Ineffable Joy Ivo Perelman Matt Shipp William Parker Bobby
Kapp ESP DISK
On ne sait
si ces mélodies, ces accords, ces clusters, ces variations infinies, cette
cohésion sont le fruit d’une libre spontanéité ou d’arrangements oraux, de
structures préétablies composées ou suggérées, ou simplement nées dans l'instant.
Que ce soit le jeu des balais du batteur, Bobby Kapp, un vétéran des années ESP – New Thing
(justement !), les notes perlées et la carrure des accords, le
vrombissement de la contrebasse, ses rebondissements, William Parker, l’ange gardien des lofts poussiéreux passé à la
postérité pour un jazz libre vécu et assumé, le souffle impétueux chantant et
étirant et tordant les notes jusqu’aux harmoniques, Ivo Perelman. De morceau
en morceau, d’Ecstacy en Ineffable
Joy, de Jubilation en Ebullience et Bliss, le quartet
renouvelle ses modes de jeux, le swing du pianiste, les frottements rêches des
cordes de la basse, le drive subtil des baguettes étincelantes, la voix du sax
ténor qui joue comme si elle parlait, chantait, enroulait et déroulait des rubans
de notes, poèmes spontanés, étirement des sons hors des douze demi-tons de la
gamme. Le quartet distille un bain de
Jouvence merveilleux, une allégresse parfaite. C’est le pinacle de
l’expressivité d’un expressionnisme aylérien assumé puis, au fil des
expériences qui menèrent à cet actuel état de grâce, (cfr les chapelets
d’anneaux digitaux du duo Perelman-Shipp et la déclinaison de leurs
partenaires, Mat Maneri en tête) mis au
service du partage du jeu collectif, de l’échange ludique et de la création
émotionnelle spontanée plutôt que la posture du cri individuel accompagné.
Chaque musicien se trouve projeté dans un rapport d’égalité vis-à-vis des
autres, co-concepteur de la musique qui se résout au fil des secondes. Question
âme, chaleur profonde, émotion sublime, voix originale, dans la lignée des
grands ténors de l’ère du swing (Ben Webster), du be-bop (Dexter Gordon) ou du
free (Albert Ayler et Archie Shepp), Ivo Perelman est le souffleur vers qui il
faut se tourner pour être convaincu, mordu et tourneboulé jusqu’à la chair de
poule, dans la moëlle des os et au fond du cœur. Chez lui l’exultation va de
pair avec la réflexion et le partage : vous trouverez très rarement une
aussi subtile lisibilité dans le jazz libre associée à ces colorations
expressionnistes, à cet échauffement prodigue des timbres et sonorités. Même en
cherchant les mots, je me répète, alors que cette musique invente
instantanément et renouvelle son inspiration enflammée sans jamais se rejouer
un instant. Écoutez-là, vous n’en serez jamais rassasié et condamné à vous
(re)plonger dans leurs précieux et innombrables enregistrements, Ivo Perelman,
Matt Shipp et consorts. Digne de figurer dans le même catalogue que Spiritual Unity et Prophecy du grand Albert ou le Town Hall Concert d ’Ornette.
All will be said, all to do again Sarah
Gail Brand Steve Beresford John Edwards Mark Sanders Regardless R03.
La
tromboniste Sarah Gail Brand est assurément une des trombonistes (hommes ou
femmes) parmi les plus originales de la scène improvisée internationale.
Puissance, sonorité, subtilité, projection instrumentale, sens mélodique, goût,
démarche d’improvisation authentique, choix clairs au niveau de ses
collaborations, esprit d’ouverture dans sa pratique, intégrité artistique et un
véritable plaisir sur scène. Elle a donc produit l’enregistrement de
« son » ( ?) quartet sur son propre label « Regardless » dont c’est le
troisième opus. Si la paire John Edwards et Mark Sanders est fortement sollicitée
par des artistes « majeurs », des souffleurs comme Roscoe Mitchell,
Dunmall, Brötzmann, Joe McPhee, Charles Gayle, John Butcher mais aussi Agusti
Fernandez ou John Tilbury, il ne faut pas croire que ces deux musiciens
figurent ici « parce qu’ils sont des pointures » « much in
demand » et que c’est un bon plan. De même le pianiste (et électronicien
low-fi) Steve Beresford. Quand Sarah a commencé à improviser dans les clubs de
Londres au début des années nonante, Mark Sanders était le nouveau venu aux
percussions, plus enclin sans doute de faire de nouveaux échanges que ses
collègues plus âgés. Surtout avec des artistes de sa génération pour lesquels
l’un et l’autre ressentent plus aisément un sentiment d’égalité qu’avec un aîné
très expérimenté ou réputé qui restera toujours un peu le leader. Une véritable
connivence s’est créée entre eux au fil
des ans et Instinct et The Body (Regardless R01) en est un formidable témoignage : on
entend rarement une telle empathie dans le mariage des sons, des accents, une
telle télépathie. Les deux musiciens sont issus du jazz (libre) et ce
background, ce feeling reste présent alors qu’ils étendent les paramètres de
jeu, les pulsations, les timbres, l’articulation vers un éclatement de la forme,
une prolifération des modes de jeux avec un sens du vécu …. Sublime !
