13 octobre 2025

Anna Homler Wolfgang Schliemann Joachim Zoepf/ Thanos Chrysakis Earle Brown David Ryan Christian Wolf Morton Feldman & Tim Hodgkinson/ Federico Reuben Mark Hanslip Dominic Lash Paul Hession / Andrea Bini & Sergio Fedele

Anna Homler Wolfgang Schliemann Joachim Zoepf Jaw Acheulian Handaxe
https://handaxe.bandcamp.com/album/jaw

Recorded live at the 8th Nozart Festival Cologne by Ansgar Ballhorn April 3rd 2004. Enregistrée il y a plus de vingt ans, cette rencontre atypique entre la chanteuse conteuse Anna Homler et les deux improvisateurs pointus que sont le percussionniste Wolfgang Schliemann et le souffleur Joachim Zoepf (sax soprano et clarinette basse) méritait vraiment d’être publiée. À sa voix expressive, Anna Homler ajoute l’utilisation ludique de jouets et d’appareils, dont une boîte musicale ce qui crée une connexion interactive avec les improvisations instrumentales alambiquées radicales du tandem Schliemann Zoepf. Schliemann développe un jeu pointilliste et disparate avec plusieurs instruments et accessoires de percussions tout en créant un espace pour ses deux collègues. La chanteuse ajoute une approche narrative à son Gesprech-Gesang (chanté-parlé) volatile et subtilement expressif. Anna Homler est une des vocalistes chanteuses parmi les plus originales parmi les nombreuses chanteuses qui s’adonnent à la libre improvisation et que je n’ai jamais manqué de commenter, expliquer et soutenir dans mes nombreux articles. Irrésistible et hors des catégories. Je trouve que cette collaboration est superlative au niveau du dialogue et de l’empathie collective. Si nos deux lascars au sax et à la percussion sont des artistes plutôt abstraits face à cette chanteuse qui n’hésite pas à chanter un texte avec une mélodie ou zézayer ses pensées, leurs interventions sont orientées vers un seul but : illustrer la vocalité et l’expression d’Anna Homler de manière astucieuse, discrète, subtile et aérée, pointilliste avec les possibilités sonores de leurs instruments et les objets percussifs de Wolfgang Schliemann. De même la chanteuse utilise de curieux objets / jouets et (peut-être ?) des appeaux dans une dimension bruissante évoquant des volatiles à l’instar des contorsions de la colonne d’air de Joachim Zoepf à la clarinette basse. Il n’y a rien à dire de plus que cette rencontre d’un soir intitulée Jaw datant d’il y a plus de vingt ans est une belle démonstration d’ouverture d’esprit de la part de chaque artiste et surtout, on y trouve des moments d’anthologie magiques pouvant illustrer le leitmotiv trop rarement invoqué dans cet univers de « spécialistes » qu’est l’impro « non idiom… ou autre ique ou isme) de la diversité affichée dans la cohérence totale. Si leur style ne se répand pas en avalanches énergétiques, il est d'une précision rare, chaque son, chaque mouvement est à sa place et surgit au meilleur instant avec une formidable évidence. Magnifique et sans prétention. Acheulian Handaxe est un label à suivre de près.

Music for Guitars, Bass Clarinets & Contrabasses Earle Brown David Ryan, Christian Wolf, Morton Feldman Thanos Chrysakis Tim Hodgkinson Aural Terrains TRRN1957.
https://www.auralterrains.com/releases/57

