George Khan Ah !
Emanem 5211 Double CD
Enfin, un témoignage
historique sur le free drumming qui a suivi les premières impulsions / leçons
du grand Milford Graves et daté respectivement de mai 1968 et de mai 1975. Le
batteur Terry Day en compagnie du
saxophoniste/flûtiste George Khan dans
trois différentes situations : en mai 1968 lors d’une occupation d’école
artistique, en trio avec le contrebassiste Charlie Hart à l’Unity Theatre en 1975 (le QG de la Musicians Co-op de Bailey,
Parker, Guy, Rutherford etc..) et en 1980 dans le local du London
Musician’s Collective (LMC). Soit trois instants qui correspondent à
trois phases distinctes de l’évolution de la musique improvisée à Londres,
couronnée par deux improvisations solo de George Khan au Red Rose vers 2005, le club
où John Russell organisait sa série Mopomoso jusqu’en 2007. Qui est George Khan ? Un saxophoniste free
(ténor, soprano et baryton) d’origine Pakistanaise (par le père) qui fit partie
du légendaire People Band, un des groupes séminaux de la scène improvisée et dont Terry Day était un membre éminent.
Baptisé le Continuous Music Ensemble, cet ensemble à géométrie variable
« anarcho-chaotique » se fit appeler par la suite People
Band en raison de son implication au sein du People Show, la première
compagnie initiatrice du Performance Art toujours en activité (depuis 1966) dans laquelle
George Khan se révéla être un acteur de première grandeur. https://www.peopleshow.co.uk .
On retrouve la trace de George Khan dans the Sixth Sense, l’album
du pianiste Peter Lemer pour le label ESP (si si !) avec John Surman et
Jon Hiseman. On entend d’ailleurs ce pianiste dans l’intervention improvisée de
mai 1968 du Cd 1 mêlé à des membres du People Band. Khan a aussi travaillé et
enregistré avec Mike Westbrook et fit partie de Solid Gold Cadillac, le
groupe rock- free jazz de Westbrook avec Phil Minton comme chanteur. Il joua
aussi dans Mike Westbrook Live une pousse officieuse de Solid
Gold Cadillac, ce qui donna son nom au label Cadillac du producteur
John Jack qui vient de disparaître, le Père Noël du British Jazz (Free). GK
figure aussi dans l’album Now You See It du groupe jazz rock Mirage paru sur le label norvégien Compendium, lequel publia Henry
Cow Live et Cruel But Fair, un groupe de Keith Tippett et Elton Dean. Mais
surtout, George Khan fit partie du People Band, un collectif
indescriptible qui eut une influence considérable dans la scène improvisée,
même aux Pays-Bas où une partie des membres jouait au Paradiso d'Amsterdam, alors que l’autre se produisait en Angleterre en invitant
le public et les musiciens présents à participer. Mais il ne s’agit pas d’une
jam bon enfant, mais bien de l’esthétique revendiquée et subversive du
groupe : tout est possible et
venez l’expérimenter avec nous ! Une des caractéristiques du People
Band consistait à s’échanger les instruments et à improviser avec les
instruments des autres en pratiquant une démarche inclusive contestataire,
souvent déstabilisante. Une autre pratique consistait à quitter la scène pour jouer en se déplaçant dans le bâtiment , escaliers, salles adjacentes pour en essayer l'acoustique et entraîner le public. Jouaient les membres du groupe qui se présentaient
avant le concert, y compris des amis de passage. Une partie de leurs
performances eurent lieu en plein air dans un parc. Le People Band se présenta un soir à Bruxelles avec seulement Terry
Day qui joua du piano, de la batterie, du violoncelle, du sax alto et des
flûtes de roseau… Indescriptible ! Le morceau au LMC de 1980, Battling The Sound (33 :06) consiste en un duo dynamique et
jusqu’au-boutiste de Terry Day et George Khan au sax ténor et soprano ainsi
qu’à la flûte. Rien que pour cela, Ah ! vaut vraiment la peine.
Non seulement George Khan souffle
avec énergie et une rage de jouer communicative et improvise avec une vraie
fantaisie, Terry Day justifie sa
réputation. Il arrache aussi les notes de son saxophone alto sans crier gare.
