté implacable mais swinguante, Fritz Wise a le don de se mettre en orbite lorsque Sessions prend un solo de sax ténor passionné dans Breakfast at Bongo’s. Plusieurs morceaux dépassent la marque des douze minutes en raison des solos individuels mais les arrangements sinueux et dynamiques sont exécutés au cordeau. Très remarquables interventions du leader au piano, un styliste vraiment original au feeling proche d’un Jaki Byard. Il joue « presque » free à la limite du swing avec une belle manière percussive. Le contrebassiste a un jeu idéal et fait complètement corps avec la musique du pianiste. Dans les trois derniers morceaux, le groupe se focalise sur l’efficacité en resserrant l’interprétation de Close to Freedom (8:24), The Theme (5:36) ) et Little Africa (8 :58), mettant en valeur la construction des compositions de Tapscott et ses improvisations folles mais calibrées au piano. The Theme, justement : signé Miles Davis et morceau final des sets du trompettiste dans les années 50, c’est l’occasion d’un chassé-croisé entre le pianiste et le batteur. Le final, Little Africa est laissé pour la bonne bouche, une synthèse – comprimé de ce que ce quintet a à nous offrir, avec la magnifique et survoltée partie vocale de Dwight Trible qui en transcende toute l’essence. Tapscott étant un vétéran, il est fort à parier que si cette musique avait pu être jouée et enregistrée pour Blue Note dans les années soixante, cet album live serait aujourd’hui une véritable référence. Leur message musical s’adresse avant tout à la communauté afro-américaine, fortement représentée dans le public de cette soirée plutôt qu’aux critiques de jazz ou aux afficionados branchés. Pianiste singulier, Horace Tapscott fait partie de ce lignage de pianistes uniques du jazz moderne comme Herbie Nicols, Sal Mosca, Randy Weston, Jaki Byard et Burton Greene. Donc, un superbe album d’une musique ressentie et vécue par un vrai groupe régulier de la Great Black Music la plus authentique.
Elemental Records 4CD box avec livre et photos.
https://elementalmusicrecords.bandcamp.com/album/albert-ayler-revelations
En juillet 1970, Albert Ayler n’a malheureusement plus que quelques semaines à vivre avant que son corps soit retrouvé dans l’East River à New York.
Une partie des enregistrements de ses deux derniers concerts des 25 et 27 juillet 1970 furent publiés par le label Shandar sous forme de deux LP’s 33 tours « Fondation Maeght volume 1 et volume 2 ». Ils furent fort appréciés à l’époque, car enregistrés live, ils devenaient un témoignage irremplaçable dès lors que notre héros du free-jazz nous avait quittés. Dès 1969, Ayler collabore avec sa compagne, Mary Maria Parks, une poétesse et chanteuse issue du gospel qui partage ses préoccupations religieuses et mystiques. Invité à se produire par le célèbre galeriste Aimé Maeght (proche de Joan Miro etc…) au siège de sa Fondation à St Paul de Vence les 25 et 27 juillet 1970, il réunit un « pick-up » band de musiciens engagés dans le free jazz, le batteur Allen Blairman et le contrebassiste Steve Tintweiss, ainsi que dans le gospel, le pianiste Call Cobbs, et Mary Maria qui chante, déclame des textes et joue de temps à autre du sax soprano, tout comme Ayler. On retrouve Call Cobbs dans plusieurs enregistrements d’A.A. : Swing Low Sweet Spiritual a/k/a Going Home (paru initialement en 1981 aux Pays-Bas), une plage dans Spirits Rejoice (ESP) et dans le disque Love Cry (Impulse). Quant à Mary Maria, elle collabora avec Ayler sur ses deux derniers albums studios, Music is the Healing Force of the Universe et the Last Album en écrivant toutes les compositions et en en chantant ou récitant les paroles. On entend d’ailleurs plusieurs de ses morceaux ici, parsemés de chevaux de bataille aylériens tels que Ghosts, Love Cry, Spirits, Spirits Rejoice. Parmi les compositions de Mary Parks enregistrées ici, on trouve Music is the Healing Force of the Universe, Birth of Mirth, Masonic Inborn, A Man is Like a Tree, Oh! Love of Live, Island Harvest, Again Comes the Rising Sun, Desert Blood… On trouve aussi ces mystérieuses Revelations jouées quatre fois dans le premier concert du 25 juillet en l’absence du pianiste Call Cobbs. En effet, inexplicablement, Cobbs était présent dans l’aéroport à NYC lors de l’embarquement, mais serait resté attablé à la cafétaria. Il rejoint donc le groupe uniquement pour le concert du 27 juillet dont proviennent les enregistrements publiés par Shandar qui seront ensuite réédités en un seul CD par le label Water.
Daniel Caux, le producteur chargé de la sélection des deux albums Shandar à la Fondation Maeght, a sélectionné des morceaux enregistrés lors du concert du 27 juillet, avec Call Cobbs au piano. Il a écarté tous les morceaux issus de la collaboration d’Ayler avec Mary Parks dont la chanteuse est compositrice à l’exception de son Music is the Healing Force Of the Universe où elle intervient vocalement. Dans une interview, Daniel Caux explique qu’il a voulu proposer les enregistrements d’Ayler qui correspondent à sa perception personnelle de l’artiste, le souffleur révolutionnaire et avant-gardiste révélé par ses albums Spiritual Unity, Spirits, Ghosts etc… déconsidérant tout à fait la musique enregistrée dans l’album Music Is the Only Force Of The Universe et composée par Mary Parks alors que ceux-ci sont intégralement joués lors du concert du 27 juillet. Dans toute l’œuvre d’Ayler, l’influence du Gospel et des fanfares de rue de la « Great Black Music » populaire est indéniablement prépondérante et celle-ci est remarquablement, organiquement intégrée aux innovations sonores et rythmiques du saxophoniste comme on le découvra dans ells et les enregistrements de "In Greenwich Village" (Impulse) et ceux de la tournée de 1966 (Berlin - Lorräch Paris - Stockholm). À l’écoute, quoi qu’on puisse penser de l’apport de Mary Parks dans ce projet, celui-ci se situe clairement dans la trajectoire esthétique d’Ayler. Et il y a une vraie musicalité au sein du groupe. Si je conçois volontiers que le style vocal de Parks, même s’il est inspiré par le gospel, doit singulièrement dérouter le public convaincu du free-jazz pour son côté désuet lorsqu’on le compare à une Jeanne Lee très innovante ou une Julie Tippetts, la chanteuse fait preuve de sensibilité et maîtrise le chant comme une véritable professionnelle. En l’absence du pianiste Call Cobbs lors du premier concert, le contrebassiste Steve Tintweiss fait preuve d’une essentielle fiabilité musicale et d’un sens de l’invention spontanée qui opère une véritable symbiose avec Ayler et sa compagne. Plusieurs contrechants du saxophoniste dans ces instants dévolus aux chants et textes de Mary Parks démontrent à l’évidence à quel point Ayler est un musicien subtil et accompli : il possède un style unique et, comme très peu, un pouvoir émotionnel admirable. Qu’on considère ces morceaux tels que Music is the Healing Force of the Universe, Birth of Mirth, Masonic Inborn, A Man is Like a Tree, Oh! Love of Live, Island Harvest, Again Comes the Rising Sun, Desert Blood, etc… comme un volet mineur de la musique qu’Ayler nous a léguée, soit ! Mais il ne faut surtout pas rayer cela de la carte. La première partie du concert du 25 juillet démontre la pertinence du travail de trois excellents instrumentistes, Ayler, Steve Tintweiss et Allen Blairman qui se décarcassent pour faire vivre leur réunion peu préméditée et la nature intrinsèque transcendantale du jeu du saxophoniste. Sa sonorité extraordinaire et unique sont non seulement ici intactes, mais aussi magnifiées par des instants magiques, comme cette version de Ghosts, assez différente des albums Spiritual Unity, Prophecy et Ghosts a/k/a Vibrations et qui ouvre le CD 2. Ayler y démontre avec une puissance et une authenticité rares, la base musicale « modale » de son jeu usant d'intervalles audacieux, traces probantes de son expérience musicale. Et insistons sur Steve Tintweiss tire son épingle du jeu par sa créativité lorsque le souffleur lui cède l’espace sonore, à l'archet et au pizzicato : ses interventions sont coordonnées par ce qu'implique la mélodie et les choix du saxophoniste au niveau modal.
Suit une version de Love Cry avec A.A. aux bagpipes et qui soudain, tel un orage, hurle au sax soprano dans une rage brötzmanniaque - ou est-ce Mary Parks ? Alternance avec un Desert Blood chanté par Mary et un solo quasi-pastoral et mélodique d’Albert Ayler dans lequel il nous livre les racines gospel de son art (+de 13 minutes) et où ses deux acolytes adaptent leurs contributions avec tact et sensibilité. On retrouve la furie Aylerienne de manière imprévisible dans les trois versions de Revelations (n° 2-3-4) : avec Ayler aux bagpipes au début, on entend Parks déchirer violemment l’espace sonore au sax soprano comme le ferait Peter Brötzmann avec de brutaux coups de langue et des harmoniques sauvages. Après quelques minutes, Ayler la rejoint au ténor avec des suraigus de Dieu le Père et du Saint Esprit ! Expressionnisme free-jazz suivi d’un court contrechant imaginaire gospel aylérien. La version suivante n°3 de Revelations commence par une improvisation mélodique au ténor suivie de près par le pizz du bassiste et ensuite par les envolées de Mary Parks au soprano. Il me semble que ces Revelations n°2 – 3 – 4 serait une suite composée par Ayler lui-même avec des passages improvisés par Mary Parks – cela ne manque pas de fantaisie – , suite interrompue par les applaudissements du public. Des riffs simplissimes s’ouvrent soudain sur une complexité mélodique arborescente, laquelle s’impose dans le Revelations n°4 en révélant toujours plus son invention mélodique naturelle. Et donc pourquoi ne pas intituler ce coffret d’Ayler, Revelations ? C’est largement mérité. Quant à l’improvisation vocale de Speaking In Tongues d’Albert et Mary qui clôture la première partie du concert du 27 juillet (fin du CD 2), elle est vraiment merveilleuse malgré son apparente simplicité.
