Un double
album fascinant fait de deux enregistrements de concerts au WIM à Zürich et à
la Kunsthalle de Lucerne. Urs Leimgruber est ce saxophoniste (soprano et ténor)
chercheur de sonorités et de timbres qui s’envole dans l’atmosphère de manière
à la fois lucide, introvertie, candide, soudainement expressionniste, pure… Un
des collègues les plus inventifs des Evan Parker, John Butcher et Michel Doneda
qui n’a rien à envier à personne et surtout qui nous donne à entendre la
surprise, au-delà des facilités, des bienséances, de la virtuosité affichée. En
premier lieu l’exigence, la foi et cette passion de l’instant musical nourrie
de milliers d’heures patientes à explorer les recoins du bocal, du tuyau et du
bec du saxophone droit, son espace intérieur, sa vibration, la pression des
lèvres, le chant de l’anche en toute liberté . Mais quelles que soient les
qualités intrinsèques et le potentiel d’un improvisateur, ils trouvent leur
aboutissement final quand en compagnie d’un partenaire « compatible »
ou imprévisible, ils se mettent en quête d’absolu. Là où la musique de l’un enrichit
celle de l’autre et où les deux emmêlés nous dévoilent des perspectives
insoupçonnées, un enrichissement fait de générosité sans limite, d’inconscient
exposé, de temps dilaté dont l’auditeur captivé en oublie instantanément la
durée. Où les sons se métamorphosent face à ceux du partenaire. Jean Marc
Foussat manipule le synthé AKS depuis des décennies et s’est construit un
langage multiforme, reptilien, fait de vents, rafales, nuages lourds, courants
imprévisibles, boucles folles. Ces dernières années, il s’est frotté à de
nombreux partenaires en cherchant la bonne formule, l’équipe gagnante qui
puisse contribuer à l’épanouissement de ses recherches. Tout récemment, j’avais
applaudi à un magnifique album en trio avec Matthias Müller et Nicolas Souchal.
Aujourd’hui, j’ai le fort sentiment d’avoir en main la pépite qui va rester
pour très longtemps dans les rayonnages favoris de ma cédéthèque, ceux
qu‘on garde à portée de la main pour en goûter les détails et en jauger
la quintessence, leur évidence à chaque instant où on les écoute. Face to Face est aussi le titre du duo Trevor Watts (au soprano) et John Stevens, duo historique enregistré en 1973 pour le label Emanem. Flottant et
virevoltant autour et par-dessus les traitements sonores de J-M.F. , Urs joue
les registres intimes, inconnus, découverts dans l’instant de son saxophone,
passant du murmure du souffle caressant la colonne d’air à l’harmonique saturée
et inouïe la plus mordante dans un même jet. Il projette l’indicible, le
désespoir qui se révèle devenir subitement une conviction, striant l’espace du
cri de ses tripes bouleversées ou des tremblements inquiets de la colonne
d’air. Stridences organiques d’où la mélodie est évacuée laissant la place aux
sons sauvages retournés à l’état de nature. Une musique non domestiquée où
l’artiste laisse parler et vivre les sons rendus possibles par le truchement
mécanique des clés, tampons, orifices, tuyau, bec, anche, ligature et l’action
du corps et de l’âme. Le souffleur se laisse diriger par ce qu’il s’entend
jouer et est happé par l’instantané de son action comme un corps céleste dans
un trou noir, projetant pigmentations et zébrures sur l’écran de la vie tout
court. Toute notre perception de ce phénomène est sublimée par les écoulements,
éruptions, flots produits par l’autre, celui qui manipule son synthé, en se
retenant, comprimant le flux, étirant les halos, lui imprimant retards et
soubresauts. C’est sans nul doute un document unique en son genre qui, haut
niveau de l’électronique, rejoint les meilleurs moments enregistrés de Thomas
Lehn, Richard Scott, Furt, Lawrence Casserley… et évoque le mieux du monde
l’esprit des légendaires Saxophones Solos
d’Evan Parker en 1975 (a/k/a Aerobatics
Incus 19). Camarades fascinés par les aventures improvisées de saxophonistes
tels qu’Evan Parker, John Butcher, Michel Doneda, Roscoe Mitchell, Joe McPhee,
Stefan Keune, Mats Gustafsson etc…, il
est inconcevable qu’on puisse éviter l’écoute d’un tel improvisateur. Ses
albums solos (#12 , Chicagos Solos / Leo) sont une excellente introduction et
ceux avec Barre Phillips et Jacques Demierre la meilleure carte de visite pour
son travail en groupe (LDP – Cologne
/ Psi, Albeit et Montreuil / Jazzwerkstatt). Dans ce duo gravé pour le label de Jean-Marc Foussat, Urs Leimgruber trace des lignes magiques, des glyphes
incandescents, la poésie pure, le langage du coeur. La composante des deux
univers est sublime. À écouter sans détour !
