Franz Hautzinger Gomberg II « Profile » , Franz Hautzinger Quartertone Trumpet Loewenhertz 018.
En 2000, le label GroB avait publié le manifeste ultime de la « nouvelle trompette » de ce formidable improvisateur et compositeur autrichien : Gomberg . Quartertone Trumpet Solo (GroB 211). Un essai de Bill Dixon en personne soulignait l’extrême qualité et la pertinence du travail du trompettiste viennois (15 pages de Bill avec des dessins !) qui redéfinit complètement la trompette contemporaine. Depuis lors, GroB a publié un duo de Franz Hautzinger avec Derek Bailey et deux autres cds’ (Brospa en duo avec la pianiste Marion Liu Winter et Absinth avec John Tilbury, Dafeldecker et Sachiko M). D’autres méta-trompettistes sont apparus : Axel Dörner, Ruth Barberan, Nate Wooley, Masafumi Ezaki, Greg Kelley et l’extraordinaire Peter Evans. Voici que Franz Hautzinger nous resert un autre opus solitaire : « Gomberg II ». Ceux qui auraient été refroidis par certaines des propositions des collègues de Franz cités plus haut peuvent se rassurer. Le propos de Gomberg II se situe ailleurs. Onze compositions pour quatorze trompettes éditées en multipiste et toutes jouées par le maestro. Certaines assez courtes (2‘). Il faut d’abord souligner la réalisation et la qualité du son, en tout points remarquables (enregistré et mixé par Christoph Amman en personne). Franz H est un excellent compositeur contemporain. Seule, la deuxième composition, Deep T. évoque clairement le tuyautage caractéristique du premier Gomberg. Certaines pièces sont fascinantes et utilisent plusieurs procédés compositionnels universels (hoquet, unisson, tuilage etc…). La musique évoque le vol d’un avion de ligne au-dessus des nuages cotonneux (plage 8 Loha et ses graves étonnants), un espace intersidéral (plage 10 Pitch où les 14 trompettes jouent la même hauteur) ou un rassemblement de trompes hymalayennes un peu psychédéliques (plage 9 J.M.). Dans Unken, il joue beaucoup de silences sur chacune des douze pistes. On entend aussi à qui on a à faire : un trompettiste exceptionnel. Certains auditeurs jugeront sévèrement la réverbération parfois un peu excessive. Gomberg II est une oeuvre superbe qui a le mérite de faire converger différentes pratiques et plusieurs approches musicales en enrichissant chacune d’elles et en ravissant l’auditeur ouvert et inspiré. Plusieurs souffleurs-compositeurs de la jazzosphère improvisée ont enregistré des pièces en multipistes, mais aucun d’entre eux ne me semble avoir réalisé un travail aussi abouti. Chef d’œuvre ? Un artiste parmi les meilleurs de cette musique déclara, il y a fort longtemps, qu’il était plus intéressé dans la construction d’un simple abri que dans l’érection d’un monument ambitieux. Franz Hauzinger, qui s’est livré ici à un travail intense, a le chic de ne pas nous en faire peser tout le poids. Il nous fait vraiment voyager avec sa musique. Gomberg II a conservé toute la légèreté de l’air, même si notre trompettiste autrichien en a soufflé des centaines d’hectolitres durant sa réalisation. Un artiste sincère. Ces compositions ont été présentées en première au festival « Contrasts 07- Strange Music » à Krems en Autriche avec d’autres souffleurs. Une idée géniale pour un festival.
sperrgut Birgit Uhler / Damon Smith/ Martin Blume Balance Point Acoustics BPA 009
Umlaut trio PUT ( Birgit Uhler Ulrich Philipp Roger Turner) NurNichtNur.