Pour ceux qui connaissent mal Albert Ayler et voudraient acquérir ses albums les plus remarquables – incontournables, rien de tel que les publications en CD du label ESP (Spiritual Unity, Hilversum Sessions avec Don Cherry, Spirits Rejoice, Prophecy, ou encore New York Ear and Eye Control). Chez Impulse , Love Cry avec Don Ayler, Milford Graves, Alan Silva et Call Cobbs. Et bien sûr , il ne faut pas rater la réédition améliorée par le label Ezz-thetics de ces mêmes enregistrements chez ESP. Spirits évidemment avec Sunny Murray, la trilogie Ghosts, Copenhagen Tapes et les Hilversum Sessions de la tournée européenne de 1964 avec Don Cherry, Gary Peacock et Sunny Murray. Mais aussi les concerts de Berlin, Stockholm, Lörrach et Paris de la tournée de 1966 avec son frère Don Ayler à la trompette, le violoniste hollandais Michael Sampson, le bassiste Bill Folwell et le batteur Beaver Harris, même s’il y a redondance dans le matériel enregistré sur ce double CD. En fait, ce coffret Revelations est un outil formidable pour aller au plus profond du cheminement d’Albert Ayler et la compréhension de son travail. Les CD 3 et 4 contiennent l’entièreté du concert du 27 juillet avec Call Cobbs où on peut encore entendre parmi d’autres merveilles les versions N° 5 et 6 de ces mystérieuses Revelations. La participation du pianiste accentue l’aspect modal du jeu d’Ayler qui entonne Truth is Marching In pour commencer cette deuxième concert, une pièce du répertoire du quintet avec Don Ayler et qui ouvrait le vinyle Shandar – Fondation Maeght volume 2 avec ses suraigus vitaminés en final du morceau.
L’ensemble de ce deuxième concert se focalise sur le saxophoniste lui-même avec une belle prédominance de sa facette gospel, déchirée à de nombreuses reprises par l’urgence émotionnelle de son jeu free explosif. Pour les auditeurs du jazz free, c’est donc une facette reconnue des arts musicaux afro-américains, le gospel et son interprétation vivante au saxophone accompagnée par un pianiste du cru (Call Cobbs rhapsodiant à souhait) intégrée naturellement dans le feeling et la pratique de la musique libre, laissant la place à l’émotion et à l’affirmation culturelle du peuple noir américain avec ses espérances, sa foi dans un monde meilleur et ses contradictions. Mary Parks intervient encore dans Again Comes the Rising Sun (parlé puis chanté), A Man is Like A Tree et Music is the Healing Force of the Universe parmi les chevaux de bataille de la saga aylérienne : Zion Hill, In Heart Only, Spirits Rejoice, Spirits, Spiritual Reunion et ce morceau presque Rock n' Roll, Holy Family qui figurait dans le volume 1 Shandar, à la fois enthousiaste et rageur. Il suffit d’écouter les Revelations n°5 et N°6. Le n°5 dure plus de vingt minutes : Albert Ayler ressasse des fragments de riffs gospel en les écrasant de tout son souffle, puis s’élance dans ces suraigus ponctués de honk grognons qui n’appartiennent qu’à lui et ses sifflements stratosphériques qu’il maîtrise à la perfection et avec lesquels il se lâche comme très peu seraient capables de le faire. Sa sonorité a toujours cette chaleur phénoménale et ce feeling mélodique même dans les phases de jeux les plus « extrêmes » et déchirantes. La longue version de Spirits du CD 4 qui figure après la fabuleuse "Mayonnaise" de Spirits Rejoice est très enlevée et un des points culminants du concert, même avec un Cal Cobbs enjoué et sautillant. Délirant ! Albert s'écarte du thème avec ses harmoniques fantômatiques et sifflées dans l'aigu et revient dessus pour à chaque fois pour le transformer. Thanks God For Women : thème bastringue et chanté (improvisé !) à la gloire des femmes ! On réalise alors quel véritable showman sincère il était, complètement ancré dans la musique et la réalité vécue de son peuple...
Albert Ayler, artiste qu'on voudrait sérieux, avait un réel sens de l'humour et un pouvoir de transcender tout ce qu'il jouait même les choses les plus "banales" comme le faisaient Louis Armstrong ou Billie Holiday. Au crédit du groupe, il n’y eut quasi aucune répétition, comme l’expliquent chacun d’eux dans les interviews publiées dans le copieux livret, lui-même un document incontournable de l’historiographie aylerienne. Les « accompagnateurs » se sont simplement surpassés en réagissant sur le tas au fur et à mesure que défilaient les 28 morceaux pour un total de 3h et demie de musique. Pour information, Allen Blairman qui joue ici avec souplesse et un sens fluctuant du tempo très sûr, a séjourné plusieurs années en Allemagne et enregistré avec Karl Berger et Masahiko Satoh (With Silence/ Enja), Berger et Peter Kowald (We Are You/Calig), Mal Waldron, Manfred Schoof et Steve Lacy (Hard Talk /Enja), Albert Mangelsdorff (Spontaneous/ Enja). C’est dire si cet allumé du free avait du talent ! Il faut faire remarquer que la position des micros de la batterie n’est pas idéale : la prise de sons est signée Claude Jauvert, responsable de nombreux albums BYG et de la prise de son des Second Act of A de Cecil Taylor à la Fondation Maeght publiés aussi par Shandar, enregistrements qui ne brillent pas par leur clarté et leur dynamique. Quant à Steve Tintweiss, il a travaillé et enregistré avec l’exigeant et créatif pianiste Burton Greene (ESP, CBS), et joua aussi avec Sam Rivers.
Elemental Records est le label de Zev Feldman et Jeff Lederer, Feldman étant le producteur scrupuleux et super professionnel du label Resonance Records (inédits de Bill Evans (live),Chet Baker, Sonny Rollins avec Han Bennink, et intégrale des enreg. d'Eric Dolphy pour Alan Douglas). Quant à Elemental, le label a aussi des albums live de inédits de Jimmy Giuffre avec Joe Chambers, Dexter Gordon, Barney Wilen, Woody Shaw et Bill Evans amoureusement réalisés à son catalogue. Il s'agit donc d'une publication digne de confiance et tout à fait estimable. Et le copieux livret est très sérieusement documenté avec des photos inédites, les circonstances exactes de ces deux concerts et plusieurs interviews dont celles de Sonny Rollins, Don Cherry, Archie Shepp, Joe Lovano, Steve Tintweiss, Allen Blairman, David S Ware, Thurston Moore et Carlos Santana. Notes de Ben Young, le concepteur du projet Holy Ghost qui reprend des inédits d'Ayler sur 9 CD's avec un livre passionnant et une boîte et des fac similés luxueux. D'autres concerts "privés" ont été enregistrés la même semaine dans un camping voisin et se trouvent dans le pesant coffret Holy Ghost avec une qualité sonore approximative
Bref, mon opinion est que cette boîte est tout à fait cohérente (plus que le légendaire Holy Ghostcité un peu plus haut du label Revenant) et si vous aimez Albert Ayler, vous n’allez pas perdre votre temps. Il y a là bien des Révélations alors que nous croyons avoir fait le tour de cet artiste inclassable et extrêmement sincère, même en s’exprimant de manière « populaire ». Du Albert Ayler pur jus !
Ce texte est aussi dédié à mon ami KRIS VANDERSTRAETEN, dessinateur en black and white , Aylerophile notoire, percussionniste free inspiré et réalisateur d'affiches et de pochettes inoubliables.
PS : Pour acquérir ce coffret Ayler , il faut passer par un vendeur basé en U.E. comme Souffle Continu à Paris ou Open Door - Peter Schegel qui me l'a livré pour moins de 50 euros hors frais d'envoi. En le commandant via les USA , vous vous exposez à des taxes douanières coûteuses de l'ordre d'une trentaine d'euros.