Cette architecture instrumentale en quartet : trombone, piano
(électronique aussi !), contrebasse et batterie suit la hiérarchie
instrumentale du jazz. Cet archétype, ce triangle/ rectangle, risque de finir
par lasser et devenir un frein à la créativité. Mais ici, il n’en est rien. D’abord,
sur les sept morceaux enregistrés, on trouve deux duos avec, d’une part le
piano et l’électronique (2/ this one) et d’autre part, la contrebasse (4/ let’s
do something while we have). Et deux trios avec le piano et la contrebasse (3/
ever tried et 6/ for reasons unknown). Ces cinq morceaux, autour des 5 ou 6
minutes sont plus courts que les trois
joués en quartet avec le batteur qui font respectivement 14:02 (1/ a constant
quantity), 15:35 (5/ be again) et 9:24 (7/ let’s go). Je sais, cela vous semble
compliqué, mais la musique enregistrée, ellle, se laisse écouter du début à la
fin, morceau par morceau, avec beaucoup de plaisir, de facilité, de relaxation.
Les musiciens évacuent ici tous les poncifs, tics, redites et ficelles du post-
free-jazz « improvisé » ou du « free » free jazz. D’une part la sélection de pièces en duo et
trio est un atout précieux pour varier la dynamique et l’évolution de ce
concert – enregistrement en public (15 janvier 2018). Dans les pièces en
quartet, fort heureusement, Mark Sanders
se transforme en coloriste trouveur de sons en se glissant entre les interstices
laissés par les trois autres. Ceux-ci prennent un soin intense à ne pas
« remplir », et mieux, à ouvrir l’espace sonore, relâcher les
cadences pour fragmenter le temps, le diluer, et l’étendre avec de nombreux
détails sonores, de subtiles recherches de timbre, un vrai sens du dialogue et
de partage égalitaire. Bien sûr, Sarah Gail Brand respire et transpire le jazz
et sa pratique et en assume son aspect émotionnel tout en développant à fond
tout ce qui est vital dans l’improvisation libre. Et ses deux comparses
« rythmiques » explorent leurs instruments avec beaucoup de
concentration sans jamais surjouer, et,
quand cela arrive momentanément, c’était assurément la meilleure option dans le
cours de l’improvisation collective. Le contrebassiste John Edwards, héros de tant de batailles cornaquant avec panache
des souffleurs de haut vol, se fait ici un partenaire soucieux d’apporter la
bonne eau au moulin, de belles idées qui complètent, fignolent, cerises sur le
gâteau, le processus de création toujours remis sur l’ouvrage. Une multiplicité
de séquences s’enclenchent comme des mécanismes préparés et leurs profils
éphémères s’échappent au gré du vent comme des pensées d’un instant qu’on
mémorise tout en les oubliant. Et la
participation de Steve Beresford est
remarquable: non seulement, son électronique low-fi (une série d’instruments
gadgets/ jouets, Casio, etc… qu’il manipule successivement) est souvent le fil
conducteur disruptif de la découverte des sons des trois autres, mais son jeu
au piano évite les pianismes systématiques qui auraient déséquilibré les
improvisations du trombone et de la contrebasse. Il trouve l’essentiel dans
l’instant vécu sans stresser le partage. Une influence monkienne, via son ami
Misha Mengelberg (R.I.P), des idées joyeuses, des questions, des trouvailles
limpides, un style multiforme dont il distille les occurrences avec sagacité et
un sens du timing. Son talent réside dans l’art de la suggestion avec un brin
d’humour. Avec dix doigts en pagaille, on risque de contourner le lyrisme
chaleureux et les effets de timbre de la tromboniste. C’est pourquoi son sens
de l’économie des moyens est bienvenu. Si en commençant le premier morceau, Sarah Gail Brand évoque le légendaire
Paul Rutherford, on peut l’entendre durant cette performance live laisser
