30 octobre 2019

Ivo Perelman Matt Shipp William Parker Bobby Kapp/ Sarah Gail Brand Steve Beresford John Edwards Mark Sanders/ Kang Tae Hwan Midori Takada/ Jürg Gasser Peter K Frey Dieter Ulrich


Ineffable Joy Ivo Perelman Matt Shipp William Parker Bobby Kapp ESP DISK
On ne sait si ces mélodies, ces accords, ces clusters, ces variations infinies, cette cohésion sont le fruit d’une libre spontanéité ou d’arrangements oraux, de structures préétablies composées ou suggérées, ou simplement nées dans l'instant.  Que ce soit le jeu des balais du batteur, Bobby Kapp, un vétéran des années ESP – New Thing (justement !), les notes perlées et la carrure des accords, le vrombissement de la contrebasse, ses rebondissements, William Parker, l’ange gardien des lofts poussiéreux passé à la postérité pour un jazz libre vécu et assumé, le souffle impétueux chantant et étirant et tordant les notes jusqu’aux harmoniques, Ivo Perelman. De morceau en morceau, d’Ecstacy en Ineffable Joy, de Jubilation en Ebullience et Bliss, le quartet renouvelle ses modes de jeux, le swing du pianiste, les frottements rêches des cordes de la basse, le drive subtil des baguettes étincelantes, la voix du sax ténor qui joue comme si elle parlait, chantait, enroulait et déroulait des rubans de notes, poèmes spontanés, étirement des sons hors des douze demi-tons de la gamme.  Le quartet distille un bain de Jouvence merveilleux, une allégresse parfaite. C’est le pinacle de l’expressivité d’un expressionnisme aylérien assumé puis, au fil des expériences qui menèrent à cet actuel état de grâce, (cfr les chapelets d’anneaux digitaux du duo Perelman-Shipp et la déclinaison de leurs partenaires, Mat Maneri en tête)  mis au service du partage du jeu collectif, de l’échange ludique et de la création émotionnelle spontanée plutôt que la posture du cri individuel accompagné. Chaque musicien se trouve projeté dans un rapport d’égalité vis-à-vis des autres, co-concepteur de la musique qui se résout au fil des secondes. Question âme, chaleur profonde, émotion sublime, voix originale, dans la lignée des grands ténors de l’ère du swing (Ben Webster), du be-bop (Dexter Gordon) ou du free (Albert Ayler et Archie Shepp), Ivo Perelman est le souffleur vers qui il faut se tourner pour être convaincu, mordu et tourneboulé jusqu’à la chair de poule, dans la moëlle des os et au fond du cœur. Chez lui l’exultation va de pair avec la réflexion et le partage : vous trouverez très rarement une aussi subtile lisibilité dans le jazz libre associée à ces colorations expressionnistes, à cet échauffement prodigue des timbres et sonorités. Même en cherchant les mots, je me répète, alors que cette musique invente instantanément et renouvelle son inspiration enflammée sans jamais se rejouer un instant. Écoutez-là, vous n’en serez jamais rassasié et condamné à vous (re)plonger dans leurs précieux et innombrables enregistrements, Ivo Perelman, Matt Shipp et consorts. Digne de figurer dans le même catalogue que Spiritual Unity et Prophecy du grand Albert ou le Town Hall Concert d’Ornette. 