Horace Tapscott Quintet Legacies for Our Grandchildren Dark Tree DT (RS) 116.
http://www.darktree-records.com/horace-tapscott-quintet-%E2%80%93-legacies-for-our-grandchildren-%E2%80%93-live-in-hollywood-1995-%E2%80%93-dtrs16
Le label Dark Tree documente systématiquement des enregistrements d’archives du pianiste Horace Tapscott et du tandem John Carter et Bobby Bradford, mais aussi Robert Miranda et Vinny Golia. Après avoir publié deux enregistrements avec des groupes plus larges (comme Horace Tapscott with the Pan Afrikan Peoples Arkestra and the Great Voice Of UGMAA – Why Don’t You Listen? DT (RS) 11), voici que Dark Tree propose un excellent quintet qui a très souvent joué à Los Angeles. Excellement capté dans le légendaire Catalina’s Bar and Grill, Cahuenga Blvd à L.A., un lieu qui accueillit régulièrement des concerts de Christian Mc Bride, David Sanchez, Buddy Colette, John Scofield, etc … , le quintet de Tapscott réunit son groupe régulier. Le saxophoniste Michael Sessions, le tromboniste Thurman Green, le contrebassiste Roberto Miranda et le batteur Fritz Wise entourent le leader dans une formation soudée, puissante et cohérente autour des compositions bien charpentées du leader et un Motherless Child chanté par Dwight Trible, lequel chante aussi dans Close To Freedom et Little Africa dans une manière nourrie de la tradition du gospel. C’est donc de l’excellent jazz moderne avec une sérieuse pointe de Coltrane imprégnée de blues dans le chef du saxophoniste Michael Sessions. S’il tient les cadences rythmiques ave une fermeté implacable mais swinguante, Fritz Wise a le don de se mettre en orbite lorsque Sessions prend un solo de sax ténor passionné dans Breakfast at Bongo’s. Plusieurs morceaux dépassent la marque des douze minutes en raison des solos individuels mais les arrangements sinueux et dynamiques sont exécutés au cordeau. Très remarquables interventions du leader au piano, un styliste vraiment original au feeling proche d’un Jaki Byard. Il joue « presque » free à la limite du swing avec une belle manière percussive. Le contrebassiste a un jeu idéal et fait complètement corps avec la musique du pianiste. Dans les trois derniers morceaux, le groupe se focalise sur l’efficacité en resserrant l’interprétation de Close to Freedom (8:24), The Theme (5:36) ) et Little Africa (8 :58), mettant en valeur la construction des compositions de Tapscott et ses improvisations folles mais calibrées au piano. The Theme, justement : signé Miles Davis et morceau final des sets du trompettiste dans les années 50, c’est l’occasion d’un chassé-croisé entre le pianiste et le batteur. Le final, Little Africa est laissé pour la bonne bouche, une synthèse – comprimé de ce que ce quintet a à nous offrir, avec la magnifique et survoltée partie vocale de Dwight Trible qui en transcende toute l’essence. Tapscott étant un vétéran, il est fort à parier que si cette musique avait pu être jouée et enregistrée pour Blue Note dans les années soixante, cet album live serait aujourd’hui une véritable référence. Leur message musical s’adresse avant tout à la communauté afro-américaine, fortement représentée dans le public de cette soirée plutôt qu’aux critiques de jazz ou aux afficionados branchés. Pianiste singulier, Horace Tapscott fait partie de ce lignage de pianistes uniques du jazz moderne comme Herbie Nicols, Sal Mosca, Randy Weston, Jaki Byard et Burton Greene. Donc, un superbe album d’une musique ressentie et vécue par un vrai groupe régulier de la Great Black Music la plus authentique.
Free Improvising Singer and improvised music writer.
12 août 2022
Rudi Mahall Olaf Rupp Jan Roder/ Sergio Fedele/ Takehisa Kosugi et Mototeru Takagi/ Udo Schindler Peter Jacquemyn
Rudi Mahall Olaf Rupp Jan Roder Skyhook Audiosemantics.de
https://audiosemantics.bandcamp.com/album/skyhook
Clarinette basse (Rudi Mahall) – guitare acoustique (Olaf Rupp) – contrebasse (Jan Roder). Nous avons ici tous les ingrédients d’une musique de chambre de premier plan transcendée en formule de choc par sa projections d’énergies à la fois subtiles et tranchantes . L’agilité, l’invention, la puissance et la maîtrise de la clarinette basse de Rudi Mahall et sa constante inspiration font de Rudi Mahall « LE » souffleur à suivre par excellence dans le domaine du jazz « d’avant-garde » et des musiques improvisées réunis. Avec son acolyte des légendaires Die Enttäuschung, le contrebassiste Jan Roder, il a gravé les meilleures pages de la clarinette basse depuis Eric Dolphy (décédé trop tôt en 1964 à Berlin). Ce quartet qui compte aussi le prodigieux trompettiste Axel Dörner et (actuellement) le batteur Michael Griener, s’est fait une spécialité à jouer TOUT le répertoire de Thelonious Monk et réaliser l’exploit d’enregistrer tout le Thesaurus Monkien en trois cédés en s’adjoignant le pianiste Alex von Schlippenbach, lui-même compagnon de route primordiale d’un des plus grands innovateurs du saxophone improvisé – free-jazz, Evan Parker. Il s’agit du coffret Monk’s Casino/ Intakt 100, enregistrement intégral des 54 compositions monkiennes où Rudi s’affirme le maître inégalé de l’instrument dans le jazz moderne depuis la disparition de son inventeur, Eric Dolphy, lui-même monkophile notoire. Sa manière incontournable de placer des harmoniques dans le tempo sournois des méandres mélodiques, inspirés ou suggérés par l’étrangeté harmonique et les accents imprévisibles du Monkisme intransigeant, est absolument unique et défie la gravité universelle. À cela s’ajoute un rare lyrisme, une articulation swing pleine de triple détachés d’effets expressifs et de spirales qui respirent autant le jazz le plus excellent et authentique qui soit, que le souffle de l’avant-garde. Ce funambule s’affirme sur son instrument comme un des quelques rarissimes meilleurs élèves de la précision lacyenne ou roscoeiste, élève parce que né bien après ces maîtres. Car son imagination créatrice anguleuse est fertile et tout à fait naturelle. On va me dire que ce n’est pas très original de suivre les traces d’un Eric Dolphy, mais je rétorque qu’il n’est pas donné à quiconque maîtrise la clarinette de se mouvoir aussi aisément avec une clarinette basse et encore plus d’évoluer de la sorte en coordonnant ses registres dissemblables avec de tels coups de langue sur la frange de l’anche en jonglant avec tous ses effets expressifs du suave au mordant, du volatile au grondant dans un jeu aussi architectural. Tout l’intérêt de cet enregistrement avec un tel clarinettiste est sublimé par le savoir – faire prodigieux à la six cordes acoustique d’Olaf Rupp et ses dix doigts mettant à armes égales la main gauche et la main droite. À cela s’ajoute la liberté expressive du contrebassiste Jan Roder dispensé de batterie pour assumer la dimension rythmique et le sens intime des pulsations et parachever la dimension orchestrale de leurs douze improvisations collectives, à la fois « courtes » (de 4 à 8 minutes et quelques) et concentrées . Le guitariste joue ici d’une manière optimale, les doigts chevauchant tous les intervalles, motifs mélodiques possibles, les notes cascadant comme d’une fontaine inépuisable, usant tous les stratagèmes expressifs de son instrument et en transcendant détournant les paradigmes techniques de la six cordes classique. Son style tout en florescence et arborescence se meut donc sur le territoire de la six cordes classique dont il assume une fabuleuse hyperextension quasiment acrobatique. Bien que n’ étant peut-être pas aussi délirant que celui du fabuleux Roger Smith et ses écartèlements improbables de la main gauche, Olaf Rupp incarne valablement un sens exemplaire de l’orchestration, renforcé par le discret mais très efficace Jan Roder, véritable pilier centre de gravité du trio Skyhook. Y a-t-il un coin dans l’espace du ciel.
Comment ces trois – là concourent, se complètent, s’émulent est une véritable merveille assumant le rôle moteur de l’improvisation totale dans la direction de la composition instantanée et de la cogestion concertée de l’espace sonore et son évolution dans le temps de tous les instants. Un chef d’œuvre !
Sergio Fedele Le Melancolie di Tifeo Setola di Maiale SM 4400
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4400
Réalisées avec l’aide du Centro di Ricerca Musicale Angelica de Bologne, les Melancolie di Tifeo mettent en scène et en sons un instrument monstrueux et hybride, l’Ecatorf pour lequel Sergio Fedele s’est mis à écrire des compositions avant que l’instrument soit finalement construit. Disposé sur une armature de soutien, l’Ecatorf est un instrument de souffle à anche avec plusieurs tuyaux et trois pavillons qui a été conçu pour en métamorphoser les sons, graves en général, et en exprimer des nuances sonores et des effets de timbre - glissandi – harmoniques – bourdonnements - etc …. Le CD contient un livret très explicatif en italien qui s’adresse à ceux qui ont des solides notions d’organologie et de musicologie. Il y a aussi toute une mythologie qui s’inscrit dans ce projet, un univers poétique et sémantique original. Bien que j’ai acquis une connaissance approfondie de l’italien, ce serait tout un travail pour moi d’essayer de traduire et de décortiquer le contenu des notes fournies par le compositeur instrumentiste, Sergio Fedele. Pragmatiquement , je me réfère à ce qui sort de mes haut – parleur, avec la remarque que la copie de CD (ou CDr ?) reçue ne fonctionnait pas sur mes appareils. Mais, rassurez-vous, le son est tout-à-fait convenable via mon IBook Air et ses « speakers ». Et donc j’ai écouté cette musique avec grand plaisir pour la qualité sonore de la musique, la précision du jeu et son excellente originalité. Avec un tel instrument, impossible de jouer « vite », car il faut contrôler l’émission du son dans la colonne d’air par chacun des différents tubes et pavillons avec les mécanismes. Donc il s’agit d’une musique « lente » où l’auditeur prend son temps pour écouter ces sonorités se transformer, glisser, grasseyer, siffler, gronder, cracher, trembler et n’en rater aucune nuance. Comme j’en ai une vision photographique, je ne réalise pas bien comment cela fonctionne. Mais une chose est certaine, cela fonctionne merveilleusement pour produire de curieux timbres avec une précision étonnante et des techniques diversifiées basées essentiellement sur un contrôle minutieux du souffle, en utilisant les principes sonores de base d’un instrument de souffle à tubes tel qu’on le connaît depuis la nuit des temps. Qualité au niveau des compositions et de leur complémentarité. Absolument unique en son genre et follement audacieux. Au moins, un artiste créatif qui ne s’inscrit dans aucune logique – école – tendance – sub-scène x , y ou z, mais nous fait entendre quelque chose de vraiment inouï et facétieux produit de son imagination et de son imaginaire. L’enregistrement a été réalisé à Angelica et produit par l’infatigable Stefano Giust, le responsable du label Setola di Maiale, l’étiquette numéro un des musiques expérimentales – free-jazz – improvisations en Italie.