Valid Tractor or the validity of
the tractors Pat Thomas Dominic Lash Lawrence Casserley
FMR CD515-1018
Piano
classieux, anguleux, dense, puissant, intense : Pat Thomas, contrebasse vibrante, subtile, assidue, vivante : Dominic Lash, installation « live
signal processing polymorphe, métamorphosante, consistante, éthérée,
imprévisible : Lawrence Casserley.
Dix pièces intitulées de différentes
marques de tracteurs (Kubota, McCormick, etc…) enregistrées en concert au Singing Barn at
Piggots le 3 juillet 2013 (quel nom de lieu !). De très nombreux paramètres de jeux et de formes changeantes sont
envisagés et assumés, tous tractés avec une grande validité quant à
l’intérêt de l’auditeur et au résultat musical des improvisations spontanées
happées, ressenties, partagées. Des équilibres peu stables se retrouvant dans
des forces d’attraction – répulsion en constant réajustement et qui justifient
les options de chacun au fur et à mesure que la musique se fait. C’est une
suite de digressions qui se résolvent dans et par le dialogue, l’écoute, la
complémentarité imprévue qui sourd à tout moment, de préférence de manière
inattendue. Lawrence Casserley capte en permanence les sons de ses partenaires
et cette matière est instantanément transformée dans des agrégats sonores qui
échappe parfois à toute logique en regard des sons acoustiques joués par les
deux instrumentistes. Pat Thomas est un pianiste parmi les tout meilleurs de la scène (Shipp, Alex, Veryan, Agusti, Demierre etc..). La dynamique utilisée est très large l’amenant à incarner
une variété incessante de jeux de rôle, de textures, de timbres dans la masse
orchestrale atteignant de manière exceptionnelle les qualités sonores et
musicales idéalisées et rêvées par les compositeurs contemporains historiques
rendues possibles au moyen de l’électronique. La complexité de son système est
prodigieuse, mais c’est bien ce qu’il en fait sur le terrain d’un concert
spontané qui le valide ouvrant tout un champ d’exploration tant pour le
musicien électronique que pour ses partenaires confrontés à sa machinerie.
S’inspirant réciproquement dans leurs quêtes , ils gratifient l’auditeur d’une
improvisation stellaire à la contrebasse et archet acharné agrémenté des actions extra-terrestres au piano et au live-signal-processing
(Sonalika) qui font corps l’un à
l’autre, justifiant remarquablement le postulat du live signal processing. Eicher renforce encore l’idée qu’ils
peuvent étendre leurs registres sans fatigue et s’interpénétrer toujours plus
avant. Une solide incursion de réelle avant-garde sublimant la pratique et les
aléas de et après (plus de) quarante années d’improvisation libre. Vraiment convaincant.
The Custodians Moribund Mules and Muskett Fire Adam Bohman Adrian Northover Sue Lynch
Tutore Burlato #12 Cassette.
Adam :
prepared strings, objects, wine glasses, voice, text & tapes
Adrian :
saxophones, voice, wasp synth, kalimba, cowbell
Sue :
tenor sax, clarinet, flute, voice.
Entendons-nous
bien : voice dont est crédité chaque membre de ce trio pas comme les
autres est celle qui dit des textes, parmi les plus out-of-the-wall qui
puissent être entendus, parce qu’ils sont écrits par Adam Bohman, l’artiste
surréaliste par excellence de la scène improvisée et noise britannique et
absurdiste notoire. Une douzaine de titres répartis de chaque côté de la bande
de la cassette et focalisés sur sa science du collage de mots / prose aléatoire
ou son art de gratter et frotter (scrape and rub en anglais) ses objets, verres
à vin, cartes de banque, ressorts, moule à gâteaux, fourchettes , débris, baguettes, vis, élastiques, boîtes etc…. amplifiés
par micro-contact. L’écoute mutuelle est palpable, le rêve est présent, le goût
des sons crachotants, sifflants et grinçants de l’objétiste et des ambiances
fugaces, éthérées, évasives distillées par les deux souffleurs qui se mettent
au service de la dynamique idéale. Il faudrait sans doute voir jouer/parler ces
Custodians. Mais le gai crayonnage coloré et bucolique qui orne le boîtier dit
tout : deux lapins habillés comme à la campagne conversent avec un
épouvantail sans tête empaillé d’herbe fraîche sur un fond de montagnes
stylisées. Dessin d’enfant d’Adam Bohman retrouvé par hasard dans ses archives,
époque naïve. Au fil des plages, les actions musicales se précisent et
s’intègrent aux paroles qui se dévident des manuscrits improbables avec une
réelle conviction, celle des visionnaires, et cette diction bohmanienne qui
défierait les cours d’art dramatique.