parler son imagination, s’appliquer à donner le meilleur d’elle même, à
exprimer une magnifique synthèse de l’improvisation au trombone libéré tout en
affirmant sa belle originalité. Que ce soit du bout des lèvres, au bord du
silence (évoquant Günter C), en surfant sur des vagues percussives animées ou
en pétaradant dans les graves, la tromboniste crée un univers personnel,
immédiatement reconnaissable. À cet
égard, le duo (2/ this one) Brand-Beresford est un vrai régal, celui qui rend
la scène british à nulle autre pareille. Cela continue sur le même ton dans le
3/ ever tried, un peu canaille. Les interventions de Sanders cliquètent avec
une précision d’horloger du chaos contrôlé : 5/ be again. On entend ici
une ferveur magnifique dans le partage, la collaboration, l’écoute, un sens
aigu des contrastes intelligents que c’en est merveilleux. Ces quatre-là ont
l’art de raconter des histoires, vraisemblables, tire-bouchonnées ou à dormir
debout. Tirer un tel parti de cette formation archétype avec autant d’âme et de
subtilité franche nous réconfortera de trop d’albums remplissage qui font
malheureusement démentir pourquoi et comment tous ces musiciens improvisateurs
ont été amenés à créer de la musique de cette manière. Ce quartette est bien
salutaire et réjouissant et sa musique éclipse bien des enregistrements
par son exceptionnelle diversité sonore tout en maintenant une approche
cohérente de bout en bout !
Kang Tae Hwan – Midori Takada An Eternal
Moment No Business NBCD 115
Un peu
étrange ! La conception du temps et du rythme de Midori Takada dans
l’introduction du premier long morceau de cet album, Syun Soku. Le souffleur, le coréen Kang Tae Hwan est un phénomène
apparu dans le sillage de ces souffleurs survenus à la suite de l’Evan Parker
des Saxophone Solos – Aerobatics (Incus LP 19 1975) : Wolfgang Fuchs,
Michel Doneda, John Butcher, Stefan Keune… Kang Tae Hwan a bien du
mérite ! Son jeu en respiration continue exacerbe les sons extrêmes du sax
alto dans des staccatos surréels où on distingue plusieurs timbres qui
proviennent de plusieurs registres contrastés, gras, suraigus, très fins qui se
secouent dans un ostinato - danse de la
mort par le truchement de coups de langue déchirants et de doigtés croisés dont
il contrôle comme un chaman leurs simultanéités hasardeuses à la limite du
couac. Ou il ressasse un motif avec un growl caverneux… La frappe hiératique et
obsessionnelle sur une seule peau accompagnée de quelques saccades de
frottements de la percussionniste Midori
Takada confère à l’ensemble l’apparence d’un rituel sauvage, séance de
divination, sortilèges propices à l’hypnose ou à une catalepsie. Bref, dans
l’histoire de la musique improvisée, quelque chose d’unique qui défie l’entendement
et les hiérarchies.
Produit par Takeo Suetomi, responsable du label
Chap-Chap, ce concert du 14 mars 1995 et son enregistrement qui eurent lieu à
Hofu City au Café Amores est un des événements
successifs qui sont aujourd’hui publiés par No Business dans leur Chap-Chap
series : Mannyoka : Kaoru Abe et Sabu Toyozumi, The
Conscience : Sabu et Paul Rutherford, Burning Meditation : Leo Smith
et Sabu T., Prophecy Of Nue : Ton
Klami (Hwan et Takada avec Masahiko Satoh) ou Kami Fusen : Itaru
Oki, Nobuyoshi Ino et Choi Sun Bae…. Sans oublier le couple Schippenbach –
Takase ou la paire Barre Phillips et Motoharu Yoshizawa et un solo de Kang Tae
Hwan. J’avais déjà écouté le CD n°1 du label Chap-Chap, intitulé Kang Tae Hwan
tout simplement (référence CPCD001) dont j’avais reçu une copie non officielle
de Takeo Suetomi. Sur cet album, figurent deux duos avec respectivement Otomo
Yoshihie et Ned Rothenberg, lequel convient parfaitement et un trio avec les
trois musiciens (sept 1994).