Infinite Emanation Takehisa Kosugi et Mototeru Takagi Chap Chap Records CPCD – 008
https://www.chapchap-music.com/chap-chap-records/cpcd-008/
Concert organisé en janvier 1985 à Koichi City et publié par l’incontournable activiste Takeo Suetomi sur son excellent label Chap-Chap. Rencontre improbable du légendaire violoniste Takehisa Kosugi, pionnier de la musique expérimentale au Japon et membre des Taj Mahal Travellers (et qui figure sur un album rare de Steve Lacy) avec le sauvage saxophoniste Mototeru Takagi, compagnon de route des Masahiko Togashi, Kaoru Abe, Sabu Toyozumi, Motoharu Yoshizawa, Takashi Kako, Toshinori Kondo et Jojo Takyanagi et participant aux Duos et Trios de Derek Bailey et Meditation Among Us de Milford Graves avec Abe, Kondo et Yoshizawa. Ces deux artistes ont disparu, malheureusement, et c'est donc l'unique occasion de les entendre ensemble en duo. Le concert commence avec une pétarade électronique ralentie et produite par Kosugi en tournant le potentiomètre de son appareil face aux sussurements aigus de son acolyte au sax soprano. Après la dixième minute, Takehisa Kosugi joue du violon en pizz et Takagi joue en glissandi dans le registre aigu en imitant le violon jusqu’à ce que les deux dialoguent tout en nuances en faisant plier les notes, usant du vibrato comme des volatiles inconnus, l’appareil électronique resurgissant brièvement à plusieurs moments comme un moteur mis sous pression. Les morsures du sax soprano se faisant vénéneuses, alors que les bruissements motorisés alternent avec des déchirements suraigus et intempestifs. Infinite Emanation se révèle comme une tentative un peu surréaliste de marier la carpe et le lapin tout en maintenant un esprit de surprise. Vers la minute 20 , le violoniste s’élance dans des spirales modales jouée à l’archet tout en perturbant avec son propre matériel électrocuté. C’est sur cette ambiance de violon pastoral que commence la deuxième partie (Emanation n° 2) pour plus de quarante minutes en établissant le dialogue entre les deux instrumentistes, leurs deux instruments se mariant aisément et de manière intéressante tout en faisant évoluer l’improvisation collective en se relançant alternativement avec des éléments mélodiques et harmoniques similaires qui se complètent avec un sens de l’écoute doublé d’une volonté d’affirmation individuelle usant de contrastes et d’un relatif humour. Les minutes s’écoulent sans se ressembler dans une trajectoire tendue et complice à la fois, les idées devenant plus marquées, mordantes, anguleuses et extrêmes. Il y a un sens du crescendo dramatique dans leurs échanges, leurs diversions et leurs insistances, cela faisant que leur musique s’impose véritablement. On a parfois du mal à identifier lequel des instruments produit ces aigus endiablés, ces ostinatos délirants, ces sifflements ou ce musardage délicieux, car, en fait, petit à petit, la communications entre les deux improvisateurs joue à plein et que le questionnement imprévisible pointe son nez. C’est un peu extrême, follement déstructuré, et tout à fait improvisé. Du moins, c’est l’impression qu’ils donnent, jusqu’à devenir complètement zinzin – délirant genre folie douce avant de s’élancer pour de bon dans l’inconnu intersidéral (ou sidérant). À force d’imprécations stridentes dans le bec du sax soprano, Mototeru Takagi en devient fascinant. Une aptitude subtile pour recycler certaines sonorités ou ostinatos obtenus au prix d’efforts soutenus, plus loin dans le fil de la performance transformant la scène en théâtre de la folie. Un très bon document sur les développements de l’improvisation radicale au Japon qui échappe à la manie du hard-free violent et aux références établies.
Udo Schindler Peter Jacquemyn Fragile Eruptions FMR CD 625-0422
“To Break and be able to grow together again in a better way that is the difficult art”. Citation d’Asger Jorn figurant sur la pochette de ce CD en duo entre un colosse de la contrebasse et un multi-instrumentiste impénitent crédité ici « clarinets, saxophones, brass » alors que le bassiste utilise la voix et sa capacité à émettre de remarquables chants d’harmoniques similaires au xoomij ou au kargyraa mongols. Je suis fort aise de retrouver mon compatriote Peter Jacquemyn sur un nouveau CD en duo avec le multi-instrumentiste Bavarois Udo Schindler lequel a entrepris une « Low Tone Series » avec des instrumentistes « graves » et dont c’est le #7. Le goût de ce dernier pour la clarinette basse coïncide très bien avec le jeu de plus en plus boisé du contrebassiste. Les improvisations enregistrées ici lors d’un concert mémorable à « salon » et « ar Toxin » dans la ville de Munich se composent de deux séries de six et cinq morceaux de durées assez variées et intitulées « exploding fragility » et « floating energy surge ». Peter Jacquemyn a hérité de son mentor Peter Kowald l’esprit des rencontres en duo et de la mise en commun mutuelle de l’improvisation libre ou « totale ». Son expérience puise aux sources de musiques ethniques et d’un free-jazz libéré des structures et préséances. Création sonore dans l’instant, duo funambule où le grain du son et le déchirement de textures et des harmoniques s’intègrent dans un feeling mélodico-rythmique ou plus exactement pulsatoire. Quand à Udo Schindler ses incursions dans le champ sonore avec ses différents instruments de souffle relancent l'intérêt et la connivence établie entre les deux artistes qui littéralement "habitent" l'esprit des lieux et incarnent leurs pérégrinations comme des moments intenses de la vraie vie, celle de l'écoute et de l'invention. Vous avez dit folklore imaginaire ? Voilà bien de quoi vous sustenter, sentir et humer tout au long de ces minutes qui se déroulent en étendant le temps et en distendant les sonorités pour en découvrir l’écorce, la densité, leurs remous et les vibrations infinies. Graphismes - dessins de Peter Jacquemyn, sculpteur et dessinateur organique s'il en est ! Excellent et poétique.
https://audiosemantics.bandcamp.com/album/skyhook
Clarinette basse (Rudi Mahall) – guitare acoustique (Olaf Rupp) – contrebasse (Jan Roder). Nous avons ici tous les ingrédients d’une musique de chambre de premier plan transcendée en formule de choc par sa projections d’énergies à la fois subtiles et tranchantes . L’agilité, l’invention, la puissance et la maîtrise de la clarinette basse de Rudi Mahall et sa constante inspiration font de Rudi Mahall « LE » souffleur à suivre par excellence dans le domaine du jazz « d’avant-garde » et des musiques improvisées réunis. Avec son acolyte des légendaires Die Enttäuschung, le contrebassiste Jan Roder, il a gravé les meilleures pages de la clarinette basse depuis Eric Dolphy (décédé trop tôt en 1964 à Berlin). Ce quartet qui compte aussi le prodigieux trompettiste Axel Dörner et (actuellement) le batteur Michael Griener, s’est fait une spécialité à jouer TOUT le répertoire de Thelonious Monk et réaliser l’exploit d’enregistrer tout le Thesaurus Monkien en trois cédés en s’adjoignant le pianiste Alex von Schlippenbach, lui-même compagnon de route primordiale d’un des plus grands innovateurs du saxophone improvisé – free-jazz, Evan Parker. Il s’agit du coffret Monk’s Casino/ Intakt 100, enregistrement intégral des 54 compositions monkiennes où Rudi s’affirme le maître inégalé de l’instrument dans le jazz moderne depuis la disparition de son inventeur, Eric Dolphy, lui-même monkophile notoire. Sa manière incontournable de placer des harmoniques dans le tempo sournois des méandres mélodiques, inspirés ou suggérés par l’étrangeté harmonique et les accents imprévisibles du Monkisme intransigeant, est absolument unique et défie la gravité universelle. À cela s’ajoute un rare lyrisme, une articulation swing pleine de triple détachés d’effets expressifs et de spirales qui respirent autant le jazz le plus excellent et authentique qui soit, que le souffle de l’avant-garde. Ce funambule s’affirme sur son instrument comme un des quelques rarissimes meilleurs élèves de la précision lacyenne ou roscoeiste, élève parce que né bien après ces maîtres. Car son imagination créatrice anguleuse est fertile et tout à fait naturelle. On va me dire que ce n’est pas très original de suivre les traces d’un Eric Dolphy, mais je rétorque qu’il n’est pas donné à quiconque maîtrise la clarinette de se mouvoir aussi aisément avec une clarinette basse et encore plus d’évoluer de la sorte en coordonnant ses registres dissemblables avec de tels coups de langue sur la frange de l’anche en jonglant avec tous ses effets expressifs du suave au mordant, du volatile au grondant dans un jeu aussi architectural. Tout l’intérêt de cet enregistrement avec un tel clarinettiste est sublimé par le savoir – faire prodigieux à la six cordes acoustique d’Olaf Rupp et ses dix doigts mettant à armes égales la main gauche et la main droite. À cela s’ajoute la liberté expressive du contrebassiste Jan Roder dispensé de batterie pour assumer la dimension rythmique et le sens intime des pulsations et parachever la dimension orchestrale de leurs douze improvisations collectives, à la fois « courtes » (de 4 à 8 minutes et quelques) et concentrées . Le guitariste joue ici d’une manière optimale, les doigts chevauchant tous les intervalles, motifs mélodiques possibles, les notes cascadant comme d’une fontaine inépuisable, usant tous les stratagèmes expressifs de son instrument et en transcendant détournant les paradigmes techniques de la six cordes classique. Son style tout en florescence et arborescence se meut donc sur le territoire de la six cordes classique dont il assume une fabuleuse hyperextension quasiment acrobatique. Bien que n’ étant peut-être pas aussi délirant que celui du fabuleux Roger Smith et ses écartèlements improbables de la main gauche, Olaf Rupp incarne valablement un sens exemplaire de l’orchestration, renforcé par le discret mais très efficace Jan Roder, véritable pilier centre de gravité du trio Skyhook. Y a-t-il un coin dans l’espace du ciel.
