Jacques Demierre The Hills Shout Wide Ear Records
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/the-hills-shout
Un album au piano seul, composé, joué et mixé par Jacques Demierre pour le label helvétique Wide Ear dont j’ai déjà chroniqué de belles trouvailles. On retrouve dans ce cri des collines une attitude intransigeante et un amour du son brut ou poétique du piano voisine ou proche de son précédent opus solitaire One Is Land (Creative Sources). La harpe du jeu cordes aiguës est sollicitée du bout des doigts semblable à une surface d’eau calme irisée par une brise ondulante à plusieurs reprises ainsi que des frappes violentes sur l’armature – chocs vibratoires abrupts de la résonance des cordes les plus graves. Chaque séquence alterne avec un bref silence : tournoiement des sonorités des cordes frottées et jeux d’eau avec les touches et cordes stoppées ou vibration continue d’une corde grave. Le leitmotiv de la harpe frottée en carillon intimiste revient un moment pour introduire un ostinato sourd et puissant. L’artiste joue des contrastes et des dynamiques distinctes plaçant avec précision de brefs événements sonores qui mettent en valeur le piano objet, ses possibilités sonores, ses résonnances intimes , le mouvement du son dans l’espace, le timbre qui se meurt dans le silence. Sur les 39 :46 , le jeu presque délicat avec la harpe du jeu de cordes est réitéré avec précision, alternant avec quelques notes isolées qui vibrent comme une bulle à la surface de l’eau avant de disparaître. Ou alors, un fracas éclate et un orage s’éteint dans des murmures. Et toujours, revient ce carillon aérien dans la harpe comme une ritournelle. Jacques Demierre travaille la sonorité pure à l’écart des harmonies, cadences, pulsations et doigtés, avec la maîtrise des tout grands pianistes . Il assène, frappe les cordes et les touches en bloquant la vibration et faisant tituber les marteaux. Etc… Chaque séquence apporte évidence et mystère et synthétise – concentre une approche du piano au clavier ou dans la table d’harmonie en créant des correspondances imprévisibles entre chacune d’elles. Parcours de leçons de choses pianistiques conçu comme un portfolio sensitif et imaginaire.
Voici un album contenu dans une pochette feuillue et qui apporte une dimension aussi expérimentale qu’universelle du jeu sonore du grand piano.
Prophecy Ivo Perelman Aruan Ortiz Lester St Louis Mahakala Music 064
Free-jazz totalement improvisé sensitivement interactif en mode musique de chambre, option composition instantanée. La présence distinguée du violoncelle de Lester St Louis et sa capacité à faire parler son instrument en utilisant de multiples ressources sonores (frappes col legno, frottements saturés, pizzicati puissants ou bourdonnants, walking bass déjantée, crissements) trouve un écho dans le jeu introspectif et sonique d’Aruan Ortiz dans les cordes du piano ou en bloquant celles-ci d’une main en touchant le clavier de l’autre. Ivo Perelman s’immisce entre ces deux pôles avec un souffle à la fois charnel et pincé, étirant les notes avec des suraigus inspirés et mélodieux qui n’appartiennent qu’à lui. Le trio s’élance dans un jeu d’équilibres mouvants dans une approche interactive détaillée et expressive où chaque instrumentiste occupe une place prépondérante simultanément ou successivement. Deux longues improvisations collectives de 37 :23 et de 17 :48 évoluent par échanges décalés, spirales, échappées centrifuges un instant, convergences thématiques ou sonores à un autre moment, épanchements lyriques et harmoniques chantantes du saxophone. On frôle le silence, on hésite, auscultant le souffle, l’anche et le bec, la corde et la touche, la table d’harmonie et les mécanismes. Dix fois, vingt fois, ces trois-là remettent l’ouvrage sur le métier et leur métier, c’est le jeu, la faconde ludique, à la fois légèrement expressionniste et introspective. La recherche de formes imprévues alliée à une musicalité inconstestable. Plus loin, des ostinatos puissants partagés et échangés chacun à leur manière, comme ils le ressentent dans l’instant et sans interruption, des changements de registre, d’affects, des métamorphoses sonores, des dérives poétiques spontanées, et parfois une mélodie élégiaque. Le nom de Lester St Louis évoque ce trompettiste légendaire originaire de St Louis, Lester Bowie. Ce jeune violoncelliste est sans nul doute un des artistes parmi les plus prometteurs de l’éternel nouveau jazz (New Thing), entendu aux côtés de feu Jaimie Branch dans l’inoubliable Fly Or Die 2 , Bram De Looze et du Tri-Centric O. d’Anthony Braxton. Aruan Ortiz a déjà enregistré un des neuf duos avec Ivo Perelman pour son coffret Brass and Ivory Tales. Son jeu scintillant, classieux et subtil s’est distingué aux côtés d’Andrew Cyrille, Nasheet Waits, James Brandon Lewis, Chad Taylor etc… Par rapport à cet enregistrement en duo, la performance d'Aruan Ortiz va encore plus loin par rapport aux conventions du jazz le plus moderne
Tout comme pour Lester St Louis au violoncelle, nous découvrons chez ce pianiste une nouvelle facette intrépide, ludique et radicale suscitée par l’intransigeance d’improvisateur d’Ivo Perelman pour qui l’improvisation instantanée, libre et collective sans faux-fuyant est la raison d’être.
