Fractions Stefan Keune Dominic Lash
Steve Noble No Business NBLP 83
Une belle pochette blanc
minimal parsemée de points en forme de constellation papillonnante et le titre Fractions
pour une musique endiablée, arcboutée contre les éléments déchaînés, menée
par un saxophoniste incendiaire, Stefan
Keune. Personnalité réservée, improvisateur libre archétypal pour qui a
écouté le superbe duo pointilliste avec le guitariste John Russell (Frequency of Use / Nur Nicht Nur & Excerpts and Offerings / Acta), articulant
d’une précision ébouriffante des sonorités multiples et des harmoniques
aiguisées à la vitesse de l’éclair, le voici qui s’époumone avec une énergie et
un mordant rares. Un autre trio de Keune avec
le contrebassiste Hans Schneider et le batteur Achim Krämer, No
Comment, est le dernier grand album du label FMP et lorgnait vers une
veine plus expressionniste tout intégrant le silence et la lisibilité des moindres détails. Steve Noble est un des
percussionnistes phares de la scène londonienne, virevoltant sur ses fûts, tam-tam
et cymbale retournés dans la lignée Han Bennink. Dominic Lash, un contrebassiste en vue, apporte une assise
musicienne et un vrai savoir faire. Pris entre le marteau et l’enclume dans un
Vortex extasié (Dalston, Hackney), il ne se contente pas de faire figure de
tranche de gouda dans un sandwich. Par tous les moyens, ses doigtés font
palpiter le gros violon sous les assauts du batteur et sous le cri et la fureur
du cracheur de feu. Si voir et écouter Mats Gustafsson et Peter Brötzmann qui se lâchent est votre
tasse de thé ou … votre coupe de Chimay Bleue (souvenirs de Peter B avec une
pinte teutonne pleine à ras-bord de Chimay à Anvers), il faut absolument que
vous preniez Stefan Keune sur le coin de la figure. Ne vous fiez pas à son
allure d’homme rangé bon enfant, notre soufflant en connaît un rayon pour
chauffer à blanc l’anche et faire hurler la colonne d’air qui contraste avec
son air de sainte nitouche. C’est d’ailleurs ce qui fait toute le sel de ses
performances… Véritable autodidacte 100%, il s’est créé un univers original, un
son et une attaque de l’instrument immédiatement reconnaissable, quelque soit
son humeur ou l’instrument, alto, baryton, ténor ou sopranino. Ce sont ces deux
derniers instruments avec lesquels il œuvre ici. Venu au saxophone par la
pratique sur le tas, il se distingue par une complexité dans le jeu et une
énergie atavique car il a travaillé son instrument de la manière la plus
exigeante qui soit en suivant une approche très peu orthodoxe. Un très original dans la mouvance Evan
Parker et c’est dans la Longest Night
de 1976 (Ogun) qu’il faille chercher la connection ! On apprécie son registre pointu au petit
saxophone dans le premier morceau de la seconde face, celle-ci étant plus
orientée vers une dynamique sonore interactive à laquellle se prête mieux la
volatilité du sopranino, explosant ici par le souffle véhément et abrasif de Keune. Sorry, si j’ai l’air
d’insister sur notre soufflant par rapport à ses deux camarades, on a
entendu ces derniers temps Steve Noble
avec Brötzmann, Mc Phee, Simon Fell, John Edwards etc… , - pas mal de
festivaliers étaient éberlués de n’avoir jamais encore ouï dire de cet
enthousiasmant percussionniste -, Stefan
Keune est un des plus sérieux clients qu’il faille faire connaître pour
remettre les choses à leur place : un immense plaisir d’écoute, la free-music à l’état pur. Dans la foulée, recherchez Frequency of Use (Nur Nicht Nur) et Excerpts and Offerings (Acta) avant qu’il
ne soit trop tard ou The Short and the Long of It (Creative Sources) !