Comment ces trois – là concourent, se complètent, s’émulent est une véritable merveille assumant le rôle moteur de l’improvisation totale dans la direction de la composition instantanée et de la cogestion concertée de l’espace sonore et son évolution dans le temps de tous les instants. Un chef d’œuvre !
Sergio Fedele Le Melancolie di Tifeo Setola di Maiale SM 4400
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4400
Réalisées avec l’aide du Centro di Ricerca Musicale Angelica de Bologne, les Melancolie di Tifeo mettent en scène et en sons un instrument monstrueux et hybride, l’Ecatorf pour lequel Sergio Fedele s’est mis à écrire des compositions avant que l’instrument soit finalement construit. Disposé sur une armature de soutien, l’Ecatorf est un instrument de souffle à anche avec plusieurs tuyaux et trois pavillons qui a été conçu pour en métamorphoser les sons, graves en général, et en exprimer des nuances sonores et des effets de timbre - glissandi – harmoniques – bourdonnements - etc …. Le CD contient un livret très explicatif en italien qui s’adresse à ceux qui ont des solides notions d’organologie et de musicologie. Il y a aussi toute une mythologie qui s’inscrit dans ce projet, un univers poétique et sémantique original. Bien que j’ai acquis une connaissance approfondie de l’italien, ce serait tout un travail pour moi d’essayer de traduire et de décortiquer le contenu des notes fournies par le compositeur instrumentiste, Sergio Fedele. Pragmatiquement , je me réfère à ce qui sort de mes haut – parleur, avec la remarque que la copie de CD (ou CDr ?) reçue ne fonctionnait pas sur mes appareils. Mais, rassurez-vous, le son est tout-à-fait convenable via mon IBook Air et ses « speakers ». Et donc j’ai écouté cette musique avec grand plaisir pour la qualité sonore de la musique, la précision du jeu et son excellente originalité. Avec un tel instrument, impossible de jouer « vite », car il faut contrôler l’émission du son dans la colonne d’air par chacun des différents tubes et pavillons avec les mécanismes. Donc il s’agit d’une musique « lente » où l’auditeur prend son temps pour écouter ces sonorités se transformer, glisser, grasseyer, siffler, gronder, cracher, trembler et n’en rater aucune nuance. Comme j’en ai une vision photographique, je ne réalise pas bien comment cela fonctionne. Mais une chose est certaine, cela fonctionne merveilleusement pour produire de curieux timbres avec une précision étonnante et des techniques diversifiées basées essentiellement sur un contrôle minutieux du souffle, en utilisant les principes sonores de base d’un instrument de souffle à tubes tel qu’on le connaît depuis la nuit des temps. Qualité au niveau des compositions et de leur complémentarité. Absolument unique en son genre et follement audacieux. Au moins, un artiste créatif qui ne s’inscrit dans aucune logique – école – tendance – sub-scène x , y ou z, mais nous fait entendre quelque chose de vraiment inouï et facétieux produit de son imagination et de son imaginaire. L’enregistrement a été réalisé à Angelica et produit par l’infatigable Stefano Giust, le responsable du label Setola di Maiale, l’étiquette numéro un des musiques expérimentales – free-jazz – improvisations en Italie.
Infinite Emanation Takehisa Kosugi et Mototeru Takagi Chap Chap Records CPCD – 008
https://www.chapchap-music.com/chap-chap-records/cpcd-008/
Concert organisé en janvier 1985 à Koichi City et publié par l’incontournable activiste Takeo Suetomi sur son excellent label Chap-Chap. Rencontre improbable du légendaire violoniste Takehisa Kosugi, pionnier de la musique expérimentale au Japon et membre des Taj Mahal Travellers (et qui figure sur un album rare de Steve Lacy) avec le sauvage saxophoniste Mototeru Takagi, compagnon de route des Masahiko Togashi, Kaoru Abe, Sabu Toyozumi, Motoharu Yoshizawa, Takashi Kako, Toshinori Kondo et Jojo Takyanagi et participant aux Duos et Trios de Derek Bailey et Meditation Among Us de Milford Graves avec Abe, Kondo et Yoshizawa. Ces deux artistes ont disparu, malheureusement, et c'est donc l'unique occasion de les entendre ensemble en duo. Le concert commence avec une pétarade électronique ralentie et produite par Kosugi en tournant le potentiomètre de son appareil face aux sussurements aigus de son acolyte au sax soprano. Après la dixième minute, Takehisa Kosugi joue du violon en pizz et Takagi joue en glissandi dans le registre aigu en imitant le violon jusqu’à ce que les deux dialoguent tout en nuances en faisant plier les notes, usant du vibrato comme des volatiles inconnus, l’appareil électronique resurgissant brièvement à plusieurs moments comme un moteur mis sous pression. Les morsures du sax soprano se faisant vénéneuses, alors que les bruissements motorisés alternent avec des déchirements suraigus et intempestifs. Infinite Emanation se révèle comme une tentative un peu surréaliste de marier la carpe et le lapin tout en maintenant un esprit de surprise. Vers la minute 20 , le violoniste s’élance dans des spirales modales jouée à l’archet tout en perturbant avec son propre matériel électrocuté. C’est sur cette ambiance de violon pastoral que commence la deuxième partie (Emanation n° 2) pour plus de quarante minutes en établissant le dialogue entre les deux instrumentistes, leurs deux instruments se mariant aisément et de manière intéressante tout en faisant évoluer l’improvisation collective en se relançant alternativement avec des éléments mélodiques et harmoniques similaires qui se complètent avec un sens de l’écoute doublé d’une volonté d’affirmation individuelle usant de contrastes et d’un relatif humour. Les minutes s’écoulent sans se ressembler dans une trajectoire tendue et complice à la fois, les idées devenant plus marquées, mordantes, anguleuses et extrêmes. Il y a un sens du crescendo dramatique dans leurs échanges, leurs diversions et leurs insistances, cela faisant que leur musique s’impose véritablement. On a parfois du mal à identifier lequel des instruments produit ces aigus endiablés, ces ostinatos délirants, ces sifflements ou ce musardage délicieux, car, en fait, petit à petit, la communications entre les deux improvisateurs joue à plein et que le questionnement imprévisible pointe son nez. C’est un peu extrême, follement déstructuré, et tout à fait improvisé. Du moins, c’est l’impression qu’ils donnent, jusqu’à devenir complètement zinzin – délirant genre folie douce avant de s’élancer pour de bon dans l’inconnu intersidéral (ou sidérant). À force d’imprécations stridentes dans le bec du sax soprano, Mototeru Takagi en devient fascinant. Une aptitude subtile pour recycler certaines sonorités ou ostinatos obtenus au prix d’efforts soutenus, plus loin dans le fil de la performance transformant la scène en théâtre de la folie. Un très bon document sur les développements de l’improvisation radicale au Japon qui échappe à la manie du hard-free violent et aux références établies.
Udo Schindler Peter Jacquemyn Fragile Eruptions FMR CD 625-0422
“To Break and be able to grow together again in a better way that is the difficult art”. Citation d’Asger Jorn figurant sur la pochette de ce CD en duo entre un colosse de la contrebasse et un multi-instrumentiste impénitent crédité ici « clarinets, saxophones, brass » alors que le bassiste utilise la voix et sa capacité à émettre de remarquables chants d’harmoniques similaires au xoomij ou au kargyraa mongols. Je suis fort aise de retrouver mon compatriote Peter Jacquemyn sur un nouveau CD en duo avec le multi-instrumentiste Bavarois Udo Schindler lequel a entrepris une « Low Tone Series » avec des instrumentistes « graves » et dont c’est le #7. Le goût de ce dernier pour la clarinette basse coïncide très bien avec le jeu de plus en plus boisé du contrebassiste. Les improvisations enregistrées ici lors d’un concert mémorable à « salon » et « ar Toxin » dans la ville de Munich se composent de deux séries de six et cinq morceaux de durées assez variées et intitulées « exploding fragility » et « floating energy surge ». Peter Jacquemyn a hérité de son mentor Peter Kowald l’esprit des rencontres en duo et de la mise en commun mutuelle de l’improvisation libre ou « totale ». Son expérience puise aux sources de musiques ethniques et d’un free-jazz libéré des structures et préséances. Création sonore dans l’instant, duo funambule où le grain du son et le déchirement de textures et des harmoniques s’intègrent dans un feeling mélodico-rythmique ou plus exactement pulsatoire. Quand à Udo Schindler ses incursions dans le champ sonore avec ses différents instruments de souffle relancent l'intérêt et la connivence établie entre les deux artistes qui littéralement "habitent" l'esprit des lieux et incarnent leurs pérégrinations comme des moments intenses de la vraie vie, celle de l'écoute et de l'invention. Vous avez dit folklore imaginaire ? Voilà bien de quoi vous sustenter, sentir et humer tout au long de ces minutes qui se déroulent en étendant le temps et en distendant les sonorités pour en découvrir l’écorce, la densité, leurs remous et les vibrations infinies. Graphismes - dessins de Peter Jacquemyn, sculpteur et dessinateur organique s'il en est ! Excellent et poétique.
Free Improvising Singer and improvised music writer.