Question batterie, et malgré la qualité moyenne du document, on peut découvrir
ici ses croisements de rythmes et de pulsations en métrique libre. Un très solide
batteur qui peut se targuer d’avoir exercé une influence sur des gros calibres
tels que Paul Lytton et Han Bennink. Il est le premier à avoir utilisé une très
grande grosse caisse et il en avait même deux plus une troisième utilisée comme
une grande timbale. Au sax ténor, George
Khan est un sacré client, il a séjourné à New York et a pris des cours avec
Booker Ervin et Sam Rivers. Dans plusieurs passages enflammés des deux
compacts, on peut apprécier ses capacités de cracheur de feu
(« aylérien ») tout comme sa propension à développer des sons dans le
détail. Complètement improvisée, leur pratique musicale investigue des idées et
des phrasés qu’ils tournent et retournent dans tous les sens établissant un
échange d’énergies et de formes qui s’interpénètrent tout en poursuivant la
logique interne de leurs cheminements individuels. On quitte les réflexes du
free-jazz pour transiter vers l’improvisation totale au bout de dix minutes. Le
souffleur tire des sonorités et écarte les notes de la flûte en alternant avec
une démarche mordante et décidée au sax ténor, étirant le timbre avec un
lyrisme lunatique. Un excellent improvisateur qui n’hésite pas à explorer son
instrument. C’est alors que Terry Day envoie des roulements précis qui courent et
rebondissent alternant mouvement rapide et « sur place » à l’instar
des deux Paul, Lovens et Lytton. Bref, une véritable aventure, Day jouant aussi
du sax alto. Une anecdote : Paul Lytton eut la première fois le sentiment d'entendre jouer ce qui allait devenir la free music européenne ou l'improvisation libre en présence de Terry Day à Paris en 1967. Installé dans un atelier de peintre avec un modèle féminin dénudé, Terry remplissait l'atmosphère des notes tordues et étirées d'un sax alto en déambulant dans l'espace. Lytton raconte qu'il eut "le" déclic qu'il y avait une nouvelle direction à suivre à ce moment là. Quelques mois avant, il avait écouté le duo d'Evan Parker et John Stevens au Little Theatre Club et cela n'avait pas encore fait tilt.
Les deux longues improvisations de 20:42 et 16:04 d’une délégation
du People Band à laquelle s’est joint le pianiste Peter Lemer, ont été enregistrées à l' Hornsey College of Arts and Crafts en mai 68 lors d’une occupation de l’école
par les étudiants contre la réduction des investissements. Les arts graphiques ! Préoccupation chère
à Terry Day, récemment diplômé du Royal
College of Arts, et compagnon de John Stevens et de Charlie Watts qu’il
avait rencontrés durant les cours du RCA, rejoignant avec eux les arts
graphiques par la pratique du jazz moderne ou déviant, et vice et versa. La
musique jouée durant cet événement est déjà surprenante pour l’époque, chaque instrumentiste en étant
complètement libéré des conventions assume chacun une indépendance totale.
Terry Day à la batterie et Frank Flowers à la contrebasse, cadrent les
démarches contradictoires des deux souffleurs, George Khan et le clarinettiste américain Albert Kovitz, une recrue du
People Band. Avec intelligence, les cinq musiciens tiennent la route avec leurs
propositions improvisées sur une belle distance. Une approche voisine du
Workshop de Lyon mais en plus dingue : Day et Khan sont irrépressibles. À
noter qu’en 1968, ils avaient déjà acquis une réelle maturité. Le deuxième CD contient deux longues
improvisations du George Khan Trio
enregistrée à l’Unity Theatre en
1975, le lieu où était basée la troupe théâtrale de Mandy Davidson (l’épouse de
Martin D.) : Trio in Unity 1 (29 :46) et Trio in Unity 2
(28 :11). C’est à l’Unity Theatre qu’avait été enregistré le deuxième
album Incus du duo Parker / Lytton la même année. Terry Day officie aux percussions et c’est Charlie Hart, un ancien du People
Band, qui assure à la basse électrique et au violon. Khan y joue du sax ténor et soprano ainsi que de la flûte. Le son
est approximatif surtout pour la
batterie, mais en se concentrant on réalise que Terry Day est un authentique
free drummer pur jus dans la mouvance des Bennink, Lovens, Lytton ou Oxley.
