Quod Jean-Marc Foussat Sylvain Guérineau & Joe Mc
Phee FOU Records FR – CD 05
Une rencontre de deux
saxophonistes, l’un ténor, Sylvain Guérineau, l’autre soprano, Joe McPhee avec
un allumé du synthé aks, Jean-Marc Foussat. Si on ne présente plus Joe McPhee,
un des artistes (afro-américains) et saxophonistes les plus demandés dans la
scène « jazz libre » (avec Brötzmann, Gustafsson, Braxton, Evan
Parker, William Parker, Roscoe Mitchell, Leo Smith, Matt Shipp etc… pour ceux
qui écoutent assidûment les disques et cédés de musique improvisée, Jean-Marc
Foussat n’est pas un nom inconnu. Certains des enregistrements de musique
improvisée les plus essentiels ont été enregistré par ses soins, comme par
exemple l’extraordinaire Aïda, le solo de guitare acoustique de Derek Bailey
pour Incus, un sommet du genre et actuellement son label FOU relance l’intérêt
pour la musique improvisée en CD : 28 Dunois 1982 avec bailey Lewis
Léandre et Parker ou Annick Nozati avec Kpwald et Lazro aux Instants,
excusez-moi du peu. Mais Jean-Marc Foussat est aussi un solide aventurier de la
musique électronique versant improvisé. Tout comme Thomas Lehn utilise un vieux
synthé analogique à fiches des années ’70, Foussat barbote avec des AKS et VCS
3, le modèle de Pete Townshend dans Won’t Get Fooled Again (1971). Bien sûr, si
on compare avec le live signal processing de Lawrence Casserley, c’est un peu
primitif. Mais avec de l’expérience et son imagination, Jean-Marc Foussat
commet des facéties et des télescopages heureux avec les deux souffleurs qu’il
a rassemblé dans son studio Pyjama ( sic !) pour une séance réussie. Le
ténor rêveur et planté tangentiellement dans la tradition Hawkins Byas de
Sylvain Guérinau, un allumé de la sphère free parisienne post 68, y croise les
volutes du soprano de Joe Mc Phee. Deux belles voix du souffle dans le sillage
afro-américain assumé. Bien que l’assemblage des trois personnalités est un
tant soit peu disparate, la rencontre est initiée avec une remarquable
alternance d’interventions équilibrées qui donne à chacun l’espace voulu, le
choix du moment et nous rend lisible et évident le son et le phrasé de chacun.
On appelle cela la démocratie musicale. En suivant l’évolution des échanges, on
aboutira à des moments un peu fous où l’électronique régurgite, saturée, la phrase musicale du sax
ténor anticipant ou concluant avant que le soprano de Mc Phee ne lui réponde (au
sax ténor ?), qui lui s’est soudain tu, par anticipation de l’instant où
l’AKS ne veuille le suivre. Soit un étrange effet de miroir en trompe l’œil
auditif. C’est à la fois subtil et faux premier degré et surtout efficace.
Donc, un enregistrement sincère et
attachant de personnalités tranchées et qui
s’évertuent à coexister et dialoguer contre toute attente sans pour
autant rechercher l’homogénéité à tout prix.
QuiproQuod sans quiproquos.
Gruppen Modulor
1 SFD Simon H Fell & Alex Ward Bruce’s Fingers BF123
Vendu sous forme digitale
téléchargeable via Bruce’s Fingers et Bandcamp, Gruppen Modulor 1 et ses treize
Cues numérotées de 1 à 13 est bien l’album indispensable pour quiconque révère
un Anthony Braxton, mais aime les formes musicales plus épurées ou concentrées
et est résolument « improvisation libre » Le lien ci-dessus vous
permet d’écouter des extraits on ne peu plus convaicants. Avec des compositions
courtes dont le temps moyen excède rarement trois ou quatre minutes et avec une
seule pointe au-delà des six minutes à peine, l’écoute et l’attention sont
concentrées sur l’essentiel, l’incontournable. Simon H. Fell est un
contrebassiste exceptionnel du niveau Barry Guy, Mark Dresser, Barre Phillips
et un compositeur parmi les plus profonds, les plus risqués de la sphère du
jazz contemporain. Ou du contemporain qui sonne jazz de manière authentique. Son
ami Alex Ward est un superbe clarinettiste qui rend parfaitement l’esprit et
les nuances des intentions du compositeur et un improvisateur de haut vol. Art
Blakey disait parfois méchamment de tel musicien de jazz « blanc »
qu’il ne swinguera jamais aussi bien qu’au bout d’une corde. Au contraire,
rarement un compositeur parfaitement au fait des subtilités de l’écriture des
Boulez et Stockhausen n’aura jamais été aussi près du jazz qui swingue tout en
étant à fond dans l’esprit de la musique contemporaine vingtiémiste du deuxième
lustre ET de la Great Honky European
Improvised Music (a/k/a GHEIM comme l’a baptisé feu Paul Rutherford). Il y
a là tout ce qui peut dire et être dit avec une contrebasse et une clarinette.