2 août 2022
Esther Lamneck René Mogensen Edoardo Ricci Eugenio Sanna/ Vinny Golia Bernard Santacruz Cristiano Calganile/ Thanos Chrysakis - Jason Alder / Francesco Massaro Francesco Pellegrino/ Johannes Schmitz Stefan Scheib Daniel Studer Daniel Weber
Esther Lamneck René Mogensen Edoardo Ricci Eugenio Sanna Small Parts of a Garden Setola di Maiale SM 4420 / René Mogensen RM Electro RM22003
https://play.anghami.com/song/1053340539?lang=fr
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4420
Enregistré en 1997 au Vecchio Mulino, ce quartet rassemble l’inénarrable duo du saxophoniste florentin Edoardo Ricci et du guitariste Pisan Eugenio Sanna avec la clarinettiste U.S. Esther Lamneck (ici aussi au taragot) et le saxophoniste danois René Mogensen. On se rappelle l’album Sette Premonizioni Ortofrutticoli du duo Ricci-Sanna et sa musique expressive et ludique et on n’est pas étonné qu’ils aient enregistré de Petits Morceaux d’un Jardin dans cette compagnie. J’ajoute encore que leur CD Segnali della Ritratta avec le percussionniste Roger Turner enregistré peu après (1999) vaut son pesant de chou-fleurs, de tomates, de courgettes et de poireaux au point que le label qui a publié les deux deux CD’s précités s’appelle BURP Publications tellement ils se sont goinfrés. Ils n’ont pas tort, comme dans les légumes et leur musique, il n’y pas de graisse. Selon le label Burp qui avait intitulé la série « Muscle Head », il y a de l’énergie et de la « tête » soit un savoir-faire dû à l’intelligence, la réflexion, le sens de la stratégie dans le collectif et une créativité basée sur une écoute intense. J’ajoute encore que le label Amirani avait publié un CD agrémenté d’une vidéo du duo Lamneck - Sanna tout à fait intéressant, malgré le fait que le lecteur CD incorporé dans mon Ibook s’est détraqué au début de l’ère Apple triomphante des chinoiseries sans que le disque y fut pour quelque chose. Cet orchestre atypique voit Ricci et Sanna étendre leurs instrumentations. Si le guitariste utilise des accessoires atypiques sur son instrument amplifié (feuilles métalliques, ballons et cellophane), le souffleur joue aussi de la clarinette basse, de la trompette, du trombone et du mégaphone. L’ensemble s’apparente aux associations instrumentales parfois hasardeuses de Derek Bailey au sein de sa Company. Je pense par exemple à la face 1 de Company 5 (Incus 28 – 1977) où s’étaient empilés les trois sax d’Anthony Braxton, Evan Parker et Steve Lacy, la trompette de Leo Smith, la guitare de Derek Bailey, le violoncelle de Tristan Honsinger (avec qui Eugenio a souvent joué) et la contrebasse de Maarten Altena. Vous imaginez le raffut ! L’affaire avait fait grand bruit à l’époque, Derek et Evan ayant publié pas moins de sept albums de Company avec ces musiciens, plus Lol Coxhill, Han Bennink et Steve Beresford suite à plusieurs concerts et une semaine Company en mai 1977 répercutée dans la presse spécialisée.
Figurez-vous que Small Parts of A Garden n’a rien à envier musicalement à ce Company Five, les improvisations collectives y sont tout aussi bien réussies. Trois souffleurs free improvisant simultanément avec un guitariste assez bruitiste usant l’amplification pour subvertir la pratique de son instrument est un challenge sur la longueur du concert (51 :47). Mais, Ricci, Mogensen et Lamneck tirent parti des extrêmes de leurs instruments à anche, d’articulations de souffle, des effets de spirales et d’ agrégations stratifiées et ondulées de réseaux de notes qui s’interpénètrent ou s’associent tonalement dans des harmonies audacieuses, subtiles ou détonantes et des mouvements conjoints, disjoints ou disparates. Contrepoints aléatoires ou secrètement calculés : l’intuition de la composition instantanée. Outlaw de la guitare amplifiée, Eugenio Sanna a le chic de s’insérer adroitement et même souvent magiquement dans cette confrérie du souffle comme un halo venu d’un au-delà incertain ou un fantôme électro-acoustique. La partie au trombone d’Edoardo est dans la meilleure lignée des desperados européens de la coulisse (Paul - Gunther - Giancarlo - Radu). Belle interactivité sonore en saisissant la balle au vol ou au rebond comme un sixième sens. Leur sens de la dynamique et des variétés d’instensités de jeu, de couleurs instrumentales et de densités , qualités de grain et de textures etc... rendent cet enregistrement très attractif et miroitant pour la sensiblité d’auditeurs qui ne se contentent pas de formules toutes faites et du simulacre du free postural. Et il n’y a pas moyen de s’ennuyer car la dimension orchestrale et le sens des formes perpétuellement en mouvement sont superbement assumés : on écoute cette suite de sept improvisations enchaînées dans un instant de bonheur qui s’écoule comme dans un rêve éveillé depuis le début, particulièrement rageur et provocant. De la poésie pure.
Vinny Golia Bernard Santacruz Cristiano Calganile To Live and Breathe Dark Tree DT17 / NWCD0345.
https://www.darktree-records.com/vinny-golia-bernard-santacruz-cristiano-calcagnile-%E2%80%93-to-live-and-breathe-%E2%80%93-dt17
https://darktree.bandcamp.com/album/to-live-and-breathe
Collaboration entre le label français Dark Tree de Bertrand Gastaut et les Nine Wind Records du souffleur multi - anches Californien Vinny Golia dont DT avait publié un passionnant album d’archives, Vinny Golia Wind Quartet en compagnie de John Carter, Bobby Bradford et Glenn Ferris (1979) dans la foulée d’autres albums flamboyants et inédits de Carter, Bradford et d’Horace Tapscott, la crème du jazz contemporain free de la Californie du Sud. Avec ce magnifique trio avec Golia au sax soprano et au piccolo, Bernard Santacruz à la contrebasse et le batteur italien Cristiano Calganile, le producteur Bertrand Gastaut réunit les deux fils conducteurs de son label , musique libre improvisée radicale basée en France et free-jazzmen de la Côte Ouest. Vinny Golia est un souffleur exceptionnel qui parvient à tirer parti de nombreux instruments à anches, des plus aigus (sax soprano ou sopranino, flûtes) au plus graves (sax basse ou baryton, clarinette contrebasse ou tubax). Un phénomène ! Ses capacités musicales et instrumentales intrinsèques lui permettent de tenir la corde avec son seul sax soprano en virevoltant dans des gammes complexes avec une articulation remarquable. Vinny n’est sans doute pas un styliste de l’envergure esthétique de Steve Lacy ou Lol Coxhill, son jeu étant ancré dans la lingua franca du jazz contemporain avec une évidente complexité harmonique et une belle invention mélodique. Mais, il n’y a rien à dire, ses improvisations captivent et offrent une musique fluide de haut-vol qui ne demande qu’à se répandre avantageusement avec le superbe savoir-faire de Bernard Santacruz, lequel ne démérite pas de ses glorieux et légendaires aînés français aujourd’hui disparus : JF Jenny Clark et Jean-Jacques Avenel, au croisement des trajectoires de Charlie Haden et de Dave Holland. Et bien sûr le formidable polyrythmicien d’oultre-Alpes, Cristiano Calganile qui dégage le climat de tensions pulsatoires nécessaire à l’éclosion et à la maturation de trio peu commun . Ces trois - là ont l’art de raconter une histoire, de s’écouter et de se compléter pour donner le meilleur d’eux – mêmes en mettant en valeur une sensibilité commune dans cinq improvisations collectives oscillant entre sept et quinze minutes, le piccolo concluant agréablement le concert dans une ambiance légèrement éclatée avec goût. On avait entendu Golia en duo avec le saxophoniste (soprano) Gianni Mimmo sur l’admirable label Amirani de ce dernier pour lequel Calganile a quelques fois collaboré. Je me serais attendu à que ce disque ait été publié en Italie chez Amirani ; mais rien de tel pour la circulation des idées et des échanges entre les scènes « locales » que cet album « international – polyrégional » voie le jour en France pour remettre les pendules à l’heure. Une très belle musique à la fois lyrique et instantanée .
Milieu Intérieur Thanos Chrysakis - Jason Alder Aural Terrains TRRN 16647
https://www.auralterrains.com/releases/47
Compositeur contemporain Grec installé à Minsk, Thanos Chrysakis publie ses compositions et ses réalisations où interviennent d’autres compositeurs et plusieurs interprètes ou improvisateurs, particulièrement des clarinettistes (Chris Cundy, Ove Volquartz, Tim Hodgkinson, Yoni Silver, Jason Adler). Parmi les compositeurs, John Cage, Ton De Leeuw, George Aperghis, Iancu Dumitrescu, Christian Wolff. Avec Milieu Intérieur, il resserre le cercle. Un clarinettiste complet, Jason Adler, qui, outre la clarinette « alto », joue aussi de la grave clarinette basse et de la monstrueuse clarinette contrebasse, et cinq remarquables compositions de Thanos pour l’instrument qu’il affectionne particulièrement, tant il apparaît dans ses œuvres et les albums qu’il produit avec beaucoup de soin et de passion sur son propre label Aural Terrains. Fàessa est écrite pour une clarinette translucide et subtile avec une belle dynamique, aérienne et secrète. Milieu intérieur I exprime une forme introvertie dans le registre médium de la clarinette basse avec des sons retenus, graveleux ou expressifs mettant en valeur la dynamique possible et les couleurs disponibles dans ce tube à clés malaisé à contrôler sur une durée de plus de 16 minutes. Milieu Intérieur II, d’une taille plus modeste, (6’16’’) met en scène la clarinette contrebasse, une machinerie à air redoutable à manier, avec laquelle il se répand dans l’espace auditif avec une aisance et une candeur sans appel avec des vocalisations subtiles et les plus belles nuances . La qualité de jeu et d’enregistrement est un véritable délice et ouvre la sensibilité de l’auditeur quand le souffleur part à la recherche de sonorités dont il découvre les substances et les fréquences secrètes. Admirable. Cette pièce semble durer dans un infini intangible car elle est dans la trajectoire affective du Milieu intérieur 1. Atteindre de telles sonorités avec un instrument aussi grave est la vocation de toute une vie et quand le souffleur qui semble somnoler fait éclater son énergie contenue, tout semble chavirer. Fabuleux. Noctilucent Clouds est conçue pour deux clarinettes basses et débute au bord du silence avec un filet de son qui s’insère dans son alter-ego chatoyant dans les aigus flûtés. Le registre très aigu de la clarinette basse vibre comme dans un rêve en notes tenues et glissandi infimes, fantômes de l’air projeté dans les tubes. La magie du multipiste offre ici de belles congruences sensibles, savantes, une connivence diaphane ou ombrée qui s’éteint dans un silence organique et renaît dans entre léger suraigu, éraillement d’harmoniques ou graves songeurs ou éclatants. Ces 8’13 semblent suspendus comme des nimbus hiératiques dans un ciel bleu par-dessus un chemin de crête ligne invisible de partage des eaux par temp sec. Avec la pièce terminale Mavros Phôs / Dark Light pour clarinette contrebasse livrée en conclusion , nous tenons là un chef d’oeuvre incontestable échappant aux plans de carrière et aux agoras néo-académiques.
