Ross Lambert Magnit Iz Dat Earshots Recordings EAR009
Sans prétention ni direction esthétique trop spécifique, le guitariste Britannique Ross Lambert nous livre un album de guitare solo à la fois subtil, attachant et exemplaire. Un des compagnons d’Eddie Prévost parmi les plus proches et les plus anciens, Ross Lambert a concentré son activité musicale principalement dans la scène communautaire londonienne de l’improvisation radicale et au sein de l’atelier hebdomadaire coordonné par Eddie Prévost. Avant que cet atelier d’Eddie Prévost devienne le point de ralliement d’une nouvelle génération, j’ai eu l’occasion de goûter leurs excellents sets lors du Freedom of the City Festival 2001 et pu remarquer son savoir-faire et sa sensibilité. Avec Eddie et le saxophoniste Seymour Wright, il a gravé le double CD SUM (Matchless Records) et leur prestation dans une édition ultérieure de ce FOTC m’a permis de découvrir les lignes de force de son remarquable jeu de guitare. Dans ce nouvel opus enregistré un après-midi, le guitariste délivre une série de 7 excursions à la six cordes où se définissent ou s’égarent ses lubies, ses obsessions, son goût pour les intervalles disjoints et non consonants et les intersections de diagonales et de spirales. Ah, ses doigtés à la main gauche ! On en retire des ambiances enjouées ou rêveuses, nostalgiques ou lucides. On l’entend faire des commentaires verbaux que je peine à comprendre. Surviennent une évocation de musique africaine comme on l’entend dans les disques Ocora, de fugitives explorations de timbres qui évoquent l’esprit d’Eddie Prévost, un parfum free- folk et des constructions décalées où les harmonies aventureuses et les canevas métriques évoquent le sérialisme rythmique décrit par Roger Smith. Un guitariste improvisateur qui mérite toute notre attention. Album produit par Edward Lucas et Daniel Kordik, les deux responsables du label et musiciens improvisateurs de talent.
Grain Phil Durrant – Emil Karlsen noumenon NOO 5
Enregistré à I’Klectic durant une édition du Horse Improvised Club et à Hundred Years Gallery, lieux londoniens alternatifs consacrés à l’improvisation radicale. Duo atypique entre Phil Durrant à la mandoline et l’octave mandola et Emil Karlsen aux percussions. L’octave mandola est une sorte de mandoline accordée une octave en dessous (Sol Ré La Mi). Phil Durrant a joué du violon dans un trio légendaire avec John Butcher et John Russell et a ensuite fait partie du mouvement dit « réductionniste » - New Silence avec Rhodri Davies, Mark Wastell, Burkhard Beins avec qui il joue de l’électronique / laptop en compagnie du saxophoniste Bertrand Denzler depuis une vingtaine d’années (Sowari Trio). La petitesse de la touche de la mandoline et son accord avec quatre cordes doublées sont des points communs avec le violon. Dans ce duo, Phil Durrant explore l’instrument en évoquant un peu le jeu de John Russell à la guitare, avec une remarque essentielle : il ne sonne comme personne, si ce n’est lui-même. Emil Karlsen évolue en tirant parti de la géographie physique de la batterie dans l’espace en sollicitant sonorités, frappes, coups sourds ou tintant, cliquetis volatiles, roulements perfides en se concentrant exclusivement sur l’écoute mutuelle. On est heureux qu’un jeune percussionniste trouve ainsi une manière fine et adroite pour partager une telle rencontre sans encombrer le dialogue avec un trop-plein de figures… Je dois ajouter que noumenon est son propre label, lequel nous propose une exploration en solo de percussions et un duo avec le saxophoniste Mark Hanslip. Discret et avisé, Emil Karlsen laisse constamment un bel espace, en réduisant le volume et en aérant son jeu, de manière qu’on entende les détails du jeu pointilliste et percussif de son camarade. Étant donné les intervalles spécifiques, la petitesse du manche et les doubles cordes de la mandoline, les phrasés et constructions de Phil Durrant ont une dimension ludique qui semble faire fi de la vulgate dodécaphonique / sérielle et des clusters entendus chez les guitaristes tels Derek Bailey, John Russell ou Roger Smith. On en retient une impression de griffonnages, de zigzags à plusieurs doigts, de notes arrachées, piquetages bruissant, crissements sur les cordes, becs de piverts percutant les branches d’un arbre imaginaire, arc millénaire qu’une peuplade perdue secoue avec effroi... Emil Karlsen recherche comment frotter ses peaux avec des résonnances différentes, grattements, cymbales à peine touchées qui meurent dans l’espace ou chocs cristallins éphémères : chaque son trouve son hauteur et sa résonance. L’acte de jouer, la dimension heuristique, les infinis détails marquant chaque instant racontent une histoire ou suivent le flux des secondes qui se comprime au bord du néant. L’échange mesuré se change subitement en métastase d’une trance auditive et gestuelle (vers les 12:00 de 02 – Live at HYG). Ce qui suit devient enchanteur : glissements de notes fantômes, craquements de cordes sur la frette, harmoniques à peine audibles, bruissements métalliques, rebonds de tiges sur les bords animés d’une foi de charbonnier, intense mais lucide. Deux voyants. Alors, les instruments sont entièrement sublimés, leur fonction disparaît, leur destinée éphémère s’entrevoit. Grain est une semence, un moment, des minutes qui s’effacent ou le saule, vision de John Stevens et allégorie d’une musique improvisée idéale. Des idées traduites en acte ici présent. Un bel album tout en sensibilité.