Label californien du contrebassiste Damon Smith, BPA relate ses aventures sonores avec des improvisateurs européens tels Tony Bevan (un des rares saxophonistes basse de la planète improvisation), Wolfgang Fuchs, Joëlle Léandre, Phil Wachsmann, Martin Blume, etc.. et ses potes états-uniens, comme l’excellent percussionniste Jerome Bryerton ou la chanteuse Aurora Josephson. Three October Meetings avec Wolfgang Fuchs est à cet égard un enregistrement à recommander. Faisant suite à l’exceptionnel trio PUT de Birgit Uhler avec Roger Turner et le contrebassiste Ulrich Phillipp (Umlaut Nurnichtnur), sperrgut est une rencontre vive du tandem Damon Smith et Martin Blume avec LA trompettiste de la scène improvisée européenne. Cet enregistrement d’un concert de 2004 nous laisse entendre le moindre détail du jeu des improvisateurs. Birgit Uhler favorise les morceaux courts et concentrés, comme dans ce Umlaut et son duo avec la chanteuse Ute Wassermann (Kuntstoff – Creative Sources). Curieusement, chaque morceau est titré par des mesures de volume comme s’il s’agissait de mesures de cadres pour chaque tableau sonique. Côté pochette comme toujours avec notre trompettiste de Hambourg, nous avons droit à un élégant gribouillage sur polaroïd. Je recommande ce cédé car il est sans doute son album le plus accessible et un des meilleurs qu’elle ait produit. Martin Blume est excellent dans l’art du dialogue et sa frappe caractéristique est particulièrement variée. Elle est immédiatement reconnaissable par sa qualité boisée et son jeu très fin sur les cymbales et accessoires métalliques. Damon Smith est un contrebassiste sensible et inspiré qui laisse vibrer l’instrument de manière particulièrement adéquate pour un tel trio. Les deux hommes laissent le champ sonore complètement ouvert aux introspections de la trompettiste et aux infinies nuances de son jeu. J’avais déjà chroniqué très positivement les albums de BU pour Creative Sources. Parmi eux, Scatter est un remarquable et audacieux solo de trompette. Sperrgut est donc un disque excellent (super gut !), mais rien là ne nous prépare à la claque magistrale reçue à l’écoute de Umlaut par le trio PUT, mentionné plus haut. (Umlaut / 2000 - Nurnichtnur 1000425). On sait qu’une partie des improvisateurs allumés engagés actuellement dans un renouvellement de l’improvisation libre par des voies plus minimalistes tient ce « style » de musique improvisée pour dépassé ou daté, comme pouvait nous sembler le devenir le « free jazz » à l’époque nous nous essayions à devenir « non-idiomatiques » (!). On pourrait mettre beaucoup au défi de jouer avec autant de précision. C’est absolument renversant. On a là le meilleur de Roger Turner et Ulrich Philipp montre qu’il est un contrebassiste beaucoup trop sous-estimé. Son feeling à l’archet est absolument unique. Il vaut parfois mieux faire un retour en arrière de quelques années pour découvrir un joyau passé inaperçu que de se précipiter sur les nouveautés recensées par le site de Peter Stubley. Une musique collective avec absence d’ego et une invention surprenante. J’adore car il y a une qualité unique dans cette musique que vous ne trouverez que dans ce disque. Jimmy Giuffre enregistra en juin 55, un album génial : « Tangents in Jazz ». Ici, on a affaire à « Tangents in Free Improvisation ». A découvrir absolument.
Daunik Lazro - Phil Minton Alive at Sonorités émouvance
Fantastique ! Pour ceux et celles qui voudraient acquérir un seul album avec Phil Minton, cet enregistrement est un pur régal. D’abord, il y a la qualité de l’enregistrement et ensuite la qualité de la musique. La séparation stéréophonique d’une part et tout le savoir faire de Daunik Lazro au sax baryton, exclusivement et ce n’est pas une mince affaire, permettent d’obtenir le rendu de l’extraordinaire expression du vocaliste gallois. En effet, Lazro veille durant tout le concert à ne pas surjouer et déborder les vocalises de Minton, celles-ci étant d’une variété et d’une richesse étourdissante. Durant les cinq improvisations, le chanteur ne se répète quasiment jamais et offre un panorama très étendu de son extraordinaire répertoire sonore. Le saxophoniste réalise une performance aussi réussie que celle d’Evan Parker avec la chanteuse Sainkho Namchylak contenue dans le cd « Mars Song » (Victo). La dernière plage est absolument explosive. Certaines des prouesses de Minton sont proprement hallucinantes. Il a poussé la ventriloquie et la transe du gosier au point de rupture (la plage 2). Mais il fait aussi chanter la cavité buccale sans faire vibrer les cordes vocales et la gorge. Tous les enfants bruitent sous les joues des manières de croassements, mais essayez seulement de moduler de la sorte des notes comme une flûte. Ses bruitages buccaux ont des tonalités voulues et ce miaulement de chaton inquiet… du grand art ! Depuis l’époque d’AMMO (son disque en duo avec Roger Turner en 1981), ses borborygmes et sa poésie sonore n’ont fait que se raffiner. Daunik Lazro fait preuve d’inventivité et de subtilité et ses harmoniques sont inimitables. Il entretient la conversation de la manière la plus intelligente en faisant silence à bon escient. L’improvisation libre dans ce qu’elle a de plus réjouissant sans mettre en avant l’aspect technique virtuose. Une parmi des meilleures galettes digitales à se mettre sous les oreilles. Deux parmi les plus authentiques artistes de la planète improvisation.