PS : Un autre
enregistrement en duo avec avec Paul Lovens serait en attente de publication
Guylaine Cosseron Xavier Charles Frédéric Blondy Rhrr…
Pas de label, une pochette
fleurie et colorée, une chanteuse un clarinettiste et un pianiste, une musique
de recherche de sons, de mise en commun des bruissements dans l’espace sonore,
un concert enregistré au Carré Bleu à
Poitiers, dans une structure qui ose toujours (2014) bravant le médiatiquement
correct et le culturellement responsable. Dès le départ le souffle dans la
gorge, les percutages des cordes du piano, préparées …touches effleurées,
marteaux amortis, glissements de la colonne d’air, résonance du tube,
harmoniques éthérées. Une quête éperdue de sons, d’élans de la voix, une
récolte prodigue, leurs agencements singuliers comme s’ils naissaient d’une
nature sauvage, encore jamais profanée. Pas de structure verticale mais un
étalement infini. Tous trois sont des maîtres de leur instrument. La
performance du clarinettiste, Xavier Charles, est exceptionnelle : en
effet, je ne connais quasi aucun clarinettiste, « professionnel de
l’impro » qui fait éclater ainsi l’instrument du Concerto de Mozart que
Michel Portal a contribué à ressusciter il y plus de quarante ans. La chanteuse
Guylaine Cosseron a le chic pour faire varier un cri de désespérée comme si
c’était un poème, pressurée par les raclements rageurs du bocal de la clarinette.
Une approche extrême, un don de soi sincère. J’ai déjà écrit, dans ces lignes,
ô combien essentielle se révèle la contribution organique du pianiste Frédéric
Blondy. Mais plus qu’une réunion de fortes personnalités, c’est à un
exceptionnel partage de l’improvisation et de la musique collective auquel nous
avons droit dans ce Rhrr constitué d’envoûtantes
séquences extraites d’un concert qu’on jugerait mémorable. Il se termine, presque, par un superbe moment
de « folklore imaginaire », celui l’imagination au pouvoir.
Counterpoint Ivo Perelman
Mat Maneri Joe Morris Leo Records LR730
Après l’extraordinaire Two
Men Walking de Perelman et Maneri qui unissaient le saxophone ténor de
l’un avec le violon alto de l’autre dans un miroitement microtonal singulier,
une des plus belles choses qui ait pu arriver, inédite, dans l’univers du jazz
libre. Et il ne faut pas s’étonner les entendre remettre cela à nouveau avec le
guitariste Joe Morris. C’est au début des années nonante et en compagnie du
guitariste que feu Joe Maneri et son
très jeune fils, Mat Maneri nous
étaient apparus comme un miracle : Three Men Walking (ECM), disque
manifeste d’un manière contorsionnée de jouer avec décalages, retards, tressautements
constants des intervalles dans un univers chambriste. Counterpoint est né de la
volonté d’Ivo Perelman de jouer dans
toutes les formules possibles avec ses fidèles : Mat Maneri, Matt Shipp,
Michael Bisio, William Parker, Joe
Morris, avec ou sans batteur, Whit Dickey ou Gerard Cleaver. L’ayant entendu
récemment dans un enregistrement risqué avec le pianiste Agusti Fernandez et le
trompettiste Nat Wooley, je suis vraiment heureux qu’on puisse apprécier un
guitariste original comme Joe Morris
dans un trio aussi bien balancé que ce lui de Counterpoint. Ivo Perelman est un extraordinaire
chanteur dans le registre aigu du ténor obtenu avec une qualité de souffle
exceptionnelle. Jouer des harmoniques, soit, mais leur imprimer une telle vie,
une telle chaleur et mille inflections dans le droit fil du grand Albert, est un
véritable tour de force. Un merveilleuse suite d’improvisations libres dans le
prolongement du jazz free. Sans thèmes, sans compositions, de la pure
improvisation où la mélodie est étirée, et s’échappe dans un jeu inouï avec les
intervalles et le son. Le ténor évoque Shepp, Ayler ou un Getz survolté qui
dérape. Il y a aussi un feeling mélodique brésilien, Ivo étant Brésilien
d’origine et New Yorkais d’adoption. Le jeu inouï de Mat Maneri convoque tous
les écarts des intervalles tonaux qu’il soit possible de tirer de son difficile
instrument, le violon alto, avec une cohérence digne d’un maître du raga
indien. La voix de Maneri est aussi profondément originale que celle du
saxophoniste. Leur correspondance intime
dans le miroitement des microtons, de chaque minutieuse altération sur toutes
les notes jouées confine au prodige. Le jeu du Joe Morris, anguleux et
contrasté, s’inscrit avec beaucoup de
justesse visualisant une géométrie imaginaire dans l’espace. Il les aiguillonne
avec le dosage parfait de sel pour rendre l’entreprise aussi aventureuse que
merveilleusement équilibrée. Ce trio
écrit une page aussi fascinante que les trios de Jimmy Giuffre, le Tips de Lacy avec Potts et Aebi, ou le Reunion de Trevor Watts et Steve Knight.
Un vrai trésor du jazz entièrement improvisé en toute liberté.
