Derek Bailey / Mototeru Takagi Live at Far Out – Atsugi 1987 No Business NBCD 132
http://nobusinessrecords.com/live-at-farout,-atsugi-1987.html
Album réunissant le guitariste Derek Bailey et le saxophoniste Mototeru Takagi, ici au sax soprano et disponible en CD et en LP. En 1987, Derek Bailey est au sommet de son art. Lors de différents séjours au Japon, il rencontre régulièrement une série de musiciens japonais qui avaient participé à son LP « Duo & Trio Improvisation » (Kitty Records avril 1978) : le trompettiste Toshinori Kondo, le percussionniste Tsuchi Tsuchitori, le contrebassiste Motoharu Yoshizawa, et les saxophonistes Kaoru Abe et Mototeru Takagi. Il rencontra aussi le batteur Sabu Toyozumi, un proche compagnon de cette fratrie d’improvisateurs, aujourd’hui décimée, l’extraordinaire trompettiste Toshinori Kondo étant décédé le mois dernier. Parmi tous ces pionniers de la free-music nippone, Mototeru Takagi n’a pas acquis le statut légendaire des Abe, Takyanagi, Toyozumi, Kondo, Sakata dont les enregistrements fleurissent au point que No Business publie une suite ininterrompue d’albums en collaboration avec le label Chap-Chap de Takeo Suetomi, lui-même un légendaire organisateur de concerts. Celui-ci a cru bon de proposer ce souvenir lointain d’un concert à Atsugi, là-même où Brötzmann et Bennink ont gravé leur album le plus recherché par les collectionneurs, en frappant fort ! Peu importe avec qui il joue, Derek Bailey cultive un art extraordinaire pour tirer un parti créatif d’une confrontation – dialogue en dévoilant encore plus la richesse (illimitée) de son jeu. Si Mototeru Takagi n’est sans doute pas un saxophoniste soprano comparable à des géants comme Steve Lacy, Evan Parker ou Lol Coxhill, il suit sa route sans ciller en étendant son langage avec audace manifestant une volonté bien accrochée. Sa démarche est orientée vers une forme de lyrisme détaché, poétique, subtil par ses altérations sur les tonalités et des pointes sonores extrêmes. Le Duo I s’étend sur 28 :11. La sauce prend mieux encore dans la deuxième improvisation (Duo II 17 :39) où Derek Bailey joue acoustique en solitaire pour commencer, évoquant parfois la sonorité d’une cithare japonaise koto. Visiblement, cela inspire Takagi qui s’applique à dialoguer avec une belle logique. Duo III - 8:09 : le dialogue atteint la plénitude, le timbre du sax acquiert une lueur intense, une chaleur sereine. Il poursuit sa route et découvre un parcours sinueux alors que son compagnon s’est tu, face à un silence interrogateur strié par des aigus. On enchaîne sur le Duo IV - 16:37. Derek Bailey a repris sa guitare électrique et exploite les harmoniques avec la pédale de volume. Le jeu de Mototeru Takagi évoque les ritournelles et cascades polytonales de Lacy. Le duo bat alors à plein avec les staccatos secs aux harmoniques filantes du guitariste sans pour autant que le saxophoniste s’échappe de son attitude pensive, voire réservée. La guitare s’anime, les balancements du guitariste dans les intervalles distendus évoluent progressivement dans des cadences impénétrables et tel un canard face à un étang ensoleillé, le sopraniste caquète et nasille pour enfin étirer des aigus saturés en réponse aux couperets des clusters maniaques. Alors que le concert atteint dès lors un climax où chacun quitte ses procédés habituels en complète métamorphose en étirant les sons, on a le sentiment que D.B. aurait certainement sélectionné cette dernière partie dans un imaginaire album Company Made in Japan. Ce serait d’ailleurs une excellente idée de rééditer à nouveau l’album de 1978 « Duo and Trio » avec les excellentes prises alternatives publiées par la suite et un deuxième CD complété de sélections de rencontres ultérieures de Bailey avec ces musiciens dans les années 80 et 90.