J-M Van Schouwburg
Peter Evans More is More Psi
Suite aux Franz Hautzinger, Axel Dörner, Greg Kelley, Mazafumi Ezaki, Birgit Uhler , Ruth Barberan, Mazen Kerbaj et consorts, voici encore un trompettiste de la nouvelle génération ! Et en solo ! Mais si la plupart des précités ont essayé avec plus ou moins de réussite d’exprimer l’idée que Less Is More, Peter Evans ( un américain ?) claironne bien fort : More Is More ! Depuis le Last Supper du trompettiste Toshinori Kondo avec Paul Lovens (PoTorch1980), on n’avait plus entendu cela. Psi et Evan Parker ont eu la main très heureuse. Quelques membres influents des nouvelles formes d’improvisation m’ont déjà informé qu’ils saluaient la sortie de ce CD. Donc , dites vous bien que More Is More. Et je n’en dirai pas plus. Je préfère écouter ce disque extraordinaire. C’est complètement renversant, si vous avez quelque sympathie pour l’instrument. Essentiel si figurent déjà dans votre panthéon personnel Bill Dixon, Leo Smith, Lester Bowie et quelques uns des précités. À écouter d’urgence !!!!!!!!!!
Hubbub . Hoop Whoop - Matchless MRCD53/ Lowlands.
Dans l'univers de la musique improvisée (libre, radicale etc…), on est frappé par le nombre toujours croissant de musiciens qui s'engagent dans cet art à la fois aussi exigeant que gratuit (dans tous les sens du terme, car on y gagne souvent que des clopinettes). Dès lors, il devient plus difficile de ne pas jouer comme X ou Y et d'avoir "quelque chose à dire". Nombre de musiciens plus jeunes n'ont pas toujours l'envergure et le charisme des pionniers qui ont par la suite accédé à la notoriété. Ils ont aussi moins l'occasion de se produire et de mûrir leurs musiques, les organisateurs n'accordant d'importance qu'aux valeurs sûres. Malgré quelques notables exceptions, les musiciens français sont toujours un peu restés en retrait en matière d'originalité. C'est pour tout cela que je tiens spécialement à saluer la musique de ce groupe parisien vraiment étonnant, Hubbub. Le pianiste Frédéric Blondy, les saxophonistes Jean-Luc Guionnet et Bertrand Denzler, le guitariste Jean-Sébastien Mariage et le batteur Edward Perraud, tous autour de la trentaine, se croisent dans plusieurs groupes qui vont du free jazz à l'innovation la plus radicale. Un des groupes de Guionnet et Perraud avec le pianiste et violoniste Dan Warburton et le contrenassiste François Fuchs s'appelle "The Return of The New Thing", tout un programme. Hoop Whoop est le deuxième album d'Hubbub et est publié par Matchless , le label d'Eddie Prévost, percussionniste du groupe AMM. On y entend une musique essentiellement collective où s'efface dans l'enchevêtrement des sons l'exploit individuel du soliste. Peu importe qui joue quoi, personne ne "tire son épingle du jeu ". Le groupe contribue comme un seul homme à cette improvisation de 52'58". Mon collègue P.L. Renou a écrit de remarquables notes de pochette : celles-ci cadrent parfaitement avec une musique qui pose plus de questions qu'elle n'y répond. Comme trop rarement de nos jours, voici un manifeste qui rompt avec les habitudes plutôt qu'un enregistrement de plus, fût - il excellent. Ces cinq courageux défendent une esthétique exigeante et revalorisent de manière exemplaire la nécessité collective de l'improvisation libre que d'aucuns veulent réduire à l'expression soliste d'individualités, certes rares. Chez Hubbub, c'est le très haut degré d'imbrication collective qui fait toute la rareté et le prix de la musique.
London Ernesto Rodrigues Angarhad Davies Guilherme Rodrigues Alessandro Bosetti Masafumi Ezaki Creative Sources 080.