Double Exposure Francesco Massaro Francesco Pellegrino Amirani AMRN 068
https://massaropellegrino.bandcamp.com/releases
Deux saxophonistes – clarinettistes du Sud de l’Italie dans un duo de souffleurs passionnés où intervient l’utilisation achevée d’électroniques. Francesco Massaro joue du sax baryton et de la clarinette basse, Francesco Pellegrino du sax ténor et de la clarinette et tous deux sont crédités « electronics ». Le label Amirani du saxophoniste Gianni Mimmo a toujours fait appel à des projets très diversifiés creusant au fil des parutions et grâce à l’expérience accrue de son responsable, un sillon fécond et souvent surprenant en évitant le recyclage des formules toutes faites. Plutôt qu’un « duo » d’improvisateurs, nous avons affaire ici à une patiente construction de paysages sonores où chaque souffleur s’insère, s’égare, dérape ou conclut avec une belle connivence et un jeu expressif de cadavres exquis en collages organiquement insérés dans un flux d'idées hybrides. Objet sonore et musical non identifiable mais vraiment inspiré aux structures mouvantes et interférences suscitées ou aléatoires. Travail de recherche poétique vers un inconnu qui se précise au fil de l'écoute. Collage amoureux de séquences imbriquées et auto générées avec imagination et esprit d'à propos. Ils racontent tous deux une histoire qui s'écoute avec plaisir et questionne l'auditeur.
Ste Da Jo Da : Schwebend Johannes Schmitz Stefan Schweib Daniel Studer Daniel Weber Creative Sources CS 720 CD
https://stedajoda.bandcamp.com/releases
Dimension contemporaine de l’improvisation collective pour deux contrebasses (Ste-Da), une guitare (Jo) et une batterie (Da) originaires de Suisse. Ste est Stefan Scheib, les deux Da sont Daniel Studer et Daniel Weber et Jo, Johannes Schmitz. Cela fait quelques années que je poursuis le travail du contrebassiste Daniel Studer avec assiduité, principalement en duo avec un autre contrebassiste, Peter K. Frey et le String Trio en compagnie du violoncelliste Alfred Zimmerlin et du violoniste Harald Kimmig, deux initiatives de premier plan dans la scène internationale de l’improvisation sans concession publiées par Leo Records et Ezzthetics, certaines en compagnie de George Lewis ou John Butcher. Le genre d’album qu’on conserve dans un coin d’étagère où on trouve aussi le meilleur de Gunther Christmann, de Paul Lovens & Paul Lytton et cet album très ancien de Barre Phillips enregistré en 1968. Rien que ça. On retrouve dans ce Schwebend ce sens de la quête abstraite, cette exigence aiguë qui transcende le talent intrinsèque par la concentration maximum de ses participants vers une sorte d’idéal de l’improvisation libre. Pas de ficelles, de plans, de rengaines cachées avec peine. Mais du son, des échanges, le goût du sonore, des formes inconnues, des agrégats de textures et de dynamiques. Cela fait qu’auditeur, je me plonge dans une écoute vierge de références, de réflexes, de recyclages. On suit le cheminement volontaire mais indécis dans un éventail infini de sonorités et on oublie qu’il s’agit d’une « section rythmique » à deux contrebasses avec une guitare pour découvrir le champ libre de leurs possibilités combinées, de couleurs nouvelles, de dimensions ludiques surprenantes dans leurs intimités rapprochées et leurs digressions métaphoriques. Leurs recherches et leurs réalisations instantanées, un brin hybrides ici, sont tout à fait louables et surtout enthousiasmantes. Musique improvisée libre ? Oui ! Ste Da Jo Da !!
https://play.anghami.com/song/1053340539?lang=fr
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4420
Enregistré en 1997 au Vecchio Mulino, ce quartet rassemble l’inénarrable duo du saxophoniste florentin Edoardo Ricci et du guitariste Pisan Eugenio Sanna avec la clarinettiste U.S. Esther Lamneck (ici aussi au taragot) et le saxophoniste danois René Mogensen. On se rappelle l’album Sette Premonizioni Ortofrutticoli du duo Ricci-Sanna et sa musique expressive et ludique et on n’est pas étonné qu’ils aient enregistré de Petits Morceaux d’un Jardin dans cette compagnie. J’ajoute encore que leur CD Segnali della Ritratta avec le percussionniste Roger Turner enregistré peu après (1999) vaut son pesant de chou-fleurs, de tomates, de courgettes et de poireaux au point que le label qui a publié les deux deux CD’s précités s’appelle BURP Publications tellement ils se sont goinfrés. Ils n’ont pas tort, comme dans les légumes et leur musique, il n’y pas de graisse. Selon le label Burp qui avait intitulé la série « Muscle Head », il y a de l’énergie et de la « tête » soit un savoir-faire dû à l’intelligence, la réflexion, le sens de la stratégie dans le collectif et une créativité basée sur une écoute intense. J’ajoute encore que le label Amirani avait publié un CD agrémenté d’une vidéo du duo Lamneck - Sanna tout à fait intéressant, malgré le fait que le lecteur CD incorporé dans mon Ibook s’est détraqué au début de l’ère Apple triomphante des chinoiseries sans que le disque y fut pour quelque chose. Cet orchestre atypique voit Ricci et Sanna étendre leurs instrumentations. Si le guitariste utilise des accessoires atypiques sur son instrument amplifié (feuilles métalliques, ballons et cellophane), le souffleur joue aussi de la clarinette basse, de la trompette, du trombone et du mégaphone. L’ensemble s’apparente aux associations instrumentales parfois hasardeuses de Derek Bailey au sein de sa Company. Je pense par exemple à la face 1 de Company 5 (Incus 28 – 1977) où s’étaient empilés les trois sax d’Anthony Braxton, Evan Parker et Steve Lacy, la trompette de Leo Smith, la guitare de Derek Bailey, le violoncelle de Tristan Honsinger (avec qui Eugenio a souvent joué) et la contrebasse de Maarten Altena. Vous imaginez le raffut ! L’affaire avait fait grand bruit à l’époque, Derek et Evan ayant publié pas moins de sept albums de Company avec ces musiciens, plus Lol Coxhill, Han Bennink et Steve Beresford suite à plusieurs concerts et une semaine Company en mai 1977 répercutée dans la presse spécialisée.
Figurez-vous que Small Parts of A Garden n’a rien à envier musicalement à ce Company Five, les improvisations collectives y sont tout aussi bien réussies. Trois souffleurs free improvisant simultanément avec un guitariste assez bruitiste usant l’amplification pour subvertir la pratique de son instrument est un challenge sur la longueur du concert (51 :47). Mais, Ricci, Mogensen et Lamneck tirent parti des extrêmes de leurs instruments à anche, d’articulations de souffle, des effets de spirales et d’ agrégations stratifiées et ondulées de réseaux de notes qui s’interpénètrent ou s’associent tonalement dans des harmonies audacieuses, subtiles ou détonantes et des mouvements conjoints, disjoints ou disparates. Contrepoints aléatoires ou secrètement calculés : l’intuition de la composition instantanée. Outlaw de la guitare amplifiée, Eugenio Sanna a le chic de s’insérer adroitement et même souvent magiquement dans cette confrérie du souffle comme un halo venu d’un au-delà incertain ou un fantôme électro-acoustique. La partie au trombone d’Edoardo est dans la meilleure lignée des desperados européens de la coulisse (Paul - Gunther - Giancarlo - Radu). Belle interactivité sonore en saisissant la balle au vol ou au rebond comme un sixième sens. Leur sens de la dynamique et des variétés d’instensités de jeu, de couleurs instrumentales et de densités , qualités de grain et de textures etc... rendent cet enregistrement très attractif et miroitant pour la sensiblité d’auditeurs qui ne se contentent pas de formules toutes faites et du simulacre du free postural. Et il n’y a pas moyen de s’ennuyer car la dimension orchestrale et le sens des formes perpétuellement en mouvement sont superbement assumés : on écoute cette suite de sept improvisations enchaînées dans un instant de bonheur qui s’écoule comme dans un rêve éveillé depuis le début, particulièrement rageur et provocant. De la poésie pure.