All will be said, all to do again Sarah Gail Brand Steve Beresford John Edwards Mark Sanders Regardless R03.
La tromboniste Sarah Gail Brand est assurément une des trombonistes (hommes ou femmes) parmi les plus originales de la scène improvisée internationale. Puissance, sonorité, subtilité, projection instrumentale, sens mélodique, goût, démarche d’improvisation authentique, choix clairs au niveau de ses collaborations, esprit d’ouverture dans sa pratique, intégrité artistique et un véritable plaisir sur scène. Elle a donc produit l’enregistrement de « son » ( ?) quartet sur son propre label « Regardless » dont c’est le troisième opus. Si la paire John Edwards et Mark Sanders est fortement sollicitée par des artistes « majeurs », des souffleurs comme Roscoe Mitchell, Dunmall, Brötzmann, Joe McPhee, Charles Gayle, John Butcher mais aussi Agusti Fernandez ou John Tilbury, il ne faut pas croire que ces deux musiciens figurent ici « parce qu’ils sont des pointures » « much in demand » et que c’est un bon plan. De même le pianiste (et électronicien low-fi) Steve Beresford. Quand Sarah a commencé à improviser dans les clubs de Londres au début des années nonante, Mark Sanders était le nouveau venu aux percussions, plus enclin sans doute de faire de nouveaux échanges que ses collègues plus âgés. Surtout avec des artistes de sa génération pour lesquels l’un et l’autre ressentent plus aisément un sentiment d’égalité qu’avec un aîné très expérimenté ou réputé qui restera toujours un peu le leader. Une véritable connivence s’est créée entre eux  au fil des ans et Instinct et The Body (Regardless R01)  en est un formidable témoignage : on entend rarement une telle empathie dans le mariage des sons, des accents, une telle télépathie. Les deux musiciens sont issus du jazz (libre) et ce background, ce feeling reste présent alors qu’ils étendent les paramètres de jeu, les pulsations, les timbres, l’articulation vers un éclatement de la forme, une prolifération des modes de jeux avec un sens du vécu …. Sublime ! Cette architecture instrumentale en quartet : trombone, piano (électronique aussi !), contrebasse et batterie suit la hiérarchie instrumentale du jazz. Cet archétype, ce triangle/ rectangle, risque de finir par lasser et devenir un frein à la créativité. Mais ici, il n’en est rien. D’abord, sur les sept morceaux enregistrés, on trouve deux duos avec, d’une part le piano et l’électronique (2/ this one) et d’autre part, la contrebasse (4/ let’s do something while we have). Et deux trios avec le piano et la contrebasse (3/ ever tried et 6/ for reasons unknown). Ces cinq morceaux, autour des 5 ou 6 minutes sont plus courts  que les trois joués en quartet avec le batteur qui font respectivement 14:02 (1/ a constant quantity), 15:35 (5/ be again) et 9:24 (7/ let’s go). Je sais, cela vous semble compliqué, mais la musique enregistrée, ellle, se laisse écouter du début à la fin, morceau par morceau, avec beaucoup de plaisir, de facilité, de relaxation. Les musiciens évacuent ici tous les poncifs, tics, redites et ficelles du post- free-jazz « improvisé » ou du « free » free jazz. D’une part la sélection de pièces en duo et trio est un atout précieux pour varier la dynamique et l’évolution de ce concert – enregistrement en public (15 janvier 2018). Dans les pièces en quartet, fort heureusement, Mark Sanders se transforme en coloriste trouveur de sons en se glissant entre les interstices laissés par les trois autres. Ceux-ci prennent un soin intense à ne pas « remplir », et mieux, à ouvrir l’espace sonore, relâcher les cadences pour fragmenter