Le free-jazz peut lasser s’il est prévisible, consensuel ou « systématique », avec le trio Prophecy, l’auditeur n’a pas le temps de s’ennuyer tant les ressources de chacun sont sollicitées dans de multiples narratifs, chassés-croisés d’une connivence créative qui est informée par plusieurs courants de conscience, l’héritage de compositeurs et l’expérience de plusieurs générations d’improvisateurs et improvisatrices. Si ces trois musiciens sont des musiciens « savants » émérites, on dira aussi qu’ils ont le goût de la bagatelle, le sens de la forme instantanée, l’art de transgresser les conventions de chaque instrument au moment précis où cela fait sens et l’amour de la pagaille et de la surprise. Pour rappel un album trop méconnu du trio Albert Ayler Gary Peacock Sunny Murray enregistré en juin 1964 avait pour titre Prophecy (ESP 3030). Lorsqu’on écoute Prophecy 2023, on a le sentiment que cette musique en est un merveilleux aboutissement
Michel Doneda Alexander Frangenheim Roger Turner Nail Concepts of Doing COD 009 – LC 10087
http://frangenheim.de/news
Ce n’est pas la première fois qu’on entend le percussionniste Roger Turner et le contrebassiste Alexander Frangenheim. Cfr les 2 CD’s du quartet WTTF avec Phil Wachsmann et Pat Thomas, l’un datant de 1998 – et « light air still gets dark » avec Isabelle Duthoit). De même Michel Doneda et Roger Turner avaient enregistré the Cigar that Talks avec John Russell pour le label Pied-Nu en 2010.
Rien d’étonnant que les trois compères se réunissent pour cette superbe mise en commun de sons toute en nuances, détails infimes de l’instant, des interactions subtiles en alternance de brefs silences, grincements, sifflements, effets de bec au saxophone, aigus rares et vocalisés, harmoniques, frottements organiques des cordes avec un archet frémissant ou frappes col legno. La percussion de Roger Turner gémit, sursaute, vibre, bruite, cliquète, déboule comme un mille-pattes, bruissante, piquetée, le batteur agitant subrepticement un objet sur une caisse ou son rebord. Chaque geste spontané nourrit le dialogue avec une précision inouïe. Il ne s’agit pas de « solos » individuels qui se poursuivent, mais l’expression d’une intense complicité où chaque intervention devient une contrepartie de ce qui vient d’être joué et de ce qui survient immédiatement. En écoutant avec intention, on s’aperçoit qu’ils jouent le plus souvent à deux simultanément, Roger/ Alex, Alex/ Michel, Michel/ Roger qu’en trio. Car chacun des trois improvisateurs est profondément à l’écoute et laisse un véritable espace existentiel sonore, une respiration qui nous livre les détails ludiques, les timbres les plus singuliers, les sonorités les plus étirées, les plus hésitantes et les plus urgentes. De temps à autre, ils rappellent à notre bon souvenir qu’ils sont des virtuoses capables de nous estomaquer en articulant très vite les sonorités les plus étonnantes, mais en fait se concentrent sur des émotions infinitésimales, ralenties, fantômes expressifs et mirages de l’attention. L’art de la friction, du hululement, du striage, du grincement minutieux, des micro-timbres, de la recherche d’un trésor enfoui, inestimable et éphémère, de réitérations magiques. Nail est un enregistrement remarquable aux durées brèves (3 :29 et 3 :49) ou longues (17:34) et (26:07), il défie l’entendement et la recherche d’excitations rééitérées par ailleurs pour souligner la réflexion, le mystère et l’évidence d’une écoute active et sensible.
