Paul Lovens & Florian Stoffner Tetratne ezz-thetics 1026
https://www.nrwvertrieb.de/products/0752156102625
Le vieux label Hat Hut / Hat Art / Hatology a fait peau neuve depuis quelques temps : prénommé ezz-thetics du nom d’un album génial de George Russell avec un Round About Midnight d’anthologie et un exceptionnel Eric Dolphy en soliste. Voici l’anecdote : Paul Lovens, Paul Lytton et Wolfgang Fuchs logeaient chez moi durant le Festival Percussion – Improvisation en février 1986 à Bruxelles. Au petit déjeuner, je propose d’écouter quelques albums de jazz : Paul Lovens me suggère d’écouter le pirate de Rollins à la Mutualité en 1965 avec Art Taylor et Paul Lytton recommande les Berlin Concerts d’Eric Dolphy, entre autres, aussi pour les solos de Benny Bailey. Des connaisseurs ! Je mets sur la platine une compile Milestones de George Russell qui reprend les perles d’Ezz-thetics (avec Dolphy, David Baker au trombone, Don Ellis, Steve Swallow à la contrebasse et le batteur Joe Hunt) et je leur fais écouter cette version extraordinaire de Round Midnight où Eric Dolphy prend un solo de plus en plus zig-zagant. Paul Lovens qui est un écouteur obsessionnel demande de le réécouter au moins une demi-douzaine de fois en comptant le rythme avec ses phalanges retournées sur le bord de la table avec un découpage rythmique magique. C’est cette magie que je retrouve dans ce duo extraordinaire face à la guitare électrique avec effets et pédales de Florian Stoffner, qui n’était sans doute pas encore né lors de cette réunion à mon domicile. Les afficionados doivent sans doute regretter que Derek Bailey n’ait jamais enregistré avec Paul Lovens, le prince de la percussion librement improvisée.
Rassurons – les avec ce Tetratne, on tient un véritable trésor digne d’être comparé à un duo avec D.B. Florian & Paul ont déjà été entendus dans le superbe Mein Freund Der Baum avec Rudi Mahall, un rare zèbre de la clarinette basse qui se hausse à la mesure d’Eric Dolphy. Quelle coïncidence ! Florian Stoffner sélectionne soigneusement ses effets électroniques et parmi les infinies possibilités sonores via ces pédales rassemblées en rack qui lui font faire plus d’efforts avec ses pieds, ses genoux et ses mollets qu’avec ses doigts et ses mains sur le manche. Il s’agit d’une démarche cohérente et pointilleuse sans effusion ni explosion logorrhéique (comme cela arrive souvent avec ces engins) qui contrebalance le jeu hyper précis, faussement aléatoire et épuré jusqu’à l’ascèse de Paul Lovens. On entend les ustensiles et baguettes frotter et percuter légèrement les surfaces amorties des tambours, woodblocks, cymbales posées à même les peaux. Il imprime des hauteurs clairement définies à chaque frappe répondant à la quasi vocalité des timbres du guitariste, lequel développe une dynamique sonore d’une parfaite lisibilité. Sa démarche est bruitiste, mais elle se réfère à des intervalles et des une expressivité instrumentale chaleureuse et suprêmement explicite qu’on en oublie toute la pagaille électronique des boutons, voyants, câbles, pressoirs, potentiomètres, préamplis, que sais-je encore, souvent coupables d’une bouillie sonore indigeste chez nombre de praticiens. Bref , je ne vous le fais pas dire, mais ces trente-quatre minutes concentrées en font l’album (ou un des albums) en duo par excellence de ces dernières années. Notes de pochette d’Evan Parker.