Titres à coucher dehors : Moribund Mules and Muskett Fire, Oxiacetylene
Certifications. À conserver précieusement
sur le coin d’étagère Bohman. Je vous promet un jour une chronique de
l’intégrale des CDr auto-produits des Custodians (of the Realm) !
Duo
mandoline et guitare classique sur le label Confront de Mark Wastell. Mark
Wastell et Phil Durrant ont collaboré durant des années dans la mouvance
« réductionniste » - « lower case » et Phil avait abandonné
le violon (trio avec John Russell et
John Butcher) pour l’électronique. Maintenant le revoilà avec une mandoline
acoustique (et octave mandola) et un partenaire guitariste, Martin Vishnick avec une six cordes espagnole. Leur musique très
cohérente semble jouée comme s’ils avaient en commun des vases communicants
reliant leur écoute, leur cerveau, leurs sens l’un à l’autre et inversément. On
est ici dans un univers acoustique arachnéen, pointilliste, sériel, sonique
proche de guitaristes comme John Russell et Roger Smith ou le violoniste Phil
Wachsmann. Cette improvisation typée British ou plus exactement Londonienne
semble être née au légendaire Little Theatre Club à l’ombre du grand John Stevens lecturant collègues et public. C’est
l’album ECM (si si !) Improvisations
for Cello and Guitar (Derek Bailey & Dave Holland, enregistrés en 1971
au LTC) qui a porté le genre sur les fonds baptismaux discographiques. Depuis,
cette démarche cordiste et poétique a eu ses hauts et ses bas question faveurs
du public et (surtout) des organisateurs-promoteurs et subi maintes
fluctuations. Derek Bailey (acoustique) Phil
Wachsmann et John Russell en ont gravé les heures sans doute les plus
étincelantes. En voici d’autres traces qu’il ne faut pas perdre : leurs
échanges expriment une belle pertinence, l’hésitation permanente de ceux qui
cherchent, une quête d’équilibres instables, une dérive dans un labyrinthe inexhaustif
de doigtés sauvages et intuitifs, un tuilage sans fin ni début. Cordes nylons
et cordes métalliques. On goûte l’improvisation véritable évitant par atavisme
l’œuvre quantifiable et mesurable pour plonger dans le jeu sans arrière-pensée,
la recherche incessante de l’éphémère. Vraiment intéressant et ludique.
Unknow Shores : Rivages Inconnus. Avec un tel line-up et
leur manière chambriste, on semble se trouver en territoire connu que ce soit
une rive, la côte, une baie, ou même une falaise. Contrebasse au jeu super bien
équilibré (Orrú), piano qui tire vers le classique contemporain (Corda avec un
air de ce cher Howard Riley), deux clarinettes basses à la fois bruissantes ou
suaves (Joao Pedro Viegas et Luis Rocha qui double à la clarinette Eb). Subtiles
notes de pochette de Massimo Falascone. On se laisse emporter par le rêve,
l’élégance des traits, la trajectoire méandreuse, l’inspiration lumineuse.
L’inconnu se situe plutôt dans la grande qualité qu’ils se voient capables
d’instiller au fil des secondes et minutes dans le moindre détail du jeu au
travers d’un domaine musical qui a ses nombreux émules. Dix pièces excellemment montées, la dixième n'étant pas indiquée sur les détails de la pochette : Follow the White Rabbit , c'est ce que j'ai fait durant cette soirée d'écoute en pensant à Grace. Retenue et précision,
multiplicité des occurrences sonores, création instantanée de formes
construites avec un sens des perspectives et des équilibres tous azimuts. Une
écoute profonde, sensible, raffinée relient les quatre participants où chacun
partage à égalité l’espace sonore et le déroulement des improvisations sans qu’une
voix accompagne l’autre, mais la renforce, la complète, l’enrichit, vient au
devant de ses désirs sans tomber dans le trivial appel - réponse et autres
mimiques. Les inconnus commencent à poindre dans les derniers morceaux car la construction collective devient plus ambitieuse sans nuire au taux de réussite, qui lui s'élève. Four Portraits les
dévoilent crachant, percutant et grattant toujours de manière mesurée sans
excès. Le cri déchirant peut y côtoyer
le clair obscur (Refractions). Défilent dessins, traits, figures, ellipses, taches,
ombres, éclaircies et spatialisations du geste musical. Un travail exquis et une véritable entente
musicale. Corda et Orrù sont associés de longue date et fonctionnent comme les
quatre ou cinq doigts dans un gant de velours. Ensemble avec ces deux
clarinettistes de choix, ils réalisent un magnifique projet où l’improvisation
spontanée jouxte la composition instantanée. Plus on l'écoute et plus on adore !!
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