Duos unlimited...
La
solution la plus simple et la plus personnelle pour improviser librement et
collectivement, la plus économique aussi vu la difficulté à trouver un concert
payé, souvent avec budget serré ! Le duo. Deux personnalités trouvent un terrain
d’entente, un consensus où chacun se sent le plus à l’aise avec ses propres
intentions et la musique de l’autre. La culture du dialogue et du partage.
Aussi, le bonheur d’avoir rencontré les têtes pensantes de deux labels qui
compte en Slovénie et alentour (Autriche et Italie) : le slovène Iztok Zupan de Sazas/ Klopotec et l’hongrois Laszlo Juhasz d’Inexhaustible
Editions…. Deux allumés inconditionnels de la musique libre et improvisée qui
apportent respectivement leurs concours comme ingénieur du son (Zupan) et
organisateur très pointu (Juhasz).
Enregistrés
en Normandie, dans les Pouilles, à la frontière austro-hongroise, en Slovénie,
par des artistes moins sollicités que Brötz, Evan, Gustafsson, Vandermark etc…
ces duos incarnent la recherche à la marge des territoires reconnus, de la
routine festivalière et des regroupements téléphonés des organisateurs coventionnels.
The Spirit
Guide : Urs Leimgruber &
Roger Turner
Creative Works.
Waterfall Marcello Magliocchi & Guy Frank Pellerin White Noise Generator.
Live from Schnittpunkte Music : Les Ravageurs Nicolà Guazzaloca & Edoardo Marraffa Klopotec/ Sazas IZK CD 042
The Cerkno
Concert Daunik Lazro & Joe Mc
Phee
Klopotec/ Sazas IZK CD 044
Courtyard Stories : Locomotive
Duo Clarissa Durizzotto &
Giorgio Pacorig
Klopotec/ Sazas IZK CD 045
Scoriacon réplica : Birgit Ulher & Felipe Araya Inexhaustible Editions
ie-005
Ena/One Milko Lazar & Zlatko Kaučič Sazas /Klopotec IZK026
On
tient là une belle série de duos tout frais enregistrés en 2015 ou 2016 et
impliquant un instrument à vent ou deux (Lazro - McPhee). Des enregistrements
bien souvent assez courts car ils expriment un moment dans un lieu (ou
plusieurs) lieux face à un public, découvreur, enthousiaste ou attentif. Et de
ces conditions de jeu naissent une ambiance, une couleur sonore, une
concentration, une manifestation vitale.
Urs Leimgruber et Roger Turner (sax soprano et ténor & percussions) ont trouvé un
terrain d’entente et de complicités dans le détail, les signes, les timbres.
Urs tirebouchonne la colonne d’air vocalisant les harmoniques avec une
précision rare. On songe au travail de Lol Coxhill durant les dernières années
sans qu’il n’y ait bien sûr le moindre emprunt à son aîné. Roger cherche,
invente, tintinnabule et puis s’oublie évoquant la stature et la manière d’un
Milford Graves transcendé… Urs triture le ténor comme personne … Les deux
duettistes travaillent en duo depuis plusieurs années et on ne peut trouver
comparses aussi bien assortis. Après autant d’années recherches dans le son et
l’improvisation totale, Roger Turner
& Urs Leimgruber gravent dans l’espace et le temps l’équivalent d’une
fresque tracée pour l’éternité au fond d’un abîme il y a des millénaires par
des humains illuminés et vierges de l’aliénation qui oppresse nos semblables. The Spirit
Guide a été enregistré au Havre lors d’un beau concert de la très
méritante organisation Pied Nu.
Magique !
Chute
d’eau :
la percussion de Marcello Magliocchi,
grand-maître des cymbales, gongs et fûts installés dans le cloître de Santa
Chiara à Noci, et bien que l’acoustique réverbérante et caverneuse de celle-ci colore
la prestation, le percussionniste crée néanmoins un merveilleux tryptique en
communion avec les saxophones soprano et ténor du franco-canadien Guy – Frank Pellerin, un authentique
puriste du son. Quatre mouvements se détachent dans cette longue improvisation.