Forge Frank Paul Schubert – Alexander von Schlippenbach – Martin Blume Relative Pitch RPR 1117
https://relativepitchrecords.bandcamp.com/album/forge
Rassurez-vous ! Les nostalgiques du trio Schlippenbach – Lovens – Parker ne perdent rien au change tant ces deux acolytes du légendaire pianiste sont non seulement à la hauteur de la tâche, mais ils proposent une manière de jouer dans cette combinaison tout aussi valable. Martin Blume est batteur – percussionniste exceptionnel avec une liste de magnifiques enregistrements « modèles » en compagnie John Butcher, Georg Gräwe et Hans Schneider (Frisque Concordance), Phil Wachsmann, Axel Dörner, Marcio Mattos et Jim Denley (Lines), Phil Minton et Marcio Mattos (Axon et un deuxième Axon avec Fred Van Hove en plus), Phil Wachsmann en duo (Pacific 2003), Birgit Uhler et Damon Smith (Sperrguht), et avec Achim Kaufmann, Frank Paul Schubert, Luk Houtkamp, Simon Nabatov etc… de belles réussites. Son jeu est ultra-précis, sensible, complètement libre, logique, avec un sens de l’écoute mutuelle et une merveilleuse technique. Son sens de la dynamique est proverbial. Frank Paul Schubert est un saxophoniste alto et soprano lyrique et impliqué dans un jeu complexe et zig-zaguant en usant de savants substrats harmoniques avec goût et une fougue ludique. Nous l’avons déjà découvert avec Schlippenbach, Paul Hubweber, Clayton Thomas et Willy Kellers (Intricacies/No Business) et Martin Blume et le contrebassiste Dieter Manderscheid (Spindrift/Leo), sa présence n’étant pas le moindre intérêt de ces rencontres narrées déjà sur ce blog. Le jeu irrégulier de Blume sur les ustensiles et les tambours amortis ouvre le champ sonore au pianiste qui, lui, dose littéralement son jeu avec des enchaînements d’accords sans résolution et tout en ouverture afin de permettre au souffleur de jouer dans l’intensité voulue, c’est-à-dire entre mezzo piano et mezzo forte. Cela lui permet d’imprimer des inflexions et des accents qui donnent tout le sens voulu à ses improvisations. Un power trio avec une puissance introspective. Le drive cyclique des doigtés d’Alex von Schlippenbach reste toujours du meilleur effet, il suit son chemin sinueux et accidentée dans les crêtes des extrapolations d’accords, cette polytonalité ambigüe et généreuse qui nourrit les ébats du saxophoniste. Son discours pianistique s’ouvre instantanément aux suggestions de ses collègues manifestant sa grande ouverture d’esprit et son sens coopératif avec quiconque joue avec lui, alors que l’aspect monolithique de sa démarche ferait penser le contraire. Il ne se pense pas comme un « soliste » , mais plutôt comme un musicien collectif, de la même manière qu’il s’est consacré à son Globe Unity Orchestra, une véritable apostolat du point de vue humain et logistique. La complémentarité, la tension et la diversité des sonorités et des jeux improvisés font de Forge un réel plaisir d’écoute. Une fois le trio lancé, Forge (47:30) atteint des sommets et un point de non-retour dans la combustion des énergies et des idées avec un passage presque romantique au piano et un solo anguleux de FPS. Une coda monkienne nous ramène sûrement sur terre (Forgin The Work , 6 :47). Un super album free avec tous les avantages de la liberté et zéro déchet.
Mats Gustafsson & Sabu Toyozumi Hokusai No Business LP (disponible en CD)
http://nobusinessrecords.com/hokusai.html
Que voulez-vous ? J’ai commandé le vinyle d’Hokusai au lieu du compact. Il y a un peu moins de musique à écouter et, sérieusement, c’est peut être mieux : on a sans doute droit à l’essentiel. En effet, Mats Gustafsson publie énormément et dans ce duo avec le percussionniste Sabu Toyozumi enregistré les 11 et 12 juin 2018, il se focalise sur un de ses meilleures spécialités : les staccatos – coups maniaques sur le bec et l’anche. Cela fonctionne extrêmement bien avec l’esprit et la manière de son acolyte un homme avec qui la planète improvisation a fait de nombreuses tournées au Japon : Brötzmann, Derek Bailey, Evan Parker, John Russell, Leo Smith, Paul Rutherford, Misha Mengelberg, Fred Van Hove, Peter Kowald, Barre Phillips, Tristan Honsinger etc... Le batteur fait mouvoir en permanence le centre de gravité et la fréquence de ses frappes tout en maintenant un synchronisme atavique avec les accents marqués par le saxophoniste. L’échange d’énergies a lieu aussi bien à bas volume (le début quasi silencieux de Sunflower que dans des forte fracassants et leurs styles respectifs font vraiment la paire, aussi sûrement que Mats avec Paul Lovens. Ce qui ne gâte rien, Mats Gustafsson est un avide écouteur – collectionneur de disques et a une connaissance approfondie de musiciens légendaires comme Sabu Toyozumi. En écoutant cet album, je me suis fait la réflexion qu’on décèle dans son jeu des oscillations du cycle des pulsations comme on en trouve dans plusieurs traditions étonnamment éloignées. D’une part certains gamelans ou orchestres de percussions de l’Asie du Sud-Est et d’autre part, la pratique des rythmes en Afrique Centrale dans les musiques de village. Or, il se fait que Sabu Toyozumi fut un voyageur aventurier ayant séjourné en Malaisie et aux Philippines et traversé l’Afrique de part en part du Caire à Accra au Ghana pour aller à la rencontre des populations africaines et de leurs musiques. Et cela, tout seul et sans voiture ! Même si Sabu est au départ un batteur de jazz moderne, c’est visiblement les Esprits des civilisations musicales non européennes qui transparaît dans son jeu. Dans Woman with a Cat, entend Mats à la flûte travailler subrepticement des effets de souffle tout en finesse, sifflements, coups de langue,… sans doute pour que son écoute puisse s’imprégner des frappes et frottements caractéristiques de son compagnon.