Callas Ivo Perelman
Matthew Shipp Leo Records LR 728
Après nous avoir gâtés avec
une suite quasi ininterrompue d’enregistrements de haute volée, le saxophoniste
ténor brésilien Ivo Perelman frappe encore plus fort avec une merveilleuse
trilogie : Counterpoint en trio avec Mat Maneri et Joe Morris, Tenorhood
en hommage aux saxophonistes de toujours (Trane, Rollins, Mobley, Ayler) en duo
avec le batteur Whit Dickey et Callas, un duo au titre étonnant,
avec le pianiste Matthew Shipp. Maria Callas ! La diva qui fit autant
sensation qu’elle fut vilipendée de son vivant et qui représente dans
l’imaginaire collectif la chanteuse d’opéra prodige entre toutes. Cet hommage
tire son origine dans la préoccupation d’Ivo Perelman au sujet de maux de gorge
constants causés par sa pratique intensive du saxophone. Son médecin lui fit
remarquer que cette douleur est identique à celle subie par les chanteurs dans
leur manière personnelle de porter la voix. Ils y remédient en rééduquant le
processus d’émission vocale avec un professeur spécialisé. Et donc Ivo Perelman
s’est mis à suivre un cours de chant curatif et dans la foulée, s’est mis à
écouter des chanteuses et est tombé amoureux de la voix nauturelle et enflammée
de la Callas. L’écoutant au casque, il s’est mis à jouer en temps réel toutes ses parties vocales en la suivant note
à note, complétement fasciné par la puissance physique de sa voix. Chaque
morceau de ce double album se réfère à un rôle chanté et joué par la
diva : Norma, Medea, Lucia, Violetta, Aida, Leonora, … Comme il se devrait
avec une chanteuse ou un chanteur, le pianiste Matt Shipp, se met entièrement au service du chant singulier du
saxophoniste comme si celui-ci était un chanteur. Car c’est vraiment une voix
de chanteur qui transparaît dans toutes les inflexions du saxophone ténor qu’il
sollicite le registre intime, introspectif ou le plus expressionniste « aylerien ». Dans
aucun des morceaux, Matt Shipp ne
prend l’initiative de broder un solo ou de se lancer dans un morceau de
bravoure soliste qui pourrait mettre en valeur son immense technique et sa très
forte personnalité. Plutôt, il cherche à créer l’écrin idéal pour l’épanchement
lyrique (Tosca), les volutes vocalisées dans l’aigu qu’affectionne son ami Ivo et
qui font de lui un saxophone ténor aussi unique que le sont Evan Parker et Paul
Dunmall, etc…(dont il admire éperdument la musique et la technique supérieure).
Ou alors il se lance à un équilatéral chassé-croisé comme dans cette manière de
course poursuite dans Rosina. Comme
toujours avec Perelman, l’imagination est au rendez-vous car une fois lancé sur
un caractère tiré des nombreux rôles de la Callas, il ne peut nous empêcher de
nous surprendre, évitant clichés, lieux communs et autres œillades faciles. Le
ton est généralement suave passant sans effort du registre médium presque
vaporeux à des pointes aiguës qu’il va chercher dans les harmoniques de
l’instrument qu’il fait chanter comme personne. Ou alors il tempête avec
véhémence l’instant d’un éclat. Matthew Shipp sollicite des rythmes, des
couleurs qu’il fait vivre avec un sens aigu des variations comme si c’étaient des vagues d’une mer
infinie. Medea voit se développer un
entrelacs d’arpèges poursuivi dans une remise en question permanente de leur
cambrure rythmique et sur la quelle notre ténor surfe avec des doubles détachés
pointés d’échappées d’une seule overtone… Le blues et les racines africaines (Leonora) sont sollicités et tout le substrat
des ballades nord – américaines transparaît en filigrane. L’écoute sans
interruption de cet album vous révèle comment des improvisateurs assument
chacune de leurs propositions telles qu’elles qu’énoncées une fois amorcées,
chaque fois une chanson en somme (Violetta),
en la développant et la transfigurant en tirant pleinement parti de ce que leur
construction musicale implique. Une mention au superbe travail du pianiste qui,
s’il s’efface devant la voix du saxophone ténor, trace tout du long un chemin
toujours mouvant qui entraîne le chant perelmanien vers des sommets de
connivence. Ses seize pièces sont chaque fois un modèle du genre et l’art de
ces deux improvisateurs réside autant de leur complicité que de tous leurs
points forts individuels. A recommander chaleureusement à tous ceux que la
chaleur du sax ténor fait vibrer intérieurement et qui veulent s’échapper de la
monotonie du jazz corporate.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......