Le compositeur Grec Thanos Chrysakis est un excellent producteur de projets de musique contemporaine originaux très souvent focalisés sur des instruments particuliers comme les clarinettes basses, les trombones avec une sélection de compositeurs incontournables voire atypiques comme ici Earle Brown, Christian Wolf ou Morton Feldman ainsi que ses propres compositions et celles de ses collaborateurs proches, tels le clarinettiste Tim Hodgkinson ou le guitariste David Ryan. Il empile les réussites sur son label Aural Terrains en diversifiant régulièrement le choix des instruments. Aussi sa démarche fait appel à des improvisateurs libres. Dans cet album enregistré le 10 décembre 2023 au Café OTO à Londres, on retrouve le bassiste Dominic Lash, les clarinettistes Chris Cundy, Tim Hodgkinson et Jason Alder. Il introduit de nouveaux musiciens à ses équipes comme l’excellent guitariste William Crosby qui interprètent Fields and Refrains de David Ryan composé pour une seule guitare acoustique (15:10) nous éclairant sur les possibilités sonores de la guitare en apportant un regard neur et des techniques inusitées. C’est justement David Ryan qui dirige 4 Systems (1954 - 5:08) d’Earle Brown pour cinq clarinettes basses (Alder, Cundy , Hodgkinson et deux nouvelles venues Michelle Hromin et Hannah Shilvock), composition ouvrant l’espace sonore et la dynamique. Tilbury 4 de Christian Wolff fait rencontrer quatre des clarinettistes basses précédents avec la guitare électrique jouée par William Crosby et les deux contrebasses de Lash et de Gwen Reed. Chaque musicien intervient quasiment seul au seuil du silence Une œuvre quasi diaphane de 5:25 datant de 1970. Suivi de The Possibilty of A New Work for Electric Guitar de Morton Feldman (1966 – 7:03) dans un esprit très similaire à la précédente interprétée par William Crosby. Je dois ajouter que le guitariste et compositeur David Ryan a publié ses compositions dans l'album Fields and Refrains (Aural Terrains TRRN 1648 avec entre autres William Crosby et Dominic Lash. Il n'est pas inutile de comparer les deux versions de cette composition de D. Ryan dans les deux albums par le même interprète. Riverwind (2023 - 17:50) de Thanos Chrysakis est une de ses oeuvres orchestrales parmi les plus réussies rassemblant trompette (Jack Jones), deux clarinettes en Sib, deux clarinettes basses, un clarinette contrebasse, deux guitares électriques et deux contrebasses avec les instrumentistes déjà cités dont aussi le guitariste James O’Sullivan sous la direction de Leo Geyer. Il s’agit d’une belle œuvre spectrale avec une phase proche du free-jazz radical. Plus loin on rencontre une guitare noise abrasive. La démarche de Chrysakis est limpide : pour à la fois illustrer son projet de composition qui s’impose comme partie centrale de l’album et nourrir la diversité musicale et l’intérêt du public, il reprend une série d’œuvres composées par d’autres compositeurs pour chacun ou plusieurs des instruments qui figurent dans Riverwind, celle – ci se distinguant musicalement de ces œuvres qui la précèdent dans l’ordre de l’album. Il reste alors deux compositions pour conclure ce cheminement particulier. One To Five d’Earle Brown (1970 – 5 :57) conduite par David Ryan reprend une bonne partie l’instrumentation de Riverwind au niveau des clarinettes (moins la cl. contrebasse), mais avec une seule guitare électrique et une seule contrebasse. Mais cette œuvre a une toute autre optique avec ses mouvements saccadés, parsemés de silences et de breaks, avec une rythmique sous-jacente et des effets de tutti agrémentés de pointillisme. Cette sélection d’œuvres différentes fait que ce programme s’écoute volontiers grâce à sa diversité pointue et aux contrastes de chaque composition par rapport aux autres. Kryptoplégma de Tim Hodgkinson (2023 - 14:12) est écrit pour un orchestre semblable à celui de Riverwind : trompette, clar Sib, deux clarinettes basses, une clarinette basse, deux guitares électriques, et deux contrebasses et dirigée par son compositeur. Celui-ci a opté pour un style de composition dynamique et enlevée similaire à ces œuvres de jazz d’avant-garde avec de larges intervalles dissonants, guitares noise, alternances rapides de chaque instruments en mouvements disjoints, hoquets, passages presque silencieux, combinaisons de notes isolées de plusieurs souffleurs qui se chevauchent à une double croche près. Hodgkinson utilise à bon escient une série d’idées d’écriture qui se succèdent avec bonheur. L’ensemble de l’album et la succession de ces sept compositions dans l’ordre de celui-ci apportent un réelle bonification pour chacune des œuvres jouées par la grâce de leurs qualités intrinsèques qui mettent en valeur toutes les autres. Un excellent travail réalisé et enregistré la même soirée en concert et un sens rare de la synergie dans chaque projet de Thanos. Il faut pouvoir le faire, signalons-le. Chapeau Thanos Chrysakis, Aural Terrains et tous ceux qui ont participé au projet !