Vinny Golia Bernard Santacruz Cristiano Calganile To Live and Breathe Dark Tree DT17 / NWCD0345.
https://www.darktree-records.com/vinny-golia-bernard-santacruz-cristiano-calcagnile-%E2%80%93-to-live-and-breathe-%E2%80%93-dt17
https://darktree.bandcamp.com/album/to-live-and-breathe
Collaboration entre le label français Dark Tree de Bertrand Gastaut et les Nine Wind Records du souffleur multi - anches Californien Vinny Golia dont DT avait publié un passionnant album d’archives, Vinny Golia Wind Quartet en compagnie de John Carter, Bobby Bradford et Glenn Ferris (1979) dans la foulée d’autres albums flamboyants et inédits de Carter, Bradford et d’Horace Tapscott, la crème du jazz contemporain free de la Californie du Sud. Avec ce magnifique trio avec Golia au sax soprano et au piccolo, Bernard Santacruz à la contrebasse et le batteur italien Cristiano Calganile, le producteur Bertrand Gastaut réunit les deux fils conducteurs de son label , musique libre improvisée radicale basée en France et free-jazzmen de la Côte Ouest. Vinny Golia est un souffleur exceptionnel qui parvient à tirer parti de nombreux instruments à anches, des plus aigus (sax soprano ou sopranino, flûtes) au plus graves (sax basse ou baryton, clarinette contrebasse ou tubax). Un phénomène ! Ses capacités musicales et instrumentales intrinsèques lui permettent de tenir la corde avec son seul sax soprano en virevoltant dans des gammes complexes avec une articulation remarquable. Vinny n’est sans doute pas un styliste de l’envergure esthétique de Steve Lacy ou Lol Coxhill, son jeu étant ancré dans la lingua franca du jazz contemporain avec une évidente complexité harmonique et une belle invention mélodique. Mais, il n’y a rien à dire, ses improvisations captivent et offrent une musique fluide de haut-vol qui ne demande qu’à se répandre avantageusement avec le superbe savoir-faire de Bernard Santacruz, lequel ne démérite pas de ses glorieux et légendaires aînés français aujourd’hui disparus : JF Jenny Clark et Jean-Jacques Avenel, au croisement des trajectoires de Charlie Haden et de Dave Holland. Et bien sûr le formidable polyrythmicien d’oultre-Alpes, Cristiano Calganile qui dégage le climat de tensions pulsatoires nécessaire à l’éclosion et à la maturation de trio peu commun . Ces trois - là ont l’art de raconter une histoire, de s’écouter et de se compléter pour donner le meilleur d’eux – mêmes en mettant en valeur une sensibilité commune dans cinq improvisations collectives oscillant entre sept et quinze minutes, le piccolo concluant agréablement le concert dans une ambiance légèrement éclatée avec goût. On avait entendu Golia en duo avec le saxophoniste (soprano) Gianni Mimmo sur l’admirable label Amirani de ce dernier pour lequel Calganile a quelques fois collaboré. Je me serais attendu à que ce disque ait été publié en Italie chez Amirani ; mais rien de tel pour la circulation des idées et des échanges entre les scènes « locales » que cet album « international – polyrégional » voie le jour en France pour remettre les pendules à l’heure. Une très belle musique à la fois lyrique et instantanée .
Milieu Intérieur Thanos Chrysakis - Jason Alder Aural Terrains TRRN 16647
https://www.auralterrains.com/releases/47
Compositeur contemporain Grec installé à Minsk, Thanos Chrysakis publie ses compositions et ses réalisations où interviennent d’autres compositeurs et plusieurs interprètes ou improvisateurs, particulièrement des clarinettistes (Chris Cundy, Ove Volquartz, Tim Hodgkinson, Yoni Silver, Jason Adler). Parmi les compositeurs, John Cage, Ton De Leeuw, George Aperghis, Iancu Dumitrescu, Christian Wolff. Avec Milieu Intérieur, il resserre le cercle. Un clarinettiste complet, Jason Adler, qui, outre la clarinette « alto », joue aussi de la grave clarinette basse et de la monstrueuse clarinette contrebasse, et cinq remarquables compositions de Thanos pour l’instrument qu’il affectionne particulièrement, tant il apparaît dans ses œuvres et les albums qu’il produit avec beaucoup de soin et de passion sur son propre label Aural Terrains. Fàessa est écrite pour une clarinette translucide et subtile avec une belle dynamique, aérienne et secrète. Milieu intérieur I exprime une forme introvertie dans le registre médium de la clarinette basse avec des sons retenus, graveleux ou expressifs mettant en valeur la dynamique possible et les couleurs disponibles dans ce tube à clés malaisé à contrôler sur une durée de plus de 16 minutes. Milieu Intérieur II, d’une taille plus modeste, (6’16’’) met en scène la clarinette contrebasse, une machinerie à air redoutable à manier, avec laquelle il se répand dans l’espace auditif avec une aisance et une candeur sans appel avec des vocalisations subtiles et les plus belles nuances . La qualité de jeu et d’enregistrement est un véritable délice et ouvre la sensibilité de l’auditeur quand le souffleur part à la recherche de sonorités dont il découvre les substances et les fréquences secrètes. Admirable. Cette pièce semble durer dans un infini intangible car elle est dans la trajectoire affective du Milieu intérieur 1. Atteindre de telles sonorités avec un instrument aussi grave est la vocation de toute une vie et quand le souffleur qui semble somnoler fait éclater son énergie contenue, tout semble chavirer. Fabuleux. Noctilucent Clouds est conçue pour deux clarinettes basses et débute au bord du silence avec un filet de son qui s’insère dans son alter-ego chatoyant dans les aigus flûtés. Le registre très aigu de la clarinette basse vibre comme dans un rêve en notes tenues et glissandi infimes, fantômes de l’air projeté dans les tubes. La magie du multipiste offre ici de belles congruences sensibles, savantes, une connivence diaphane ou ombrée qui s’éteint dans un silence organique et renaît dans entre léger suraigu, éraillement d’harmoniques ou graves songeurs ou éclatants. Ces 8’13 semblent suspendus comme des nimbus hiératiques dans un ciel bleu par-dessus un chemin de crête ligne invisible de partage des eaux par temp sec. Avec la pièce terminale Mavros Phôs / Dark Light pour clarinette contrebasse livrée en conclusion , nous tenons là un chef d’oeuvre incontestable échappant aux plans de carrière et aux agoras néo-académiques.
Double Exposure Francesco Massaro Francesco Pellegrino Amirani AMRN 068
https://massaropellegrino.bandcamp.com/releases
Deux saxophonistes – clarinettistes du Sud de l’Italie dans un duo de souffleurs passionnés où intervient l’utilisation achevée d’électroniques. Francesco Massaro joue du sax baryton et de la clarinette basse, Francesco Pellegrino du sax ténor et de la clarinette et tous deux sont crédités « electronics ». Le label Amirani du saxophoniste Gianni Mimmo a toujours fait appel à des projets très diversifiés creusant au fil des parutions et grâce à l’expérience accrue de son responsable, un sillon fécond et souvent surprenant en évitant le recyclage des formules toutes faites. Plutôt qu’un « duo » d’improvisateurs, nous avons affaire ici à une patiente construction de paysages sonores où chaque souffleur s’insère, s’égare, dérape ou conclut avec une belle connivence et un jeu expressif de cadavres exquis en collages organiquement insérés dans un flux d'idées hybrides. Objet sonore et musical non identifiable mais vraiment inspiré aux structures mouvantes et interférences suscitées ou aléatoires. Travail de recherche poétique vers un inconnu qui se précise au fil de l'écoute. Collage amoureux de séquences imbriquées et auto générées avec imagination et esprit d'à propos. Ils racontent tous deux une histoire qui s'écoute avec plaisir et questionne l'auditeur.
Ste Da Jo Da : Schwebend Johannes Schmitz Stefan Schweib Daniel Studer Daniel Weber Creative Sources CS 720 CD
https://stedajoda.bandcamp.com/releases
Dimension contemporaine de l’improvisation collective pour deux contrebasses (Ste-Da), une guitare (Jo) et une batterie (Da) originaires de Suisse. Ste est Stefan Scheib, les deux Da sont Daniel Studer et Daniel Weber et Jo, Johannes Schmitz. Cela fait quelques années que je poursuis le travail du contrebassiste Daniel Studer avec assiduité, principalement en duo avec un autre contrebassiste, Peter K. Frey et le String Trio en compagnie du violoncelliste Alfred Zimmerlin et du violoniste Harald Kimmig, deux initiatives de premier plan dans la scène internationale de l’improvisation sans concession publiées par Leo Records et Ezzthetics, certaines en compagnie de George Lewis ou John Butcher. Le genre d’album qu’on conserve dans un coin d’étagère où on trouve aussi le meilleur de Gunther Christmann, de Paul Lovens & Paul Lytton et cet album très ancien de Barre Phillips enregistré en 1968. Rien que ça. On retrouve dans ce Schwebend ce sens de la quête abstraite, cette exigence aiguë qui transcende le talent intrinsèque par la concentration maximum de ses participants vers une sorte d’idéal de l’improvisation libre. Pas de ficelles, de plans, de rengaines cachées avec peine. Mais du son, des échanges, le goût du sonore, des formes inconnues, des agrégats de textures et de dynamiques. Cela fait qu’auditeur, je me plonge dans une écoute vierge de références, de réflexes, de recyclages. On suit le cheminement volontaire mais indécis dans un éventail infini de sonorités et on oublie qu’il s’agit d’une « section rythmique » à deux contrebasses avec une guitare pour découvrir le champ libre de leurs possibilités combinées, de couleurs nouvelles, de dimensions ludiques surprenantes dans leurs intimités rapprochées et leurs digressions métaphoriques. Leurs recherches et leurs réalisations instantanées, un brin hybrides ici, sont tout à fait louables et surtout enthousiasmantes. Musique improvisée libre ? Oui ! Ste Da Jo Da !!
Free Improvising Singer and improvised music writer.
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