Après une mise en bouche énergique, la première partie du concert le sax
soprano se fait élégiaque et pondéré traçant des lignes et des courbes dans les
nimbes sonores des gongs effleurés, grattés, crissés. Un solo de percussions
donne la pleine mesure du talent polyrythmique de Magliocchi. S’ensuit un
chassé croisé avec le sax ténor où le souffleur se lâche dans la meilleure
veine du free-free-jazz speaking in
tongues et de la free-music. Un super instant à deux saxophones simultanés
fait sonner l’espace… Quand revient le sax soprano, la démultiplication et les
croisements de rythme chamboulent l’horizon et la pointe du soprano s’élève
vers le ciel. L’album se clôture sur une note apaisante de quelques minutes
enregistrées au bord de la mer où Pellerin trouve et soutient les aigus les
plus beaux sur les vibrations des instruments métalliques de Magliocchi :
gongs, cymbales inédites, cloches…. Marcello
Magliocchi peut aisément figurer parmi les percussionnistes essentiels de
la free music comme Turner, Sanders, Noble, Lê Quan, Perraud, Blume … et Guy-Frank Pellerin est un saxophoniste
de haute volée. Connaissant particulièrement bien leurs démarches respectives,
je peux dire qu’il s’agit ici du sommet de l’iceberg, tant la pratique de
l’improvisation de ces deux musiciens est multiple, étendue, expérimentée et
profondément musicienne.
Le
pianiste Nicolà Guazzaloca et le
saxophoniste ténor Edoardo Marraffa,
qui nous viennent de Bologne, ont une longue histoire commune et propre à créer
une mythologie de groupe telle qu’avait connu la free music des premiers
âges : on pense à ces associations de fortes personnalités réunissant un
pianiste et un saxophoniste qui ont marqué l’imaginaire de l’improvisation
libre et le free-jazz européen depuis les seventies… On songe à Brötzmann et
Van Hove, Evan Parker et Schlippenbach, Rudiger Carl et Irene Schweizer, etc… Donc,
les
Ravageurs : Live from Schnittpunkte Music. Nicolà
Guazzaloca est un virtuose et compte dans le peloton de tête des pianistes
qui ont pris la relève (Agusti Fernandez, Veryan Weston, Sten Sandell...). Le
jeu d’Edoardo Marraffa est
absolument unique et original et devrait être cité en exemple : on le
reconnaît dès la première intonation. Subtilement lyrique et expressionniste,
issu de la veine aylérienne, ce souffleur a acquis un univers sonore personnel assez
particulier, une empreinte sonore qui le distingue indubitablement d’autres
saxophonistes. Cet instrument à la particularité de permettre à certains
artistes d’imprimer leurs marque au point d’être quasiment incopiables et par
là Ravageurs.
Tout comme le son de la voix de chaque être humain est immédiatement reconnaissable
entre toutes. De ce point de vue, un bon nombre de saxophonistes qu’on entend
et qu’on recycle actuellement sur toutes les scènes sont nettement moins
originaux. Le souffle assez brut de Marraffa, son goût mélodique volontairement
désuet et le style distingué / jeu très fin énergique et puissant de Guazzaloca
crée un contraste fascinant propre à créer une légende. J’ajoute encore que
Marraffa éructe dans son sopranino un peu comme Brötzmann le faisait dans sa
clarinette ou Breuker au soprano, créant ainsi un bel effet sonore qui ajoute
du piquant à leurs prestations. D’ailleurs, lors de l’intervention de Marraffa
au sopranino, son malicieux camarade ne peut résister à faire crisser les
cordes du piano comme je ne les ai jamais entendues (prise de son exceptionnelle
d’Iztok Zupan) créant un moment de folie digne du trio Brötz/VH/ Bennink !
La partie où Marraffa souffle simultanément dans le ténor et le sopranino est
une beau moment d’anthologie qui fait bien plus qu’évoquer les moments de grâce
à jamais envolés des beaux soirs de la free music des années 70 !
Fantastique ! C’est bien le mérite d’Udo Preis de Limmitationes de convier de tels artistes moins bankables et
d’Iztok Zupan, l’ingénieur du son, d’inclure leur magnifique enregistrement aux
côtés de celui du duo Joe McPhee et Daunik Lazro dans le catalogue de son
label Sazas / Klopotec. En plus, les pochettes très originales de la
série en carton recyclé sont ornés des dessins colorés et mystérieux de Nicolà Guazzaloca, lui-même. Hautement
recommandable. http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_leslavageurs/
Et donc lorsqu’on écoute ensuite the Cerkno Concert, on
trouve une continuité au niveau de la qualité musicale relayée par l’esthétique
des pochettes, évoquant un peu l’impression qu’ont eue les jeunes que nous
avons été, en découvrant les 33 tours du label Hat Hut de McPhee et Lazro et le design inoubliable de cette série.