George Khan délivre des tirades incantatoires speaking in tongues dont l’énergie et la flamme peuvent être
comparées à celles d’Archie Shepp de l’époque Fire Music, Two for a Quarter, Three for A Dime ou Live at
Donaueschingen. On devine le jeu de Charlie
Hart et les tournoiements de Terry
Day fascinent, quand les fréquences reproduites sur ce document (« son
cassette » !) le permettent. Toute une section avec une ambiance
orientalisante bizarre voit se confronter les zig-zags du souffleur au soprano et les
frappes tressautantes et fascinantes de Terry Day. Il y a quelques longueurs,
mais les musiciens ont pris le parti d’aller à la pêche pour faire quelques
belles prises inédites plutôt que de construire « sérieusement » leur
musique. Il y a une urgence, un sens de la poésie et une rage de jouer qui se
calme d’ailleurs en fin de concert avec les recherches du flûtiste. Enfin,
c’est en solitaire, à la flûte et au sax baryton (remarquable) enregistrés en
2005 au Red Rose que se termine cette anthologie live qui sort vraiment de
l’ordinaire d’Emanem ! À découvrir !!
In Backwards Times Paul
Rutheford Emanem 5045
Le titre fait référence à la
régression tatchérienne des années 80 qui virent Martin Davidson d’Emanem
émigrer en Australie par réaction après un séjour états-unien. Emanem a
documenté le regretté tromboniste Paul Rutherford sous toutes les coutures, du
solo au grand orchestre, avec Evan Parker, Paul Rogers ou Lol Coxhill ou en
multipistes. Il n’y a sans doute plus aucune session ou concert complet de PR
dans les archives auxquelles Davidson a accès pour en publier un compact bien
fourni. Mais il n’empêche que les quatre improvisations éparses de 1979, 1988,
2004 et 2007 valent vraiment le détour et pourraient même servir de viatique
intersidéral si la Nasa voulait informer les extra-terrestres des possibilités
musicales du trombone. Duet for one est un improbable solo
de trombone avec électronique enregistré à Milan en 1979 par le fan total de la
British Scene, Riccardo Bergerone. Paul Rutherford est un improvisateur qui
utilise la théorie musicale et sa connaissance extraordinaire de l’instrument
tout en mettant en question tous les paramètres du jeu, des sonorités, du
phrasé. Avec en plus un trafficotage électronique en temps réel, c’est souvent
improbable, débridé, parfois drolatique et toujours hautement musical et
cohérent. Dans le pub Duke of Wellington c’est un vrai Duet
for Two avec le grand contrebassiste Paul Rogers avec qui Paul R a beaucoup joué : dans le trio que
complétait le batteur Nigel Morris, puis en duo après le départ de ce dernier.
Plus mélodique et mélancolique que dans l’album solo légendaire, The Gentle Harm of the Bourgeoise ou le
Berlin Concert publiés tous deux par Emanem, cet enregistrement réalisé par
Andy Isham est d’une grande beauté, tissé avec une belle logique et un passage
incontournable dans la carrière du tromboniste. Il existe aussi un album du duo
sur Emanem : Rogues où sont réunies toutes les qualités de ce Duet de
25 :23. Si Paul Rogers se tient légèrement en retrait, c’est pour mieux
mettre en évidence le lyrisme unique de son partenaire. Ensuite un Solo
for One (18 :00),
enregistré à Bruxelles en 2004 par Michael Huon, auquel j’ai assisté et qui
avait profondément touché les auditeurs. Comment faire passer tant d’émotion,
de subtils clins d’œil et de bons mots avec autant de classe ? Rutherford
était aussi inimitable que ne l’était son ami Lol Coxhill. Pour clôturer un
remarquable trio et le dernier enregistrement de PR avant sa disparition. Avec Marcio Mattos au violoncelle et Veryan Weston au piano, Paul Rutherford
avait trouvé la formule gagnante au festival Freedom of the City en mai 2007. Trio
Finale (9:59) ne reproduit que la dernière improvisation d’une
prestation plus longue et vraiment passionnante et qui m’avais alors frappé.
L’auditeur a droit à une belle divagation pluridimensionnelle : faux
départ en clin d’œil, emportement à
plusieurs vitesses, ostinato décalé, chant dépouillé ou coulisse effervescente
au trombone, ... Mais il était alors trop tard. Trois mois plus tard le gentleman
de la scène improvisée s’en est allé nous laissant un magnifique testament
sonore que je ne lasse pas de parcourir.