le temps, le diluer, et l’étendre avec de nombreux détails sonores, de subtiles recherches de timbre, un vrai sens du dialogue et de partage égalitaire. Bien sûr, Sarah Gail Brand respire et transpire le jazz et sa pratique et en assume son aspect émotionnel tout en développant à fond tout ce qui est vital dans l’improvisation libre. Et ses deux comparses « rythmiques » explorent leurs instruments avec beaucoup de concentration sans jamais surjouer, et, quand cela arrive momentanément, c’était assurément la meilleure option dans le cours de l’improvisation collective. Le contrebassiste John Edwards, héros de tant de batailles cornaquant avec panache des souffleurs de haut vol, se fait ici un partenaire soucieux d’apporter la bonne eau au moulin, de belles idées qui complètent, fignolent, cerises sur le gâteau, le processus de création toujours remis sur l’ouvrage. Une multiplicité de séquences s’enclenchent comme des mécanismes préparés et leurs profils éphémères s’échappent au gré du vent comme des pensées d’un instant qu’on mémorise tout en les oubliant.  Et la participation de Steve Beresford est remarquable: non seulement, son électronique low-fi (une série d’instruments gadgets/ jouets, Casio, etc… qu’il manipule successivement) est souvent le fil conducteur disruptif de la découverte des sons des trois autres, mais son jeu au piano évite les pianismes systématiques qui auraient déséquilibré les improvisations du trombone et de la contrebasse. Il trouve l’essentiel dans l’instant vécu sans stresser le partage. Une influence monkienne, via son ami Misha Mengelberg (R.I.P), des idées joyeuses, des questions, des trouvailles limpides, un style multiforme dont il distille les occurrences avec sagacité et un sens du timing. Son talent réside dans l’art de la suggestion avec un brin d’humour. Avec dix doigts en pagaille, on risque de contourner le lyrisme chaleureux et les effets de timbre de la tromboniste. C’est pourquoi son sens de l’économie des moyens est bienvenu. Si en commençant le premier morceau, Sarah Gail Brand évoque le légendaire Paul Rutherford, on peut l’entendre durant cette performance live laisser parler son imagination, s’appliquer à donner le meilleur d’elle même, à exprimer une magnifique synthèse de l’improvisation au trombone libéré tout en affirmant sa belle originalité. Que ce soit du bout des lèvres, au bord du silence (évoquant Günter C), en surfant sur des vagues percussives animées ou en pétaradant dans les graves, la tromboniste crée un univers personnel, immédiatement reconnaissable.  À cet égard, le duo (2/ this one) Brand-Beresford est un vrai régal, celui qui rend la scène british à nulle autre pareille. Cela continue sur le même ton dans le 3/ ever tried, un peu canaille. Les interventions de Sanders cliquètent avec une précision d’horloger du chaos contrôlé : 5/ be again. On entend ici une ferveur magnifique dans le partage, la collaboration, l’écoute, un sens aigu des contrastes intelligents que c’en est merveilleux. Ces quatre-là ont l’art de raconter des histoires, vraisemblables, tire-bouchonnées ou à dormir debout. Tirer un tel parti de cette formation archétype avec autant d’âme et de subtilité franche nous réconfortera de trop d’albums remplissage qui font malheureusement démentir pourquoi et comment tous ces musiciens improvisateurs ont été amenés à créer de la musique de cette manière. Ce quartette est bien salutaire et réjouissant  et sa musique éclipse bien des enregistrements par son exceptionnelle diversité sonore tout en maintenant une approche cohérente de bout en bout !