Ces deux souffleurs se connaissent depuis des lustres et se rencontrent de
temps à autre (Elan Impulse en duo In
Situ, 1991 ou le trio avec Evan Parker sur le label Vandoeuvre). Joe McPhee est au sax alto et à la
trompette de poche et Daunik Lazro
aux saxophones baryton et ténor. Il y a plus d’une vingtaine d’années, on aurait
entendu respectivement McPhee au ténor et Lazro à l’alto. Mais comme leurs
styles personnels ont évolué au point d’êtres devenus méconnaissables par
rapport au passé sans pour autant perdre leur aura, cette substance sonore et
musicale et ce goût inné pour l’aventure sonore et la recherche des timbres et
leur agencement inouï qui caractérisent leurs prestations en duo, on assiste à
une renaissance complète de deux Phénix. L’exigence radicale de Daunik a sans
doute ravivé la flamme de Mc Phee, un des artistes « free » les plus
demandés, et comme on sait le rythme des tournées entraîne souvent une forme de
routine. Ces deux briscards du free de toujours nous ont réservé une belle
surprise au-delà des tendances. Tous les recoins de leur imagination ont trouvé
une marque dans l’écoulement seconde après seconde de ce très beau concert. Les
morceaux sont prosaïquement intitulés par le nom de chaque instrument
utilisé : Pocket Trumpet and Bari
sax, Alto Sax and Barisax et ainsi de suite avec quand même Voices for Alto and Tenor, une
composition parmi les plus connues de Joe. Mais l’inspiration, la poésie et la connivence
sont totales. Ce qu’aucun titre de morceaux ne peut saisir : la magie de
l’air, l’unicité de leurs instants de grâce qui s’écoulent, dans un temps qui
ne se compte plus, à travers des formes et des lueurs toujours renouvelées. Durée parsemée de coins secrets, bleus à l'âme, glissements de notes déchirées, et cette pocket trumpet d'un autre âge, merveilleuse. Le
blues est palpable … C’est sans doute un des plus beaux duos qu’on puisse
entendre depuis que l’Art Ensemble
ait marqué les soirées parisiennes de la Vielle
Grille et du Lucernaire en 69/70.
L’album magique qui nous manque depuis les faces inoubliables de Mc Phee (Glasses, Tenor, Graphics) et Lazro (Entrance Gates at Tshee Park, Aeros) ….
Sous-titré Music for Legendary Heroes,
car sans doute JMcP destine la musique à ses âmes tutélaires (le final est
intitulé Remembering Ornette and Albert
Ayler) leur performance s’inscrit parfaitement dans cette lignée : cet
hommage revendiqué coule de source… http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_lazro-mcphee/
Clarisse Durizzotto et Giorgio Pacorig, soit le Locomotive Duo ne sont pas en reste question originalité avec
leurs quatorze historiettes, Courtyard Stories. Pacorig redécouvre la magie du Fender Rhodes,
instrument lié au jazz-rock de Miles Davis à Can en passant par les HeadHunters. Complètement en dehors du contexte groovy et funky psychédélique (un
autre mot ?), ce clavier électrique qu’on vouait aux gémonies (Hal Galper
a jeté le sien dans l’Hudson River), est transformé par le claviériste comme
s’il l’avait préparé (comme on prépare un piano acoustique), trafiqué ou
détraqué. Avec l’aide d’un Korg MS20 et des devices,
il obtient un son à la fois déchirant, lunaire, cristallin, excentrique qui
évolue entre l’orgue ou le vibraphone. Sa compagne développe des lambeaux
mélopées microtonales, des suaves clair-obscur vingtiémistes ou des growls
hésitants avec sa clarinette…. Le duo crée un univers décalé, alignant cadavres
exquis et mignardises sonores et percussives. De ce jeu au départ chaotique,
s’enchaîne un flux irrésistible, le Fender Rhodes se transformant en machine à
sons affolée et la clarinettiste, par ses incartades au bon goût et la fluidité
et l’acidité mélangées, faisant oublier son prénom associé à un strict ordre
religieux sans parler de son patronyme involontairement gastronomique. Je sais
que les noms des musiciens, cela n’a rien à voir avec la musique, mais cela
contribue à la mythologie. Que des compositeurs d’avant-garde du XXème
s’appellaient Globokar, Stockhausen, Penderecki ou même Cage, c’était plus
exotique et excitant que Durand ou Janssens. Donc ces deux musiciens avec leurs
noms à coucher dehors font vraiment tout pour dépayser nos sens et se
complètent remarquablement tout en étendant leurs registres sonores et expressifs.