Puis, il empoigne son instrument fétiche, le flute-o-phone, soit un bec de saxophone soprano fiché dans le corps d’une flûte dont il pulvérise la colonne d’air en saturant le bocal avec son souffle tout en croisant ses doigtés. Il lève un doigt sensé boucher un trou sur le tuyau parmi les autres ce qui fragmente l’articulation de l’instrument, aussi parce qu’il donne de rapides coups de langue et de subites variations d’intensités et s’éloigne et se rapproche des micros. Fin de la première face et belle expression du caractère volatile et éphémère de l’improvisation libre. Deuxième face : For Ever Advancing Artistry. Autre dialogue entre la batterie et le flute-o-phone avec vocalisations réussies. Les subtiles variations de cadences et réverbérations de légers touchers de cymbales s’agrègent au jeu discontinu du souffleur. Mais voilà que résonne à nouveau le son granuleux du baryton dont le souffleur fait pointer les harmoniques avec un son gras. Une fois sa présence affirmée, Mats fait trembler son anche en frappant opiniâtrement sa mâchoire supérieure en modifiant le timbre et l’intensité ou en murmurant des bribes de mélodie. Le batteur explore la surface et les bords de ses peaux en s’inspirant des coups de bec et des minces filets de sons qui s’échappent du gros saxophone. On découvre de l’intérieur sa démarche tout à fait personnelle de percussionniste. Pour écouter leur musique, il faut sensiblement augmenter le volume pour en saisir les détails. Plus loin, c’est un véritable barrissement intense, calibré en mezzoforte, mais bourré d’harmoniques qui s’élève puis retombe pour laisser tinter la cymbale touchée sur le bord. Par rapport au free-jazz expressionniste auquel Mats Gustafsson nous a habitué, c’est un univers plus introverti, tourné vers l’écoute mutuelle et où certains excès de souffle viennent seulement à un point donné pour souligner le profond envoûtement de leur rencontre mutuelle. Touchant !
Let the City Sleep The Remote Viewers John Edwards Caroline Kraabel Sue Lynch Adrian Northover David Petts Rv 17.
http://www.theremoteviewers.com/New%20Releases2.html
Enregistré de juin à août 2020 dans des lieux différents durant la pandémie sur base de partitions signée David Petts et réarrangées et reconfigurées par John Edwards avec des instruments virtuels, des électroniques et des sons trouvés. Sept compositions alternent dans l’ordre des 12 pistes de Let The City Sleep avec cinq solos de chaque instrumentiste (File 1 à 5) : Sue Lynch au sax ténor, Caroline Kraabel au sax alto, John Edwards à la contrebasse, Adrian Northover au sax soprano et David Petts au sax ténor. Chacun de ses solos sont enregistrés soit dans une chambre « en béton » , à l’Iklectic ou sous un passage ferroviaire. Dans ce qui ressemble à des assemblages sonores, on entend des fragments de clavier, d’instruments à vent, à cordes, de conversations, des beats détraqués, des agrégats de sons électroniques qui s’enchaînent avec une belle dynamique ou s’égarent dans des boucles absurdes. Des variations de timbre subtiles croisent des gimmicks sonores au second degré ou des bruissements. Le saxophone ténor de Sue Lynch se fait pincé, subtil, grognant, pointu, rêveur, la contrebasse de John Edwards évoque curieusement ses assemblages électroniques et le saxophone alto de Caroline Kraabel fait résonner l’espace ouvert de la rue. La City s’est endormie à cause du télétravail, de la quasi-absence de touristes et les musiciens la laisse dormir. Faute de pouvoir se réunir pour jouer et enregistrer ensemble, les musiciens n’ont d’autre choix que de s’exprimer en solo ou de jouer ensemble virtuellement via Zoom ou Youtube direct. David Petts et John Edwards ont préféré reconstruire la musique prévue de manière virtuelle avec l’outillage électronique dans un home-studio et conserver l’expressivité acoustique de chacun des musiciens en solitaire. Pas de faux semblant. Ce qui est assez étonnant, c’est la faculté qu’ont ces versions virtuelles à incarner les métriques, le style décalé et le caractère des compositions inclassables de David Petts, le compositeur attitré du groupe, compositions qui donnent une aura unique aux Remote Viewers, un groupe inclassable. Remarquable séquence en respiration circulaire d’Adrian Northover au soprano, introduisant une composition mystérieuse et envoûtante des RV superbement réalisée avec un clavier hanté et atmosphérique et des sons électroniques éthérés. Au sax ténor, on reconnait immédiatement le style oblique et la manière du compositeur, David Petts : chaque son compte, chaque intervalle, chaque durée de note, tout a un sens. La dernière composition, Porch View, est savamment contrastée avec des passages successivement réitérés et emboîtés d’ensemble à cordes, claxons, électronique, vibrations de grand orgue, soufflerie virtuelle.Une œuvre intrigante qui n’étonnera pas ceux qui suivent les Remote Viewers et questionnera les autres.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......