London parce qu’enregistré à Londres lors de l’Atlantic Waves Festival 2005, soutenu par des institutions culturelles portugaises. Ernesto Rodrigues est le directeur artistique de Creative Sources et un altiste (viola en anglais) singulier, genre tortionnaire ébéniste, mais du meilleur effet. Tout comme son fils Guilhermo au violoncelle, il prépare son instrument et utilise tous les bruitages délicats que son instrument lui permet. La violoniste galloise Angarhad Davies n’est pas en reste avec ses frottements d’archets et ses coups secs grincés. Toujours aussi concentrée. Alessandro Bosetti est un sax soprano milanais émigré dans le Berlin du réductionnisme des Axel Dörner et Burkhard Beins et qui a travaillé avec Michel Doneda ( Placés en l’Air /Potlatch). Le trompettiste Masafumi Ezaki est l’antenne japonaise de cette conspiration du silence. Ah oui, comme on est à Londres, c’était du New London Silence vers 2002. La musique se répand avec lenteur dans le silence dans l’attente d’événements sonores. Les tiges placées entre les cordes du violoncelle se balancent sur un fond d’archet qui fait sussurer une corde du violon. Des souffles éventuels se propagent comme un gaz rare. Le silence se fait plus présent. La durée de London (l’unique pièce) n’est pas indiquée, mais comme on est dans un état de recueillement approfondi, indispensable pour graviter dans un tel état d’apesanteur, on ne s’en soucie guère. Alessandro siffle doucement dans la colonne d’air (comment fait-il ?). Le temps est aboli. Aucune virtuosité, seulement la maîtrise du timbre, même le plus ténu. Une scansion s’insinue à notre insu et les sons de chacun des cinq s’agrègent comme par enchantement. On finit par enfin découvrir les effets de tuyaux d’Ezaki. Cette manière a le mérite de nous faire entendre une dimension réelle du silence que ces musiciens révèlent au creux de la matière instrumentale distillée dans la douceur la plus clinique. Le silence après la fin fait partie de la musique. Ecoute étonnante. Nouveau ? Bof ! Certains trouvent des inspirations depuis les travaux d’Alvin Lucier et de Phill Niblock, des artistes reconnus depuis fort longtemps. Donc ! Mais une expérience révélatrice.
Carré Bleu ( à la mémoire de Bernard Prouteau) Frédéric Blondy, Michel Doneda, Tetsu Saitoh. Travessia 003.
The Geometry of Sentiment John Butcher Emanem 4142
Deux pôles du saxophone contemporain. L’un, français et poète enflammé de l’instant et du son, a foi en l’aventure. L’autre, britannique et scientifique, est le constructeur méthodique de son univers. Le Carré Bleu était l’espace d’un ami aujourd’hui disparu, investi ici avec l’appui d’un compagnon des antipodes animé de la même foi et d’un explorateur hexagonal des mécanismes et des cordes du piano, de son grand cadre et de ses résonances. Arrimés au corps flottant du piano préparé de Blondy comme à un radeau emporté par des courants imprévisibles, le contrebassiste et le saxophoniste dérivent vers un point secret de l’océan. Leur équipée est d’un seul tenant, le flux de Doneda se projetant dans une seule coulée tendue vers le but ultime, atteint après 70 minutes de concert (Carré Bleu part 1 & 2). Les amarres sont lâchées et la pique de la contrebasse de Tetsu Saitoh et son archet forment un gouvernail rudimentaire. Advienne que pourra et l’aventure, finalement, fascine. Sur l’île, au creux de la roche de l’Oya Stone Museum, tel un géomètre, John Butcher dévide les sons selon un plan qu’il s’invente avec une logique confondante (plages 1 et 2, First et Second Zizoku). Son précédent album solitaire « Cavern with Nightlife » (Weight of wax 01) avait été en partie enregistré dans cette caverne japonaise, remarquable pour son acoustique. Les plages 3 et 6 nous donnent à entendre ses expériences avec un amplified feedback curieux. Action Theory Blues indique une filiation avec Steve Lacy, avec lequel Butcher marque sa singularité avec un jeu répété et ambigu sur deux notes vers la sixième minute. But More So est un hommage à Derek Bailey en souvenir d’une anecdote rapportée par le violoniste Phil Wachsmann. Celui-ci fut d’ailleurs un compagnon de Doneda dans leurs jeunes années. Devant un public non averti et hostile au début des années soixante-dix, le défunt guitariste interrompt le concert et informe le public que « La musique que nous jouerons lors du restant de la soirée sera comme celle-ci, mais plus encore comme elle ». But More So. Cette intransigeance, cette plongée dans l’inconnu est vécue ainsi de manière insigne par le trio de Carré Bleu à travers les occurrences turbulentes de leurs échanges. Le travail du pianiste confirme qu’il est bien un des éléments à suivre de la seconde génération (cfr part 2 de 13’ à 25’) avec un goût généreux pour l’expérimentation et l’inouï assumé. Trois improvisateurs exemplaires et un architecte du son. Deux démarches profondément complémentaires et deux sensibilités radicalement différentes qui s’éclairent l’une et l’autre à la lumière de leurs emportements respectifs et de leurs convictions.
Jean Michel Van Schouwburg