Quartetics Federico Reuben Mark Hanslip Dom Lash Paul Hession Bead Records
https://www.beadrecords.com/reuben/hanslip/lash/hession-quartetics

L’antique label de musiques improvisées Bead Records fondé par un collectif autour du violoniste Philipp Wachsmann, (avec Tony Wren, Peter Cusack, puis Matt Hutchinson etc…) a fait peau neuve récemment et propose des idées nouvelles sous la responsabilité du percussionniste Emil Karlsen avec un panel diversifié de musiciens intéressants. Que dire de ce nouveau Quartetics composé de Federico Reuben (laptop improvisation / live coding), du saxophoniste ténor Mark Hanslip, du contrebassiste Dominic Lash et du batteur Paul Hession. On pourrait croire que leur musique soit dans la lignée du free-jazz qu’on entend toujours un peu partout dans les festivals et les clubs avec le sempiternel trinôme saxophone, contrebasse, batterie + guitare électrique, clavier ou électronique, la vulgate du jazz libre d’avant-garde qui peut être ressentie comme un cliché. Je découvre que Mark Hanslip a sérieusement évolué depuis ses collaborations avec Javier Carmona, Tony Bianco, Ollie Brice et le Crux Trio ou Michael Garrick. Son jeu artistement découpé fait de larges intervalles est assez particulier. Face au drumming crépitant et irrégulier de Paul Hession, un fidèle de feu Simon Fell et du saxophoniste explosif Allan Wilkinson dans un trio hard-free saturé en diable, le jeu sophistiqué de Hanslip et ses subtiles inversions harmoniques créent un équilibre instable et un contraste remarquable qui mettent en valeur les deux musiciens. Vous ajoutez à cette équation volatile le travail sonique multiforme de Dominic Lash à l’archet et on aboutit à un approfondissement des perspectives et des percées dans l’univers éclaté des sons de la free music sans plan A ou plan B. La contribution « électronique » de Federico Reuben est tout à fait pertinente, entretenant des échanges avec les frappes millimétrées free plus radicales d’Hession dont on découvre la finesse et la précision en empathie avec la dynamique et le chaos des improvisations au laptop avec une multitude de facéties sonores surgissant de nulle part. Son output est particulièrement intéressant et multiforme. Un très bon point pour Hession, les drummers free excitants devenant trop rares parmi la génération montante. Par-dessus, le souffle d’Hanslip trace son chemin sinueux sur un canevas polyrythmique qui s’appuie sur les impulsions des trois autres. Leur musique faite de voix qu’on jugerait disparates ou antagonistes du point de vue formel se révèle étonnamment cohérente, dynamique et profondément lisible. L’auditeur a le plaisir d’entendre clairement toutes les interventions et interactions individuelles dans le son global de ce Quartetics durant les cinq improvisations collectives sur une durée de 33 minutes. Et oui , la qualité de l’enregistrement et le savoir-faire des instrumentistes ! Et chacun a le loisir de cultiver ses marottes personnelles au bénéfice de l’ensemble. Je trouve cet album vraiment remarquable. Congratulations. Duo PsicoGeografico Iskra Andrea Bini & Sergio Fedele. Setola di Maiale.
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM5010