Chaque pièce développe une ou plusieurs idées, langages, moments, techniques,
sonorités, silences, attitudes, combinatoires dans une veine polystyles d’un
goût parfait. Et le tout concentré en une douzaine de pièces avec autant de
poésie que d’efficacité. Le travail à l’archet du contrebassiste est supérieur
et son approche rythmique au pizzicato est un modèle du genre dans l’alliage
difficile de la complexité et de l’épure. Et son acolyte qu’on a entendu dans les
fabuleux SFQ (Thirteen Rectangles BF
43) est un clarinettiste qui marie ou alterne le classique au free jazz le plus
consommé. Un virtuose exceptionnel. Frank Zappa avait inventé, on s’en
souvient, et montré l’exemple du concept de Xenochronicity.
Simon H Fell est sûrement le compositeur et instrumentiste (et son propre
interprète) qui donne réellement vie à
cette idée un peu folle. Donc ce tandem SFD est vraiment providentiel pour ceux
qui aiment le sérieux et le profond dans la musique, sans l’esprit de sérieux et le pathos qui va avec. Ici la
musique excelle dans la légèreté, la nuance et l’invention, dans l’instant et
dans la durée. On essaye vraiment de confronter des points de vue apparemment
contradictoires mais qui se complètent à
merveille. Magnifique.
Steve Lacy Cycles Hedges Sands
Shots (1976-1980) double CD Emanem 5205
Après avoir publié
l’intégrale du concert solo au Chêne Noir à Avignon (1972) avec des suppléments
inédits (Avignon and After vol.1 Emanem 5023) et prolongé cet album
par un volume 2 (Avignon and After vol.2
Emanem 5031, Martin Davidson continue son extraordinaire travail d’édition de
la musique de Steve Lacy en solitaire, dédiée à son instrument, le saxophone
soprano.
A l’époque où il parcourait
le monde de Berlin à Rome, de Paris à Tokyo et d’Avignon à Montréal et New York,
Steve Lacy jouait l’entièreté de ses compositions en solo. Les quelques albums
édités dans les années septante ne retraçaient qu’une petite partie du
répertoire très étendu de ces concerts, comme le disque Stabs (FMP SAJ) ou Clinkers
(Hat Hut). Quant à son premier concert solo au Chêne Noir à Avignon, il fut
très rarement disponible. En fait, je ne l’ai personnellement jamais vu dans un
bac que ce soit neuf ou d’occasion. Donc si Steve Lacy est un artiste
« archi-reconnu », il faut avouer que je découvre ici réellement
l’étendue et la complexité magnifique de son univers musical
« solitaire ». Il aurait
fallu alors le suivre dans ses
pérégrinations pour se rendre compte de la stature de son talent incomparable.
Un très grand compositeur utilisant toutes les subtilités qui puissent être
tirées d’un saxophone soprano sans jamais lasser l’auditeur. L’art de Steve
Lacy rayonnait par une profonde chaleur humaine inscrite dans les timbres, les
sons, les accents, les intervalles et un sens de la ritournelle réellement
contemporain. L’expression de la réflexion sur la condition humaine. Le
philosophe de la vie en musique. Cette musique était arrivée à maturité entre 1973 et 1977 et on réalise aujourd'hui sa réelle importance. C'est à mon avis en solo qu'elle se distingue le mieux. Avignon volume 1 contient la série Clangs qui avait été enregistrée en duo
avec Andrea Centazzo (Ictus 001 1976) et Emanem continue avec ce nouvel album Cycles
de dévoiler l’enchaînement de ces suites et leurs subtiles interconnections. Quelle
surprise de parcourir un Cycle reconstitué avec les
meilleures versions possibles de l’ensemble des compositions de Shots : Moms, Pops, The Kiss, Tots, The Ladder,
Fruits, Coots et The Wire. Ces
compositions avaient été enregistrées en duo avec le percussionniste
traditionnel Masa Kwate pour le label Musica. On savait Steve Lacy le plus
précis et le plus chatoyants des miniaturistes, on découvre un merveilleux
architecte du temps et de l’espace dans la durée. Trois compositions de la suite Sands :
Stand, Jump et Fall, les cinq pièces du
cycle Hedges, soit Hedges,
Squirrel, Fox, Rabbit, Shambles et quatre morceaux « isolés », Follies Thought Wickets et Swoops complètent ce double album
exceptionnel. Les cinq morceaux de Hedges avaient été publiés dans l’album Hat
Art Ballets (1980). Le label Emanem rassemble une somme incontournable de l’œuvre de Steve
Lacy qui s’élève aujourd’hui à cinq compacts. Ceux que cette description intrigue ou inquiète
seront médusés dès les deux premiers morceaux : Moms et Pops nous
enfoncent et nous transportent dans le blues intégral. Steve Lacy fait figure d’intellectuel
mais s’exprime avec ses tripes et une rare intensité. Pas d’expressionnisme débordant, un lyrisme à
la fois lunaire et ensoleillé. Je rappelle qu’il y a encore le merveilleux cd Hooky
au catalogue Emanem qui contient la suite complète du Tao incluse dans un
concert montréalais de mars 1976 particulièrement réussi. J’ajoute encore
qu’Emanem publie l’historique Schooldays, un album mythique
documentant le quartet de 1963 avec Roswell Rudd, Dennis Charles et Henry
Grimes, consacré uniquement à des compositions de Thelonious Monk, parmi les
moins jouées(Emanem 5016). Arbre de Noël garanti !!