Kang Tae Hwan – Midori Takada An Eternal Moment No Business NBCD 115

Un peu étrange ! La conception du temps et du rythme de Midori Takada dans l’introduction du premier long morceau de cet album, Syun Soku. Le souffleur, le coréen Kang Tae Hwan est un phénomène apparu dans le sillage de ces souffleurs survenus à la suite de l’Evan Parker des Saxophone Solos – Aerobatics (Incus LP 19 1975) : Wolfgang Fuchs, Michel Doneda, John Butcher, Stefan Keune… Kang Tae Hwan a bien du mérite ! Son jeu en respiration continue exacerbe les sons extrêmes du sax alto dans des staccatos surréels où on distingue plusieurs timbres qui proviennent de plusieurs registres contrastés, gras, suraigus, très fins qui se secouent dans un ostinato - danse  de la mort par le truchement de coups de langue déchirants et de doigtés croisés dont il contrôle comme un chaman leurs simultanéités hasardeuses à la limite du couac. Ou il ressasse un motif avec un growl caverneux… La frappe hiératique et obsessionnelle sur une seule peau accompagnée de quelques saccades de frottements de la percussionniste Midori Takada confère à l’ensemble l’apparence d’un rituel sauvage, séance de divination, sortilèges propices à l’hypnose ou à une catalepsie. Bref, dans l’histoire de la musique improvisée, quelque chose d’unique qui défie l’entendement et les hiérarchies.
Produit par Takeo Suetomi, responsable du label Chap-Chap, ce concert du 14 mars 1995 et son enregistrement qui eurent lieu à Hofu City au Café Amores est un des événements successifs qui sont aujourd’hui publiés par No Business dans leur Chap-Chap series : Mannyoka : Kaoru Abe et Sabu Toyozumi, The Conscience : Sabu et Paul Rutherford, Burning Meditation : Leo Smith et Sabu T.,  Prophecy Of Nue : Ton Klami (Hwan et Takada avec Masahiko Satoh)  ou Kami Fusen : Itaru Oki, Nobuyoshi Ino et Choi Sun Bae…. Sans oublier le couple Schippenbach – Takase ou la paire Barre Phillips et Motoharu Yoshizawa et un solo de Kang Tae Hwan. J’avais déjà écouté le CD n°1 du label Chap-Chap, intitulé Kang Tae Hwan tout simplement (référence CPCD001) dont j’avais reçu une copie non officielle de Takeo Suetomi. Sur cet album, figurent deux duos avec respectivement Otomo Yoshihie et Ned Rothenberg, lequel convient parfaitement et un trio avec les trois musiciens (sept 1994).
Selon le témoignage de Takeo Suetomi, ce concert eut un impact émotionnel, personnel et esthétique qui a profondément marqué les auditeurs. On voudra bien le croire… Suite à Syun Soku, un extraordinaire solo de KTH où il alterne un son saturé  torturant une note ou une note tenue avec une texture d’hautbois chancelant et ses sursauts-rengorgements de multiphoniques qui se superposent dangereusement jusqu’à une sensation d’inouï voisine des sauvages  Areobatics d’Evan Parker. Non seulement, il en projette leur réalisation au volume maximum, il est capable d’en contrôler leur émission en sotto voce à la limite de l’audible. En modulant  ses éléments sonores avec une théâtralité hyper-retenue, il raconte une histoire à la fois rassurante et terriblement inquiétante. Si vous voulez mon avis, on produit rarement de tels documents sonores/ musicaux : il faut vraiment que vous écoutiez cela un jour. Mais il vaut mieux de suite. Le troisième morceau, Dan–Shi offre encore une variation assez différente des précédents maléfices ensorcelants, Takada secouant des mailloches sur des marimbas dans une manière de contrepoint – ostinato mouvant et faussement répétitif voisin du gambang des Célèbes. Cette séquence évolue dans une traque haletante entre les battements inquiets des multiphoniques du souffleur et les vagues cristallines de notes du marimba. Il s’ensuit un numéro de tambour obstiné de la percussionniste dans le sillage du délirant saxophoniste. Son souffle agrippe un râle mortel dont il modifie le son le timbre la hauteur vers des harmoniques si haut perchées et si douloureuses qu’elles s’évanouissent dans une mélodie capricieuse ou des notes tenues qui échauffent l’atmosphère.  Une musique hantée, extrême qui juxtapose l’expression d’intentions contrariées, secrètes, insoupçonnables et un goût unique dans leur mise en sons et en scène.

Espresso Galattico  Gasser 3 : Jürg Gasser Peter K Frey Dieter Ulrich. Leo Records CD LR 845

Je n’hésite jamais à redire combien m’emm… cette formule sax – contrebasse – batterie sempiternellement reconduite dans catalogues de Cds et programmes de festivals. Malgré tout, Espresso Galattico du Gasser 3 mérite vraiment le détour. En premier lieu, la redécouverte d’un contrebassiste rare et trop méconnu, Peter K Frey, entendu il y a fort longtemps (quatre décennies) avec le pianiste Urs Voerkel et le percussionniste Paul Lovens sur un vinyle FMP décoré d’un radiateur étrange. À la batterie, un vrai original, Dieter Ulrich, compagnon inséparable du saxophoniste Christoph Gallio et ici, aussi bugliste racé. Ce trio helvétique inconditionnel de la free-music pure sans concession et adoucisseur, est mené par un sax ténor obstiné, chercheur qui aime à tendre et étendre les sons, les tordre, Jürg Gasser et que je découvre au fil des plages de cet excellent album. L’architecture basique du free jazz revue et améliorée par l’esthétique  du start and stop et des échappées éphémères et réitérées vers le sonique, les frictions de timbres. Accélérations et coups de freins subits, pulsations contrariées et modulables à volonté et à chaque instant, tressautements et faux sur-place, volutes accentuées par chacun des instrumentistes dans un beau désordre qui obéit à une logique webernienne du rythme, morsures et chuintements expressifs de l’anche, frottements puissants et follement cadencés de l’archet dans une infinité de contretemps, signaux épurés des tambours et cymbales, sursauts empressés vers l’infini, l’insatiable, le méconnu, …
Le filon suisse de Leo Records est providentiel : Urs Leimgruber, Daniel Studer, Peter K Frey, Alfred Zimmerlin, Christy Doran, Gabriela Friedli maintiennent un cap inflexible d’une musique improvisée imperméable aux ruissellements de la facilité. Ce trio est là pour nous le rappeler.

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