Hint of Monk Duo Libertaire Pascal Bréchet et Thierry Waziniak intrication label Tri 003
https://labelintrication.wixsite.com/label/duo-libertaire
Qu’un Duo Libertaire consacre son premier album à la musique de Thelonious Monk me semble plus une Evidence qu’un quelconque Hommage. Les compositions de T.M. et son jeu lumineux et monolithique ont littéralement servi de tremplin – ouverture béante pour un très grand nombre de libérateurs du jazz. Des pianistes : Cecil Taylor,Jaki Byard, Misha Mengelberg, Ran Blake, Alex von Schlippenbach, des souffleurs : Steve Lacy, John Coltrane, Ornette Coleman, Eric Dolphy… Étrangement, le format guitare (Pascal Bréchet) et percussions (Thierry Waziniak) s’est retrouvé au centre de la carrière de Derek Bailey.C'est donc qu'il s'agit d'une formule instrumentale fort propice à la créativité et à de multiples possibilités, remarquablement mises au clair par nos deux duettistes. Dix compositions parmi les plus singulières de Monk servent de point de départ invisible à une perspective détournée, elliptique et introspective de certains de leurs secrets, intervalles et dynamiques induits, imaginaires ou éminemment logiques. Citons-les : Let’s Call This, San Francisco Holiday, Evidence, Japanese Folk Song, Trinkle, trinkle, Think Of One, Ugly Beauty, Hackensack, Work et In Walked Bud piochées dans les catalogues Prestige, Riverside et CBS. De ce corpus devenu canonique au fil des décennies, les deux improvisateurs ont tracé des univers sonores variés au fil d’échanges spontanés. Leurs éléments mélodiques ressurgissent sans crier gare, les successions d’accords sont décomposées, triturées, extrapolées alors que leurs structures rythmiques servent de base aux cadences évolutives imaginées par Thierry Waziniak. On apprécie grandement la concision suggestive du duo. Le travail sonore électroacoustique granulaire du guitariste « avec effets » Pascal Bréchet dans leur album Don’t Worry, Be Happy avec Franz Hauzinger et Isabelle Duthoit, fait place ici à la guitare « jazz » amplifiée avec une belle angularité (Monk) et une sonorité exquise ouvrant le champ sonore aux trouvailles rythmiques et percussives aériennes de son camarade. Leur version d’Hackensack pourrait figurer dans une anthologie de versions de compos de Monk. De même, la structure de Work est ruminée avec autant d’intuition que de savoir-faire sur la touche, coïncidant avec le va et vient des balais et baguettes. Le jeu oblique du batteur met les figures usuelles de la batterie jazz dans une perspective cubiste et ludique au fil de l’instant avec une économie de moyens dans le droit chemin . Le label Intrication est conçu comme une synergie entre musiciens, poètes / prosateurs et artistes graphiques / peintres. La peinture de Marc Feld 2000 Song For Thelonius offre un contrepoint pictural à Hint of Monk dont les lettres blanches obturent sa surface au verso de la pochette. Un texte « monkien » de Zéno Bianu découpe le profil de la personnalité du Genius de Harlem et des caractéristiques de son jeu pianistique : cristal imprévisible, astéroïdes, fulgurances fractales, lumière renversée, liberté, ouverture, nocturne, à gauche de nulle part, éruption, oubli, silence… il y aussi leur propre composition Three or Four Shades of Monk qui s'intègre au projet. Mais plus qu’un « projet », une expédition existentielle et salutaire !