Steve Lacy Free
For A Minute Emanem 5210
Comme très souvent chez
Emanem travail soigné en matière de rééditions. Il y a 51 ans Steve Lacy
gravait ses deux premiers albums « européens » à Rome et à Milan en
compagnie du contrebassiste Kent Carter
et du batteur Aldo Romano, d’une
part avec un répertoire signé Monk, Lacy, Carla Bley et Cecil Taylor en trio et
d’autre part avec ce trio augmenté du trompettiste Enrico Rava dans une
manière nettement plus free: Disposability et Sortie.
Fort heureusement, Martin Davidson a mis le paquet question post-production en
améliorant sensiblement la qualité sonore par rapport aux albums originaux. J’avais
Sortie
(GTA – Collana Free Jazz) dans ma
collection et le décalage temporel du mixage était franchement déroutant au
point que l’écoute en était presque fastidieuse. Par rapport à l’original de Disposability,
cette réédition est without distorted cymbal noise. Ici, dès les premières notes de
Shuffle
Boil nous sommes projetés en territoire Lacyen. On a autant de plaisir
à écouter ce premier trio que ceux publiés durant les années 2000 avec John
Betsch et le regretté Jean-Jacques Avenel pour le label Free Lance (Bye – Ya , The Holy La). Il s’agit en fait d’un des
tous premiers enregistrements de Lacy parvenu (déjà) à la maturité question
style. Neuf bijoux Lacyens qui annoncent les solos géniaux du Chêne Noir de 1972 publiés, réédités ou
exhumés par Emanem. Disposability
et Sortie ont aussi été réédités par le label Free Factory tout récemment,
mais la version Emanem est le maître-achat pour le travail soigné au niveau du
son, de la présentation avec notes informatives abondantes et copies des
pochettes originales et SURTOUT des
bonus inédits. Car la grande surprise provient d’une séance étrange et
inédite datée de juillet 1967 à New-York en compagnie de Rava, Kent Carter, Karl Berger et Paul Motian complètement free (sans thème, composition, rythmique
régulière etc..) : improvisation libre radicale. Il s’agit d’une musique
pour un (mauvais) film du nom de Free Fall, assemblant douze
miniatures ultra-courtes pour un temps total de 19:05 jouées en réaction à la
projection des rushes. Steve
Lacy a été avant tout un compositeur et le titre de l’album Free
For A Minute fait allusion à cette partie de sa carrière durant
laquelle il s’essaye à l’improvisation totale, entre autres avec Enrico Rava, Johny Dyani et Louis Moholo
en 1966 (The Forest and The Zoo / ESP) à Buenos Aires. C’est d’ailleurs de
retour d’Argentine que cet excellent enregistrement a été réalisé, documentant
ce passage totalement libre de son itinéraire musical. Une époque du free-jazz
aujourd’hui disparu. Questions musicales vives ! À écouter
absolument !! Les plages du second cd sont dévolues à la réédition des six
pièces de Sortie où le quartet s’escrime dans des pièces plus libres dont
trois dépassent plus de dix minutes, avec une belle tension, les trouvailles de
Rava et l’inspiration du maître qui se relaient incessamment. Romano s’essaye
au free drumming. Pour finir, on
découvre avec ravissement The Rush and The Thing. Cet
enregistrement inédit de 1972 du « quintet parisien » de Lacy rentre
dans le vif du sujet : Steve Lacy
sax soprano, Steve Potts au sax alto
et soprano, Irene Aebi au
violoncelle, Kent Carter à la
contrebasse et Noel McGhie à la
batterie, travaillant les structures lacyennes et les libertés qui en
découlent. Essentiel !!
J’ajouterai encore que le
rééditeur du cd Free Factory a estropié un des morceaux car il s’est basé sur
une réédition vinyle tardive qui omettait le morceau intitulé Fou
et a voulu le restituer en découpant un extrait d’un autre morceau. Ne faites
confiance qu’à Emanem !! Martin Davidson est l’honnêteté
personnifiée. Bref, il s’agit d’un document de première main et qui ravira les Lacyphiles et les autres.
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