The Art is in the Rhythm Vol. 2 Trevor Watts’Original Drum Orchestra Double CD Jazz in Britain JIB 46 S-CD
https://jazzinbritain.co.uk/album/the-art-is-in-the-rhythm-volume-2
L’Afrique mythique se trouve souvent évoquée au cœur de l’évolution du Jazz et des motivations esthétiques de très nombreux jazzmen, certains musiciens comme le sud-africain Dollar Brand ou l’afro-américain Randy Weston incarnant merveilleusement cette influence prépondérante. Parmi eux, il faut absolument considérer le travail syncrétique du saxophoniste (alto et soprano) britannique Trevor Watts, un des pionniers les plus incontournables du free-jazz européen et de l’improvisation libre. Son Original Drum Orchestra des années 80 et 90 rassemblait des percussionnistes Ghanéens, Nana Tsiboe et Kofi Adu, le bassiste Sud – Africain Ernest Mothle, le batteur « rock » Irlandais Liam Genockey et le violoniste folk Peter Knight, membre du groupe Steeleye Span. Leur musique célèbre l’extraordinaire profusion poly-rhythmique africaine dans des cascades de girations tournoyantes, rebondissantes par-dessus les quelles se répondent les lignes mélodiques infinies du saxophone et du violon. Les labels FMR et Hi4Head , dédiés à la cause de Trevor Watts, ont déjà publié respectivement deux albums très probants de ce groupe en 2006 et 2007 : Burundi Monday 1983 avec Mamadi Kamara a.l.d d’Adu et Drum Energy en 1989 (HFHCD006). Deux enregistrements plus tardifs de Trevor Watts nous dévoilent une version d’une musique similaire mais avec une équipe de percussionnistes africains plus étoffées : Moiré Music Group : Live at the Athens Concert Hall 1998 (ARC CD08) et With The Flow Trevor Moiré Music Drum Orchestra Live at the Karslruhe Jazz Festival 1994 (Hi4Head HFHCD 032). Avec les deux CD’s consacrés à deux concerts du T.W.’s Moiré Music Group (Chicago 2000) et TW’s Moiré Music Drum Orchestra (Lugano 1996) inclus dans le coffret « Trevor Watts - A World View » publié par Fundacja Sluchaj, on détient la totale. Il n’est pas inintéressant de confronter l’écoute de tous ces albums pour mesurer la cohérence et la capacité d’improvisation de ces musiciens, surtout pour saisir la magie collective de cet Art Is In The Rhythm Volume 2 qui fait suite au Volume 1 du duo Watts Genockey, lui-même un des témoignages les plus convaincants des duos sax-batterie de l’histoire du free-jazz.. Car si on entend une musique superbement structurée et coordonnée, Trevor Watts nous assure que ce concert fut « improvised without any previous discussion » et on peut le croire, Trevor étant une personnalité sans détour ni « manière » et d’une franchise absolue, déconcertante. Alors, je ne vous dis que cela car en plus, la qualité de l'enregistrement est supérieurs à certains des albums précités de la galaxie . Étant jeune , j'avais lu un article de l'excellent critique Denis Constant dans Jazz Magazine. Il qualifiait la démarche musicale d'un musicien antillais de syncrétisme car elle était un mélange de jazz, de musique caraïbe, et de concepts classiques modernes. Le Trevor Watts’Original Drum Orchestra s'affirme au coeur d'une intégration - coexistence de pratiques / cultures musicales tant ouest ou sud africaines, (free) jazz ou "folk celtique dans un esprit d'improvisation totale. La connivence rhythmique de Nana Tsiboe et Kofi Adu avec Liam Genockey laisse pantois l'auditeur : un enchevêtrement de pulsations, de rythmes, de frappes qui emporte tout sur son passage avec la pression constante du jeu implacale du bassiste, Ernest Mothle, un incontournable des groupes de Dudu Pukwana et de Louis Moholo, les (free) jazzmen Sud Africains exilés de l'Apartheid qui ont mis le feu à la scène jazz Britannique vers la fin des années 60. L'échange permanent entre Trevor Watts et Peter Knight devient au fil des morceaux, magique, l'auditeur ayant parfois du mal à distinguer le violon ou le saxophone. On entend aussi Trevor souffler dans ces deux sax alto et soprano simeultanément ou doubler les fragments mélodiques au moyen d'une hallucinate respiration circulaire. Dans cette musique très complexe et qui semble ultra spontanée, le travail de répétitions pour mettre au point ces enchaînements de rythmes et leurs insondables imbrications est un apostolat. En effet, conserver la conscience du temps dans ce maillage rythmique aussi inextricable est un véritable embrouillamini pour percussionnistes professionels quelqu'ils soient. Je vous le demande : à quel instant précis commence le premier temps de cette métrique infernale ? Rien que pour cela Trevor Watts est un héros incontournable de la musique "rythmique" (appelez cela jazz si ça vous amuse). D'ailleurs, les pays latino-américains ( Venezuela, Colombie, Cuba etc... leur on fait un triomphe. Cette musique est absolument extraordinaire tout comme l'étaient celles de Moiré Music (une musique obsessionnelle et injouable mais ô combien fascinante), et de Moiré Drum Orchestra. Ne mourrez pas idiot : dégustez ce The Art is in the Rhythm Vol. 2 Trevor Watts’Original Drum Orchestra.... (On peine à croire que cette musique est totalement improvisée)....
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......