Cecil Taylor & Tony Oxley « ……. being astral and all registers – power of two ……” Live at the Ulichsberg Festival, May 10th 2002. Discus 106cd.
https://discus-music.co.uk/catalogue-mobile/dis106-detail
Cecil Taylor et Tony Oxley ont été réunis en 1988 dans le gigantesque projet de concerts à Berlin dont le label FMP a publié une collection impressionnante de duos, un trio et deux grands orchestres initiant la plus importante collaboration de « l’inventeur du free-jazz » avec une compagnie discographique. De cette série berlinoise mémorable, s’est développée l’association la plus durable de Cecil Taylor avec un musicien après la disparition de Jimmy Lyons. Suite au duo historique de Palm Leaf Hand (FMP) de 1988, Taylor et Oxley se sont produits fréquemment dans le Feel Trio avec le contrebassiste William Parker (The Feel Trio : Looking et Celebrated Blazons) durant les années 90 et puis en duo. Depuis le décès de Cecil, sont parus trois albums réunissant les deux musiciens sur les labels jazzwerkstatt (Conversations with T.O.), Fundacja Sluchak (Birdland Neuburg 2011) et maintenant chez Discus, grâce à Tony Oxley et Martin Archer. La pochette de … being astral and all registers – power of two… est ornée de fragments de tableaux d’Oxley qui évoquent à la fois le Thelonious Monk de Victor Brauner figurant sur la pochette d’Only Monk de Steve Lacy et les œuvres du peintre Alan Davie avec qui Oxley a souvent joué et gravé un inoubliable duo (Alan Davie Music Workshop 005) réédité en cd par a/l/l il y a presque vingt ans). Alan Davie lui a instillé le déclic pour se mettre à la peinture.
La caractéristique fondamentale du travail de Cecil Taylor avec les batteurs successifs depuis Sunny Murray est à la fois un challenge et une complémentarité organique dans le jeu « libre » avec une profonde adéquation entre la pratique du jeu pianistique et celle de la batterie. Le tandem avec Andrew Cyrille reste dans toutes les mémoires, il y eut aussi Marc Edwards, Beaver Harris, Shannon Jackson, Rashid Baker, Thurman Barker… quand, soudainement, la présence de Tony Oxley a introduit d’autres paramètres inspirés par la musique contemporaine d’avant-garde. Il y a la volonté d’exprimer des contrastes abrupts, de briser les symétries, de diversifier les sources sonores et d’instaurer des disruptions centrifuges. Le rôle du hi-hat, de la caisse claire et de la cymbale ride qui servaient aux batteurs tayloriens à moduler et propulser le flux de la « danse dans l’espace » du pianiste s’est mué dans une transposition de la hiérarchie des éléments de la batterie et des frappes dans un no-man’s land moins prévisible, presqu’aléatoire tout aussi excitant et ô combien singulier ! Deux longues constructions communes s’étalent en contractant le temps et le sentiment de durée (… being astral and all registers …. : 33 minutes et power of two…. : 26 minutes 46 secondes). Dans cet opus titanesque, le batteur n’hésite pas à se faire très discret en fouettant légèrement ses cymbales et mettant quelques coups épars sur un woodblock ou un crotale cristallin dans une atmosphère plus intimiste. Il y a une réelle frénésie dans le jeu d’Oxley même quand ses alliages de timbres rares ne haussent pas le ton : il suggère la vitesse supersonique désarticulant les fondements des arcs fulgurants tracés par Taylor dans l’espace : les doigtés se contractent, se chevauchent et démultiplient dans un chant percussif explosif qui contracte inexorablement le temps. Chaque séquence de déflagrations d’énergie rencontre son pendant de drame au bord du gouffre : les silences naissent entre les touchers espacés qui font frémir les câbles et la carcasse du grand piano. Les éléments métalliques du kit oxleyien murmurent, parties intégrantes du silence taylorien et détails sonores minutieux de gestes précis à l’écoute anticipative de l’orage qui ne va pas tarder à gronder. Les incantations au clavier appellent progressivement les