Un bien curieux duo de multi-instrumentistes improvisateurs qui alimentent 9 sequenze (pluriel de sequenza) d’improvisations contemporaines. Andrea Bini joue du piano, de la « flauto dolce basso » soit une flûte à bec basse, voix, « richiamo » soit un appel ou un cri, rombo ou grondement, percussions et gong. Sergio Fedele est crédité ecatorf, un instrument à vent de son invention avec anches coulisses, pavillons combinant plusieurs tuyaux et des éléments mobiles et d’une grande complexité au niveau de la construction. Une espèce de monstre avec lequel on obtient de curieux effets de souffles similaires à la clarinette contrebasse et au trombone. Il ajoute à ce curieux instrument hybride, le sax alto, la clarinette contra alto, la clarinette et l’ocarina bassa. Iskra signifie l’étincelle en Russe et servit de titre pour la revue marxiste de Lénine lors de son séjour en Grand Bretagne. Plus tard, Paul Rutherford intitula son trio avec Derek Bailey et Barry Guy, Iskra 1903, tandis qu’un groupe free suédois s’est baptisé Iskra. Ses 9 Sequenze s’intitulent Iskra 01, Iskra 02 , etc… jusqu’à Iskra 09 et les notes de pochette indiquent clairement les instruments utilisés. Parmi ces 9 pièces , Andrea Bini jouent du piano dans cinq d’entr’elles, la première nous faisant entendre les possibilités sonores et dynamiques de cet ecatorf mystérieux dans une approche avant garde contemporaine réussie Pour la deuxième pièce avec sax alto et piano, la musique se rapproche de l’univers du free-jazz. Au fil de chaque improvisation, le centre de gravité et l’approche musicale varie comme dans ce duo percussions et clarinette contra alto rêveuse. On y entend des frappes clairsemées sur un tambour et la résonance d’un gong face à un souffle retenu et note à note parsemé de silences dans une ambiance intime. Chacun de ces duos cultivent une ambiance particulière avec les moyens de chacun des instruments sollicités successivement d’un Iskra à l’autre. On y trouve l’étincelle de la sensibilité sans pour autant y mettre le feu aux poudres. On est plus ici dans la réflexion ou les appels d’oiseaux au sein d’une volière comme dans cet Iskra 04 et son dialogue ocarina basse et flûte à bec basse et quelques trouvailles sonores. Iskra 05 : retour à la démarche musique contemporaine entre la clarinette contralto et le piano dans le sillage de Iskra 01. J’en apprécie la résonnance des cordes « bloquées » du piano et le cheminement de la clarinette de graves discrets à la limite du souffle vers les égosillements des harmoniques aiguës Chaque pièce offre ainsi une nouvelle opportunité sensible et bien choisie et l’ecatorf en est bien la part de mystère (Iskra 06). Un album d’improvisation à part soigneusement préparé et simplement poétique. En fait, une belle réussite.

10 octobre 2025

Urs Leimgruber Duos with Bobby Burri, Fritz Hauser, Tizia Zimmermann, Christy Doran / Derek Bailey & Paul Motian / John Edwards Daniel Thompson.

AIR vol.3 Urs Leimgruber Duos with Bobby Burri, Fritz Hauser, Tizia Zimmermann, Christy Doran. Creative Works CD CW 1079.
https://creativeworksrecords.jimdoweb.com/

Troisième mouture des duos du saxophoniste Urs Leimgruber au saxophone soprano publiée par Creative Works en compagnie de ses camarades du groupe OM, le bassiste Bobby Burri et du guitariste électrique Christy Doran, du percussionniste Fritz Hauser, lui aussi un vieux compagnon et d’une nouvelle venue dans l’univers d’Urs, l’accordéoniste Tizia Zimmermann. Pour rappel les coffrets AIR VOL.1 comportait des duos avec Gerry Hemingway, Hans Peter Pfamatter, Jacques Demierre et le VOL.2 des duos avec Joëlle Léandre, Magda Mayas et Dorothea Schürch. Ce volume 3 est tout aussi méritant que les précédents, le saxophoniste ne se privant pas d’explorer les infinies ressources sonores du saxophone soprano tant au bord du silence qu’aux extrémités des hyper-aigus des harmoniques extrêmes de l’instrument qu’il manie avec autant de contrôle que de dérive aléatoire. On aimera les belles tentatives de dialogues tangentiels avec la contrebasse trafiquée d’effets de Bobby Burri et les contorsions électroniques subtiles de Christy Doran. Dans ces échanges le souffleur fascine par sa poésie sonore zen et ses effets acoustiques avec la colonne d’air, doigtés fourchus, pincements forcenés de l’anche et ce souffle si singulier à la recherche des imperfections transformées en art – sculpture vivante et palpitante de l’air et du son. Le duo avec le percussionniste Fritz Hauser est une excellente confrontation entre le jeu sur les pulsations et les battements rythmiques et les extrêmes du souffle au sax soprano. Pour les deux artistes, il s’agit de créer une interaction oblique entre deux conceptions différentes qui aboutit à la fusion dans une démarche bruitiste (en #4) où le frottement des peaux avec une mailloche en caoutchouc évoque la vocalité du saxophone soprano. La matière sonore est devenue ténue, vibratile, hiératique et supérieurement épurée et stridente. Dans d’autres plages, les frappes coordonnées du batteur autour de pulsations croisées génèrent des réactions éclatées, déchirantes mais retenues du saxophoniste ou des interventions rêveuses au lyrisme secret. Une belle découverte que la présence de Tizia Zimmermann dans ces Duos, secouant son instrument de souffles à touches qu’est l’accordéon en contorsionnant les sonorités, clusters, bruissements face aux giclées et cris perçants de Leimgruber. L’excellence des Duos, leur spontanéité, la sincérité et la simplicité de la démarche, l’intense recherche de formes imprévisibles et de sons inouïs font de ce troisième volume et des deux précédents, une écoute recommandée pour méditer et goûter la profondeur humaine et esthétique des improvisations en duo d'Urs Leimgruber et ses fidèles amis.