The Whole Thing Reciprocal Uncles : Gianni Lenoci & Gianni Mimmo amrn 063
Une vraie plénitude. Et tristement, cette chose entière (the Whole Thing) est le chant du cygne de ce maestro de l’Italie du Sud, pianiste jusqu’au bout des ongles, enseignant apprécié par ses élèves, à la fois musicien de jazz et chercheur contemporain. R.I.P. Gianni Lenoci. Le saxophoniste soprano Gianni Mimmo et le pianiste Gianni Lenoci, les Oncles Réciproques, ont formé jusqu’à la disparition subite du pianiste un duo, une équipe qui étendait parfois sa collaboration avec d’autres improvisateurs, comme Ove Volquartz. J’aime me souvenir du concert donné au Negocito à Gand où les deux musiciens m’avaient invité à partager la scène pour le final du concert. Je me souviens de l’activité maîtrisée et trépidante mue par une logique supérieure des doigts de Gianni Lenoci dans les cordes et la table d’harmonie et leur premier album en duo, Reciprocal Uncles, où il pétrissait ce champ d’investigation en contraste avec le jeu étoilé – écartelé dans les intervalles polytonaux du souffleur du saxophone droit. The Whole Thing nous fait entendre le duo dans sa dimension contrapuntique où le pianiste choisit de jouer avant tout du clavier et de toute sa science harmonique à la fois Schönbergienne, post-Monkienne et péri-classique avec toute la brillance de sa virtuosité jusqu’à la minute 28 des cinquante et 48 secondes de l’unique suite qui compose The Whole Thing, quand il esquisse une plongée dans les cordes, dont il se servira ensuite pour souligner un passage vers une autre phase du jeu. Justement, j’écris Suite car il s’agit de différents mouvements reliés l’un par rapport au suivant par le savoir-faire de l’improvisateur expérimenté. Soutenu et émulé par la superbe compétence du pianiste, Gianni Mimmo peut pointer ses aigus dans tous les angles que son imagination le pousse à investiguer, délivrant un lyrisme secret, comme s’il jaugeait en permanence la valeur et le poids des notes, leur densité, leur luminosité et leur part d’ombre. Ses déboulés en zig-zags, étirements de timbre, accents dans le suraigu, growls, harmoniques chantantes trouvent leur chemin dans l’espace, secondés ou anticipés par les mains fermes et toutes les capacités de compositeur de l’instant de son camarade, dont on goûte la chevauchée fantastique des ostinatos tournoyant autour de la minute 40:00. Créateurs de formes conjointes et articulées en phase ou en décalage, les deux improvisateurs ont le don de faire coexister et interagir leur univers personnel en assumant leurs différences et leurs intérêts communs dans une remarquable empathie. Un bien bel ouvrage.