méandres fastueux d’un ballet jupitérien, les accessoires percussifs se soulèvent et résonnent sous la force tellurique des avant-bras, poignets, épaules et phalanges olympiennes de l’oracle du piano. Il y a autant de retenue dans la débauche d’énergies que d’explosions exacerbées. Par enchantement, les duettistes font durer et métamorphoser la surprise jusqu’au bout, créant ainsi le concept de certitude aléatoire, en laissant se développer des canevas mélodiques clairsemés dans un enchaînement impromptu de miniatures, retenant jusqu’au bout la combustion rituelle, escamotée ici pour un jeu purement introspectif et cela jusqu’à la dernière note. Cecil Taylor a parsemé son cheminement créatif de chefs d’œuvre enregistrés : Looking Ahead, D Trad, What’s That?, Nefertiti, Conquistador, Student’s Studies, Indent, Silent Tongues, One Too Many Swift, Olim, The Tree Of Life … On doit absolument ajouter à cette liste ces deux derniers duos avec Tony Oxley, soit le Birdland Neuburg 2011, magnifiquement aéré et épuré et ce Live At Ulrichsberg Festival 2002. Ils s’imposent comme les offrandes ultimes à son fidèle public et autant qu’à ceux qui seraient amenés à découvrir son art pour la première fois. Tous auront droit au meilleur de Cecil Taylor … et de Tony Oxley !
Orbits Harri Sjöström Andrea Centazzo Sergio Armaroli Giancarlo Schiaffini Ictus 190
https://ictusrecords.bandcamp.com/album/orbits
Album paru sur le label Ictus d’Andrea Centazzo, Orbits met en présence deux souffleurs atypiques, le saxophoniste soprano finlandais Harri Sjöström au travail sonore minutieux et intuitivement mélodique et le tromboniste italien Giancarlo Schiaffini à la voix contrastée, graveleuse et pleine de nuances sonores, et deux percussionnistes, le vibraphoniste suisse Sergio Armaroli au jeu aérien et délicat et le très fin Andrea Centazzo qui se diversifie avec un mallet kat, très complémentaire du vibraphone. La musique se déroule suspendue ou flottant dans l’espace et les improvisations de chacun impriment des attirances gravitationnelles comme si leurs trajectoires individuelles se croisaient dans des champs d’attraction suscitant ellipses subtiles et magnétismes sonores. Le principe de base de ce quartet atypique se définit par un sentiment paradoxal de mobilité statique ou d’illusion du mouvement et d’indépendance de chacun par rapport à l’ensemble. Les sautillements cristallins du vibraphone sont scandés par un maraca volatile (Orbits #3) et rejoints par les ponctuations sonores des deux souffleurs. Chacune des 13 improvisations développe sa dynamique propre et met en scène une nouvelle histoire+. Le principe d' Orbits consiste en ce qu’un des musiciens commence à improviser – jouer seul et est rejoint successivement par les trois autres qui viennent se placer en orbite, chacun choisissant sa position orbitale, sa vitesse, sa distance, le tracé elliptique… Cette formule orchestrale et sa dynamique évoquerait un peu celle du groupe de Leo Smith avec le vibraphoniste Bobby Naughton, mais la musique d’Orbits détient bien d’autres secrets qui valent la peine d’être découverts au fil d’écoutes successives. Harri Sjöström a été l’élève de Steve Lacy et a joué toute une époque avec Cecil Taylor, Centazzo et Schiaffini comptent sans nul doute parmi les quelques plus importants pionniers de l’improvisation libre de la péninsule, et sûrement les plus originaux. À l’écoute de ces superbes Orbits, annotées par Evan Parker, on se dit qu’ils n’ont pas fini de chercher de nouvelles voies en s’intégrant dans le concept-projet de Sergio Armaroli. Si Steve Lacy avait figuré dans un quartet sonnant de cette façon, les fans et critiques se seraient exclamés en louanges enthousiastes, donnant à cet album fictif un statut de légende. En tous cas, il s'agit ici d'une belle histoire marveilleuse qui éclaire quelques faces cachées de l'improvisation collective.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......