Duo in Concert Derek Bailey Paul Motian Frozen Reeds fr24v
https://frozenreeds.bandcamp.com/album/duo-in-concert

Publié en 2023. J’aurais aimé chroniquer ce Duo In Concert plus tôt. Encore eut-il fallu mettre la main sur ce vinyle plus tôt. Enregistré au Jazz Marathon de Groningen le 7 décembre 1990, ce concert réparti sur les deux faces du vinyle est tout à fait remarquable 35:28 qui court aussi sur la face B suivie d’un encore de 9’. Un autre concert à NYC en 1991 est proposé en digital sur le sire de Frozen reeds et j’ai bien trouvé le code pour le téléchargement. C’est vers cette époque que Derek Bailey a commencé à être invité avec des improvisateurs jazz et des batteurs comme Jack De Johnette, Tony Williams (projets Arcana avec Bill Laswell), le guitariste Pat Metheny ou le saxophoniste Lee Konitz. Sur la pochette du LP, on peut lire un commentaire du guitariste Bill Frisell qui, lui a longtemps joué avec Motian, mais aussi avec John Zorn et George Lewis, des collaborateurs fréquents de Derek Bailey. À l’intérieur de la pochette, on trouve un feuille insérée qui contient une conversation des guitaristes Henry Kaiser et Bill Frisell, à nouveau. Ceux-ci soulignent que Paul Motian était alors très concentré sur son groupe (le trio avec Bill Frisell et Joe Lovano, parfois augmenté d’autres artistes) et n’était pas intéressé de jouer en « sideman » ou de rencontrer d’autres artistes. Mais il fut alors très content à l’idée de jouer avec Derek Bailey. Il faut dire que même si Derek Bailey a un tout autre univers musical, ses nombreuses collaborations avec des « grands » du jazz contemporain tels qu’ Anthony Braxton, Steve Lacy, David Holland, George Lewis, Kenny Wheeler, leurs commentaires enthousiastes et son évidente inventivité virtuose ont du éveiller l’intérêt de nombreux musiciens d’envergure. Ce duo est en tout point excellent et excellemment joué et entendre un drumming aussi swinguant que subtilement et délicatement polyrythmique face au style particulier de Derek Bailey est tout à fait réjouissant. Dans le jeu et les sonorités de Paul Motian, on ressent clairement les rudiments et l’élégance issues de la pratique des pères de la batterie jazz comme Papa Jo Jones et Kenny Clarke. Le jeu de guitare de Derek est étincelant, zig-zagant et tournoyant obliquement dans les infinis dédales dodécaphoniques ou sériels et ces intervalles extravagants où pointent ces harmoniques brefs ou lancinants d’une justesse absolue. Dans la poursuite du concert, après avoir chacun développé longuement leurs idées et réagit à celles de l’autre, on entend le drumming libre, mais contenu, de Motian dilater, décaler et se métamorphoser en implosions des pulsations vers une polyrythmie plus anarchique et réjouissante. Le guitariste facétieux se met alors à cisailler les cordes suramplifiées en augmentant le volume avec un effet légèrement « destroy », avec un certaine goguenardise. J’apprécie beaucoup cet album et je pense que les enregistrements de Bailey des années de la deuxième partie des seventies, des années 80 et début 90 donnent un excellent éclairage de son travail. On a l’embarras du choix avec le guitariste : il y a beaucoup d’excellents albums en solo, duo ou trio, et si un acheteur doit se limiter à quelques disques pris au hasard de leur disponibilité, il sera rarement déçu et très très souvent enthousiaste.
C’est le cas de ce Duo In Concert, même si je préférais un album complet en duo avec les percussionnistes Paul Lovens, Paul Lytton et Roger Turner avec qui Derek Bailey n’a jamais enregistré d’album, même s’il y a un ourt morceau avec Lovens sur l’Idyllen Und Katastrophen et un album digital récent Im Podewil par Lovens – Bailey – Jon Rose datant de la même période. Je plonge maintenant sur le concert de NYC 1991 qui s'avère tout aussi excellent.
P.S. Comme me l'a fait remarquer verbalement mon défunt ami et guitariste John Russell (celui-ci a été un élève "technique" de D.B. au début des années 70), le jeu multiforme de Derek Bailey est, entre autres, basé sur les positions de la main gauche des accords de guitare jazz évolués (be-bop, George Van Eps, etc...) et les harmonies développées par Bill Evans, qu'il modifie et altère par de subtils déplacements de doigts pour atteindre des constructions harmoniques dodécaphoniques. Simultanément, il ajoute des changements de volume grâce à deux, puis une, pédale(s) de volume, des harmoniques,des pressions des cordes derrière le chevalet. On ajoute à cela une rythmique d'une précision diabolique.