Adhara Lars Bröndum & Per Gärdin Creative Sources Recordings cs599https://pergrdin.bandcamp.com/album/adhara
Lars Bröndum (Modular synthesizer, Theremin) et Per Gärdin (Alto/soprano saxophones) ont enregistré une singulière rencontre qui mérite largement d’être signalée et scrutée avec attention. Lars Bröndum a développé un univers sonore en tirant parti des caractéristiques de deux instruments électroniques « vintage » : le synthétiseur modulaire et la thérémine. Per Gärdin utilise les propriétés sonores du saxophone pour en étendre son registre expressif via des techniques de souffle et d’articulation des timbres alternatives. Leurs jeux respectifs et leurs cheminements se détachent clairement l’un de l’autre pour se retrouver dans des séquences clé, points d’ancrage du fil de leurs improvisations. Le travail de Bröndrum se situe dans la sphère raffinée et complexe de la musique électronique, un univers qui personnellement ne m’intéresse pas vraiment en soi au point d’en suivre sa production, sauf lorsqu’il est impliqué dans l’improvisation libre radicale. Je songe au travail des Richard Barrett, Paul Obermayer, Lawrence Casserley, Richard Scott, Thomas Lehn, Willy Van Buggenhout. C’est à cette aune que se mesure la démarche complexe et élaborée de Lars Bröndum, un artiste à suivre. On peinerait à définir son univers à l’écoute d’un seul morceau, tant il accumule une variété étonnante d’effets de timbre sournois, de sonorités étirées, de glissandi galactiques, de drones menaçants, de sonnailles folles, de percussions élaborées avec une grande précision au niveau des intervalles etc.. en constante métamorphose. Fort heureusement, en s’adjoignant un instrumentiste du calibre de Per Gärdin, il projette son installation dans une dynamique et des échanges fructueux qui cautionnent son travail et lui donnent relief, souplesse et vivacité. Ses boucles en respiration circulaire vont chercher des harmoniques résonnantes et grinçantes qui s’échappent dans l’éther compressé et les strates infinies de son alter ego. Le saxophoniste fait tournoyer la colonne d’air se frayant un chemin dans la jungle synthétique en croisant les doigtés avec une belle intensité. L’expressivité et le feeling de son jeu, son lyrisme se renforcent au fil des plages alors que son collègue renouvelle complètement le décor et les colorations de sa recherche instantanée. C’est vraiment une performance de haut calibre. Le duo délivre des improvisations substantielles et leur collaboration dans l’instant relève le défi d’être écoutée avec attention et d’être scrutée sous toutes ses coutures sans qu’on ait un instant le sentiment de redite, ou de vouloir passer au morceau suivant. Il y en a six dont deux de 15 et 20 minutes. Le challenge constant des registres très étendus de l’électronicien pousse le souffleur à aller plus loin pour dépasser ses limites. L’articulation à l’alto est convaincante lorsqu’il concasse méthodiquement / spontanément les boucles. De ses efforts, s’exprime un lyrisme qui éclaire leur duo d’une dimension humaine, terrestre, charnelle à laquelle son partenaire répond par un surcroit de sensibilité. Elle transparait au fil de leur cheminement. Remarquable.
Marco Scarassati by Marco Scarassati Homeless Video 2020
https://www.youtube.com/watch?v=9UdfUPvwtW4Posté sur Youtube, le nouvel album solo d’un artiste sonore et improvisateur Brésilien peu commun : Marco Scarassati. Créateur de sculptures sonores métalliques originales, Marco a participé à plusieurs enregistrements parus chez Creative Sources dont je me suis fait l’écho dans ses lignes. Mais l’occasion d’un album solo nous permet de découvrir précisément son riche univers sonore avec deux instruments de son invention : le Krasier et le Magnum Chaos. Trois improvisations : - Escola Das Facas ( Krasier) - Jaguatirica (Krasier & Voix) - Microcosmos (Magnum Chaos). La technique de jeu du Krasier évoque celle du berimbau avec infiniment de subtilités, de variations, de dynamiques et une amplification légère et résonnante et est au service d’une musicalité indiscutable. À l’écoute, on devine que le Krasier est, entre autres, fait de cordes métalliques et leurs frottements ou pincées délivrent des harmoniques et des vibrations enchanteresses et subtilement expressives créant une polyphonie sauvage et des timbres éthérés qui viennent mourir dans le silence. En toile de fond très lointaine, on devine vers la fin des morceaux des échos d’enregistrements de terrain dont un chien qui jappe dans la nuit. Ce soft noise tropical fait de Marco Scarassati un artiste à découvrir d’urgence au même titre qu’un Hugh Davies. Son remarquable sens de la forme, la polytonalité induite et la haute qualité sonore de cet enregistrement rendent l’écoute captivante, magique. Ses sculptures méritent de faire l’objet d’un exposition en bonne et due forme dans une galerie de premier ordre et leur vue ne laisse pas supposer qu’elle révèle des caractéristiques sonores et un véritable potentiel musical aussi élaborés qu’une harpe ou une guitare, par exemple, qu’on imagine provenir d’une civilisation inconnue, extra-terrestre sans doute, enfouie au fond d’une Amazonie de science-fiction.
Magnum Chaos (photo Alan Pimenta) |
Krayser