Pacorig donne une qualité éminemment
acoustique à ses engins comme s’ils étaient devenus des instruments à vents.
C’est peut être un peu plus léger musicalement que les autres duos, mais
l’esprit de sérieux et la densité du propos peuvent nuire à la digestion… Vraiment
enthousiasmant au fur et à mesure que les plages se succèdent, car leur
performance se bonifie de morceau en morceau dans un continuel renouvellement
sonore et des idées musicales. Et la qualité de l’enregistrement de Zupan /
Klopotec n’y est pas pour rien. Rafraîchissant. http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_locomotiveduo/
Enregistré
à Hamburg, le duo Réplica de Birgit Uhler et Felipe Araya incarne la recherche sonique hors des sentiers
battus : Scoriacon. Six titres en espagnol latino américain : riolita, andesita, fonolita, nefelinita,
etc… Si la trompette toute spéciale de Birgit Uhler avec ses timbres inusités et
ses techniques alternatives, ses sourdines improbables (des plaques de cuivre,
par exemple), son jeu introspectif internalisant des pulsations débridées fait
partie du décor de l’avant-garde improvisée (c’est une artiste unique), Felipe Araya semble sortir de nulle
part avec son cajon, un instrument de percussion en bois en forme de caisse,
évidée et munie d’orifices. Étrange, il le caresse, le gratte, le frotte,
promène des objets insolites sur sa surface, bruissant comme un
soundfield-paysage sonore. Un son moite et granuleux où comme un étrange oiseau
des îles, sa partenaire vient glouglouter dans d’imaginaires et exubérantes
fleurs tropicales. Tout à fait dans la ligne des projets de Birgit Ulher avec Gino Robair, Heinz
Metzger, etc… J’avoue avoir un faible pour l’art de l’intransigeante Birgit,
car son jeu austère intègre le sens de la pulsation et l’intuition d’un vrai
sens musical et est contextualisé dans
le déroulement de la performance au point qu’il quitte sa coquille hermétique
pour révéler les intentions et l’émotion de la musicienne. Si on retrouve
régulièrement des traces de cet artiste, qu’on qualifierait trop
malheureusement de minimaliste ou de réductionniste, sur de nombreuses scènes
et auprès d’artistes universelles comme la chanteuse Ute Wassermann, c’est
qu'elle a su cristalliser des intuitions relatives à la nature de son instrument
et à l’utopie lower-case pour créer un univers sonore incontournable. Birgit Ulher dure et durera sur la
scène, car elle est convaincante pour un non-initié. Tout comme Derek Bailey
pour la guitare, et à l’instar de son collègue le trompettiste Frantz Hautzinger,
Birgit Uhler a su découvrir et exploiter avec le plus grand succès les
possibilités sonores insoupçonnées et les réalités acoustiques cachées de son
instrument en explorant minutieusement les combinatoires de positions des
pistons, d’intensités de souffle, d’effets de timbre et ses sourdines
atypiques. Avec Felipe Araya et ses
bruissements, elle va encore plus loin dans sa recherche et l’aboutissement de
sa démarche. Ce duo vient de tourner en Amérique Latine en novembre. À
suivre !!
Pour
clôturer, voici un album en duo avec un musicien qui a beaucoup contribué pour
le jazz d’avant-garde et l’improvisation en Slovénie, justement : le
percussionniste Zlatko Kaucic. Face
au pianiste tout terrain Milko Zadar,
il nous fait montre de son style free
flow original avec percussions et batterie. Un drive subtil, une dynamique
dans les frappes et les frottements, objets secoués ou vibrant sur peaux et
cymbales, actions simultanées et accidents sonores tout en finesse : Ena /
One (Sazas /Klopotek IZKCD026). Son acolyte pianiste le suit de bout en
bout et le précède même avec une certaine malice bonhomme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......