John Edwards & Daniel Thompson Where the Butterflies Go. Earshots EAR027
https://earshots.bandcamp.com/album/where-the-butterflies-go

On a entendu ces deux musiciens, le contrebassiste John Edwards et le guitariste Daniel Thompson, dans le Runcible Quintet avec le saxophoniste Adrian Northover, le flûtiste Neil Metcalfe et le percussionniste Marcello Magliocchi dans une succession de compacts aussi volatiles et métamorphiques les uns que les autres. Les retrouver en duo est une belle surprise pour voir jusqu’où les papillons vont ou s'envolent. Daniel Thompson a évolué dans le sillage de son ami John Russell, lui-même compagnon d’Edwards et Evan Parker dans un excellent trio acoustique. En effet, Daniel Thompson ne joue de la guitare qu’acoustique sans amplification ni effet. Tout est dans les doigts et les plectres : il utilise des plectres de feu Derek Bailey, mais il développe une autre approche, pointilliste, arachnéenne, grouillante, des boucles de notes obstinées ou des griffures métalliques. Derek avait un style très typé et aisément reconnaissable, un système atonal et mélodique très personnel même s’il était aussi un explorateur de sonorités en diable. L’univers de Daniel Thompson est plus instantané, polymorphe, basé sur l’imagination et l’imaginaire et pas toujours reconnaissable d’un enregistrement à l’autre. Son collègue est sans doute le contrebassiste de prédilection d’un grand nombre d’improvisateurs d’envergure et de poids lourds du free-jazz. Mais John Edwards aime aussi à naviguer et s’égarer dans les méandres et eaux troubles de l’improvisation totale. On retiendra de lui une énergie phénoménale à faire vibrer la contrebasse, sa carcasse boisée, les cordes sur la touche, et actionner l’archet sur toutes les directions possibles. Ses pizzicatos sont puissants, charnels, vibratiles, résonnants, sourds ou bruissants. Les deux ensemble en duo devient un parfait régal, une foire, une dérive poétique, un idéal de musique improvisée sans souffleurs criants, sans batterie crépitantes, sans amplis saturés, mais une intrigante histoire de cordes coordonnées dans l’anarchie et un lâcher prise sans retour. On n’a pas fini de découvrir indéfiniment une combinatoire exponentielle d’éléments sonores, bruitistes, fragmentaires, de chassés-croisés courses-poursuites sans résolution finale. Ou simplement un sens de la respiration de notes vibrantes égrenées en toute quiétude et s'enchaînant remarquablement avec un sixième sens, celui des formes musicales évidentes (en 3). Quatre Pièces pour chaque saison : For Summer, For Autumn, For Winter, For Spring. Earshots Recordings (le tromboniste Edward Lucas) vient d’ajouter une page remarquable à son catalogue.