Selon le
témoignage de Takeo Suetomi, ce concert eut un impact émotionnel, personnel et
esthétique qui a profondément marqué les auditeurs. On voudra bien le croire… Suite
à Syun Soku, un extraordinaire solo
de KTH où il alterne un son saturé
torturant une note ou une note tenue avec une texture d’hautbois
chancelant et ses sursauts-rengorgements de multiphoniques qui se superposent
dangereusement jusqu’à une sensation d’inouï voisine des sauvages Areobatics
d’Evan Parker. Non seulement, il en projette leur réalisation au volume
maximum, il est capable d’en contrôler leur émission en sotto voce à la limite de l’audible. En modulant ses éléments sonores avec une théâtralité
hyper-retenue, il raconte une histoire à la fois rassurante et terriblement
inquiétante. Si vous voulez mon avis, on produit rarement de tels documents
sonores/ musicaux : il faut vraiment que vous écoutiez cela un jour. Mais
il vaut mieux de suite. Le troisième morceau,
Dan–Shi offre encore une variation assez différente des précédents
maléfices ensorcelants, Takada secouant des mailloches sur des marimbas dans
une manière de contrepoint – ostinato mouvant et faussement répétitif voisin du
gambang des Célèbes. Cette séquence évolue dans une traque haletante entre les
battements inquiets des multiphoniques du souffleur et les vagues cristallines
de notes du marimba. Il s’ensuit un numéro de tambour obstiné de la
percussionniste dans le sillage du délirant saxophoniste. Son souffle agrippe
un râle mortel dont il modifie le son le timbre la hauteur vers des harmoniques
si haut perchées et si douloureuses qu’elles s’évanouissent dans une mélodie
capricieuse ou des notes tenues qui échauffent l’atmosphère. Une musique hantée, extrême qui juxtapose
l’expression d’intentions contrariées, secrètes, insoupçonnables et un goût
unique dans leur mise en sons et en scène.
Espresso Galattico Gasser
3 : Jürg Gasser Peter K Frey Dieter Ulrich. Leo Records CD LR 845
Je n’hésite jamais à redire combien m’emm…
cette formule sax – contrebasse – batterie sempiternellement reconduite dans
catalogues de Cds et programmes de festivals. Malgré tout, Espresso Galattico du
Gasser 3 mérite vraiment le détour. En premier lieu, la redécouverte d’un
contrebassiste rare et trop méconnu, Peter
K Frey, entendu il y a fort longtemps (quatre décennies) avec le pianiste
Urs Voerkel et le percussionniste Paul Lovens sur un vinyle FMP décoré d’un
radiateur étrange. À la batterie, un vrai original, Dieter Ulrich, compagnon inséparable du saxophoniste Christoph
Gallio et ici, aussi bugliste racé. Ce trio helvétique inconditionnel de la
free-music pure sans concession et adoucisseur, est mené par un sax ténor
obstiné, chercheur qui aime à tendre et étendre les sons, les tordre, Jürg Gasser et que je découvre au fil
des plages de cet excellent album. L’architecture basique du free jazz revue et
améliorée par l’esthétique du start and
stop et des échappées éphémères et réitérées vers le sonique, les frictions de
timbres. Accélérations et coups de freins subits, pulsations contrariées et
modulables à volonté et à chaque instant, tressautements et faux sur-place,
volutes accentuées par chacun des instrumentistes dans un beau désordre qui
obéit à une logique webernienne du rythme, morsures et chuintements expressifs
de l’anche, frottements puissants et follement cadencés de l’archet dans une
infinité de contretemps, signaux épurés des tambours et cymbales, sursauts
empressés vers l’infini, l’insatiable, le méconnu, …
Le filon suisse de Leo Records est
providentiel : Urs Leimgruber, Daniel Studer, Peter K Frey, Alfred
Zimmerlin, Christy Doran, Gabriela Friedli maintiennent un cap inflexible d’une
musique improvisée imperméable aux ruissellements de la facilité. Ce trio est
là pour nous le rappeler.